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Afin de démystifier cette légende progressiste qui a causé tant de souffrance, j’ai traduit un extrait du livre Victims of Progress (1975) de l’anthropologue John H. Bodley où il détaille la notion d’ethnocentrisme – la préférence pour son groupe culturel d’appartenance. Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales définit l’ethnocentrisme ainsi :

« Comportement social et attitude inconsciemment motivée qui conduisent à privilégier et à surestimer le groupe racial, géographique ou national auquel on appartient, aboutissant parfois à des préjugés en ce qui concerne les autres peuples[1] »

Pour le sociologue américain William Graham Sumner qui a forgé le terme, l’ethnocentrisme est « cette vue selon laquelle notre propre groupe est le centre de toutes choses, tous les autres groupes étant mesurés et évalués par rapport à lui[2] ». Selon Bodley, l’ethnocentrisme est « vital pour l’intégrité d’une société », mais il peut être instrumentalisé par les élites d’un groupe culturel pour légitimer la domination d’autres groupes. Aujourd’hui, l’ethnocentrisme est mobilisé par l’élite technocratique pour naturaliser l’industrialisme, le progrès technique et les catastrophes socio-écologiques qui en découlent ; pour anéantir tout espoir d’habiter autrement la Terre.

L’une des leçons principales à tirer de ce texte sur l’ethnocentrisme, c’est qu’il invalide le discours progressiste dominant selon lequel les peuples tribaux seraient naturellement attirés par le progrès, la civilisation industrielle, sa science et sa technologie. Rien n’est plus éloigné de la réalité. Si tous les groupes humains sont fiers de leur culture et prêts à mourir pour la défendre, cela signifie que les laudateurs du monde moderne ont systématiquement dû employer la violence physique et la manipulation pour convertir les populations traditionnelles, autonomes et low tech. Quant aux communautés qui semblent adopter de leur plein gré les valeurs et les techniques de la culture industrielle dominante, elles appartiennent en réalité à des groupes culturels déjà en déclin et en cours de désintégration. Précisons que Bodley s’intéresse surtout aux peuples tribaux hors Occident, mais les travaux des historiens (François Jarrige, Jean-Baptiste Fressoz, Thomas Le Roux, Guillaume Carnino, etc.) montrent que des processus similaires ont été mis en œuvre en Europe par les élites afin d’imposer l’industrialisation à des populations majoritairement de culture paysanne.


LE RÔLE DE L’ETHNOCENTRISME

Bien que l’exploitation des ressources soit clairement une cause fondamentale de la destruction des groupes traditionnels et de leurs cultures, il est important d’identifier les attitudes ethnocentriques sous-jacentes qui sont souvent utilisées pour justifier l’invasion des territoires indigènes afin d’en extraire les ressources. L’ethnocentrisme, c’est-à-dire la croyance en la supériorité de sa propre culture, est vital pour l’intégrité de toute société, mais il peut menacer le bien-être d’autres peuples lorsqu’il sert de base pour imposer des normes inadaptées à une autre culture. Les anthropologues peuvent à juste titre s’attribuer le mérite d’avoir dénoncé l’ethnocentrisme des auteurs du XIXe siècle qui décrivaient les peuples indigènes comme ayant grand besoin d’être améliorés. Mais jusqu’à récemment, un ethnocentrisme similaire se retrouvait couramment dans la littérature professionnelle sur le développement économique. Ironiquement, l’ethnocentrisme menace encore aujourd’hui les cultures de petite échelle, car il accompagne des politiques gouvernementales ethnocidaires.

Ethnocentrisme et Ethnocide

Historiquement, les anthropologues se sont empressés de souligner les soi-disant déficiences des cultures tribales pour justifier les changements imposés de l’extérieur ou pour rejeter les propositions visant à accorder l’autonomie politique aux populations tribales. Par exemple, en 1940, l’anthropologue britannique Lord Fitzroy Raglan, qui devint plus tard président de l’Institut royal d’anthropologie, déclara que les croyances tribales en la magie étaient une des principales causes de « folie et de malheur » et des « pires maux de l’époque ». Selon lui, tant que les populations tribales persisteront dans de telles croyances, le reste du monde ne pourra être considéré comme civilisé. Selon lui, les tribus existantes constituent des « foyers d’épidémies » qui menacent de réinfecter les régions civilisées, et l’imposition rapide de la civilisation est la seule solution. Il déclare :

« Nous devons leur apporter notre justice, notre éducation et notre science. Peu de gens nieront qu’elles sont supérieures à tout ce que les sauvages possèdent[3]. »

L’anthropologue américain Arthur Hippler s’est fait l’écho des remarques de Raglan. Arguant des mérites de l’autonomie tribale en 1979, il a soutenu que le nationalisme religieux était supérieur aux « terreurs chamaniques[4] ». Il trouvait « notre propre culture » plus excitante, plus intéressante, plus variée et plus apte à exploiter le potentiel humain que les cultures tribales « arriérées ». Il supposait aussi que tous les groupes tribaux seraient inévitablement attirés par notre culture. Selon Hippler, seule l’oppression exercée en interne par les anciens de la tribu empêchait ces groupes d’ « améliorer » leur culture. Il n’est pas surprenant que Hippler se soit spécifiquement opposé aux propositions d’autonomie pour la défense des sociétés tribales parce que l’autonomie aurait maintenu contre leur volonté ces gens dans l’« arriération ». En outre, il affirme que la « culture » est une abstraction, et non quelque chose qui peut être défendu ou « sauvé » de l’extinction. L’ethnocide, c’est-à-dire la destruction d’un groupe culturel ou ethnique, ne peut donc pas avoir lieu[5].

[…]

Ethnocentrisme technologique

Avec des tracteurs et des produits chimiques à vendre, les auteurs experts du développement ont fait preuve de plus d’ethnocentrisme dans leur traitement des systèmes économiques traditionnels que pour n’importe quel autre aspect des sociétés tribales de petite échelle. Ces auteurs partaient automatiquement du principe que les économies basées sur l’artisanat étaient improductives et technologiquement obsolètes, c’est pourquoi ils ont systématiquement ignoré les nombreuses preuves invalidant leurs préjugés. Il a longtemps été de bon ton de dénoncer la prétendue inefficacité de l’agriculture itinérante et du pastoralisme nomade, ainsi que la précarité des économies de subsistance en général. Mais il est désormais largement reconnu que ce sont les techniques industrielles de subsistance qui sont inefficaces et précaires. La monoculture, avec ses céréales hybrides et sa dépendance aux engrais chimiques, pesticides et machines onéreuses, consomme d’énormes quantités d’énergie et se révèle très instable en raison de sa vulnérabilité aux maladies, aux insectes et à l’épuisement des minéraux et des combustibles essentiels. La complexité du système de distribution alimentaire dans la société consumériste globalisée le rend également vulnérable à l’effondrement en raison de potentielles ruptures dans la longue chaîne qui va du producteur au consommateur. En revanche, les systèmes de petite taille sont très productifs en termes de flux d’énergie et sont écologiquement beaucoup plus stables. Ils disposent également de systèmes de distribution alimentaire efficaces et fiables, ce en raison de leur petite taille.

Les réformateurs culturels s’accordaient largement à dire que tous les peuples partagent notre désir de ce que nous définissons comme l’abondance matérielle, la prospérité et le progrès. Les autres cultures n’existeraient qu’en raison de leur ignorance des alternatives technologiques supérieures offertes par la culture globalisée, et il suffirait de les y exposer pour qu’il y ait adoption. Les partisans de cette vision ont constamment minimisé les difficultés liées à la création de nouveaux besoins dans une société. Ces mêmes réformateurs culturels ont formulé les hypothèses discutables et ethnocentriques suivantes :

– Les valeurs matérialistes des sociétés commerciales seraient des universels culturels.

– Les sociétés de petite taille seraient incapables de satisfaire les besoins matériels de leurs populations.

– Les biens commerciaux seraient, en fait, toujours supérieurs à leurs équivalents produits localement et artisanalement.

Les valeurs culturelles des sociétés tribales traduisent incontestablement un rejet des valeurs matérialistes de la culture mondiale. De nombreux habitants des pays à revenu élevé s’efforcent aujourd’hui de réduire l’empreinte matérielle de leur propre société afin d’améliorer notre bien-être et la soutenabilité de leur mode de vie[6]. Cependant, les individus peuvent être amenés à rejeter leurs valeurs traditionnelles, moins matérialistes, si des intérêts extérieurs créent les conditions nécessaires à ce rejet. L’action de ces intérêts extérieurs s’étend bien au-delà d’une démonstration de la supériorité de leur culture marchande.

L’ethnocentrisme de la deuxième hypothèse est évident. Il est clair que les sociétés de petite échelle n’auraient pas pu survivre pendant un demi-million d’années si elles s’étaient montrées incapables de satisfaire raisonnablement les besoins humains fondamentaux.

La troisième hypothèse – la supériorité des biens et techniques de la culture commerciale globalisée – mérite un commentaire spécifique. En effet, il existe de nombreuses preuves qui indiquent que la sophistication de la société consumériste globale a un coût réel insoutenable, quel que soit l’intérêt initial des biens et techniques concernés. Pour citer un exemple précis, on pourrait affirmer que l’arc est supérieur au fusil dans certains contextes culturels et environnementaux, parce qu’il est beaucoup plus polyvalent et plus efficace à fabriquer et à entretenir. Un seul arc peut être utilisé à la fois pour la pêche et la chasse d’une grande variété d’animaux. En outre, les utilisateurs d’arcs ne dépendent pas d’une économie extérieure imprévisible, car les arcs peuvent être construits avec des matériaux locaux et ne nécessitent pas l’importation de munitions coûteuses. En même temps, l’utilisation de l’arc impose certaines limites au prélèvement du gibier et exige une relation plus étroite entre l’homme et l’animal, ce qui peut avoir une grande signification adaptative. Les Indiens d’Amazonie qui ont adopté les fusils de chasse ont considérablement augmenté leurs rendements à la chasse[7]. Mais ces gains ne compensent pas entièrement le travail supplémentaire qu’il faut fournir pour trouver l’argent nécessaire à l’acquisition de cette nouvelle technologie. En outre, l’efficacité accrue de la chasse signifie également que les espèces vulnérables sont plus susceptibles d’être décimées.

Nombre des interprétations ethnocentriques des cultures traditionnelles sont compréhensibles. Les auteurs de la littérature sur le développement leur ont souvent attribué à tort des conditions de vie misérables (famine, mauvaise santé et pauvreté). Dans les faits, ces conditions sont plutôt liées aux inégalités croissantes qui accompagnent souvent l’industrialisation et la commercialisation. Les sociétés tribales autosuffisantes ne peuvent être pas considérées comme sous-développées. La « pauvreté » est un concept inadéquat dans ces petites sociétés ; elle n’est pas le produit d’une économie de subsistance mais de sa destruction.

[…]

CONSCRITS DE LA CIVILISATION MALGRE EUX

Il semble maintenant opportun de poser la question suivante : que pensent les peuples tribaux autonomes de l’idée de participer au progrès de la civilisation marchande ? En raison du pouvoir dont elles disposent, les cultures commerciales sont devenues si agressivement ethnocentriques qu’elles ont même du mal à imaginer qu’un autre mode de vie – en particulier un mode de vie fondé sur des prémisses fondamentalement différentes – puisse avoir de la valeur et apporter une satisfaction personnelle aux peuples qui l’adoptent. Persuadées de leur propre supériorité culturelle, beaucoup de personnes appartenant aux sociétés commerciales estiment que les membres d’autres cultures ont conscience de leur obsolescence et de leur infériorité. Dans cette perspective, on s’imagine que les membres de cultures tribales désirent ardemment le progrès vers une vie « meilleure ». Cette croyance persiste alors qu’il est abondamment prouvé que les peuples tribaux indépendants ne sont pas désireux de se débarrasser de leur culture et préfèrent poursuivre leur propre mode de vie sans être dérangés par une incursion extérieure. Les peuples qui ont déjà choisi leurs principaux modèles culturels et qui ont passé des générations à les adapter aux conditions locales se moquent de savoir qu’une autre culture puisse être supérieure à la leur. En effet, on peut supposer que les membres de toute culture autonome et autosuffisante préfèrent être laissés tranquilles. Livrés à eux-mêmes, il est peu probable que les peuples tribaux se portent volontaires pour rejoindre la civilisation ou entamer un processus d’acculturation. Au contraire, « [l]’acculturation a toujours été une question de conquête […] les réfugiés des groupes autochtones peuvent adopter les normes de la société la plus puissante afin de survivre en tant qu’individus. Mais ce sont des conscrits de la civilisation, pas des volontaires[8] ».

[…]

Nous demandons à être laissés en paix

A ce stade se pose à nouveau la question de savoir si les peuples tribaux choisissent librement le progrès. En réalité, les peuples tribaux indépendants confrontés au monde commercial ont répondu à cette question à de nombreuses reprises : (1) ils l’ont ignoré, (2) l’ont évité ou (3) ont réagi avec une arrogance provocatrice. Chacune de ces réponses peut être interprétée comme un refus d’embrasser le « progrès » de la civilisation.

De nombreux aborigènes australiens auraient choisi la première réponse lors de leurs premiers contacts avec des membres de la civilisation occidentale. Selon le récit du capitaine Cook racontant son premier contact avec le continent australien, les Aborigènes sur la plage ont ignoré son navire et ses hommes jusqu’à ce que ces derniers deviennent hostiles. A. P. Elkin[9] a confirmé que ce manque total d’intérêt pour les habitudes, les biens matériels et les croyances des Blancs était caractéristique des Aborigènes lors de plusieurs premiers contacts. Dans de nombreux cas, les peuples tribaux ont montré peu d’intérêt lors des premiers contacts avec des visiteurs civilisés. Les autochtones estimaient simplement que les visiteurs partiraient bientôt et qu’ils seraient à nouveau libres de poursuivre leur propre mode de vie sans être dérangés.

Parmi les peuples tribaux contemporains qui conservent leur autonomie culturelle, le rejet de l’ingérence extérieure est un phénomène universel impossible à ignorer. Les fourrageurs de la forêt congolaise incarnent un exemple classique de résistance obstinée aux incursions de la civilisation. L’anthropologue Colin Turnbull[10] a étudié de manière extensive les Mbuti dans leur environnement forestier. Il a été impressionné de constater que ces personnes avaient réussi à rejeter la domination culturelle étrangère pendant des centaines d’années. Les tentatives des autorités coloniales belges de les installer dans des plantations se sont soldées par un échec total. Les Mbuti n’étaient pas disposés à sacrifier leur culture en faveur d’un mode de vie modelé pour eux par des étrangers dont les valeurs n’avaient rien à voir avec leur environnement et leur culture. Selon Turnbull, les Mbuti ont délibéré sur les changements proposés par le gouvernement et ont choisi de rester sur leur territoire traditionnel et de poursuivre leur propre mode de vie. Leur décision était claire :

« Pour les Pygmées [Mbuti], en un sens, il n’y a pas de problème. Ils ont vu suffisamment de choses du monde extérieur pour se sentir capables de faire un choix, et leur choix est de préserver le caractère sacré de leur propre monde jusqu’à la fin. Comme les Pygmées sont ce qu’ils sont, ils joueront sans doute un magistral jeu de cache-cache, mais ils ne sacrifieront pas facilement leur intégrité[11]. »

L’anthropologue Luigi Cavalli-Sforza[12] a coordonné une série d’études multidisciplinaires à long terme portant sur les fourrageurs des forêts, ou Pygmées, dans toute l’Afrique à partir de 1966. Il a validé la conclusion fondamentale de Turnbull concernant leur rejet des changements culturels imposés de l’extérieur. Il attribue leur remarquable durabilité durant deux mille ans, en tant que peuple distinct, à l’attrait de leur mode de vie et à l’efficacité de leurs pratiques d’enculturation. Mais comme Turnbull, il cite également l’importance de la forêt elle-même et la symbiose réussie entre les fourrageurs de la forêt et leurs voisins agriculteurs basés dans des villages. Les menaces les plus graves qui pèsent sur les populations forestières sont aujourd’hui la déforestation et la perturbation de leurs relations traditionnelles d’échange causées par l’arrivée de nouveaux colons et de nouveaux projets de développement[13]. Au fur et à mesure que la forêt se rétrécit, il n’y a tout simplement plus de place pour les Pygmées en tant que peuples de la forêt. Robert Bailey met en garde :

« À moins que des zones forestières suffisantes ne soient préservées, une culture de subsistance unique basée sur la chasse et la cueillette des ressources de la forêt sera à jamais perdue dans l’Ituri [forêt tropicale] et dans toute l’Afrique centrale[14]. »

Échapper au progrès : ceux qui choisissent de fuir

Chercher à échapper au progrès, ce que l’on appelle aujourd’hui « l’isolement volontaire », est un modèle de survie culturelle très répandu et établi de longue date. En Amérique du Sud et dans de nombreuses autres régions du monde, de nombreux peuples tribaux non hostiles ont clairement exprimé leur refus du progrès : ils ont choisi comme les Pygmées de jouer à cache-cache et d’éviter activement tout contact avec les étrangers. Aux Philippines, un terme signifiant « ceux qui s’enfuient » est utilisé pour qualifier les peuples tribaux qui ont choisi de fuir afin de préserver leur culture de l’influence du gouvernement[15].

De nombreux peuples tribaux méconnus, disséminés dans des régions isolées du monde entier, ont en fait réussi à conserver leur intégrité culturelle et leur autonomie jusqu’au XXIe siècle. Ils se sont enfoncés discrètement et de plus en plus loin dans des zones refuges encore plus isolées. Alors que l’expansionnisme de la culture dominante a peu à peu englouti les tribus autonomes, le monde extérieur a périodiquement été surpris par la découverte de petites poches de peuples inconnus de l’ « âge de pierre » qui s’accrochent coûte que coûte, avec ténacité, à leurs cultures. En Amérique du Sud, tout au long du XXe siècle, de nombreux groupes différents ont été découverts, dont les Xeta, les Kreen-Akore au Brésil[16], divers locuteurs du panoan comme les Amahuaca et les Isconahua dans les zones de l’Amazonie péruvienne, et les Akuriyo du Suriname. Ces groupes utilisaient des outils en pierre et évitaient délibérément tout contact avec les étrangers. Au Pérou, ces groupes sont désormais officiellement considérés comme vivant dans un « isolement volontaire ». Ces peuples déterminés sont généralement pacifiques, sauf lorsqu’ils sont trop souvent harcelés. Pour éviter tout contact, ils préfèrent déserter leurs maisons et leurs jardins et disposer des flèches pointées vers le haut sur leur chemin plutôt que de recourir à la violence. Tout ce que les visiteurs civilisés, même les plus persévérants, trouvent généralement – s’ils parviennent à localiser les villages bien cachés des indigènes – ce sont des maisons vides et peut-être des restes de feux de bois encore fumants. Si un village est perturbé trop souvent par des contacts extérieurs, les habitants abandonnent le site et se réinstallent dans un endroit plus isolé. À la suite d’un empiétement continu, quand leurs ressources se réduisent au point de ne plus pouvoir subvenir aux besoins de leur population et qu’il n’y a plus d’endroit où ils peuvent se retirer, ou lorsque les attaques violentes des pillards civilisés et les maladies introduites réduisent leur nombre au point qu’ils ne constituent plus une société viable, ils doivent se rendre au progrès. La plupart des groupes que nous connaissons ont cessé de se cacher. Les groupes les plus prospères seraient restés totalement introuvables.

Le cas des Indiens Akuriyo du Suriname montre à quel point certains de ces groupes ont réussi à éviter tout contact. Ce peuple de fourrageurs a été observé pour la première fois par une expédition hollandaise qui arpentait en 1937 la frontière entre le Suriname et le Brésil. Après cette brève rencontre, les Akuriyo sont restés cachés durant près de trente ans, jusqu’à ce que des missionnaires américains commencent à trouver des traces de leurs campements. Les missionnaires étaient déterminés à entrer en contact avec eux afin de les convertir au christianisme. Il leur a fallu trois ans pour y parvenir, avec l’aide de dix Indiens missionnés, de radios à ondes courtes et d’avions. Ils ont suivi les Akuriyo le long de leurs sentiers dissimulés et sont tombés sur plusieurs camps abandonnés à la hâte. Ils ont fini par rattraper quelques femmes et enfants et un vieil homme qui, visiblement mécontent, a demandé au premier étranger rencontré : « Êtes-vous un tigre pour avoir réussi à me flairer ? ». Ce petit groupe avait été abandonné par d’autres qui étaient partis à la recherche de canne flèche [ou roseau à flèche, une grande plante herbacée utilisée par les populations amérindiennes pour la confection de flèches, NdT] pour se défendre contre les intrus. Les Indiens n’ont autorisé le groupe de missionnaires à rester avec eux qu’une seule nuit. Refusant de révéler aussi bien leur identité tribale que leurs noms, les membres de la tribu ont mangé et échangé des biens avec les intrus avant d’insister pour qu’ils partent. Les Indiens de la mission ont chanté des hymnes et essayé de leur parler de Dieu, mais les Akuriyo n’ont pas été impressionnés.

Selon les missionnaires : « Le vieux chef fit remarquer que Dieu devait vraiment être bon. Il a dit qu’il ne savait rien de Lui et qu’il devait maintenant partir pour aller chercher de la canne flèche[17]. »

Il est évident que ces gens exprimaient leur désir d’être laissés tranquilles de la façon la plus digne et la plus élégante. Mais les missionnaires ont continué à élaborer des stratagèmes pour placer des travailleurs indiens christianisés parmi eux et ont demandé, « pour le bien de cette tribu », que le gouvernement du Suriname accorde à leur mission la permission exclusive de superviser d’autres contacts avec les Akuriyo. En peu de temps, le contact a été rétabli et la mission a pu encourager une cinquantaine d’Akuriyo à s’installer dans les villages de la mission. Malheureusement, en à peine deux ans, 25 % du groupe était mort et il ne restait plus qu’une douzaine de personnes dans la forêt[18].

Si les Akuriyo sont un bon exemple de groupe évitant tout contact dans une région isolée, on peut citer de nombreux autres exemples de petites tribus ayant survécu avec succès en marge des zones civilisées. L’un des cas les plus remarquables a été la découverte, en 1970, que des bandes d’Indiens inconnus vivaient secrètement dans les limites du parc national d’Iguazú, en Argentine[19].

Certains observateurs affirment que ces cas ne représentent pas un véritable rejet de la civilisation et du progrès. Ces groupes tribaux n’auraient pas eu le choix, car leurs voisins civilisés et hostiles refusaient de partager équitablement les bienfaits de leur civilisation. Les groupes tribaux auraient alors été contraints de faire semblant de refuser les avantages de la culture étrangère. Les critiques soulignent que ces personnes issues de groupes tribaux volent régulièrement des outils en acier ou échangent volontiers leurs biens pour en obtenir. Cet argument passe à côté de l’essentiel et ne prend pas en compte la nature du changement culturel. La stabilité et l’ethnocentrisme sont des caractéristiques fondamentales de toutes les cultures qui sont parvenues à édifier un système socioculturel durable. Un certain degré de changement, tel que l’adoption d’outils en acier, peut très bien se produire pour renforcer la résilience du système socioculturel existant et empêcher que des changements plus importants ne se produisent.

John H. Bodley

Traduction : Philippe Oberlé


  1. https://www.cnrtl.fr/definition/ethnocentrisme

  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Ethnocentrisme

  3. Lord Fitzroy R. S. Raglan, 1940, “The future of the savage races,” Man 40: 62.

  4. Arthur E. Hippler, 1979, “Comment on ‘Development in the non-Western world,’” American Anthropologist 81: 348–49 (reprinted in Bodley, 1988a).

  5. For a point-by-point critique of Hippler’s argument, see Gerald Weiss, 1988, “The tragedy of ethnocide: A reply to Hippler,” in Tribal Peoples and Development Issues: A Global Overview, ed. John H. Bodley, Mountain View, CA: Mayfield, 124–33.

  6. Kasser, Tim. 2002. The High Price of Materialism. Cambridge, MA: MIT Press.

  7. Raymond B. Hames, 1979, “A comparison of the efficiencies of the shotgun and the bow in neotropical forest hunting,” Human Ecology 7(3): 219–52.

  8. Stanley Diamond, 1960, “Introduction: The uses of the primitive,” in Primitive Views of the World, ed. Stanley Diamond, New York: Columbia University Press, vi.

  9. A. P. Elkin, 1951, “Reaction and interaction: A food gathering people and European settlement in Australia,” American Anthropologist 53: 164–86.

  10. Colin M. Turnbull, 1963, “The lesson of the Pygmies,” Scientific American 208(l): 28–37

  11. Ibid.

  12. Luigi Luca Cavalli-Sforza, ed., 1986, African Pygmies, New York: Academic Press.

  13. Robert Bailey, 1982, “Development in the Ituri Forest of Zaire,” Cultural Survival Quarterly 6(2): 23–25; John A. Hart and Terese B. Hart, 1984, “The Mbuti of Zaire,” Cultural Survival Quarterly 8(3): 18–20; Nadene Peacock, 1984, “The Mbuti of Northeast Zaire,” Cultural Survival Quarterly 8(2): 15–17.

  14. Bailey, “Ituri Forest,” 25.

  15. Felix M. Keesing and Marie Keesing, 1934, Taming Philippine Headhunters: A Study of Government and of Cultural Change in Northern Luzon, London: George Allen and Unwin, 87

  16. Efforts to contact the Kreen-Akore by Orlando and Cládio Villas Boas in 1970 are dramatically portrayed in the documentary film The Tribe That Hides from Man (1970), which can be viewed at http://documentarystorm.com/the-tribe-that-hides-from-man/ and http://www.youtube.com/watch?v=ruO8xrddCIg. They were brought into contact in 1973 and have since been known as the Panará.

  17. Ivan L. Schoen, 1969, “Contact with the Stone Age,” Natural History 78(1): 10–18, 66–67.

  18. Peter Kloos, 1977, The Akuriyo of Surinam: A Case of Emergence from Isolation, IWGIA Document no. 27, Copenhagen: IWGIA.

  19. Miguel Alberto Bartolome, 1972, “The situation of the Indians in the Argentine: The Chaco area and Misiones Province,” in The Situation of the Indian in South America, ed. W. Dostal, Geneva: World Council of Churches, 218–51.

Un sondage réalisé en 2022 par l’Ifop pour la revue Polytechnique Insights a mis en lumière qu’au moins 65 % des Français pensent que « l’humanité surmontera le réchauffement climatique seulement à condition de ralentir son rythme d’innovations, de s’orienter vers la sobriété et les “technologies douces” ou “low tech[1]” ». Ce résultat, qui a sûrement provoqué quelques ruptures d’anévrisme chez nos amis technocrates, est pour nous très encourageant.

Le peuple est bien plus lucide que les élites – de gauche comme de droite – sur les causes profondes du désastre environnemental et social contemporain. Dans l’article qui suit, nous analysons en détail les enseignements de ce sondage et les conséquences que cela va avoir dans les tactiques employées par la technocratie pour imposer, toujours contre la volonté de la majorité, le projet transhumaniste – l’intelligence artificielle, la robotique, les biotechnologies, nanotechnologies et autres technologies dites « convergentes ».

Un rejet croissant du progrès technologique

Depuis environ deux décennies, l’essor mondial du terrorisme, les crises économiques et écologiques qui se multiplient ont sérieusement entamé la confiance des peuples dans le progrès technologique. Au début des années 2000, grâce à des campagnes de sensibilisation massives et à l’arrachage de cultures OGM, cette biotechnologie est aujourd’hui largement rejetée en Europe (plus de 80 % des Français y sont opposés). Des résistances similaires existent pour la 5G, le compteur Linky, l’informatisation de l’école et de l’agriculture ou encore les technologies de surveillance. À ce sujet l’enquête réalisée par les journalistes Nicolas Celnik et Fabien Benoît est éclairante[2].

Cette tendance semble se confirmer aujourd’hui. En effet, la majorité de la population française pense qu’il faut ralentir le rythme des innovations face au réchauffement climatique. Parmi les partisans de la décroissance technologique, on trouve :

  • Majoritairement des femmes (73 % contre 57 % d’hommes)
  • Les Français ayant une mauvaise image de la science (71 % d’entre eux)
  • Des sympathisants de gauche (70 %) et des écologistes (75 %)

À l’inverse, seulement 35 % des Français sont convaincus que le progrès technique permettra de mettre fin à la crise écologique mondiale tout en préservant le capitalisme industriel et la croissance.

Au niveau social et politique, les Français semblent progressivement abandonner l’idée que le progrès technique est neutre. En effet, 6 personnes sur 10 pensent que « le progrès technique sert surtout à augmenter le pouvoir de ceux qui gouvernent », tandis que 55 % pensent que la technologie accroît le chômage.

La Science demeure le culte majoritaire

« L’Église universelle[3] » est toujours plébiscitée : près de 92 % des Français continuent d’avoir une bonne image de la science, 72 % estiment que le développement de la connaissance scientifique rend les humains meilleurs et 80 % pensent que les scientifiques sont dignes de confiance. Les Français culpabilisent également de ne pas avoir une culture scientifique satisfaisante. Chose intéressante, ceux qui jugent avoir une mauvaise culture scientifique ont en général une moins bonne image de la science. D’où la vulgarisation scientifique pour créer l’acceptation et par extension la soumission à l’autorité des blouses blanches.

Les profils sociaux qui ont une très bonne image de la science :

  • Les hommes et les CSP + (31 % et 38 % contre seulement 15 % des femmes)
  • Les sympathisants de La République en Marche (32 %), de Les Républicains (28 %), du parti socialiste et d’EELV (28 %) contre seulement 18 % pour les partisans de la France insoumise

La majorité des Français (56 %) pensent que la science n’a « pas assez de place » dans les débats de société et 82 % pensent que les décideurs politiques devraient davantage s’appuyer sur les scientifiques et les agences sanitaires indépendantes pour éclairer leurs décisions. Même tendance pour les programmes politiques qui ne sont pas assez basés sur les études scientifiques selon la population de l’hexagone.

Toutefois, avec le totalitarisme sanitaire expérimenté lors du COVID-19 (restrictions de déplacement, obligation du port du masque et obligation vaccinale), émerge un sentiment croissant que « la science est instrumentalisée dans le débat public » pour 73 % des Français. Les 25-34 ans et les employés du bas de la hiérarchie sont surreprésentés dans cette catégorie. Il faut relever ici un problème avec la proposition soumise aux personnes interrogées qui emploie le terme « instrumentalisée ». Si la science est instrumentalisable, c’est qu’on la suppose neutre à l’origine. Or la science est en elle-même un instrument politique. La recherche oriente toute la société dans une direction – celle tracée par les hommes de sciences qui reconfigurent en permanence, par leur travail acharné, la nature et le substrat matériel (infrastructures, bâtiments, etc.) sur lesquels reposent nos sociétés. La science n’est jamais neutre sur le plan politique et social.

Des brèches s’ouvrent dans le dogme scientiste

Malgré ces résultats quelque peu déprimants pour tout primate attaché à la continuation de la vie sur Terre, on constate de vrais progrès. Par exemple, 27 % des Français considèrent que « la science est un danger pour l’humanité et l’environnement », ce qui représente tout de même 18 millions de personnes. On constate également que 45 % de nos compatriotes pensent que la science apporte « à peu près autant de mal que de bien » à l’humanité, et 15 % « plus de mal que de bien » (chiffre en forte augmentation depuis les années 1980).

Parmi les catégories sociales qui estiment que la science apporte « plus de bien », on trouve :

  • Les hommes (46 %)
  • Les habitants de l’Île-de-France (47 %)
  • Les diplômés du supérieur (63 %)
  • Les sympathisants de gauche (49 %)
  • Les sympathisants de LREM (54 %)
  • Les sympathisants de LR (65%)

Les catégories suivantes sont sous-représentées parmi les gens qui pensent que la science apporte des bénéfices à l’humanité :

  • Les femmes (seulement 35 %)
  • Les habitants de province (seulement 39 %)
  • Les non-diplômés (seulement 29 %)
  • Les sympathisants du RN (seulement 35 %)
  • Les personnes sans aucune sympathie partisane (seulement 28 %)

La majorité estime par ailleurs que les scientifiques ne sont pas indépendants et « sont motivés par la compétitivité et le besoin d’être le meilleur ». D’autre part, les chercheurs privilégieraient la recherche scientifique sans se préoccuper de son impact négatif sur l’humanité. Autre élément encourageant, les 18-24 ans et les 25-34 ans sont « sous-représentés parmi ceux faisant confiance aux scientifiques ». Ces générations touchées par des difficultés économiques importantes sont marquées par une défiance croissante envers les instances dirigeantes, ce qui inclut les prêtres de la technoscience.

Dernier élément très intéressant dans cette enquête, on constate une forte hostilité à l’égard des biotechnologies. Parmi les personnes interrogées, 84 % considèrent que « la science n’a pas le droit de faire certaines choses parce que cela transformerait trop la nature ». Cette tendance semble en hausse par rapport aux années 1980 et est portée principalement par des sympathisants de gauche (90 %) ainsi que par les plus diplômés (86 %). Cependant, afin de libérer la puissance des biotechnologies, une certaine intelligentsia à gauche s’acharne aujourd’hui à déconstruire – détruire – le concept de nature en prétextant qu’elle n’existe pas, ou qu’elle serait oppressive voire « fasciste[4] ».

Il faut relever une incohérence dans les résultats de ce sondage entre d’un côté le désir de ralentissement du progrès technique, largement majoritaire, et de l’autre la confiance accordée à la science, elle aussi majoritaire. Pourtant la population semble comprendre les liens systémiques entre recherche scientifique et progrès technique, puisque 86 % des gens sont d’accord avec le fait que « la science a pour finalité le développement de progrès techniques ». Répétons-le encore et encore pour clarifier les choses. Si vous voulez stopper la destruction de la nature et de l’humanité qui en fait partie, il faut stopper le progrès technologique. Et si vous voulez stopper le progrès technologique, il faut arrêter la recherche scientifique. Une position défendue par le mathématicien Alexandre Grothendieck il y a déjà plus de 50 ans[5], et reprise aujourd’hui par le biophysicien du CNRS François Graner.

Comment la technocratie exploite ces sondages

« Gouverner, c’est comploter[6]. »

– Pièces et main d’œuvre

Comme nous l’a appris le célèbre publicitaire Edward Bernays en 1928, « il est désormais possible [grâce aux technologies modernes de communication] de modeler l’opinion des masses pour les convaincre d’engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue ». Selon lui, la propagande est structurellement inévitable dans la société industrielle.

« Afin de mettre toutes les chances de son côté, le propagandiste commence par se fixer un objectif, puis il entreprend de le réaliser en s’appuyant sur une connaissance précise du public, quitte au besoin à intervenir sur les circonstances pour manipuler l’opinion et entrainer son revirement[7]. »

Les sondages sont commandés par les entreprises, les médias et diverses institutions dans le but de développer une connaissance fine de l’opinion et de ses besoins, afin de l’orienter dans la direction voulue. Bien évidemment, les contributeurs et lecteurs de Polytechnique Insights, une revue qui célèbre les « bioplastiques[8] », « l’humain augmenté[9] » et « l’ordinateur quantique[10] », ainsi que les scientifiques, ingénieurs et entrepreneurs qui travaillent au développement de ces technologies, méprisent les deux tiers des Français qui veulent ralentir le progrès technique.

Jamais les technocrates n’accepteront ce qu’ils considèrent pour leur caste comme une insupportable régression, une intolérable diminution de leur pouvoir. La technocratie fera absolument tout pour défendre ses intérêts de classe contre la majorité, quitte à collaborer, comme elle l’a déjà fait par le passé, avec les extrémistes de gauche comme de droite. Dans l’Allemagne du XIXe siècle et du début du XXe siècle se développaient « d’intenses sentiments romantiques et anti-industriels » selon l’historien Jeffrey Herf[11]. Les élites techniciennes et intellectuelles ont alors entrepris, notamment sous la république de Weimar (1918-1933), de réconcilier la culture allemande avec la technologie moderne. Un long processus qui s’est concrétisé par la prise de pouvoir du national-socialisme. De la même manière, les techniciens ont littéralement piloté l’URSS sous Staline, car « près de 80 % des membres du bureau politique du parti communiste soviétique appartenaient à l’intelligentsia technique – ingénieurs, agronomes, techniciens et scientifiques[12] ».

Comment s’y prend la technocratie contemporaine pour réconcilier le romantisme et les sentiments anti-technologiques de la population française avec un développement industriel qui doit continuer coûte que coûte, peu importe ses conséquences sociales et écologiques ? C’est simple, elle emploie d’autres mots pour désigner les mêmes choses. Elle exploite aussi le pouvoir des influenceurs[13], une technique de manipulation des foules également inventée par l’oncle Bernays.

La technocratie ne parle plus de « développement » ou de « croissance » mais utilise les mots « transition énergétique », « transition carbone » ou « transition écologique ». Pour s’adresser aux franges plus radicalement anti-tech, les ingénieurs idéologues dégainent les mots « décroissance » et « sobriété ». Sauf que dans le monde réel, cela se traduit par l’électrification totale pour un contrôle total de la société[14], des investissements massifs dans les technologies convergentes (IA, biotechnologies, nanotechnologies, etc.), l’ouverture de nouvelles mines partout en France et en Europe[15], la construction de méga-usines[16], de méga-datacenters[17], de méga-bassines, de méga-réacteurs nucléaires (EPR), de nouvelles autoroutes et de voies ferrées au nom de la « résilience » du système techno-industriel.

La technocratie tente de faire passer la réindustrialisation pour un projet de société désirable aux yeux d’une bonne partie des techno-sceptiques. L’un des fers de lance de ce mouvement éco-technocratique hautement nuisible est indéniablement l’ingénieur polytechnicien Jean-Marc Jancovici, le père du bilan carbone. Sa popularité grandissante et l’influence croissante de son think tank, le Shift Project, sont extrêmement inquiétantes pour toute personne un tant soit peu attachée à la nature et à la liberté. Devenue l’une des plus vendues en France, sa BD pratique le révisionnisme historique, dissimule habilement le rôle politique de la technocratie dans l’essor du monde-machine et exploite les poncifs débilitants de la religion du Progrès[18]. À longueur d’interview, ainsi que dans ses cours donnés aux futurs technocrates produits à la chaine par des institutions telles que MinesParisTech, Jancovici martèle que la liberté et la démocratie sont les ennemies de la transition carbone[19].

Ici, les disciples de Janco rétorquent en général que le technocrate est un « excellent vulgarisateur ». Certes, mais que nous dit Bernays sur la vulgarisation ?

« De même que le directeur de la production ne doit rien ignorer de la composition des matériaux avec lesquels il travaille, de même il est impératif que le responsable des relations publiques d’une firme connaisse en profondeur la composition du grand public, ses préjugés et ses lubies, et qu’il traite les problèmes qui lui sont soumis avec une attention sans faille. L’opinion a ses propres règles, ses exigences, ses habitudes, et autant on peut essayer de les modifier, autant il serait périlleux de les contrer. […] Le grand public n’est pas une masse amorphe modelable à volonté, qui exécuterait aveuglément les ordres venus d’en haut. Il a sa propre personnalité, comme l’entreprise a la sienne, et l’enjeu consiste justement à les amener sur un terrain d’entente. Le conflit et la suspicion leur portent tort à tous deux. L’entreprise moderne étudie donc les conditions qui permettront de rendre le partenariat souhaité à la fois cordial et réciproquement bénéfique. Elle s’explique publiquement, elle détaille ses buts et ses objectifs dans des termes compréhensibles pour l’opinion, et donc susceptibles d’emporter son adhésion. »

Plus loin :

« “Quand l’écart entre les classes intellectuelles et les classes laborieuses se creuse, les premières n’ont plus aucune influence et les secondes n’en tirent aucun bénéfice”, affirme l’historien Thomas Buckle. Dans la civilisation complexe de la modernité, la propagande est l’outil propre à réduire cet écart. »

Ce n’est donc pas un hasard si de plus en plus de médias mettent en avant la figure de Jancovici. Il s’agit d’amener l’opinion publique sur un « terrain d’entente », de lui proposer un nouveau discours conforme à ses attentes. Un discours qui permettra d’obtenir le consentement pour maintenir le statu quo, autrement dit l’accélération technologique. Car la technocratie a besoin d’un régime totalitaire pour organiser le rationnement de la population, l’objectif étant de rediriger les flux d’énergie et de matière vers les éléments vitaux du système-monde technologique – l’armée, la police, l’industrie. Mais la technocratie peut aussi « intervenir sur les circonstances », selon la formulation de Bernays. Nous avons par exemple eu droit à un avant-goût du techno-totalitarisme décarboné durant la crise sanitaire.

Autre élément notable dans le discours de Jancovici et ses apôtres, l’absence de mention des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, sciences informatiques et cognitives), les fameuses technologies convergentes. Le livre de vulgarisation de la planification écologique proposée par le Shift Project ne parle à aucun moment de cette révolution industrielle en cours[20]. Le gourou du rationnement et de la décarbonation ne mentionne pas non plus ces choses-là dans ses écrits. Même chose en interview, il n’est pas interrogé dessus. On peine à croire que ces experts bien informés ignorent ce projet transhumaniste menant vers une société eugéniste, un projet financé à coups de milliards par l’Europe, comme toujours avec nos impôts.

Comme l’explique l’historien des techniques et de l’environnement François Jarrige dans un récent entretien, « tout choix technique est un choix politique[21] ». C’est pourquoi depuis les débuts de l’ère industrielle, des résistances populaires tout à fait légitimes émergent face au projet de société industrialiste[22]. Et c’est en contournant et/ou en réduisant au silence les résistants que la technocratie parvient à nous imposer depuis deux siècles sa révolution industrielle, ainsi que son corollaire – un désastre social et écologique d’échelle planétaire.

Philippe Oberlé


  1. Voir les liens suivants. A noter que cette revue est évidemment tout sauf indépendante et sert à diffuser la ligne politique de l’Institut polytechnique de Paris.

    https://www.polytechnique-insights.com/tribunes/societe/les-francais-ont-une-excellente-image-de-la-science-mais-de-faibles-connaissances/

    https://www.polytechnique-insights.com/tribunes/societe/sondage-65-des-francais-pensent-quil-faut-ralentir-les-innovations-face-au-rechauffement/

  2. Nicolas Celnik et Fabien Benoït, Techno-luttes : enquête sur ceux qui résistent à la technologie, 2022.

  3. Voir le numéro 9 de la revue Survivre cofondée par le mathématicien Alexandre Grothendieck : https://sniadecki.wordpress.com/2012/05/16/grothendieck-scientisme/

  4. Pièces et main d’œuvre, Manifeste des chimpanzés du futur contre le transhumanisme, 2017.

  5. https://sciences-critiques.fr/allons-nous-continuer-la-recherche-scientifique/

  6. Pièces et main-d’œuvre, Terreur et possession : enquête sur la police des populations à l’ère technologique, 2008.

  7. Edward Bernays, Propaganda : comment manipuler l’opinion en démocratie, 1928.

  8. https://www.polytechnique-insights.com/dossiers/industrie/bioplastiques/produire-des-bioplastiques-a-lechelle-industrielle-quel-sont-les-enjeux/

  9. https://www.polytechnique-insights.com/dossiers/science/travail-handicap-armee-la-revolution-de-lhumain-augmente/

  10. https://www.polytechnique-insights.com/tribunes/science/lordinateur-quantique-tout-comprendre-en-15-minutes/

  11. Jeffrey Herf, Le modernisme réactionnaire : haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme, traduit en 2018 aux éditions L’échappée.

  12. https://www.lhistoire.fr/urss-les-ing%C3%A9nieurs-prennent-le-pouvoir

  13. L’ingénieur polytechnicien Jean-Marc Jancovici a récemment été interviewé par HugoDécrypte, l’un des premiers Youtubeurs de France en termes d’audience : https://youtu.be/iWGaYMa90v4?si=FvvztylE8aOEK63i

  14. Voir le numéro 196 du journal La Décroissance paru en février 2023 et intitulé « Electrification générale, piège final ? ».

  15. https://reporterre.net/Titane-lithium-l-Europe-ouvre-un-open-bar-pour-l-industrie-miniere

  16. La construction de la première « gigafactory » de batteries électriques en France a été saluée dans une tribune au journal Le Monde par l’ingénieur polytechnicien Jean-Marc Jancovici : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/13/transition-ecologique-il-nous-faut-produire-des-vehicules-plus-efficaces-plus-sobres-et-accessibles-a-tous-ceux-qui-dependent-de-l-automobile-au-quotidien_6177362_3232.html

  17. https://www.lechiffon.fr/la-courneuve-plongee-dans-le-monde-tres-materiel-du-plus-grand-data-center-de-france/

  18. https://www.partage-le.com/2022/01/11/jancovici-en-bd-mensonges-pre-historiques-et-negation-de-la-domination-par-nicolas-casaux/

  19. « C’est très difficile d’enlever, en démocratie. Vous voyez bien : “— Je vais vous enlever un peu de votre temps de retraite. — Ahhh!” Vous en avez pour 25 ans. Donc je ne dis pas que c’est bien ou mal. Je dis juste : de fait, quand vous regardez, tout ce qui consiste à enlever est quelque-chose qui est extrêmement lent. Et c’est pour ça que les systèmes dans lesquels on a besoin d’enlever rapidement ne sont en général pas des démocraties. »

    La suite ici : https://jancovici.com/wp-content/uploads/2020/07/Jancovici_Mines_ParisTech_cours_5.pdf

  20. The Shift Project, Plan de transformation de l’économie française, 2022.

  21. https://reporterre.net/Francois-Jarrige-Tout-choix-technique-est-un-choix-politique

  22. François Jarrige, Technocritiques : du refus des machines à la contestation des technosciences, 2014.

« Bien avant l’apparition des humains, la Vie a acquis la faculté de ne pas seulement percevoir ce que nous appelons beauté, mais de la créer – et de la désirer[1]. »

– Carl Safina, écologue

Traduction d’un article de Ferris Jabr paru dans le New York Times en 2019[2]. On en apprend plus sur les origines de l’extraordinaire beauté présente partout dans la nature sauvage ainsi que sur le rôle actif des organismes vivants dans l’émergence de cette beauté. L’évolution est un phénomène incroyablement complexe, à des années-lumière des explications simplistes et ineptes martelées en permanence par les anthropophobes de la technocratie[3]. Les organismes vivants ne sont pas des machines accroissant mécaniquement leur efficacité au cours du temps et l’évolution n’a rien d’une accumulation continuelle de puissance donnant la capacité à des espèces « fortes » d’éradiquer des espèces « faibles ». Si la recherche de puissance était une loi de l’évolution, cette dernière n’aurait jamais engendré une telle diversité de formes de vie et de cultures – humaines et non humaines.

Cette interprétation technocratique de l’évolution, qui a infesté les esprits par le biais des moyens de communication modernes, est incapable d’expliquer la beauté ni la diversité omniprésentes dans la nature. La vision technocratique, qui célèbre le dieu Machine, est tout sauf scientifique et rationnelle. Elle postule que la nature est une machine pour légitimer la transformation du monde en machine, avec l’espoir délirant d’en prendre le contrôle. Mais l’obscurantisme technocratique est en train de détruire le monde, c’est pourquoi nous devons lui déclarer la guerre et combattre sans relâche les fanatiques de la Machine, qu’ils soient de gauche ou de droite. Face à ces ennemis de la nature, face à ces traîtres du genre humain, la vengeance est une obligation morale.


Pour expliquer la beauté, les scientifiques doivent repenser l’évolution (par Ferris Jabr)

Le mâle est d’une beauté incandescente. La teinte de son plumage passe sans transition du rouge saumoné au jaune soleil. Mais cette parure est insuffisante pour attirer une compagne. Lorsque les mâles de la plupart des espèces d’oiseaux jardiniers sont prêts à faire la cour, ils se mettent à construire la structure qui leur a donné leur nom : un assemblage de brindilles en forme de flèche, de couloir ou de hutte. Ils décorent leur jardin d’une multitude d’objets colorés, tels que des fleurs, des baies, des coquilles d’escargot ou, s’ils se trouvent à proximité d’une zone urbaine, des bouchons de bouteille et des couverts en plastique. Certains oiseaux jardiniers disposent même les objets de leur collection du plus petit au plus grand, formant ainsi une allée qui les rend, eux et leurs bibelots, d’autant plus saisissants pour une femelle – une illusion d’optique connue sous le nom de perspective forcée que l’homme a perfectionnée seulement au XVe siècle.

Pourtant, même cette exposition remarquable est insuffisante pour satisfaire une femelle du jardinier ardent. Si une femelle montre un début d’intérêt, le mâle doit réagir immédiatement. Fixant la femelle, ses pupilles se gonflent et se rétrécissent comme un battement cardiaque. Il entame une danse que l’on peut qualifier de psychotiquement sulfureuse. Il oscille, s’agite, gonfle sa poitrine. Il s’accroupit et se relève lentement, brandissant une aile devant sa tête comme une cape de magicien. Soudain, tout son corps se met à convulser comme un réveil à remontoir. Si la femelle est d’accord, elle copule avec lui pendant deux ou trois secondes. Ils ne se reverront plus jamais.

L’oiseau jardinier défie les hypothèses traditionnelles sur le comportement animal. C’est une créature qui passe des heures à accumuler méticuleusement une collection de merveilles, regroupant ses trésors par couleur et par ressemblance. C’est une créature qui, avec son seul bec, construit quelque chose de bien plus sophistiqué que de nombreux autres exemples connus d’outils fabriqués par les animaux ; les brindilles effeuillées que les chimpanzés utilisent pour capturer les termites dans leurs monticules font pâle figure en comparaison. La tonnelle de l’oiseau jardinier, comme l’affirme au moins un scientifique, n’est rien de moins que de l’art. Si l’on considère tous les éléments de sa parade nuptiale – les costumes, la danse et la sculpture – elle évoque un concept cher au compositeur allemand Richard Wagner : Gesamtkunstwerk, une œuvre d’art totale, qui mêle de nombreuses formes et stimule tous les sens.

Cette extravagance est également un affront aux règles de la sélection naturelle. Les adaptations sont censées être utiles – c’est là tout l’intérêt – et les créatures qui prospèrent devraient être celles qui sont le mieux adaptées à leur environnement particulier. Quelle est donc la justification évolutive de cette ostentation chez le jardinier ardent ? Non seulement les plumes colorées et les constructions élaborées de cet oiseau n’ont pas de valeur évidente en dehors de la parade nuptiale, mais elles nuisent également à sa survie et à son bien-être général, en consommant des calories précieuses et en le rendant beaucoup plus visible pour les prédateurs.

De nombreuses espèces possèdent des ornements sexuels ostensibles, métaboliquement coûteux et physiquement handicapants, selon le langage des biologistes. Il suffit de penser à la gorge élastique et brillante des lézards anoles, à l’abdomen bariolé des araignées paons et aux plumes bouclées, iridescentes et ridiculement longues des oiseaux de paradis. Pour concilier une telle splendeur avec une vision utilitariste de l’évolution, les biologistes estimaient autrefois que la beauté dans le règne animal était plus qu’une simple décoration. Ce serait un code. Selon cette théorie, les ornements ont évolué comme indicateurs des qualités avantageuses d’un partenaire potentiel : sa santé générale, son intelligence et ses capacités de survie, ainsi que la transmission des gènes liés à ces caractéristiques à sa progéniture. Un oiseau jardinier à plumage particulièrement brillant aurait par exemple un système immunitaire robuste, tandis qu’un oiseau qui trouve des bibelots rares et distinctifs serait un excellent butineur. La beauté ne constituerait donc pas un obstacle à la sélection naturelle, elle en ferait partie intégrante.

Charles Darwin lui-même était en désaccord avec cette théorie. Bien qu’il ait codécouvert la sélection naturelle et consacré une grande partie de sa vie à en démontrer l’importance, il n’a jamais prétendu qu’elle peut tout expliquer. Selon Darwin, les ornements ont évolué par le biais d’un processus distinct qu’il a appelé la sélection sexuelle : les femelles choisissent les mâles les plus séduisants « selon leurs critères de beauté » et, en conséquence, les mâles évoluent vers ce critère, peu importe les coûts induits. Darwin ne pensait pas que l’esthétique était nécessairement liée à la survie. Les animaux, pensait-il, pouvaient apprécier la beauté pour elle-même. De nombreux pairs et successeurs de Darwin ont ridiculisé sa proposition. Pour eux, l’idée que les animaux aient une telle sophistication cognitive – et que les préférences de femelles « capricieuses » puissent façonner des espèces entières – était absurde. Bien qu’elle n’ait jamais été complètement oubliée, la théorie de la beauté de Darwin a été largement abandonnée.

Aujourd’hui, près de 150 ans plus tard, une nouvelle génération de biologistes redonne vie à l’idée négligée de Darwin. Selon eux, la beauté ne doit pas nécessairement être un indicateur de santé ou de gènes avantageux. Parfois, la beauté est le produit splendide mais dénué de sens d’une préférence arbitraire. Les animaux trouvent simplement que certaines caractéristiques – une teinte de rouge, un plumage extravagant – sont attrayantes. Ce sens inné de la beauté peut devenir un moteur de l’évolution, poussant les animaux vers des extrêmes esthétiques. Dans d’autres cas, certaines contraintes environnementales ou physiologiques orientent un animal vers une préférence esthétique qui n’a pas encore été définie.

Ces biologistes ne se contentent pas de réécrire l’explication standard de l’évolution de la beauté ; ils modifient également notre conception de l’évolution elle-même. Pendant des décennies, la sélection naturelle – le fait que les créatures présentant les traits les plus avantageux ont les meilleures chances de survivre et de se multiplier – a été considérée comme la pièce maîtresse sans équivoque de la théorie de l’évolution. Mais ces biologistes pensent que d’autres forces sont à l’œuvre, des modes d’évolution beaucoup plus facétieux et discursifs que la sélection naturelle. Il ne suffit pas de considérer comment l’habitat et le mode de vie d’un animal déterminent la taille et l’acuité de ses yeux ou le nombre et la complexité de ses circuits neuronaux ; il faut aussi se demander comment les yeux et le cerveau d’un animal façonnent sa perception de la réalité et comment sa façon unique d’appréhender le monde peut, au fil du temps, modifier profondément sa forme physique et son comportement. En réalité, deux environnements régissent l’évolution des créatures sensibles : un environnement extérieur, qu’elles habitent, et un environnement intérieur, qu’elles construisent. Pour résoudre l’énigme de la beauté, pour comprendre l’évolution, il faut découvrir les liens cachés entre ces deux mondes.

Aucun scientifique contemporain n’est aussi enthousiaste – voire dogmatique – de la sélection sexuelle darwinienne que Richard Prum, ornithologue évolutionniste à l’université de Yale. En mai 2017, il a publié le livre The Evolution of Beauty où il explique avec lucidité et passion sa théorie personnelle de l’évolution esthétique. L’ouvrage a été nommé pour le prix Pulitzer en catégorie non-fictionnelle. Mais au sein de la communauté scientifique, les idées de Prum n’ont pas été accueillies aussi chaleureusement. À maintes reprises, il m’a raconté qu’il avait demandé à d’autres chercheurs de lui faire part de leurs réactions et qu’il avait reçu soit des excuses pour cause d’emploi du temps chargé, soit pas de réponse du tout. Certains se sont montrés ouvertement critiques. Dans une revue universitaire du livre de Prum, Gerald Borgia, l’un des plus grands spécialistes mondiaux des oiseaux jardiniers et l’éthologue Gregory Ball qualifient les sections historiques du livre de « révisionnistes ». Selon eux, Prum échoue à exposer sa thèse de façon crédible. Un jour, au cours d’un déjeuner fait de burritos, Prum expose sa théorie à un collègue en visite qui l’a aussitôt qualifiée de « nihilisme ».

En avril dernier, Prum et moi avons parcouru 32 kilomètres à l’est de New Haven jusqu’au parc national de Hammonasset Beach, un ensemble de plus de 360 hectares de rivages, de marais, de bois et de prairies au niveau du détroit de Long Island, dans l’espoir de trouver une paruline à capuchon. Des ornithologues ont récemment observé dans la région cette petite créature mais remarquable espèce migratrice. Avant même d’avoir garé la voiture, Prum prononce les noms des oiseaux qu’il aperçoit ou entend par la fenêtre : balbuzard pêcheur, hirondelle noire, carouge à épaulettes. Je lui demande comment il parvient à reconnaître les oiseaux aussi rapidement, et parfois, à grande distance. Selon lui, c’est aussi facile que de reconnaître un portrait d’Abraham Lincoln. Pour Prum, chaque oiseau est célèbre.

Jumelles en main, nous marchons le long des sentiers sinueux du parc, nous dirigeant lentement vers un grand groupe d’arbres. Prum porte un jean, une veste matelassée et un chapeau beige. Ses sourcils épais, ses lunettes rondes et ses mèches de cheveux blancs et gris donnent à son visage l’apparence d’un hibou. Au cours de la journée, nous voyons des canards colverts à la tête émeraude se nourrir, des hirondelles bicolores à la calotte turquoise irisée et plusieurs espèces de moineaux, chacune se distinguant par un ornement unique : des bandes jaunes autour de l’œil, un bec rose délicat, une couronne cuivrée. Sur un sentier boisé, nous rencontrons un oiseau vif qui jette des feuilles mortes en l’air. Prum est immédiatement fasciné. Selon lui c’est un faucon brun. Il me décrit ensuite ses attributs avec un mélange de précision et de tendresse – « brun roussâtre, tacheté sur la poitrine, œil jaune, bec recourbé, longue queue ». Puis il me réprimande pour avoir essayé de prendre une photo au lieu d’observer avec mes jumelles.

Environ deux heures après le début de notre promenade, Prum, qui parle vite et avec fluidité, s’interrompt au milieu de sa phrase. Il m’interpelle : « Juste là ! Juste là ! » ; « Une paruline à capuchon ! Tout contre l’arbre ! » Quelque chose de doré traverse le chemin. Je porte mes jumelles à mes yeux et je scrute les branches à notre droite. Quand je l’aperçois enfin, je sursaute. Cet oiseau était d’une beauté presque mythologique : des ailes vertes comme la mousse, un corps et un visage jaunes luminescents et un capuchon noir parfaitement taillé qui rendent son visage encore plus lumineux par contraste. Pendant plusieurs minutes, nous restons debout à observer l’oiseau qui sautille, balayant de temps à autre les plumes blanches de sa queue dans notre direction. Finalement, il prend son envol. Je dis à Prum combien il est excitant de voir une telle créature de près. « C’est ça », me répond Prum. « C’est là que vous comprenez tout l’intérêt qu’il y a à observer les oiseaux. »

Prum passe son enfance dans une petite ville rurale du sud du Vermont. Selon ses propres termes, c’est « un intello amorphe » : il aime lire et mémoriser les statistiques du livre Guinness des records, mais il n’a aucune passion particulière. Puis, en CM1, il reçoit des lunettes. Le monde devient plus clair. Il tombe par hasard sur un livre d’espèces d’oiseaux dans une librairie, ce qui l’encourage à passer du temps à l’extérieur. Bientôt, il commence à observer les oiseaux dans les vastes champs et les bois autour de chez lui. Il fait passer des disques de chants d’oiseaux pour les attirer. Il se lie d’amitié avec des naturalistes locaux et part régulièrement en excursion avec un groupe de femmes pour la plupart d’âge mûr (pratique, car elles possèdent un permis de conduire). Lorsque Prum entre en cinquième au collège, il guide déjà des groupes d’observation ornithologiques dans le parc national local.

À l’université, Prum ne tarde pas à exploiter les ressources ornithologiques considérables de l’université de Harvard. La première semaine de sa première année, il reçoit les clés du musée de zoologie comparative qui abrite la plus grande collection ornithologique universitaire au monde, avec aujourd’hui près de 400 000 spécimens d’oiseaux. « J’ai été associé à une collection d’oiseaux de classe mondiale à chaque instant de ma vie d’adulte », déclare-t-il. « Je plaisante avec mes étudiants – et c’est vraiment vrai – je dois avoir au moins 100 000 oiseaux morts de l’autre côté du couloir de ma salle de classe pour être intellectuellement opérationnel ». (Il est aujourd’hui conservateur en chef des vertébrés au musée d’histoire naturelle Peabody de Yale). Il a rédigé une thèse sur la phylogénie et la biogéographie des toucans et des cabézons. Et un squelette de moa, un oiseau éteint ressemblant à un émeu qui mesurait plus de 3 mètres de haut et dépassait les 200 kg, est suspendu au-dessus de son bureau de travail.

Après l’obtention de son diplôme d’Harvard en 1982, Prum se rend au Suriname pour étudier les manakins. Ces oiseaux aux couleurs intenses rivalisent pour s’accoupler en émettant des chants aigus et en exécutant des chorégraphies spectaculaires. En 1984, il entame des études supérieures en biologie à l’université du Michigan, à Ann Arbor, où il prévoie de reconstruire l’histoire de l’évolution des manakins en comparant minutieusement l’anatomie et le comportement. Au cours de ces études, un collègue lui présente des documents de recherche sur la sélection sexuelle, ce qui éveille son intérêt pour l’histoire de cette idée fascinante mais visiblement négligée.

Dès l’âge de 30 ans, Darwin s’interroge sur la manière dont les animaux perçoivent la beauté de leurs congénères : « Comment la poule détermine-t-elle quel est le plus beau coq, quel est le meilleur chanteur ? », un griffonnage dans une note qu’il s’est adressée à lui-même entre 1838 et 1840. Dans La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe (1871), il consacre des centaines de pages à la sélection sexuelle. Il pense pouvoir expliquer deux des caractéristiques les plus remarquables et les plus déroutantes du règne animal : l’armement et la parure. Parfois, les mâles qui se disputent férocement les femelles entrent dans une sorte de course à l’armement évolutive. Ils développent des armes de plus en plus puissantes – défenses, cornes, bois – au fur et à mesure que les mâles les mieux dotés de chaque génération se reproduisent aux dépens de leurs pairs plus faibles. Parallèlement, chez les espèces dont les femelles choisissent les mâles les plus séduisants en fonction de leurs goûts subjectifs, les mâles développent des ornements sexuels extravagants. (On sait aujourd’hui que tous les sexes exercent les uns sur les autres de nombreuses pressions évolutives différentes et que, chez certaines espèces, les mâles choisissent des femelles ornées d’atouts esthétiques, mais à ce jour, les exemples les mieux étudiés sont ceux de la préférence féminine sur les attributs masculins).

Contrairement à la sélection naturelle, qui préserve les caractéristiques utiles « dans la lutte pour l’existence », Darwin considère que la sélection sexuelle se préoccupe exclusivement du succès de la reproduction. Cela se traduit souvent par des caractéristiques qui mettent en péril le bien-être de l’animal. L’auréole aux yeux multiples du paon, à la fois fascinante et encombrante, en est un exemple frappant et reste aujourd’hui encore la mascotte de la sélection sexuelle. « Un grand nombre d’animaux mâles, écrit Darwin, comme tous nos plus beaux oiseaux, certains poissons, reptiles et mammifères, ainsi qu’une foule de papillons aux couleurs magnifiques, ont été rendus beaux par l’évolution pour la beauté elle-même. »

Les pairs de Darwin ont adopté l’idée de mâles bien armés se battant en duel pour la domination sexuelle. Mais beaucoup ont dédaigné le concept d’esthétique animale, en partie parce qu’il suppose l’existence d’une conscience animale et du désir féminin. Dans une critique, le biologiste anglais St. George Mivart souligne « la différence fondamentale qui existe entre les pouvoirs mentaux de l’homme et des brutes » et l’incapacité du « caprice féminin vicieux » à créer des couleurs et des motifs durables. Le naturaliste anglais Alfred Russel Wallace, qui, indépendamment de Darwin, s’est forgé un grand nombre d’idées sur l’évolution, est également très critique. Wallace est particulièrement tourmenté par la suggestion de Darwin d’une beauté sans utilité. « La seule façon de rendre compte des faits observés est de supposer que la couleur et l’esthétique sont strictement liées à la santé, à la vigueur et à l’aptitude générale à survivre », écrit Wallace. En d’autres termes, l’ornementation ne peut s’expliquer que par des règles universelles suivies par les animaux pour juger de l’aptitude d’un partenaire potentiel – un point de vue qui a fini par s’imposer.

Au début des années 1980, alors qu’il effectue des recherches sur l’histoire de la sélection sexuelle, Prum tombe sur un article de 1915 et un livre de 1930 abordant le sujet. Dans ces deux livres rédigés par le biologiste et statisticien anglais Ronald Fisher, ce dernier étaye l’idée originale de Darwin par une compréhension plus sophistiquée de l’hérédité. Selon Fisher, dans un premier temps les femelles pourraient développer des préférences pour certains traits sans valeur, comme un plumage brillant, qui correspondraient à la santé et à la vigueur. Leurs enfants auraient tendance à hériter des gènes qui sous-tendent à la fois la préférence de leur mère et le trait de leur père. Au fil du temps, cette corrélation génétique atteindrait un point de basculement, créant un cycle d’emballement qui exagérerait considérablement à la fois la préférence et le trait, privilégiant la beauté au détriment de la survie du mâle. Au début des années 1980, les biologistes évolutionnistes américains Russell Lande et Mark Kirkpatrick ont donné à la théorie de Fisher une assise mathématique formelle. Ils ont démontré quantitativement qu’une sélection sexuelle hors de contrôle pouvait se produire dans la nature et que les caractères physiques impliqués pouvaient être totalement arbitraires, ne véhiculant aucune information utile.

Bien que la sélection de Fisher n’ait certainement pas été ignorée, elle a finalement été éclipsée par une série d’hypothèses qui semblent donner à la beauté un but. Tout d’abord, le biologiste israélien Amotz Zahavi a proposé une idée contre-intuitive, le principe du handicap, qui a donné une nouvelle tournure à l’explication utilitaire de Wallace pour les ornements sexuels. Selon Zahavi, les caractères physiques extravagants ne sont pas simplement des indicateurs de caractéristiques avantageuses, comme l’a dit Wallace, mais une sorte de test. Si un animal prospère malgré le fardeau d’un ornement encombrant ou métaboliquement coûteux, alors cet animal a effectivement démontré sa vigueur et s’est montré digne d’être un partenaire de choix. De même, en 1982, les biologistes évolutionnistes W.D. Hamilton et Marlene Zuk ont proposé que certains ornements, en particulier le plumage brillant, indiquent que le mâle est résistant aux parasites et qu’il accordera la même protection à ses enfants. De nombreux scientifiques ont commencé à considérer la sélection sexuelle comme un type de sélection naturelle. Des dizaines de chercheurs se sont mis en quête d’avantages mesurables liés au choix d’un partenaire séduisant : des avantages directs, comme une meilleure éducation des petits ou un territoire plus convoité, et des avantages indirects, notamment des preuves que les mâles les plus séduisants possèdent réellement de « bons gènes » liés à diverses qualités souhaitables, comme la résistance aux maladies ou une intelligence supérieure à la moyenne.

Après plus de 30 ans de recherche, la plupart des biologistes s’accordent à dire que si ces avantages existent, leur prévalence et leur importance sont incertaines. Quelques études convaincantes menées sur des grenouilles, des poissons et des oiseaux ont montré que les femelles qui choisissent des mâles plus attirants ont généralement des enfants dont le système immunitaire est plus robuste et qui ont plus de chances de survivre. Dans l’ensemble cependant, les preuves ne sont pas à la hauteur de l’enthousiasme. Une méta-analyse de 2012 portant sur 90 études réalisées sur 55 espèces n’accorde qu’un soutien « équivoque » à l’hypothèse des bons gènes.

Prum pense que les preuves des avantages héréditaires du choix d’un beau partenaire sont rares parce que ces avantages sont eux-mêmes rares, alors que la beauté arbitraire est « presque omniprésente ». Au fil des années, plus il s’est penché sur la sélection incontrôlée, plus il s’est convaincu qu’il s’agit d’une force évolutive bien plus puissante et créative que la sélection naturelle, qu’il considère comme trop médiatisée et ennuyeuse. « Les animaux sont les acteurs de leur propre évolution », m’a-t-il dit au cours d’une conversation. « Les oiseaux sont beaux parce qu’ils se considèrent eux-mêmes beaux. »

Au cours de l’été 1985, à l’époque où les biologistes s’intéressent à nouveau à la sélection sexuelle, Prum et la documentariste Ann Johnson (qui le choisira plus tard comme époux) se rendent en Équateur pour continuer à étudier les manakins. Le premier matin, lors d’une randonnée dans une forêt de nuages, Prum entend d’étranges notes ressemblant à des cloches, qu’il prend pour des murmures de perroquets. Plus tard dans la journée, sur le même sentier, il entend à nouveau ces sons étranges et les suit dans la forêt. Surprise, il s’agit d’un manakin mâle aux ailes en massue, une petite espèce au corps cannelle avec une calotte rouge et des ailes tachetées de noir et de blanc. Le manakin saute dans tous les sens d’une manière ostentatoire qui suggère une tentative de séduction des femelles. Au lieu de chanter avec sa gorge, il soulève à plusieurs reprises ses ailes derrière son dos et fait vibrer frénétiquement ses plumes les unes contre les autres, produisant deux bips électroniques suivis d’un bourdonnement strident – un son que Prum transcrit comme « Bip-Bip-WANNGG ! »

À l’époque, Prum n’a pas encore pleinement développé sa théorie évolutionniste de la beauté. Mais il soupçonne immédiatement que le manakin à ailes massue est représentatif de la capacité de la nature à pousser les créatures aux extrêmes esthétiques. Le vibrato singulier de l’oiseau le hante pendant des années. Au début des années 2000, alors que Prum exerce comme professeur de biologie à l’université du Kansas, il révèle, avec son étudiante diplômée Kimberly Bostwick, que les exigences de la parade nuptiale ont radicalement modifié l’anatomie de l’oiseau, le transformant en violon vivant. Les manakins mâles à ailes en forme de massue ont des plumes dont les tiges contorsionnées se frottent l’une contre l’autre 100 fois par seconde, soit plus vite qu’un colibri ne bat des ailes. Alors que la grande majorité des oiseaux possèdent des os légers et creux pour voler, Bostwick a récemment montré par tomodensitométrie que les manakins mâles à ailes massue ont des cubitus solides (os de l’aile) pour résister aux frottements intenses. Les femelles manakins ont également hérité d’anomalies connexes.

Bien qu’il n’existe aucune étude publiée sur les capacités aérodynamiques du manakin à ailes massue, suite aux observations Prum affirme qu’il est évident que ces oiseaux volent maladroitement – même les femelles. Selon Prum, la pression auto-entretenue de la beauté a entravé la survie de l’ensemble de l’espèce. Comme les femelles ne courtisent pas les mâles, leurs os et leurs plumes déformés ne peuvent présenter aucun avantage. « Certaines des conséquences évolutives du désir et du choix sexuels dans la nature ne sont pas adaptatives », écrit Prum dans son récent ouvrage. « Certaines tendances contribuent vraiment au déclin d’une espèce. »

Au cours de la décennie suivante, alors que ses problèmes d’audition augmentaient, Prum stoppe ses recherches sur le terrain et l’observation des oiseaux, mais il parvient tout de même à faire une série de découvertes scientifiques révolutionnaires. Il a contribué à confirmer que les plumes ont évolué chez les dinosaures bien avant l’apparition des oiseaux, et il est devenu l’un des premiers scientifiques à déduire les couleurs du plumage d’un dinosaure en examinant les molécules de pigment préservées dans les plumes fossilisées. Pendant tout ce temps, il n’a jamais cessé de réfléchir à la sélection sexuelle. Prum présente officiellement sa théorie de l’évolution esthétique dans une série d’articles scientifiques publiés entre 1997 et 2015. Il propose que tous les ornements et préférences sexuelles soient considérés comme arbitraires jusqu’à ce que leur utilité soit prouvée.

Malgré sa récente nomination pour le prix Pulitzer, Prum est encore victime du mépris de ses pairs au sein du milieu universitaire. Mais après avoir parlé avec de nombreux chercheurs dans le domaine de la sélection sexuelle, j’ai appris que tous les pairs de Prum connaissent bien son travail et que beaucoup acceptent déjà certains des principes fondamentaux de son argumentation : à savoir que la sélection naturelle et la sélection sexuelle sont des processus distincts et que, dans certains cas au moins, la beauté ne révèle rien sur la santé ou la vigueur d’un individu. En même temps, presque tous les chercheurs à qui j’ai parlé m’ont dit que Prum exagérait l’importance des préférences arbitraires et de la sélection de Fisher au point d’éclipser toutes les autres possibilités. En conversant avec lui, l’intelligence de Prum est évidente, mais il a tendance à être dogmatique. Il s’interrompt parfois pour rejeter un argument qui n’est pas en accord avec sa vision. Bien qu’il admette que certaines formes de beauté peuvent être liées à des avantages en termes de survie, il ne semble pas particulièrement intéressé par les recherches considérables menées sur ce sujet. Lorsque je lui demande quelles sont les études qui, selon lui, apportent le plus de preuves de l’existence de « bons gènes » et d’autres avantages, il marque un temps d’arrêt avant de répondre qu’il n’est pas de son ressort de passer en revue la littérature.

Comme Darwin, Prum est tellement fasciné par les résultats des préférences esthétiques qu’il ignore la plupart du temps leurs origines. Vers la fin de notre promenade ornithologique au parc national de Hammonasset Beach, nous parlons des manakins à ailes en forme de massue. Je l’interroge sur leur évolution. Prum pense qu’il y a longtemps, une version antérieure de la danse nuptiale de l’oiseau produisait incidemment un bruit de frottement de plumes. Au fil du temps, ce son est devenu très attrayant pour les femelles, ce qui a poussé les mâles à s’adapter pour rendre le bruissement de leurs plumes plus fort et plus perceptible, jusqu’à ce qu’ils en arrivent à frotter très rapidement leurs ailes. Mais j’ai demandé à Prum pourquoi les femelles seraient-elles attirées par ces sons particuliers ?

Pour Prum, il s’agit d’une question sans réponse – et donc d’une question qui ne mérite pas d’être étudiée. « Tout n’a pas cette explication causale explicite », a-t-il déclaré.

L’indifférence de Prum à l’égard de la source ultime du goût de l’esthétique laisse une lacune évidente dans sa grande théorie. Même si nous admettions que la plupart des caractères esthétiques naissent de préférences arbitraires, il nous faudrait encore expliquer pourquoi ces préférences existent. Il est tout à fait concevable qu’un animal ait par exemple un penchant intrinsèque pour un chant d’accouplement ou des plumes jaune vif, et que ces prédilections n’aient rien à voir avec des gènes avantageux. Mais de tels penchants sont incontestablement le produit de la neurobiologie d’un animal, qui est elle-même le résultat d’une longue histoire évolutive qui a adapté le cerveau et les organes sensoriels de l’animal à des conditions environnementales spécifiques. Depuis deux décennies, une cohorte de biologistes se consacre à l’étude de la manière dont le « biais sensoriel » d’un animal – sa niche écologique et sa manière particulière d’appréhender le monde – sculpte son apparence, son comportement et ses désirs. Comme Prum, ils ne pensent pas que la beauté est nécessairement adaptative. Mais là où Prum célèbre l’arbitraire, ils recherchent la causalité.

Molly Cummings, professeur de biologie intégrative à l’université du Texas à Austin, est une chercheuse de premier plan dans le domaine de l’écologie sensorielle. Au moment de ma visite au printemps dernier, elle nous conduit à l’un de ses laboratoires de terrain : une clairière herbeuse dotée de plusieurs grands bassins en béton. La surface de l’un d’entre eux est tellement remplie d’algues laineuses et de nénuphars à fleurs roses que nous pouvons à peine voir l’eau. Cummings commence à repousser la végétation, formant des recoins ombragés qui nous permettent d’observer l’eau sous le bon angle. « Voyons si je peux trouver un grand et beau garçon », dit-elle.

Un poisson de la taille d’un trombone nage vers nous. Je me penche pour le voir de plus près. Son corps argenté est décoré d’un seul point noir et d’une bande bleue irisée ; sa longue queue, en forme d’épée de chevalier, était striée de jaune. « Oh, oui, il y a un gars qui fait la cour », dit Cummings. « Il s’approche de cette femelle et essaye de l’impressionner. » Le poisson, un mâle xipho (ou porte-glaive), paraît presque maniaque dans ses efforts pour se faire remarquer. Il va et vient devant la femelle, se tortillant au passage, ses écailles reflétant la lumière qui parvient à percer le brouillard.

Un peu plus tard, nous parcourons les quelques kilomètres qui nous séparent de son laboratoire sur le campus. Là, des étagères d’aquariums sont alignées dans plusieurs pièces et des illustrations resplendissantes de méduses d’Ernst Haeckel ondulent sur les murs. Tout en visitant les installations, Cummings m’en dit plus sur sa carrière. Durant ses études à l’université de Stanford, elle passe un été à faire de la plongée sous-marine dans les forêts de varech géant de la Hopkins Marine Station, à côté de l’aquarium de renommée mondiale de Monterey Bay. Après l’université, elle s’installe à l’université James Cook de Townsville, en Australie, où elle étudie l’écologie marine et dévore les travaux des biologistes John Lythgoe et John Endler. Tous deux s’intéressent à la manière dont le type de lumière présent dans l’environnement d’un animal influence son système visuel.

Cummings pense aux poissons observés en Californie et en Australie. Elle a été stupéfaite par la beauté dynamique des poissons perciformes dans la forêt de varech : la façon dont ils communiquent par la couleur et l’éclat de leur peau, en faisant scintiller le bleu, l’argent et l’orange pour attirer les partenaires. La diversité de leurs habitats aquatiques est tout aussi impressionnante. Certaines étendues d’eau sont claires et étincelantes, d’autres sont couvertes d’algues. En Australie, la lumière du soleil atteint presque constamment les nombreuses espèces de poissons de récifs, mais ils vivent sur un fond kaléidoscopique de coraux. Comment les poissons ont-ils pu développer des ornements sexuels efficaces et fiables si l’éclairage et leur habitat sont si diversifiés ?

Après avoir obtenu un diplôme de troisième cycle en Australie en 1993, Cummings commence un doctorat à l’université de Californie, à Santa Barbara. Pendant plusieurs années, elle étudie diverses espèces de poissons perciformes, plongeant à plusieurs reprises dans les forêts de varech avec un spectromètre protégé par du plexiglas afin de quantifier et de caractériser la lumière dans les différents habitats. La nuit, elle utilise de puissants projecteurs de plongée pour étourdir les poissons et les ramener au laboratoire, tout en évitant les phoques affamés qui la suivent régulièrement dans l’espoir de remplir leur estomac. Après des centaines de plongées et de mesures minutieuses, Cummings a découvert que l’eau elle-même guide l’évolution de la beauté chez ces poissons. La préférence d’une femelle pour une couleur argentée ou bleue n’est pas arbitraire ; c’est une conséquence des longueurs d’onde particulières de la lumière qui voyagent le plus loin dans sa niche sous-marine. Les mâles dont les écailles reflétaient le mieux ces longueurs d’onde avaient plus de chances d’attirer l’attention des femelles.

Dans ses études, Cummings a montré que les perches de mer vivant dans des eaux sombres ou troubles préfèrent généralement les ornements brillants, tandis que les perches de mer vivant dans des zones de luminosité mercurielle préfèrent les couleurs vives. Cummings a ensuite découvert que les poissons-glaives mexicains qui occupent les couches supérieures des rivières, où l’eau claire polarise fortement la lumière du soleil, ont des ornements spécialisés dans la réflexion de la lumière polarisée, comme une bande de bleu irisé. Ces résultats vont dans le sens d’études similaires sur les guppys de Trinidad. Les femelles de cette espèce préfèrent les mâles avec des taches orange parce qu’elles ont d’abord développé un goût pour les fruits nutritifs des orangers qui tombent occasionnellement dans l’eau. « Certains pensent que les préférences des femelles émergent du néant », explique Cummings, « mais on a négligé le fait que, dans de nombreux cas, elles résultent de contraintes environnementales. Ce n’est pas toujours le fruit du hasard. »

Mais ce qu’une créature trouve attirant ne dépend pas seulement des qualités uniques de son environnement ; l’attirance est également définie par certaines qualités qui franchissent le seuil de la conscience. Prenons l’exemple de la différence entre ce que nous voyons lorsque nous regardons une fleur et ce que voit un bourdon. Comme nous, les insectes ont une vision des couleurs. Contrairement à nous, les insectes peuvent également percevoir la lumière ultraviolette. De nombreuses plantes ont développé des parties de fleurs qui absorbent ou réfléchissent la lumière ultraviolette, formant des motifs tels que des anneaux, des yeux et des étoiles. La plupart des créatures ne remarquent pas ces ornements, mais ceux-ci servent de balises aux pollinisateurs. Il existe toute une dimension de la beauté florale qui nous est invisible, non pas parce que nous ne sommes pas exposés à la lumière ultraviolette, mais parce que nous ne disposons pas du matériel biologique approprié pour la percevoir.

Michael Ryan, professeur de zoologie dont le laboratoire et le bureau se trouvent quelques étages en dessous de ceux de Cummings, a passé plus de 30 ans à étudier comment les particularités de l’anatomie d’un animal déterminent ses préférences esthétiques. Cette carrière, il la détaille dans son récent livre, A Taste for the Beautiful. Depuis 1978, Ryan se rend au Panama pour étudier une grenouille de couleur brune appelée túngara. Comme le manakin à ailes en forme de massue, la grenouille túngara possède une forme unique de beauté qui n’est pas visuelle mais auditive. Au crépuscule, les grenouilles túngara mâles se rassemblent au bord des flaques d’eau et chantent pour séduire les femelles. Leur chant d’accouplement se compose de deux éléments : la partie principale, un sifflement, ressemble précisément au son d’un pistolet laser miniaturisé ; elle est parfois suivie d’un ou plusieurs coassements brefs. Un cri d’accouplement long et complexe présente un risque : il attire les chauves-souris mangeuses de grenouilles. Pourtant, il est très payant. Ryan a montré que les sifflements suivis de coassements sont jusqu’à cinq fois plus attirants pour les femelles que les sifflements seuls. Mais pourquoi ?

Selon le modèle adaptatif de la beauté, les coassements doivent donner une idée de la condition physique des mâles. Il se trouve que les grands mâles, qui produisent les coassements les plus profonds et les plus séduisants, sont également les plus habiles à s’accoupler, car leur taille est plus proche de celle des femelles. (Le sexe chez les grenouilles est une affaire glissante, et un mâle de petite taille a plus de chances de manquer sa cible). En outre, la grenouille túngara possède un organe interne réglé sur 2 200 hertz, ce qui est proche de la fréquence dominante d’un coassement. L’ensemble de ces faits semble indiquer que la sérénade de la grenouille túngara au bord d’une flaque d’eau est un exemple de choix adaptatif du partenaire : les oreilles des femelles ont évolué vers ces coassements spécifiques parce qu’ils sont produits par les mâles les plus grands et les plus doués sexuellement.

Les recherches de Ryan ont révélé une histoire plus étrange. En examinant l’arbre généalogique de la grenouille túngara, il a découvert que huit espèces de grenouilles étroitement apparentées à la grenouille túngara possèdent également des organes de l’oreille interne sensibles à des fréquences d’environ 2 200 hertz, mais qu’aucune d’entre elles ne produit ces coassements caractéristiques dans son cri d’accouplement. Ryan pense que l’ancêtre de toutes ces espèces a probablement développé, il y a très longtemps, une oreille interne sensible à environ 2 200 hertz pour une fonction abandonnée depuis longtemps. La grenouille túngara a ensuite réactivé ce canal auditif négligé, probablement par hasard. Les grenouilles mâles qui produisaient quelques notes supplémentaires étaient automatiquement préférées par les femelles – non pas parce que ces mâles étaient des partenaires plus appropriés, mais simplement parce qu’ils se démarquaient plus des autres.

À l’instar des écailles scintillantes de la perche et du poisson porte-glaive étudiées par Cummings, le coûteux cri d’accouplement des túngara n’a pas évolué pour transmettre des informations pragmatiques sur la santé ou la condition physique. Mais cela ne signifie pas que ces caractéristiques sont arbitraires. Ils résultent d’aspects spécifiques et perceptibles de l’environnement, de l’anatomie et de l’héritage évolutif des animaux. « Lorsque j’ai proposé cette idée en 1990, j’ai essuyé un véritable camouflet », explique Ryan. « Elle a été très largement critiquée. Mais aujourd’hui, les biais sensoriels sont considérés comme un élément important de l’évolution de ces préférences. »

Lors de notre promenade à Hammonasset, alors que nous admirons les oiseaux de mer du haut des falaises, j’interroge Prum sur les biais sensoriels. Il m’a répondu que cela ne peut pas expliquer la diversité et l’idiosyncrasie[4] stupéfiantes des ornements sexuels – le fait par exemple que chaque espèce de moineau étroitement apparentée possède une esthétique unique. Pour Prum, le biais sensoriel n’est qu’un argument supplémentaire pour conserver le « paradigme adaptatif » dominant, et réfuter sa théorie de l’évolution esthétique. Fait révélateur, Prum et Ryan ne discutent pas de leurs travaux respectifs dans leurs ouvrages récents.

En réfléchissant aux similitudes et aux divergences entre les idées de Prum et celles de ses pairs, je reviens sans cesse à un passage de son livre. En 2010, Prum et ses collègues ont révélé qu’un dinosaure de la taille d’une corneille, Anchiornis huxleyi, était magnifiquement paré : plumage gris sur le corps, crête iroquoise rouge-brun et longues plumes blanches sur les membres avec des paillettes noires. La raison pour laquelle les dinosaures ont commencé à développer des plumes a longtemps laissé les scientifiques perplexes. Au départ, des couches de filaments duveteux, semblables au duvet d’un poussin, ont probablement aidé les dinosaures à se protéger de l’eau et à réguler leur température corporelle. Mais comment expliquer le développement de plumes larges et plates comme celles d’Anchiornis ? La réponse intuitive est le vol, mais les premières plumes planes étaient probablement trop primitives pour voler ou planer, car elles ne présentaient pas l’asymétrie distincte qui rend les plumes des oiseaux aérodynamiques. Dans son livre, Prum défend une autre hypothèse qui gagne du terrain : les grandes plumes ont évolué pour être belles.

Les possibilités esthétiques du duvet sont limitées. « La forme innovante de la plume crée cependant une surface bien définie et bidimensionnelle sur laquelle il est possible de créer un tout nouveau monde de motifs colorés complexes sur chaque plume », explique Prum. Ce n’est que plus tard que les oiseaux ont fait évoluer leurs grandes plumes séduisantes dans le but de voler, ce qui explique probablement pourquoi certains d’entre eux ont survécu à l’extinction massive il y a 66 millions d’années. Les oiseaux ont transformé ce qui était autrefois une simple frivolité en quelques-unes des adaptations les plus enviables de la planète, de l’envergure d’un albatros à la silhouette torpillée d’un faucon plongeant. Pourtant, ils n’ont jamais abandonné leur sens du style, utilisant les plumes comme support pour un apparat unique. Une plume ne peut donc pas être considérée comme le seul produit de la sélection naturelle ou sexuelle. La plume, avec sa structure réciproque, incarne la confluence de deux forces évolutives puissantes et d’égale importance : l’utilité et la beauté.

La plupart des scientifiques avec lesquels je me suis entretenu estiment que l’ancienne dichotomie entre l’ornement adaptatif et la beauté arbitraire, entre les « bons gènes » et la sélection de Fisher, est remplacée par une synthèse conceptuelle moderne qui met l’accent sur la multiplicité. « La beauté est le résultat d’une multitude de mécanismes différents », explique Gil Rosenthal, biologiste évolutionniste à l’université A&M du Texas et auteur du nouvel ouvrage scientifique Mate Choice. « Il s’agit d’un processus incroyablement complexe. »

L’environnement contraint l’anatomie d’une créature, qui détermine la façon dont elle appréhende le monde, ce qui génère des préférences adaptatives et arbitraires, qui se répercutent sur sa biologie, parfois de façon inadaptée. La beauté révèle que l’évolution n’est ni un façonnage itératif des organismes vivants par un paysage dominant, ni une collision frénétique d’événements fortuits. L’évolution est plutôt un mécanisme complexe mêlant physique, biologie et perception individuelle, dans lequel chaque pièce mobile influence les autres de manière à la fois subtile et profonde. Ses engrenages sont si innombrables et dynamiques – tellement susceptibles d’incertitudes et d’incidents – que même un seul produit de l’évolution peut déconcerter la science pendant des siècles.

Alors que je me promène dans un parc le dernier jour de mon séjour à Austin, je rencontre un Quiscale bronzé qui cherchait des insectes dans l’herbe. Son plumage semble d’abord noir comme du charbon, mais au fur et à mesure de ses mouvements, il se pare de toutes les couleurs d’une nappe d’huile. De temps à autre, il s’arrête, gonfle sa poitrine et émet un son semblable à celui d’une balançoire rouillée. Peut-être insatisfait de la nourriture locale ou mal à l’aise en ma présence, il finit par s’envoler.

En son absence, mon attention s’est immédiatement portée sur quelque chose que sa présence avait masqué : un buisson d’ancolie dorée. De loin, ses fleurs ressemblent à des illustrations médiévales de comètes, grandes et audacieuses, avec de longues traînées. De près, je suis frappé par la complexité d’une seule fleur : une grande étoile jaune entoure une grappe de cinq pétales tubulaires, en forme de trompettes d’ange et remplis de nectar. Une touffe de filaments recouverts de pollen émerge au centre de la fleur. Vues d’en haut, les fleurs ressemblaient à des nids de petits oiseaux, le bec serré et les ailes déployées.

Pourquoi les fleurs sont-elles belles ? Ou, plus précisément : pourquoi les fleurs sont-elles belles pour nous ? Plus je réfléchis à cette question, plus elle me semble concerner la nature même de la beauté. Depuis des milliers d’années, philosophes, scientifiques et écrivains tentent de définir l’essence de la beauté. La pluralité de leurs efforts illustre l’immense difficulté de cette tâche. Selon eux, la beauté est : l’harmonie, la bonté, une manifestation de la perfection divine, une forme de plaisir, ce qui provoque l’amour et le désir, et M = O/C (où M est la valeur esthétique, O l’ordre et C la complexité).

Les psychologues évolutionnistes, qui appliquent volontiers la logique adaptative à toutes les facettes du comportement et de la cognition, ont émis l’hypothèse que la perception humaine de la beauté émerge d’un ensemble d’adaptations anciennes : peut-être les hommes aiment-ils les femmes à la poitrine généreuse et à la taille étroite parce que ces caractéristiques sont le signe d’une grande fertilité ; les visages symétriques sont peut-être corrélés à la santé générale ; peut-être les bébés sont-ils irrésistiblement mignons parce que leurs caractéristiques juvéniles activent les circuits de soins dans nos cerveaux[5]. De telles affirmations frôlent parfois le ridicule : le philosophe Denis Dutton soutient que les gens du monde entier apprécient intrinsèquement un certain type de paysage – un champ herbeux avec des bosquets d’arbres, de l’eau et des animaux sauvages – parce qu’il ressemble aux savanes du Pléistocène où l’espèce humaine a évolué. Dans une conférence TED, Dutton explique que les cartes postales, les calendriers et les peintures représentant ce paysage universellement aimé incluent généralement des arbres avec des branches près du sol. Parce que nos ancêtres comptaient sur les branches basses pour échapper aux prédateurs.

Bien sûr, il est indéniable que nous sommes, comme tous les animaux, des produits de l’évolution. Nos cerveaux et nos organes sensoriels sont tout aussi biaisés que ceux de n’importe quelle autre créature. L’anatomie, la physiologie et les instincts dont nous avons hérité ont sans aucun doute façonné notre perception de la beauté. Dans leurs récents ouvrages, Richard Prum et Michael Ryan synthétisent les recherches menées sur les animaux et les êtres humains, en explorant les explications évolutives possibles de nos propres goûts esthétiques. Michael Ryan s’intéresse particulièrement aux sensibilités et aux biais innés de notre architecture neuronale. Il décrit par exemple comment notre système visuel peut être câblé pour remarquer la symétrie. Prum souligne sa conviction que chez les humains, comme chez les oiseaux, de nombreux types de beauté physique et de désir sexuel ont arbitrairement coévolué sans référence à la santé ou à la fertilité. Ce qui complique leurs argumentaires respectifs, c’est le pouvoir écrasant de la culture humaine. En tant qu’espèce, nous sommes tellement saturés de symbolisme, de rituels et d’art – tellement influencés par des modes qui changent rapidement – qu’il est plus ou moins impossible de déterminer dans quelle mesure une préférence esthétique est due à l’histoire de l’évolution plutôt qu’à l’influence culturelle.

Ferris Jabr

Traduction : Philippe Oberlé


  1. Carl Safina, Becoming Wild : How Animal Cultures Raise Familiers, Create Beauty, and Achieve Peace, 2020. Livre disponible en Français mais la traduction laisse à désirer. L’éditeur français a par exemple réussi l’exploit de traduire le titre original, qui signifie littéralement « devenir sauvage », par « à l’école des animaux ». Comme l’école a été créée originellement dans le but de domestiquer les êtres humains, pour tuer tout ce qu’il y a d’imprévisible, de créatif, de spontané, d’autonome – donc de sauvage – dans l’enfant, ça peut faire tiquer.

  2. https://www.nytimes.com/2019/01/09/magazine/beauty-evolution-animal.html

  3. Exemple avec cet article du technocrate Jean-Marc Jancovici qui réduit l’évolution des sociétés humaines depuis l’apparition d’Homo sapiens au fonctionnement d’une stupide machine. La diversité culturelle des sociétés et la variabilité de leur structure politique au cours du temps sont totalement dissimulées dans le discours technocratique (c’est le but) : https://jancovici.com/transition-energetique/choix-de-societe/leconomie-peut-elle-decroitre/

  4. D’après le Larousse : « Manière d’être particulière à chaque individu qui l’amène à avoir tel type de réaction, de comportement qui lui est propre. »

  5. Les bébés ne sont pas irrésistiblement mignons dans la plupart des cultures, il s’agit d’un biais introduit par les études en psychologie qui ont porté la plupart du temps sur des populations occidentales. Voir les travaux de l’anthropologue David F. Lancy, The Anthropology of Childhood, 2008.

Lors des dernières rencontres[1] organisées par l’association Technologos et le média Sciences Critiques, j’ai eu l’occasion d’échanger avec Nicolas Alep, co-auteur avec Julia Laïnae de Contre l’alternumérisme (2020). Dans ce livre, l’informaticien déserteur et l’étudiante en philosophie détruisent l’utopie d’une société connectée compatible avec la démocratie et les limites planétaires. Un projet qui serait en théorie réalisable, selon les techno-progressistes, avec le déploiement du logiciel libre, de l’Internet libre et décentralisé, de la civic tech ou encore en invoquant la fameuse « sobriété numérique ». Les auteurs donnent de nombreux exemples de greenwashing savamment orchestré par les entreprises, l’État et les acteurs du numérique alternatif.

Tous exploitent le mythe de la neutralité de la technologie, la croyance selon laquelle le progrès technique serait socialement, écologiquement et politiquement neutre. Pour réduire l’impact environnemental et social du numérique, il suffirait alors de mieux administrer la technologie, par exemple en mettant des personnes plus compétentes ou vertueuses aux commandes. Il suffirait de décarboner les sources d’énergie, d’améliorer l’efficacité énergétique ou de supprimer la propriété privée. Dans cette vision déconnectée de la réalité, la base matérielle de toutes les technologies modernes – le système industriel – n’est jamais disséquée ni même pensée. Tout est fait pour absorber la frustration croissante du public en lui proposant de soulager sa conscience avec des alternatives destinées à consolider le système au lieu de l’affaiblir. Il s’agit bien évidemment de saboter une révolution qui pourrait bouleverser l’ordre technico-économique dominant.

L’origine de l’utopie cybernétique

À l’instar de l’historien Theodore Roszak[2], les auteurs de Contre l’alternumérisme rappellent que l’utopie cybernétique date de l’émergence des technologies de l’informatique et prend racine dans la contre-culture des années 1960 et 1970.

Les utopies numériques prennent leurs racines dans la contre-culture étudiante et bohème des années 1960-1970. Si la critique du capitalisme portée par cette contre-culture était déjà ambivalente et insuffisante il y a cinquante ans, les utopies numériques auxquelles elle a donné naissance par la suite ont carrément des affinités électives avec le capitalisme industriel – le livre consacré par Fred Turner à l’entrepreneur issu des milieux alternatifs américains, Stewart Brand[3], en apporte la preuve détaillée. Par rapport aux réalités sociales dominantes de l’après-Seconde Guerre mondiale (consommation de masse, hiérarchies salariales et raciales, secret militaro-industriel), la micro-informatique et Internet ont figuré pour un certain nombre de contestataires l’apparition d’un large espace d’horizontalité, de transparence, de partage, de gratuité, de connaissance…

[…]

Les utopies numériques, malgré leurs accents parfois anticapitalistes, ont nourri les discours et les pratiques de la nouvelle économie numérique. En exaltant les marges d’Internet, elles ont répandu partout la croyance fondamentale selon laquelle la technologie est en elle-même un vecteur de changement social positif et elles ont ainsi servi les intérêts des acteurs qui cherchaient à concentrer capital et pouvoir dans le Nouveau Monde. Pour l’historien Fred Turner, qui retrace la filiation entre les idéaux communautaires de l’après-guerre et la fascination contemporaine pour les réseaux, « le fantasme d’émancipation par la technologie […] est toujours vivace dans de nombreux endroits comme les hacker spaces, le mouvement des makers… En fait, c’est presque l’idéologie dominante d’aujourd’hui. »

Les acteurs du numérique qui promettaient à l’époque la libération par la technologie sont les Steve Jobs et les Bill Gates d’aujourd’hui. Le réalisateur britannique Adam Curtis a également retracé l’histoire du numérique et les fantasmes associés dans un passionnant documentaire intitulé All Watched Over by Machines of Loving Grace (2011), un film diffusé par la BBC il y a une dizaine d’années[4].

Pour aller plus loin :

Green IT : verdir le numérique

Les auteurs attaquent le « Green IT », un « projet industriel qui vise à réduire l’empreinte écologique et sociale des TIC » [Technologies de l’Information et de la Communication] par l’éco-conception informatique, la « virtualisation » des serveurs, les normes de management environnemental et autres « initiatives écoresponsables ». Les technocrates, autrement dit les architectes de la catastrophe socioécologique planétaire, veulent désormais administrer le carnage afin de faire durer la fête le plus longtemps possible.

On retrouve là les oxymores typiques de la schizophrénie du développement durable, qui prétend concilier la poursuite du développement – c’est-à-dire de la destruction planétaire par l’industrialisation et l’urbanisation généralisées – avec l’idéal d’une société verte, harmonieuse et égalitaire. Cette propagande éco-industrielle ne sert qu’à encourager la recherche de procédés un peu moins polluants et énergivores qui légitiment la poursuite du développement, peu importe que celle-ci précipite une catastrophe écologique et sociale sans précédent.

Le Shift Project, think tank présidé par l’ingénieur polytechnicien Jean-Marc Jancovici, ainsi que l’Ademe, organisme paraétatique, sont classés par Nicloas Alep et Julia Laïnae dans cette catégorie d’escrocs de l’écologie.

L’immense datacenter en construction à la Courneuve (93) est le plus grand de France. Il est prévu un système de récupération de la chaleur des machines pour alimenter le réseau de chauffage urbain. Nous voilà rassurés, la planète est sauvée !

Le numérique émancipateur n’existe pas

D’autres exemples de projets numériques prétendument « libérateurs » sont donnés, dont Github et OpenStreetMap.

Que dire des plateformes de partage de code ? La principale, GitHub, basée sur le protocole Git, a réussi à concentrer une telle masse de codes et à obtenir une position si dominante qu’elle a aiguisé l’appétit de Microsoft, qui l’a rachetée en juin 2018 pour 7,5 milliards de dollars. Le champion du logiciel « privateur » à la tête de la principale plateforme de partage de code libre : c’est le monde à l’envers, non ?

Quant à OpenStreetMap, c’est l’outil de cartographie numérique en lui-même qui pose problème.

D’autres initiatives illustrent parfaitement le propos de ce texte. Par exemple OpenStreetMap, projet « libre et ouvert », invitant tout un chacun à cartographier à l’aide du GPS de son téléphone les rues qu’il arpente et à alimenter une énorme base de données cartographiques. Cette fois-ci, pas de Google cars photographiant les rues, c’est l’affaire de bénévoles, et les données récoltées ne sont pas accaparées par une entreprise. Mais quelle différence pour l’utilisateur qui aura aliéné son sens de l’orientation à la machine ? Privé de sa capacité à s’orienter dans l’espace par lui-même, incapable de lire une carte ou de refaire le chemin en sens inverse, l’humain diminué vivra-t-il mieux sa condition, sachant que la technologie en cause est transparente, libre, ouverte, agile et efficace ?

Ce que nous critiquons, ce n’est pas le caractère public ou privé d’une donnée, c’est la pertinence de la « prise de données ». Résistant au puçage des troupeaux, aux technologies RFID, à la numérisation de l’école et du travail, à la mesure et au stockage de toute chose, nous défendons la thèse que la prise de données procède d’une réduction du réel et d’une dépossession. Chaque fois qu’une réalité « analogique » se trouve numérisée, il y a rationalisation en vue d’un traitement automatisé. Et une fois numérisée, les données deviennent traitables par un ordinateur, mais ne le sont plus par un cerveau humain. Là où l’open data cherche à donner du sens à des données particulières, nous nous interrogeons sur le sens général de ce qui nous est donné sous forme industrielle.

En d’autres termes, numériser une information c’est déjà un acte politique qui place la société sur une trajectoire spécifique, peu importe le propriétaire du support de stockage ou la manière de collecter l’information.

Le numérique n’est pas neutre

Les technologies numériques avec lesquelles nous interagissons au quotidien modifient notre perception du monde. Le flux permanent d’actualités et d’images, qui colonisait autrefois notre imaginaire par l’intermédiaire du cinéma, de la télévision, de la radio et de la presse écrite, est aujourd’hui accessible 7 jour sur 7 et 24 heures sur 24 via un terminal tenant dans une poche. Il est probable que ce déferlement d’images joue un rôle dans la déconnexion de plus en plus totale avec la réalité d’un grand nombre de personnes, des climatosceptiques aux extrémistes religieux en passant par les techno-fanatiques qui veulent réindustrialiser l’Occident au nom de l’écologie[5].

Penser la numérisation de telle ou telle activité comme une simple innovation technique neutre – un changement d’équipement –, c’est passer à côté d’une dimension sociopolitique fondamentale. Les outils numériques deviennent le système de représentation qui nous permet de penser le monde et de nous penser nous-mêmes, le cadre à partir duquel se déploient tous les processus relationnels. En cela, ils dépassent le stade de simples objets pour devenir sujets constitutifs de notre environnement, de notre être-au-monde.

Le neuroscientifique Michel Desmurget[6] ou l’anthropologue Sherry Turkle ont montré que les technologies numériques perturbent le développement du cerveau chez les jeunes enfants et les adolescents (mémoire, empathie, apprentissage, aptitude à entretenir des relations sociales, etc.). Il s’agit là d’un problème inhérent au fait de grandir entouré d’écrans. Ces problèmes n’existaient pas il y a seulement 30 ou 40 ans. Par ailleurs, de plus en plus de gens dans le monde souffrent de troubles oculaires en raison des écrans qui colonisent l’existence humaine. On parle d’une « épidémie mondiale[7] ». Là encore, cela n’a rien à voir avec un mauvais usage de la technologie ou une mauvaise administration du système. Le simple fait de devoir travailler quotidiennement sur un écran impose la sédentarité et l’enfermement, et a par conséquent un impact biologique négatif sur le corps humain qui est inadapté à un tel environnement.

Le livre insiste sur un autre aspect largement ignoré des alternuméristes. Les technologies numériques font partie d’un ensemble, un système insécable aux composants interdépendants.

Les technologies numériques ne sont pas un secteur « à part », elles sont désormais inextricablement liées à toutes les autres. Et de même que le nucléaire n’a pas remplacé le charbon mais s’y est ajouté (la consommation mondiale de charbon n’a jamais cessé de croître depuis 1970), elles se développent de façon cumulative et ont un effet surdéterminant sur le développement des autres secteurs. Autrement dit, elles sont devenues le nerf du système technicien et imposent leur cadence à l’ensemble de la société. Les multinationales du médicament ne font plus de recherche, elles rachètent des « start-up biotech ». Plus largement, l’ensemble du champ scientifique est redéfini par le projet de convergence entre nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives (NBIC).

On constate aujourd’hui que l’énergie solaire et l’éolien servent à extraire plus de pétrole[8], tout comme les technologies numériques.

La mine de cuivre d’Escondida au Chili, le plus gros producteur de cuivre au monde. Toute l’infrastructure électrique ainsi que l’industrie électronique et les machines dont dépend Internet ne sauraient exister sans l’extraction délirante de cuivre au niveau planétaire. Mais pour les partisans du dogme de la neutralité de la technologie, le dynamitage de l’écorce terrestre, la pollution de l’eau, de la terre et de l’air sont des opérations « neutres » visiblement.

L’impossible réappropriation

Le numérique s’insère dans – et doit par conséquent être pensé avec – le système industriel qui le rend possible. Ce que s’abstiennent volontiers de faire les techno-progressistes aveuglés par le culte qu’ils vouent aux technosciences.

Effectivement, de nombreux groupes perpétuent encore cette utopie à travers des projets de « réappropriation » du numérique. Selon eux, l’infrastructure du capitalisme serait « piratable » et il suffirait donc de « bricoler nos technologies » au lieu d’en être les simples consommateurs, grâce à des « démarches coopératives », « des processus délibératifs et de nouvelles formes de réseaux sociaux » : GNU-Linux, Wikipédia, les Creative Commons et les imprimantes 3D.

À la suite de ce diagnostic, Nicolas Alep et Julia Laïnae font bien de rappeler que l’ordinateur et Internet ne sont pas réappropriables pour être autogérés par des communautés démocratiques.

Les technologies numériques ne sont pas réappropriables, car elles sont le fruit d’une société de masse, d’experts, constituée de rapports de domination et d’exploitation, d’infrastructures complexes et gigantesques dont les citoyens ne peuvent qu’être dépossédés : on ne mettra pas des centrales nucléaires en autogestion, de même qu’on n’impliquera pas les citoyens de manière « participative » dans l’exploitation d’une mine au Congo, ou qu’on ne produira pas de manière « écologique » des claviers en plastique, des puces en silicium, des écrans de verre, des milliers et des milliers de kilomètres de câbles sous-marins.

Un plongeur répare un câble sous-marin véhiculant les données du réseau Internet mondial.
Internet n’a rien d’immatériel ou de « neutre ». C’est une infrastructure gigantesque de milliers de kilomètres de câbles sous-marins déposés par des navires spécialisés appartenant à de grandes firmes (Facebook, Google) ou à des États.
Carte des câbles sous-marins sans lesquels Internet n’existerait pas. Ces câbles sont au coeur d’importants enjeux stratégiques pour les firmes et les États. L’idée selon laquelle ces câbles seraient réappropriables pour être autogérées librement par les populations est un doux rêve.

Cette idée de réappropriation des techniques modernes se base encore une fois sur le mythe de neutralité sociale et politique des artefacts techniques. Or comme le soulignait l’historien des techniques Lewis Mumford, on peut classer les techniques en deux grandes catégories : celles qui vous donnent plus d’autonomie – techniques démocratiques – et celles qui vous retirent de l’autonomie – techniques autoritaires[9]. Ces dernières ne peuvent fonctionner sans de grandes organisations centralisées et fortement hiérarchisées, que ce soit des États ou des entreprises multinationales. Le processus d’industrialisation et la société moderne telle que nous la connaissons n’auraient jamais pu voir le jour sans ce type caractéristique de grandes organisations bureaucratiques.

L’ordinateur et Internet reposent en outre sur une base matérialisée par le système industriel et ses ramifications planétaires – mines à ciel ouvert, gisements pétrolifères, usines, réseau routier, ports marchands ou encore réseau électrique. Ce système s’est construit et s’étend encore aujourd’hui en dépossédant des populations paysannes et tribales autonomes relativement libres. On voit donc ici toute l’absurdité qu’il y a à vouloir se réapproprier des technologies qui reposent entièrement sur des infrastructures conçues avec l’objectif politique de plonger les populations dans une dépendance indigne afin de les tenir en laisse, de les domestiquer ; des infrastructures que seuls des États et des firmes transnationales sont à même de construire, gérer et entretenir.

Laissons le soin de conclure à Nicolas Alep, avec cette phrase tirée de la préface à la seconde édition (2023) :

La désescalade numérique, ce n’est pas simplement supprimer l’ordinateur, c’est organiser différemment toute la société pour pouvoir s’en passer.

Philippe Oberlé


  1. Voir cette recension : https://greenwashingeconomy.com/rencontres-technologos-sciences-critiques-2023/

  2. Theodore Roszak, Du Satori à la Silicon Valley, 2022.

  3. Steward Brand est aujourd’hui partisan de la convergence NBIC et du transhumanisme. Il souhaite par exemple utiliser la biotechnologie pour faire revenir à la vie des espèces disparues : https://www.liberation.fr/cahier-ete-2015/2015/07/29/stewart-brand-pape-de-la-de-extinction_1355842/

  4. À voir en VO ici : https://www.filmsforaction.org/watch/bbc-all-watched-over-by-machines-of-loving-grace/

  5. La totalité de la classe politique française, de l’extrême gauche à l’extrême droite en passant par les technocrates comme Jancovici tiennent exactement le même discours : ils veulent réindustrialiser le pays à tout prix, peu importe les conséquences sociales et environnementales. Voir cet article : https://antitechresistance.org/programme-parti-technologiste-industrie-uber-alles/

  6. Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital, 2019.

  7. https://www.sudouest.fr/sante/destination-sante/myopie-une-epidemie-mondiale-17040678.php

  8. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/01/les-grandes-compagnies-petrolieres-et-gazieres-utilisent-l-energie-eolienne-et-solaire-pour-produire-encore-plus-de-petrole_6197647_3232.html

  9. Une version de ce texte de Lewis Mumford est consultable ici : https://sniadecki.wordpress.com/2012/02/27/mumford-techniques-fr/

Pour nous rafraîchir la mémoire sur l’histoire de cette technologie détestable qu’est le nucléaire, j’ai traduit un article d’Alex Wellerstein publié dans le magazine The New Yorker en 2017[1]. L’article revient sur l’histoire du premier réacteur nucléaire. Wellerstein est historien des sciences et professeur au Stevens Institute of Technology, dans le New Jersey. Il publie ses enquêtes sur le nucléaire sur le blog Restricted Data et a également créé NUKEMAP, un outil de simulation d’arme nucléaire[2].

J’ai eu l’idée de traduire ce texte après avoir visionné Oppenheimer (2023), le dernier film de Christopher Nolan couvert d’éloges par les médias. On ressort de la séance sans avoir vraiment intégré le processus de fabrication d’une bombe atomique. Le film est de manière générale assez confus. Le réalisateur donne l’impression d’avoir priorisé la forme – le spectacle – sur le fond. Il n’est pas dit explicitement que les premiers réacteurs nucléaires ont été développés au départ dans le but spécifique de produire le plutonium nécessaire à la fabrication d’un certain type de bombe atomique, celles au plutonium 239. Fat Man, la bombe larguée sur Nagasaki, était une bombe au plutonium.

Fat Man, la bombe au plutonium larguée sur Nagasaki, a tué entre 60 000 et 80 000 personnes sur une population de 250 000 habitants d’après les estimations les plus récentes (Wikipédia).

D’après un rapport du Sénat, cinq éléments sont principalement utilisés pour la fabrication d’armes nucléaires : l’uranium 235, l’uranium 238, le plutonium 239, le tritium et le deutérium. Ces éléments se retrouvent en partie dans les déchets produits par les centres de recherche, l’industrie, la médecine et l’armée. Mais l’écrasante majorité de ces éléments provient des centrales nucléaires de production d’électricité ainsi que des usines de préparation et de retraitement des combustibles.

Qu’est-ce que cela veut dire ? En gros, tant que l’industrie nucléaire ne sera pas totalement démantelée, la menace d’une guerre nucléaire (et de terrorisme nucléaire) sera permanente et ira en s’accroissant. Un ancien directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique déclarait il y a près de 20 ans que l’assemblage d’une bombe nucléaire artisanale avec des matériaux issus de la contrebande n’était qu’une question de temps[3].

Il y a une dizaine d’années, l’ingénieur physicien Derek Abbott insistait sur l’insécurité permanente dans laquelle nous plonge l’industrie nucléaire.

« L’existence de l’énergie nucléaire crée une infrastructure où les matières premières et l’expertise pour la fabrication d’armes peuvent proliférer. Les différents types de réacteurs possèdent des niveaux variables de résistance à la prolifération, mais peu importe leur appellation, le fait est que tous les réacteurs et tous les combustibles nucléaires (déchets inclus) peuvent être utilisés pour la fabrication d’une bombe sale, voire d’une bombe nucléaire[4]. »

Une inquiétude confirmée par les faits en 2015. En Belgique, des terroristes ont entrepris de surveiller par caméra un physicien du Centre d’études nucléaires de Mol, endroit où sont stockées des quantités d’uranium suffisantes pour fabriquer une bombe sale. Un an plus tôt, un réacteur de la centrale de Doel a été saboté, mais heureusement « le pire a été évité[5] » selon le journal Le Monde. Pour combien de temps encore ?

Récemment, des scientifiques français ont appelé dans une tribune parue fin septembre « à la mise en œuvre d’un projet Manhattan de la transition énergétique » afin de sauver – et certainement pas « décarboner » – le système industriel. Ces gens sont de toute évidence déconnectés de la réalité, obsédés par la puissance et la gloire. Aucune leçon ne semble avoir été retenue de l’expérience d’Oppenheimer.

D’autres articles sur le nucléaire ont été publiés sur ce blog :


Souvenons-nous du Chicago Pile, le premier réacteur nucléaire au monde (par Alex Wellerstein)

Le 2 décembre 1942 a été le jour le plus froid à Chicago depuis près de cinquante ans. En cette journée glaciale, une équipe d’hommes et de femmes s’est rassemblée sous les gradins du Stagg Field de l’université de Chicago pour allumer un feu discret. Beaucoup d’entre eux venaient de l’autre côté de l’Atlantique où la Seconde Guerre mondiale faisait rage. Ces équipes étaient membres du Metallurgical Laboratory (« laboratoire métallurgique ») et participaient à son développement. Créée au mois de janvier de la même année, cette organisation stockait une collection poussiéreuse de graphite, d’uranium et d’équipement scientifique nommée the Pile (« la Pile »). Aujourd’hui, nous la connaissons sous un autre nom : le premier réacteur nucléaire au monde.

Le Chicago Pile méritait bien son nom de « low-tech[6] ». Il s’agissait d’un tas de quarante mille blocs de graphite, maintenus ensemble dans un cadre en bois de 7,6 mètres de large et 6 mètres de haut. La moitié des blocs environ comportait des trous contenant de petites quantités d’oxyde d’uranium ; et à l’intérieur de quelques autres de ces blocs se trouvaient des pépites de métal d’uranium raffiné dont la production était encore un processus nouveau. La Pile comportait peu de dispositifs de sécurité. La seule protection des scientifiques contre les radiations provenait d’un ensemble de barres de contrôle en cadmium, conçues pour être insérées et retirées à la main, ainsi que des théories et des calculs non vérifiés. Comme le soulignera plus tard un rapport gouvernemental, « il n’y avait pas de directives à suivre ni de connaissances préalables sur lesquelles baser ces travaux ». Les responsables de l’université et ceux de la ville n’ont pas été informés qu’une expérience – jugée risquée même par ses initiateurs – se déroulait au cœur de la deuxième plus grande ville des États-Unis.

Illustration du premier réacteur nucléaire construit en sous-sol sur un terrain de squash, en plein coeur du campus de l’université de Chicago.

L’expérience elle-même a été quelque peu décevante. La Pile a été mise en marche, amenée à la criticité (le point auquel une réaction nucléaire s’auto-entretient), puis arrêtée une demi-heure plus tard, avant que sa chaleur et sa radioactivité croissantes ne deviennent trop dangereuses. Le laboratoire métallurgique l’a testée pendant quelques mois avant de la démonter et de la reconstruire – désormais avec un blindage anti-radioactivité – sur un site un peu plus éloigné de la ville, où l’engin prit le nom de Chicago Pile-2. Le réacteur a finalement fonctionné pendant plus de dix ans avant d’être démantelé et enterré dans les bois.

La Pile n’était pas une réalisation scientifique abstraite. Cette Pile faisait partie d’un plan beaucoup plus vaste, conçu sous les auspices du projet Manhattan. Il s’agissait de construire un parc de réacteurs nucléaires de taille industrielle, non pas pour produire de l’énergie électrique (ce qui viendra bien plus tard), mais pour produire du plutonium, un combustible utilisé pour fabriquer des armes nucléaires. Pratiquement du jour au lendemain, l’université de Chicago est devenue un important contractant dans l’effort de guerre. (L’un de ses nombreux contrats avec le gouvernement doublait à lui seul le budget de l’école). Les données issues de l’expérimentation avec la Pile serviront à la conception des réacteurs ultérieurs, y compris celui qui produira le plutonium pour le premier essai nucléaire de l’histoire (nommé Trinity) et pour la bombe atomique larguée sur Nagasaki[7].

En temps de guerre, le secret et la suspicion régnaient sur tous les aspects du travail du laboratoire métallurgique. L’armée américaine avait estimé que certains membres de son personnel, dont Arthur Compton, son directeur lauréat du prix Nobel, présentaient des risques pour la sécurité. D’autres membres du projet, dont le physicien perturbateur Leo Szilard et même l’éminent Enrico Fermi, sont considérés comme des « étrangers ennemis ». Car leurs pays d’origine, qu’ils ont dû quitter, étaient sous le joug du fascisme. Vannevar Bush, le scientifique-administrateur qui a coordonné une grande partie des premiers travaux du projet Manhattan, a demandé aux militaires de ne pas tenir compte de ces préoccupations. Plutôt que de laisser les experts nucléaires en liberté, ne serait-il pas préférable, a-t-il suggéré, « d’accueillir et de placer sous un contrôle rigoureux pratiquement tous les physiciens du pays ayant des connaissances fondamentales sur le sujet » ?

Le gouvernement a fini par répondre à ces préoccupations sécuritaires en ouvrant une nouvelle installation dans un endroit plus isolé, où des travaux vraiment sensibles pouvaient être effectués. C’est ainsi qu’est né le laboratoire de Los Alamos, au Nouveau-Mexique. Bien que de nombreux scientifiques de confiance de l’équipe de Chicago aient fait le voyage jusqu’à Los Alamos, d’autres sont restés à Chicago – ou ont été mis à l’écart. Ils ne sont pourtant pas restés inactifs. Ayant accompli la majeure partie de leur travail durant la première partie du projet Manhattan, libérés des défis liés à la construction de la bombe, ils ont eu le temps de réfléchir aux problèmes sociaux et politiques posés par cette nouvelle technologie. Un rapport sur ce sujet, présidé par James Franck, un physicien allemand lauréat du prix Nobel qui avait travaillé sur les armes chimiques pendant la guerre précédente, a conclu de manière quelque peu hérétique que les premières armes atomiques ne devraient pas être larguées sur des villes sans avertissement préalable. Le rapport Franck a suscité quelques discussions aux échelons supérieurs du projet Manhattan, mais aucun plan n’a été modifié suite à cette publication. Finalement, le rapport a été rendu public après la guerre, avec quelques modifications apportées par les militaires. Une ligne avait été rayée de tous les exemplaires du rapport, mais elle restait tout juste visible sur les originaux. Il suffisait de les porter à la lumière et de les incliner légèrement. Dans ce passage, les auteurs affirmaient que si les États-Unis étaient le premier pays à utiliser des armes nucléaires en temps de guerre, cela « pourrait amener d’autres nations à nous considérer comme une nouvelle Allemagne. »

La Pile en cours de construction.

Les scientifiques de Chicago n’avaient pas tous des pensées aussi sombres. Les membres du laboratoire métallurgique ont également rédigé des rapports sur les avantages de l’atome civil. Ils ont imaginé un nouveau domaine des technosciences, baptisé « nucléonique », qui ouvrirait la voie à des percées médicales et à de nouvelles sources d’énergie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ils ont recommandé la création d’un système de laboratoires d’État, afin de s’assurer que des organisations telles que le laboratoire métallurgique puissent continuer à exister en temps de paix. Les chercheurs ont également exercé un lobbying vigoureux en faveur de ce qu’ils considéraient comme une politique judicieuse en matière d’armes atomiques. Le Bulletin of the Atomic Scientists of Chicago et la Federation of Atomic Scientists (qui deviendra plus tard la Federation of American Scientists) sont tous deux nés de ce réveil politique, et un mouvement pour la responsabilité sociale des scientifiques a vu le jour. L’équipe fondatrice de la Pile s’est avérée plus douée pour construire des réacteurs que pour changer les politiques publiques, mais son héritage d’activisme et d’engagement public se retrouve aujourd’hui dans le discours sur le changement climatique[8].

Une fois la guerre terminée, le monde ayant pris conscience de la puissance libérée, l’université de Chicago installa une plaque de bronze commémorant la Pile. On peut y lire : « Le 2 décembre 1942, l’homme a réalisé ici la première réaction en chaîne auto-entretenue et a ainsi initié la libération contrôlée de l’énergie nucléaire. » Le directeur de la presse de l’université avait proposé d’ajouter une phrase à la fin : « pour le meilleur et pour le pire ». Suggestion rejetée.

Alex Wellerstein

Traduction et commentaire : Philippe Oberlé

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  1. https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/remembering-chicago-pile-worlds-first-nuclear-reactor

  2. https://blog.nuclearsecrecy.com/

  3. https://www.harvardmagazine.com/2006/05/is-nuclear-power-scalabl-html

  4. https://ieeexplore.ieee.org/stamp/stamp.jsp?arnumber=6021978

  5. https://www.lemonde.fr/europe/article/2016/03/26/les-sites-nucleaires-belges-cibles-potentielles-des-terroristes_4890475_3214.html

  6. Le nucléaire n’a rien d’une énergie « low-tech », c’est-à-dire une technologie décentralisée et facilement reproductible par des non experts. Voir cet article : https://greenwashingeconomy.com/low-tech-confusion-manipulation-industrie-technocratie/

  7. Voir également sur le site de l’université de Chicago :

    « Comment le réacteur a-t-il conduit à la première bombe atomique ?

    Pour fabriquer une bombe atomique, le projet Manhattan devait d’abord prouver qu’une réaction en chaîne fonctionnerait réellement comme ils le pensaient.

    Ensuite, il fallait construire des réacteurs plus nombreux et plus grands afin de créer le bon type de plutonium et d’uranium à utiliser dans les bombes atomiques. À cette fin, le projet Manhattan a démantelé Chicago Pile-1 et a rapidement entrepris de construire des réacteurs plus grands à Hanford (Washington) et Oak Ridge (Tennessee) pour produire de l’uranium et du plutonium. Les principaux responsables scientifiques se sont installés à Los Alamos, au Nouveau-Mexique, où ils ont assemblé et testé les bombes. »

    https://news.uchicago.edu/explainer/first-nuclear-reactor-explained

    Voir également le site du projet Manhattan sur le site du département américain de l’Energie : https://www.osti.gov/opennet/manhattan-project-history/Events/1942-1944_pu/1942-1944_plutonium.htm

    https://www.osti.gov/opennet/manhattan-project-history/Processes/PlutoniumProduction/reactor-operations.html

    Voir encore le site de la World Nuclear Association : https://world-nuclear.org/information-library/current-and-future-generation/outline-history-of-nuclear-energy.aspx

  8. Effectivement, la majorité des scientifiques contemporains continue de colporter ce même discours fumeux tenu par les chercheurs qui ont participé au développement de la bombe nucléaire. Il serait possible de séparer les bons côtés de la technologie des mauvais ; on pourrait réguler la recherche scientifique pour l’orienter dans la bonne direction ; la recherche scientifique et le progrès technique, qui sont totalement tournés vers l’accroissement de la puissance du système industriel, ne seraient pas à l’origine du désastre planétaire en cours ; etc. Des historiens des techniques tels que Jacques Ellul, François Jarrige, Jean-Baptiste Fressoz, Thomas Le Roux ou encore Guillaume Carnino ont montré que ceci est à peu près faux sur toute la ligne.

Traduction d’un texte du journaliste Christopher Ketcham qui raconte l’histoire de Stephen Plato McRae, un entrepreneur texan prospère dont la vie bascule après la crise des subprimes en 2008. Amoureux de la nature sauvage, révulsé par le développement industriel, il se lance après avoir tout perdu dans un projet fou : provoquer à lui seul l’effondrement de la civilisation industrielle. Ce texte a été publié dans l’édition de Novembre 2023 du Harper’s Magazine[1]. Fondé en 1850, il est « le plus vieux mensuel généraliste des États-Unis et sans conteste l’un des meilleurs[2] » d’après Courrier International.

L’histoire de Christopher Ketcham fait la une de l’édition de novembre 2023 de Harper’s.

Le Briseur de Machine (par Christopher Ketcham)

Au cours de l’été 2016, Stephen McRae, un Texan de cinquante-sept ans, quitta les forêts de l’Oregon pour se rendre dans les vastes étendues du Grand Bassin. Il avait pour plan de se lancer dans le sabotage. La première cible était une centrale électrique au charbon située près de Carlin, au Nevada. Cette installation de 242 mégawatts appartenait à la Newmont Corporation et servait à alimenter deux mines d’or situées à proximité, également propriétés de Newmont.

McRae détestait passionnément les centrales électriques au charbon, mais il détestait encore plus les mines d’or. L’or représentait tout ce qui était frivole, obscène et destructeur. Pour McRae, la ruée vers l’or était le symptôme d’une forme de dégénérescence civilisationnelle en raison de la pollution liée à son extraction, des perturbations catastrophiques des sols, de l’empoisonnement de l’eau et de l’air. De plus, la ferveur pour le métal jaune rendait les gens hostiles les uns envers les autres.

Des années plus tard, lorsqu’il pouvait enfin partager son histoire, McRae me confia autour d’un feu de camp en pleine nature que les mines d’or devaient mourir. « Et la centrale électrique aussi. Je voulais que tout cela disparaisse. Mais c’est seulement lors de cet été-là que j’ai eu les couilles de le faire. »

Il a finalement été contraint d’agir en raison de ce qu’il avait vu dans les forêts de conifères de l’État de Washington et de l’Oregon durant cet été. Les forêts étaient chaudes et sèches alors qu’elles auraient dû être fraîches et luxuriantes, arrosées abondamment par la pluie. Il a vu peu d’oiseaux, des espèces qu’il considérait comme ses compagnons dans le nord-ouest du Pacifique – les gobemouches et les viréonidés, la paruline à tête jaune, le troglodyte du Pacifique, la grive à collier. Même les oiseaux les plus communs, comme le junco ardoisé aux yeux sombres avec sa queue blanche clignotante et son trille aigu, étaient introuvables. Vivant à l’arrière de sa voiture, il campait sur des propriétés publiques. Furieux de cette perte, le soir il marchait d’un pas lourd, les poings serrés, autour du feu de camp.

Selon les autorités, McRae n’avait commis qu’une seule fois un sabotage industriel. C’était le jour du poisson d’avril 2015 dans le comté de San Juan, dans l’Utah. Il s’agissait d’une attaque contre une sous-station électrique [ou poste électrique]. S’il avait été arrêté et condamné, il aurait pu encourir à cause de ce crime une peine d’emprisonnement de vingt ans en vertu des lois sur le renforcement du terrorisme, et ce même si cet acte n’avait mis en danger aucune vie humaine. Il s’agit là d’un point essentiel pour McRae. « Ils m’ont traité de terroriste aux intentions anarchistes », expliqua-t-il plus tard. « Mais je hais les machines, pas les gens. » Il qualifiait le système des machines et ses technocrates de « mégamachine » selon la formule de l’historien des techniques Lewis Mumford. Ce dernier mettait en garde contre la prise de contrôle de la société par des technologies qui nous rendraient dépendants et, pour finir, esclaves – des technologies qui ont maintenant perturbé le climat car elles reposent sur la combustion du carbone. « À bas la mégamachine » était la devise de McRae.

En traversant le nord du Nevada, en direction de l’est sur la I-80, vers la centrale électrique et les mines de Newmont, McRae frappa dès que l’occasion s’est présentée. Le soir du 30 août 2016, il roulait sur une piste pour se rendre à son camping situé dans les contreforts des Montana Mountains, dans le comté de Humboldt, à quelque 150 miles au nord-ouest du site de Newmont à Carlin. C’est à ce moment que McRae tomba sur le poste électrique de Quinn River, un nœud de 115 kilovolts du type de ceux qui desservaient généralement les gros clients industriels.

Le lendemain, à 8 heures du matin, il gara sa camionnette Isuzu mauve délabrée près de la sous-station. Au matin, les ombres imposantes du Nevada s’étendaient sur le désert. McRae scruta l’horizon à la recherche de véhicules ou de piétons. Ne voyant personne, il brandit son .30-40 Krag, un fusil connu pour sa puissance et sa précision, et tira une seule balle depuis l’intérieur du camion. Comme prévu, la balle transperça les ailettes de refroidissement du transformateur, faisant jaillir l’huile minérale sur l’armoise.

La détonation très importante l’étourdit un instant. Il regarda autour de lui, comme s’il prenait enfin conscience de ce qu’il était en train de faire. C’est alors qu’une question qui allait devenir récurrente lui vint à l’esprit : comment était-il tombé si bas ?

À la tête d’une entreprise de menuiserie haut de gamme pour clients fortunés basée à Dallas, McRae avait autrefois connu la prospérité. Son entreprise s’adressait à des clients fortunés et lui rapportait un revenu à six chiffres. À l’apogée de son succès, il supervisait dix ouvriers, mais le krach financier de 2008 a provoqué la faillite de l’entreprise. Il n’avait plus ni téléphone portable, ni carte de crédit, ni compte bancaire. Il vivait au jour le jour de petits boulots. Il avait aussi été amoureux et marié. Sa femme était une baroudeuse et une amoureuse des contrées sauvages, tout comme lui. Mais elle l’avait quitté depuis un moment déjà, comme tout ce qui avait été stable et ordonné dans sa vie.

Pour un homme au bas de l’échelle sociale, qui avait abandonné un rêve américain voué à disparaître, le nomadisme dans les grands espaces de l’Ouest était la voie à suivre. Il soulageait sa colère, son désespoir et sa tristesse dans le réconfort de ses campements, où il y avait au moins des arbres à qui parler, des étoiles immenses et cosmiques. Lorsqu’il avait de la chance, il pouvait aussi tomber sur un ruisseau issu de la fonte des neiges, là-haut dans les montagnes, au-dessus du désert brûlant. Il y avait assez de place pour vivre comme un clochard avec un certain degré de dignité, pour disparaître dans l’immense arrière-pays, hors de vue des flics et de la portée de ce que McRae appelait dans son journal « l’État-firme policier ». C’est à ce moment qu’il se présenta comme « un féministe sans Dieu follement matriarcal, un amoureux des arbres avec un flingue ».

Il tira un seul coup de feu sur la sous-station de Quinn River, et nota l’endroit où la cartouche était tombée dans le camion afin de pouvoir se débarrasser rapidement de la preuve. (Il conseille de toujours tirer depuis l’intérieur du camion, afin qu’il n’y ait pas d’empreintes balistiques ou de chaussures sur le site). Convaincu que le transformateur tomberait en panne dans l’heure, il se dirigea vers l’est, vers le soleil, sur la route nationale 140 du Nevada, en direction de la centrale électrique de Newmont.

Mais l’attaque de Newmont n’eut jamais lieu, pour la plus stupide des raisons : McRae creva en chemin. Il savait qu’il devrait rouler avec une roue de secours sur de nombreuses pistes pour s’échapper, et il n’osa pas attaquer cette installation avec seulement trois pneus en état.


J’ai rencontré McRae pour la première fois – et je suis apparu pour la première fois dans son dossier du FBI – peu de temps après l’assaut avorté du site de Newmont. Le 7 octobre de la même année, je fis un stop chez un ami à Escalante, dans l’Utah, où je vivais cet automne-là. Cet ami était Mark Austin, un entrepreneur de soixante-cinq ans qui construisait des maisons pour de riches migrants. Il remarqua que j’étais secoué et m’invita à boire un verre. Un cerf – un grand mâle – avait déboulé à travers un champ alors que je roulais lentement vers la ville. L’animal avait enfoncé ses bois dans la vitre côté conducteur, projetant du verre sur mon visage et mes cheveux avant de s’enfuir. À mon arrivée, McRae était invité chez Austin pour le dîner. Il trouva mon histoire amusante. Les bêtes de la terre déboulent pour vous régler votre compte, me dit-il. « Ce sont vos plaques new-yorkaises. »

Je n’étais pas d’humeur à plaisanter. McRae ressemblait à un imposant gars du Sud, un type grisonnant et agressif. Il mesurait plus d’un mètre quatre-vingt, avait des épaules énormes, des mains de la taille de ma tête et un large sourire dépourvu de plusieurs molaires par manque de soins. Un spécimen nourri au steak originaire de Fort Worth ou de Dallas, qui compense par la masse corporelle ce qui manque à l’esprit. Inutile de dire que cette première impression était fausse sur toute la ligne.

Nous buvions beaucoup de vin, puis nous sommes passés à la tequila. Nous discutions de son amour de la littérature anglaise et du désespoir russe, des Brontës et de Dostoïevski. McRae semblait prompt à haïr et prompt à aimer. Son tempérament était un mélange de passion et de haine. Il se disait adepte des cultures amérindiennes, particulièrement épris des Apaches, de leurs chefs Geronimo et Cochise, les derniers et les plus féroces des chefs indigènes des quarante-huit derniers kilomètres à avoir résisté à l’invasion des Blancs. Il aimait se décrire comme leur allié et déclara assez rapidement, avec une joie d’adolescent, son intention de détruire la civilisation industrielle de l’homme blanc. Ses cibles les plus importantes étaient les infrastructures de combustibles fossiles et le réseau énergétique. Nous discutions de l’élimination de l’ennemi – par exemple les PDG du classement Fortune des 500 plus puissantes entreprises américaines – et de comment leur décapitation rendrait le monde meilleur. « Cela vous poserait-il réellement un problème si je tuais les frères Koch ? » a-t-il demandé.

Ses yeux brillaient. Il hurlait sur nous. (Les autres participants à la conversation étaient Viva Fraser, ma petite amie, Erica Walz, éditrice du journal local, et Mark). Nous parlions d’animaux qui se vengeaient d’Homo sapiens, attaquant en masse nos voitures qui avaient écrasé tant de leurs semblables. « Organisez les animaux », s’écria McRae. Il se leva, fit les cent pas, s’assit et se releva. Après avoir bu une nouvelle fois, je lui révélai que j’écrivais pour ce magazine. Il rit aux éclats et sourit d’un air à moitié édenté en disant : « Harper’s ! Bon sang ! »

Grâce à l’aimable autorisation du ministère de la Justice, je possède une copie de l’enregistrement de cette conversation par le FBI. Elle durait environ quatre heures. Une grande partie était brouillée. La qualité du son était si mauvaise qu’elle est inintelligible. Il y avait un moment dramatique vers la troisième heure, lorsque moi et McRae, que je connaissais à peine, envisagions de partir le lendemain matin pour cibler « l’infrastructure qui fait fonctionner le capitalisme industriel ». Car, selon lui, celle-ci « est très vulnérable à certains endroits ». Il nous haranguait en disant : « Je déteste tout de cette culture. » Nous l’écoutions. J’essayais d’intervenir. Il me rabrouait. Selon la transcription du FBI, légèrement modifiée par mes soins, la conversation s’était déroulée comme suit :

McRae : Je suis prêt à mourir pour ce en quoi je crois. J’ai commis cinquante putains de crimes contre l’État-firme au cours des soixante derniers jours.

Ketcham : Vraiment ?

McRae : Oui, c’est ce qu’on appelle du terrorisme. Parce que je les hais.

Austin : J’espère que tu n’as pas tué des gens, mec.

McRae : Je n’ai pas besoin de tuer des gens.

Ketcham : Si tu as commis de tels crimes, tu devrais te taire.

McRae : Je m’en fiche.

Ketcham : En fait, j’ai tendance à penser qu’en raison de votre vantardise à ce sujet, vous n’avez rien fait de tout cela.

McRae : Tu penses que je suis un putain de menteur ? Tu vas me traiter de putain de menteur ? Allez, monte dans mon putain de camion ! En l’espace d’une heure, nous allons commettre cinq crimes.

(McRae commence à crier et à jurer.)

Austin : Steve, Steve, calme-toi !

McRae : Viens dans mon camion avec moi, en une heure on peut commettre cinq crimes. Je n’ai pas peur de la putain de NSA, du FBI ou de n’importe lequel de ces enculés.

Walz : Mais Steve, quel est le but ?

McRae : Pour enseigner au monde comment détruire le capitalisme industriel. J’ai un programme politique pour détruire le capitalisme industriel. Je ne veux pas blesser les gens. Je n’ai jamais fait de mal à personne. Et j’essaierai d’éviter cela à tout prix. Je sais comment, à moi tout seul, mettre à l’arrêt durant des semaines d’énormes exploitations minières qui coûtent des millions et des millions de dollars. Je sais comment les mettre à l’arrêt. Dois-je continuer ? Je suis sérieux comme une putain de crise cardiaque. Vous pensez que je mens ?

Ketcham : Allons-y et faisons-le.

McRae : Tu penses que je raconte des conneries. Tu ne me crois pas. D’accord, on y va demain, d’accord, c’est cool ? Je le ferai en plein jour, c’est là qu’ils s’y attendent le moins… Tu mets en doute mon intégrité, mec.

Walz : Vous savez quoi, je ne veux pas entendre cette conversation. Je préfère que vous n’ayez pas du tout cette conversation devant moi.

McRae : Relax, je suis un putain de menteur, ok, putain de mensonges. Donc, de toute façon, tu veux me retrouver ici dans la matinée ? eh bien, dis-moi juste quand et où.

Ketcham : Nous en reparlerons demain.

McRae : Je serai dans les parages demain… Et t’es vraiment journaliste, tu pourrais contribuer à ma cause politique. Je pense que nous pouvons les battre. Nous sommes assez nombreux pour les battre.

Bien sûr, rien de tout cela ne s’est passé, car je pensais que McRae était un vantard et un menteur. Je me suis dit qu’il avait lu trop souvent Le gang de la clé à molette. (Il l’avait effectivement lu un grand nombre de fois). Le roman d’Edward Abbey, père littéraire du sabotage écologique, publié en 1975, mettait en scène un quatuor de citoyens défenseurs de la nature sauvage rocheuse du sud de l’Utah. Jurant de saboter l’industrie, ce gang s’inspirait de leur héros Ned Ludd, mythique tisserand anglais du XVIIIe siècle qui s’était rebellé contre les machines se multipliant dans l’industrie textile. (On dit que les ancêtres de Ned Ludd, dans la Hollande du XIVe siècle, utilisaient des sabots de bois pour briser les machines à tisser qui les mettaient au chômage). Armés d’essence, d’explosifs et de fusils, les saboteurs d’Abbey brûlaient des bulldozers et d’autres équipements de travaux publics, faisaient sauter des ponts et envoyaient des trains de charbon dans des canyons, le tout en étant poursuivis par les autorités locales. McRae me semblait jouer dans une mauvaise caricature d’un roman d’Abbey.

Après cette rencontre, je n’eus plus de contact avec McRae pendant plusieurs semaines. Nous nous revîmes à Halloween à Escalante, lors d’une fête où j’étais déguisé en terroriste. McRae était assis sur une chaise, sans costume, seul et à l’écart. Il me jeta un regard sombre. Mon visage était en grande partie caché par une cagoule et un keffieh. Après l’avoir retiré, je lui souris d’une manière que j’imagine aujourd’hui dédaigneuse. Plus tard, il me dit que cela l’avait blessé d’être mis en doute par un journaliste de son magazine préféré. Il avait sérieusement envisagé de m’emmener avec lui pour commettre des crimes.


Face à la marche de la civilisation des machines, l’histoire du sabotage écologique était faite de petites victoires locales, de reculs sur la terre brûlée et, en fin de compte, d’échecs cuisants. Le mouvement remontait aux années soixante-dix, au moment où le personnage fictif d’Abbey inspira une génération de jeunes Américains regroupés au sein du groupe d’action directe Earth First! « Il est temps que des hommes et des femmes, individuellement ou en petits groupes, agissent héroïquement et illégalement pour défendre la nature, pour mettre une clé à molette dans les rouages de la machine », écrivaient Dave Foreman, ancien lobbyiste de la Wilderness Society et cofondateur d’Earth First!, et Bill Haywood, dans leur livre pratique Ecodefense publié en 1985. « Nous ne ferons pas de compromis politiques », avait déjà annoncé le groupe dans un communiqué en 1980. Ils affirmaient que les saboteurs utilisant leurs méthodes seraient « efficaces pour arrêter la coupe du bois, la construction de routes, le surpâturage, l’exploration pétrolière et gazière, l’exploitation minière, la construction de barrages, la construction de lignes électriques ». Les membres d’Earth First! s’organisèrent pour défendre les forêts anciennes du Nord-Ouest, en cloutant les arbres avec des clous de 60 centimes pour éloigner les équipes de bûcherons, en bloquant les routes pour arrêter les camions d’exploitation forestière et en campant dans les frondaisons des sapins et des pins anciens pour empêcher leur abattage. Parfois, ils réussissaient. Mais la plupart du temps, ils échouaient.

Earth Liberation Front, héritier idéologique d’Earth First!, arriva sur le devant de la scène dans les années 90 avec des nouveautés et des améliorations dans les tactiques d’écodéfense. Les elfes, comme ils se qualifiaient eux-mêmes, mirent le feu à des stations de ski, à des SUV chez des concessionnaires et à des laboratoires accusés de maltraiter des animaux. Leur intention était de ne nuire à aucun être vivant et, il faut l’admettre, ils respectèrent leur code de conduite. Le militantisme croissant de l’ELF sema la consternation dans les forces de l’ordre américaines et causa suffisamment de problèmes financiers pour faire tourner la tête de quelques chefs d’entreprise. Leur plus grande réussite fut l’incendie criminel audacieux et complexe de la station de ski de Vail, un sabotage perpétré en 1998 avec l’Animal Liberation Front. Les flammes causèrent des dégâts estimés à 24 millions de dollars. Cette action conduisit le FBI à qualifier les deux groupes d’ « éléments extrémistes criminels les plus actifs des États-Unis ». En 2006, des dizaines de membres de l’ELF s’étaient dénoncé les uns les autres sous l’énorme pression des lois anti-terroristes promulguées à la suite du 11 septembre 2001. Le FBI célébra sa victoire, mais cela revenait à faire beaucoup de bruit pour pas grand-chose. La somme des dommages causés par les incendies criminels, les actes de vandalisme et les lâchers d’animaux au cours de plusieurs décennies d’activité ne s’élevaient qu’à 45 millions de dollars.

La prise de conscience du sérieux de l’écosabotage coïncidait avec une ère de pillage et de spoliation à grande échelle. Certains historiens qualifiaient ce moment de Grande Accélération, une période au cours de laquelle l’entreprise humaine sous l’égide du capitalisme s’était emballée, pillant la terre comme jamais auparavant. Presque tous les indicateurs de santé écologique suggéraient un déclin. Le problème était l’apparente invincibilité du mastodonte, la constance de sa marche en avant et l’inefficacité de l’action de simples individus face à de tels enjeux.

Compte tenu de ces tendances, il n’était pas surprenant de voir le mouvement d’écodéfense se tourner vers le catastrophisme. À l’avant-garde de cette nouvelle évolution se trouvait Deep Green Resistance, un groupe fondé par Derrick Jensen, Lierre Keith et Aric McBay. Se présentant comme écophilosophes et activistes, ils publiaient de nombreux livres critiques de la société industrielle. Tous trois affirmaient que notre civilisation était insoutenable et qu’elle rendrait la terre inhabitable. Jensen, en particulier, exhortait ses lecteurs à

mettre nos corps et nos existences entre le système industriel et la vie sur cette planète. Nous devons commencer à riposter. Ceux qui viendront après nous, qui hériteront de ce qui restera du monde une fois que cette culture aura été stoppée […] nous jugeront sur la santé de la terre, sur ce que nous laisserons derrière nous. Ils ne se soucieront pas de la façon dont vous ou moi avons vécu notre vie. Ils ne se soucieront pas des efforts que nous avons déployés. Ils ne se soucieront pas de savoir si nous étions de bonnes personnes.

Sa vision était apocalyptique : plus nous attendions pour démanteler la machine, plus son expansion diminuerait la capacité de charge de la planète, et plus notre souffrance finale serait grande[3]. Bien sûr, le public américain avait déjà été confronté à cette idée. Cette dernière avait été popularisée dans les années 90 par le meurtrier détraqué Theodore Kaczynski, dont le manifeste dénonçait la société industrielle et appelait à son renversement par la violence. « Pour faire passer notre message au public », écrivait Kaczynski, « nous avons dû tuer des gens. » Il s’adressait à ceux

qui s’opposeront au système industriel sur une base rationnelle et réfléchie, en appréciant pleinement les problèmes et les ambiguïtés en jeu, ainsi que le prix à payer pour se débarrasser du système.

Une majorité de personnes penserait, sur une base rationnelle, que le prix est trop élevé. Aussi insoutenable que soit la mégamachine, il faut la maintenir parce que des centaines de millions, voire des milliards de personnes souffriraient probablement de son effondrement[4]. À sa décharge, M. Jensen, qui souffre de la maladie de Crohn et dépend de traitements médicamenteux issus de la haute technologie, admettait qu’il serait l’un des premiers à disparaître. (« Je suis également conscient, écrit-il, que le fait que ces médicaments me sauvent probablement la vie ne constitue pas une raison suffisante pour maintenir la civilisation »). McRae comparait notre situation à la vie à bord de l’Étoile de la mort. L’Étoile de la mort nous assiste, nous alimente, nous nourrit, nous habille, nous soigne, nous loge, nous réchauffe et nous rafraîchit grâce à sa vibrante complexité – adieu les planètes qui font obstacle à sa progression. Il existe une multitude d’emplois bien rémunérés pour s’assurer que l’Étoile de la mort est bien huilée et en état de marche. « Plus d’argent pour plus de gadgets, de trucs, de bidules, de babioles », écrivait McRae dans un courriel. « La fascination sans fin pour toujours plus, plus, plus d’objets brillants pour entretenir une vie d’esclave des machines. »


Après l’abandon de l’attaque sur la mine d’or de Newmont, McRae s’arrêta sur la I-80 à Carlin pour faire réparer son pneu crevé. Il était paranoïaque, proche du délire. Il risquait de se faire repérer par les caméras de surveillance de la circulation ou d’éveiller les soupçons des flics. Et puis, visiter une ville du Nevada était une expérience horrible, avec les visages hideux et tordus des gens, la chaleur écrasante, le ciel d’un blanc chrome brûlant. Chaque interaction faisait l’effet d’une sorte de torture.

De Carlin, il se dirigea vers le sud en zigzaguant sur des pistes en terre, évitant les flics et les gens, sentant la boule grossir dans son estomac. Il avait pour cible une sous-station dans le comté de White Pine, à deux cents miles de là, non loin d’un lieu de prédilection évoquant de bons souvenirs, le parc national de Great Basin. Jeune homme, il avait randonné avec sa femme dans les prairies de montagne. Ils s’étaient assoupis sous le murmure des pins bristlecone lors d’une nuit d’été. Lorsqu’il tira sur le poste électrique de Baker dans le comté de White Pine, le 14 septembre 2016, il s’attendait naïvement – il s’en rend compte aujourd’hui – à ressentir à un moment donné une sensation semblable à celle qu’il éprouvait lors de ses escapades en montagne. À éprouver l’enthousiasme que lui procurait l’odeur des pins dans la brise, c’est-à-dire un sentiment de joie, un but, une vision de la vérité, de la beauté et du sens de la vie. Mais cela n’est jamais arrivé. Et cela n’arriverait jamais.

Toutes les leçons apprises au cours de son éducation bourgeoise lui faisaient sentir que quelque chose clochait dans sa conduite. Il cherchait des rationalisations dans le murmure perpétuel des personnes psychologiquement troublées au bord de la dépression nerveuse. Il parlait à haute voix seul devant son feu de camp. Il pensait aux défenseurs pacifiques de l’eau dans le Dakota, aux Amérindiens de Standing Rock qui espéraient bloquer le Dakota Access Pipeline, qui avaient été attaqués et vaincus cet été-là par des voyous à la solde des compagnies pétrolières. Qu’est-ce qu’un rassemblement de forces pacifistes avait permis d’accomplir pour défendre la Terre nourricière ?

Il avait essayé la résistance pacifique pendant la majeure partie de sa vie, en se portant volontaire pour des groupes de protection de la nature et en contribuant comme il pouvait. Mais c’était un non-sens, une perte de temps, d’argent et, pire encore, un déclin spirituel. Cela ressemblait à une chaîne de Ponzi[5]. Il pensait soutenir le bon camp politique : les démocrates, Hillary Clinton en particulier. (Il disait à ses amis et à sa famille qu’il allait « soutenir une femme, parce que seule une femme peut nous sortir de ce bordel »). Il essaya de suivre l’exemple de son père, Jack, professeur d’éducation civique qui avait enseigné dans les écoles publiques de Dallas pendant trente ans. Jack avait été socialiste, puis démocrate et soutien de Lyndon B. Johnson. Il croyait au discours civique, à la désobéissance civile si nécessaire – mais jamais à la rage ni à l’émeute, encore moins à la violence. Lorsque McRae avait cinq ans, en 1964, son père se rendit dans le Mississippi pour participer aux campagnes électorales du Freedom Summer [un des événements marquants du mouvement américain des droits civiques qui militait pour l’accès à la pleine citoyenneté des afro-américains, NdT].

McRae passa la fin de sa quarantaine à s’occuper de son père malade, décédé en 2008 à l’âge de 86 ans d’une insuffisance cardiaque congestive. Il expliqua un jour à son père que le pacifisme, c’était pour les imbéciles. Jack avait servi pendant la Seconde Guerre mondiale, lors des campagnes sanglantes en Afrique du Nord et en Italie. Il connaissait très bien la violence. C’était un homme calme qui élevait rarement la voix. Mais ce jour-là, il se mit en colère contre son fils. Ils se disputèrent pendant des heures. McRae estimait que son père aurait aujourd’hui honte de ce qu’il était devenu.

Il lui fallut plus d’une semaine pour traverser le Nevada, empruntant des routes secondaires défoncées à bord de sa vieille bagnole déglinguée, à travers la poussière et les herbes folles, les vastes bassins de sel brûlés et les pics montagneux. Il prit la direction des hauts plateaux du Colorado, les Canyonlands, où il avait trouvé du travail comme menuisier chez Mark Austin. Lorsque McRae avait visité Escalante en 2015 et rencontré Austin pour la première fois, il pensait avoir trouvé un ami, une personne rare en qui il pouvait avoir confiance. Leurs visions du monde semblaient s’aligner.

À force de fréquenter McRae, Austin exprimait sa sympathie pour certains petits actes de sabotage tels que la destruction de panneaux publicitaires au bord des routes. McRae en était ravi. Mieux encore, Austin était un grand amateur des écrits d’Edward Abbey. Austin était un ami proche de Doug Peacock, le vétéran de la guerre du Vietnam qui inspira Abbey pour le personnage de George Hayduke, le saboteur sauvage dans Le Gang de la clé à molette. McRae adorait Hayduke et fut impressionné qu’Austin connaisse l’homme qui inspira le personnage. Il se confiait à Austin à propos de Deep Green Resistance et parlait vaguement de sabotages qu’il avait pu ou non commettre. McRae avait également décrit, de manière obsessionnelle selon Austin, la destruction du réseau énergétique. « Il était hystérique », se souvint Austin. « Il y a une grande différence entre abattre des panneaux d’affichage illégaux et démanteler des infrastructures. » McRae avait travaillé plusieurs mois sur les chantiers d’Austin. Il touchait son salaire et prenait la route. Austin, qui était un peu effrayé par la rhétorique de son employé, s’attendait à ne plus jamais entendre parler de lui.

Le 25 septembre 2016, l’électricité fut coupée durant plusieurs heures à Escalante. En fait, la panne toucha une grande partie du sud-ouest de l’Utah. C’était un dimanche et je me trouvais à Escalante à ce moment-là. Les habitants se promenaient dans les rues, les yeux écarquillés, se demandant ce qui s’était passé, car les pannes d’électricité ne se produisent généralement que lors des grandes tempêtes hivernales. Lorsqu’Austin apprit que la cause était un tir de fusil sur un poste électrique, il soupçonna immédiatement McRae. Lorsque, deux jours plus tard, McRae se présenta à Austin pour lui demander du travail, Austin avait déjà appelé le shérif du comté de Garfield pour lui faire part de ses soupçons.

Les shérifs des comtés de White Pine et de Humboldt avaient réfléchi aux similitudes entre les attaques perpétrées dans leurs juridictions, et ils étaient maintenant entrés en contact avec le comté de Garfield. Ce suspect était peut-être lié aux attaques de 2014 contre le réseau électrique californien, dont une attaque au fusil dans la Silicon Valley décrite par le New York Times comme « mystérieuse et sophistiquée ». Le FBI s’était également intéressé à la question. Le bureau suggéra à Austin d’entrer en contact avec le suspect et d’enregistrer leurs conversations. Quelques semaines après avoir accepté un emploi chez Austin, McRae avait révélé les détails de ses crimes récents. Il commençait également à faire allusion à un grand plan en préparation pour l’automne. Il planifiait de supprimer tellement de postes électriques dans le sud-ouest qu’une panne d’électricité pourrait s’étendre de Las Vegas à la côte.


Bien qu’Austin considérait cette perspective alarmante, l’écosabotage apparaissait aujourd’hui, dans certains milieux, comme une réponse raisonnable à la trajectoire folle de la machine à carbone. Même les crétins conformistes d’Hollywood firent preuve de sympathie à l’égard du sabotage avec le film How to Blow Up a Pipeline [Sabotage dans sa version française, NdT]. Le film s’inspirait d’un livre du même nom écrit par Andreas Malm, professeur en géographie humaine à l’université de Lund. Malm plaidait en faveur d’attaques organisées contre les infrastructures de combustibles fossiles et d’une rupture de l’approvisionnement en pétrole. Il se dit inspiré par les suffragettes d’Angleterre, qui avaient adopté des tactiques militantes centrées sur la destruction de biens.

Les suffragettes s’étaient spécialisées dans « l’argumentaire à base de verre cassé ». Leurs équipes enragées de femmes bien habillées se rendaient dans le centre de Londres pour briser les vitrines des magasins et démolir les statues et les tableaux à coups de marteau et de hache. Après l’abandon de la loi qui aurait dû leur donner le droit de vote, les femmes se sont lancées en 1913 dans « une campagne systématique d’incendies criminels », écrit Malm. Elles brulaient et faisaient exploser « des villas, des pavillons de thé, des hangars à bateaux, des hôtels, des meules de foin, des églises, des bureaux de poste, des aqueducs, des théâtres. » Les suffragettes brulaient des voitures et coulaient des yachts. Sur une durée de 18 mois, elles revendiquèrent au moins 337 attentats qui avaient causé la mort de plusieurs personnes. Il devrait en être de même, selon Malm, pour la lutte contre les combustibles fossiles : il faut atteindre une masse critique de saboteurs prêts à dépasser le dogme de la non-violence.

Prenez encore le roman de Kim Stanley Robinson intitulé Le Ministère du futur (2020), dans lequel un personnage tabasse à mort un homme riche sur une plage du lac Majeur. Il finit par s’en tirer sans condamnation, car sa rage meurtrière était justifiée – il avait été témoin d’une vague de chaleur en Inde qui tua plus de gens « que pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale ». L’histoire du livre s’étend sur des décennies d’effondrement climatique pour relater la montée en puissance des Enfants de Kali. Cette cabale tue des milliers d’innocents durant le Crash Day qui se produit dans les années 2030, jour où le groupe d’activistes envoie des drones kamikazes frapper les moteurs de dizaines d’avions de ligne. C’est un acte terroriste impitoyable célébré par le narrateur omniscient de Robinson, car il cause la fin de l’aviation mondiale telle que nous la connaissons. Il n’y a pas de justice littéraire ici : les saboteurs restent impunis et continuent de se battre le jour d’après.

Voici un romancier de renom – Barack Obama a lui-même fait la promotion du livre de Robinson – qui envisage une campagne de sabotage efficace menée par des cellules opérant en grand nombre, qui se coordonnent à l’échelle internationale, agissent avec un dévouement fanatique et dans un secret absolu. « On dit souvent que la guerre pour la Terre commença au moment du Crash Day », écrit Robinson. Par la suite, les campagnes de sabotage visant à couler les porte-conteneurs, à empoisonner la viande et, surtout, à détruire les centrales électriques et les sous-stations entraînent des coupures d’électricité, des krachs boursiers et la fin de la mondialisation. Le point positif du Crash Day, c’est que les nombreux avions commerciaux abattus en plein vol « étaient remplis principalement de voyageurs d’affaires. »


Au cours des vingt-deux heures d’enregistrement produites par Mark Austin pour le FBI, c’est McRae qui parlait le plus. Il est tour à tour irrité, prêcheur, vulgaire, lyrique, moralisateur et cynique, mais toujours enflammé à l’idée de pouvoir changer le monde. Il se glorifiait de la solitude immuable des canyons d’Escalante, avec leurs falaises incurvées et leurs jardins suspendus, où, dans sa jeunesse, il avait erré pendant des jours entiers. Il ne supportait pas que sa seule source de revenus soit la construction de maisons pour riches.

McCrae, un temps accro à la méthamphétamine, révélait également son séjour en prison dans sa jeunesse. Il avait été emprisonné au Texas pour cambriolage et possession de drogue. La plupart du temps, il se lançait dans des tirades sur les choses et les gens qu’il détestait. Il s’agissait notamment des routes, des voitures, des clôtures, des éleveurs, des villes, des ordinateurs, des téléphones portables, des riches, mais aussi des pauvres ignorants (surtout des électeurs blancs de Trump), des nazis, du journaliste économique Kai Ryssdal sur NPR, des technocrates, d’Apple, d’Internet et du monothéisme. Austin écoutait tout cela avec une apparente sympathie, et il intervenait à des moments stratégiques pour le pousser à continuer.

La plupart des enregistrements étaient réalisés dans le pickup d’Austin, quand les deux hommes se rendaient sur des chantiers et en revenaient, transportant des matériaux de construction à travers les canyons et les plateaux du sud-ouest de l’Utah. Ce fut au cours de ces séjours sinueux que McRae commença à parler en code, décrivant son « travail » et ses « recherches » effectués au Nevada et ses « activités » plus récentes dans l’Utah.

Après un long trajet d’Escalante à Kanab, dans l’Utah, au cours de la troisième semaine d’octobre, Austin et lui visitèrent une entreprise de taille de grès pour la décoration intérieure. Ils empruntèrent ensuite la route 89 vers l’est, que McRae connaissait bien pour l’avoir pris lors de l’attaque de la sous-station de Buckskin, trois semaines plus tôt. Edward Abbey considérait que cette route était construite en territoire sacré : il y avait les canyons profonds et isolés de la rivière Paria, et ses affluents qui traversaient la nature sauvage des environs pour rejoindre des zones inatteignables pour toute machine existante. McRae pensait lui aussi que cette terre était sacrée.

Une équipe de construction était en train de poser des câbles en fibre de verre le long de l’autoroute. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda Austin.

« Ils travaillent sur… c’est du câble en microfibre… Mon Dieu, je parle trop… », dit McRae, en se rattrapant. Puis il lâche prise. « Je connais cette merde. Je sais exactement ce qu’ils font, je les ai à l’œil et j’ai vraiment envie de tout foutre en l’air. Qu’est-ce que tu dis de ça ? »

Austin et lui enrageaient l’un après l’autre. « C’est le pays d’Abbey », poursuivit McRae. « Il n’y a rien de sacré, rien, putain de rien ? Je parie qu’on pourrait balancer un gallon d’essence sur ce câble et le faire cramer. »

Leurs conversations se poursuivaient pendant près de quatre semaines. Austin appâtait McRae et McRae mordait à l’hameçon, jusqu’à ce qu’il finisse par avouer avoir tiré sur le poste électrique de Buckskin avec son fusil. Mais Austin le poussait à faire plus. Il remarqua que McRae ne publiait aucun communiqué, ce qui rendait ses efforts insignifiants. De son côté, l’Earth Liberation Front publiait des communiqués pour chacune de ses attaques, des lettres bien écrites et parfois charmantes. Austin poursuivit en s’interrogeant sur l’étrange candeur de McRae avec « le journaliste », le terme utilisé par McRae pour me désigner. Pourquoi prendre le risque de s’exposer avec un étranger ? « Je pensais que Ketcham était un anarchiste lanceur de bombes », rétorqua McRae. « Mais je constate aujourd’hui que c’est un lâche. »

Au moment où le FBI se préparait à l’arrestation, McRae donna le détail de ses plans pour « plonger Las Vegas dans l’obscurité ». Il se réjouissait de voir crever le Luxor Hotel & Casino (la plus grande source de pollution lumineuse de la planète) et le Caesars Palace (un monument de l’empire), de faire cesser le vacarme et de couper le jus des lumières aveuglantes du Strip. Les tunnels climatisés sans lumière naturelle des centres commerciaux, l’étalement urbain, la circulation et le smog, les bordels et les clubs de strip-tease, etc., tout ce cirque prendrait fin avec un black-out. La Sodome du désert serait condamnée si seulement on pouvait la débrancher définitivement du réseau électrique. Las Vegas signifiait autrefois « les prairies », mais cette douce oasis avait depuis longtemps été asséchée et recouverte de béton. De toutes les villes de l’Ouest, Vegas était celle qui méritait le plus d’être détruite.

Austin écoutait et poussait McRae à donner plus d’informations. McRae parla alors de « la grande mère » de toutes les attaques, « cinq postes électriques à la suite », une opération qui provoquerait une panne électrique en cascade aux conséquences catastrophiques dans les régions méridionales du Nevada et de la Californie. La clé était une sous-station située près de la ville de Moapa. Il s’attendait à ce que les dommages causés aux seuls transformateurs s’élèvent à 20 millions de dollars. « Si j’avais tout l’argent et le temps nécessaires, je mettrais le monde à genoux à moi tout seul », lança McRae à Austin.

« C’est l’aboutissement de quatre années pour moi cette semaine », affirma McRae dans un enregistrement daté du 2 novembre 2016. « J’ai rendez-vous avec mon destin ». Le lendemain, il se leva à 7 heures du matin pour charger son Isuzu violet avec le matériel de camping stocké dans le sous-sol de la maison d’Austin, de même que son .30-40 Krag. Ce qui témoigne de la confiance que McRae accordait à Austin. McRae devait prendre la route menant à Newmont pour y terminer son travail, puis se diriger vers Moapa. C’était une belle journée de ciel bleu. Mais lorsqu’il émergea du sous-sol d’Austin, sept agents du FBI l’encerclèrent. Une équipe du SWAT lui ordonna de mettre les mains en l’air, ce qu’il fit sans se plaindre ni opposer de résistance. Il trouvait cela risible. Pourquoi quelqu’un voudrait-il braquer une arme sur Stephen Plato McRae, un pauvre gars sans défense ? Ils le menottèrent, et alors qu’on l’emmenait, il jeta un regard vers Austin, qui était également menotté. McRae sut immédiatement qu’Austin l’avait trahi.


Il fut d’abord emprisonné dans le comté d’Iron, dans l’Utah, puis à Salt Lake City, avant d’être mis dans un avion et transféré dans un centre fédéral de détention provisoire de Caroline du Nord. Trois psychiatres différents travaillant avec le Bureau des prisons des États-Unis examinèrent McRae au cours des années suivant son arrestation. L’un d’entre eux conclut qu’il n’était pas apte à être jugé et un autre mit en doute ses aptitudes mentales. McRae présentait des « symptômes psychotiques », notamment une « désorganisation de la pensée et un délire de persécution préoccupant », ainsi que des « symptômes dépressifs répondant aux critères d’un épisode dépressif majeur ». Il présentait également des « troubles obsessionnels ». Selon les psychiatres, McRae souffrait peut-être de troubles bipolaires, possiblement des troubles schizoaffectifs, et aussi de troubles de la personnalité narcissique, ce qui « rend tout travail compliqué avec lui ».

Durant les deux années écoulées entre son arrestation et son procès, McRae et moi parlions souvent au téléphone et échangions des lettres. Parfois, il me criait dessus, exigeant de moi de « faire le nécessaire » en publiant immédiatement un article pour le défendre. Son plan consistait à dire aux procureurs « d’aller se faire foutre », car il n’accepterait jamais un accord de plaidoyer. Parfois, sa voix était résignée, emplie de tristesse et de peur. Alors que la date du procès approchait, l’avocat de McRae, Robert Steele, m’informa que je pourrais être appelé à témoigner pour la défense. À la dernière minute, sur insistance de Steele, McRae plaida coupable pour sabotage industriel. Il reconnut le sabotage des installations de Buckskin dans l’Utah et trois autres attaques : celles des sous-stations des comtés de Humboldt et de White Pine, dans le Nevada, et celles dans le comté de San Juan, dans l’Utah, pour lesquelles il n’a pas été poursuivi.

McRae fut condamné à huit ans de prison et placé dans l’une des plus vilaines institutions du système fédéral. C’était un établissement de moyenne sécurité situé à Florence, dans le Colorado, près de la prison supermax où Unabomber fut détenu pendant plus de vingt ans. McRae vit des compagnons de cellule se faire assassiner et se suicider. Un jour, il faillit être tué lors d’une émeute raciale. Déjà déplorable, son état de santé se dégrada rapidement sous l’effet du stress de l’incarcération. Il fut infecté trois fois par le virus du COVID-19 et souffrit d’une infection chronique au Staphylococcus aureus résistant à la méthicilline (SARM). Compte tenu de sa peine, McRae ne devait pas sortir avant son soixante-troisième anniversaire. Il se sentit soudain très vieux.

McRae estimait que peu de gens dans son entourage répondraient à ses appels téléphoniques. Il faisait souvent la queue des heures durant pour passer les quinze minutes de temps téléphonique quotidien réglementaire à parler avec moi. Le téléphone pouvait sonner à n’importe quel moment de la journée. Une fois, alors que j’étais avec ma fille Josie alors âgée de neuf ans, je l’ai mis sur haut-parleur ; je lui avais raconté son histoire et elle voulait entendre sa voix.

Je lui dis : « McRae, Josie est là, pour que tu saches ».

« Sa..Salut, Josie », bredouilla-t-il.

« Bonjour, McRae », lui rétorqua Josie.

Puis il y eut une longue pause – chose rare pour cette grande gueule. Il savait que j’avais tout raconté à ma fille, et elle savait aussi pourquoi il était en prison. « Josie, je veux juste… Je voulais juste te dire… Je pensais à… aux jeunes quand j’ai fait ce que j’ai fait. À toi. Je veux que les filles de neuf ans puissent encore observer un grizzly quand elles seront grandes. »

« Je veux aussi voir un grizzly », répondit Josie. C’était la chose la plus naturelle à dire. Puis ses quinze minutes étant écoulées, la ligne coupa.


Les psychologues avaient inventé un terme – la solastalgie – pour désigner le sentiment qui accompagne la disparition de ce qui est perçu comme le monde normal, stable, sain et naturel. Le philosophe australien Glenn Albrecht, inventeur du terme, l’identifie comme une souffrance liée à la perte de réconfort, « une réponse émotionnelle profonde à la désolation d’un milieu de vie que l’on aime ». La solastalgie est donc avant tout un état de deuil, un deuil environnemental, le deuil de la mort du foyer, le lieu du réconfort. (« Stephen McRae ressemble à un homme qui a refusé d’ignorer cette émotion », me dit Albrecht).

Il se peut qu’un petit nombre de personnes conscientes disposent d’une hypersensibilité à l’effondrement écologique du seul foyer vivable que nous connaissons, que nous ne connaîtrons jamais. Ces personnes peuvent éveiller le reste d’entre nous à la nature existentielle de la crise écologique à laquelle nous sommes confrontés. Si Steve McRae passe pour un fou aux yeux de certains, je suggérerais au contraire qu’il a de l’avance sur nous autres. Car il ressent profondément la douleur de la solastalgie. Peut-être que ceux d’entre nous qui nient la gravité de la crise ont les sens émoussés et le cœur endurci, peut-être qu’ils manquent de sensibilité.

Je rendis visite à McRae en décembre dernier, deux mois après sa sortie de prison. Il avait été recueilli par un couple de mormons âgés vivant dans une propriété isolée de la forêt nationale de Gila, dans le sud-ouest du Nouveau-Mexique. McRae travaillait comme gardien d’une petite cabane que les propriétaires louaient à des chasseurs d’élans. Dans les courriels qu’il m’a adressés, il était reconnaissant à la famille de l’avoir accueilli, mais il était aussi profondément déprimé. Lors de ma visite, je le confrontai au fait que ses attaques contre les postes électriques n’avaient en rien modifié le cours de la civilisation industrielle. Il cassa un verre, se leva et me hurla dessus. J’eu l’impression qu’il était prêt à tuer.

Je restais quelque temps dans la cabane avec lui. Nous étions allés camper dans la région sauvage de Gila. Aucune machine n’était autorisée dans la zone protégée, aucun transport mécanisé d’aucune sorte. Nous fîmes un grand feu de pinyon, de genévrier et de chêne. C’est la seule fois où je le vis se détendre, heureux que nous passions du temps ensemble dans ce refuge sacré, hors de portée de ce qu’il appelait le Monde de la Machine. Il avait passé le plus clair de son temps à parler de la forêt. « Lorsque je me promène dans ces forêts, je ressens l’ancienneté et l’essence des arbres », disait-il. Il me parlait des pins ponderosa géants dans les zones humides de haute altitude de ciénaga. Ces arbres endémiques se mêlaient aux pinacles de roche, aux chênes de Gambel et aux chênes gris, aussi gris que les rochers engloutis par le lichen qui les entouraient. Des cactus en fleurs d’un rouge flamboyant à huit mille pieds d’altitude – « Magnifique ! » s’écria-t-il. Il me parla du rosier des falaises, de l’acajou des montagnes et du pois jaune sauvage dans les prairies vertes, avec de joyeuses fleurs miniatures d’un éclat varié qui coloraient la terre brisée. Il me parla aussi des bonsaïs tordus de genévrier alligator, blanchis et brûlés par le soleil, qui se regroupaient sur les falaises abruptes. « Ces bonsaïs n’ont pas besoin d’être manipulés par des anthropomorphes, Dieu soit loué ! Je vous en montrerai de très beaux demain », dit McRae. Et c’est ce qu’il fit le lendemain matin.

Christopher Ketcham

Traduction : Philippe Oberlé

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  1. https://harpers.org/archive/2023/11/the-machine-breaker/

  2. https://www.courrierinternational.com/notule-source/harper-s-magazine

  3. Christopher Ketcham parle de « catastrophisme » et de « vision apocalyptique », comme si les fondateurs de Deep Green Resistance étaient les seuls à tenir de tels propos. En réalité, ils ne font que reprendre tout au long de leurs écrits des constats faits par la communauté scientifique. Dans son livre Notre dernier siècle ?, un astrophysicien éminent tel que Martin Rees estime que l’humanité a plus de 50 % de chance de s’éteindre avant la fin de ce siècle à cause de l’instabilité et des destructions engendrées par le progrès technologique.

  4. On pourrait rétorquer à Ketcham qu’il n’y a rien de rationnel, du point de vue d’un être vivant doué de conscience et capable de penser, d’accorder davantage d’importance à quelques vies individuelles quand la continuation de la vie sur Terre dans son ensemble est menacée. L’avenir de l’espèce humaine, et a fortiori l’avenir de la vie sur Terre, a infiniment plus de valeur sur le plan moral que l’avenir de quelques centaines de millions d’individus habitant les pays riches et industrialisés.

  5. « Un système de Ponzi, chaîne de Ponzi, fraude de Ponzi ou pyramide de Ponzi est un montage financier frauduleux qui consiste à rémunérer les investissements des clients essentiellement par les fonds procurés par les nouveaux entrants. Si l’escroquerie n’est pas découverte auparavant, la fraude apparaît au grand jour au moment où le système s’écroule, c’est-à-dire quand les sommes procurées par les nouveaux entrants ne suffisent plus à couvrir les rémunérations des clients. Son nom rappelle Charles Ponzi qui est devenu célèbre après avoir mis en place une opération fondée sur ce principe à Boston dans les années 1920. » (Wikipédia)

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