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Les sociétés tribales sont l’avenir de l’humanité

J’ai traduit un passage du livre Anthropology and Contemporary Human Problems (2012) (« Anthropologie et problèmes humains contemporains ») de l’anthropologue culturel John H. Bodley, professeur à la Washington State University. Même si John Bodley semble mal comprendre les implications sociales et écologiques de la technologie (il considère par exemple que la technologie est neutre : « la technologie est un outil ; ce qui compte, c’est la manière dont on l’utilise et à quelles fins »), ses travaux permettent de mieux comprendre l’origine de l’hécatombe écologique. L’anthropologue met en cause deux facteurs cruciaux : la taille des sociétés et la concentration du pouvoir. Il démonte le récit de l’évolution culturelle habituellement servi par les élites de la civilisation industrielle – le progrès technique serait le principal facteur d’évolution culturelle, l’expansionnisme et l’écocide seraient inscrits dans la nature humaine, les élites seraient plus éclairées que les classes populaires, etc. Ce que Bodley semble négliger dans ses analyses, peut-être par manque d’une approche critique de la technologie, c’est que l’industrialisation a été la condition de possibilité d’une société marchande aujourd’hui globalisée, d’une concentration du pouvoir et d’une dévastation écologique inégalées dans l’histoire humaine. Pour résumer, la lecture de Bodley nous amène à faire la conclusion suivante : les sociétés tribales sont l’avenir de l’humanité.

Photo : De jeunes garçons hamar enduits de cendre blanche, vallée de l’Omo, Ethiopie. Le barrage Gibe III en construction détruira les moyens de subsistance de leur peuple. © Magda Rakita/Survival

Ci-dessous, l’extrait traduit du livre Anthropology and Contemporary Human Problems :

« Dans une perspective accordant de l’importance à l’emprise géographique d’une culture, et à partir d’une analyse minutieuse des données écologiques culturelles présentes dans les archives anthropologiques, il est possible d’établir plusieurs conclusions générales concernant les crises environnementales contemporaines – épuisement des ressources, perte de biodiversité et dégradation des écosystèmes. La conclusion la plus frappante est la suivante : la vitesse et l’ampleur de l’épuisement des ressources et de la dégradation de l’environnement s’accélèrent avec l’accroissement d’échelle d’une culture et la concentration du pouvoir. Les personnes vivant dans des sociétés tribales ont peut-être souvent épuisé leurs ressources naturelles, et elles ont certainement modifié leur milieu. Mais les sociétés de petite taille, autosuffisantes et dotées d’économies contrôlées localement ont été mieux à même de maintenir des relations à long terme relativement stables avec l’environnement naturel par rapport aux sociétés de dimensions supérieures. Dire cela, ce n’est pas les idéaliser comme de “nobles gestionnaires de l’environnement”. La question de la taille et l’organisation du pouvoir sont des questions cruciales que nous ne pouvons ignorer lorsque nous tentons de comprendre et d’atténuer les problèmes environnementaux.

[…]

La théorie de l’évolution bioculturelle permet d’expliquer pourquoi l’évolution culturelle peut devenir un processus inadapté qui nuit à la durabilité des systèmes naturels et humains. Les chercheurs qui étudient l’évolution bioculturelle considèrent que les gènes et la culture jouent des rôles similaires dans le processus évolutif. Définie par un ensemble d’informations symboliques partagé par les membres d’un même peuple, la culture guide le comportement humain. De la même manière, les gènes contiennent des instructions codées guidant le développement d’un corps humain. Dans les sociétés humaines, l’évolution bioculturelle implique des changements au cours du temps dans la fréquence des gènes ou dans la fréquence des informations culturelles. Comme la reproduction biologique et la transmission génétique, la transmission culturelle est le processus évolutif primordial qui produit des changements dans la fréquence des idées façonnant le comportement humain. En plus de subir les processus de sélection naturelle, de mutation et de dérive génétiques qui modifient la fréquence des gènes dans une population, les individus peuvent simplement acquérir de nouveaux traits culturels. Ils peuvent produire et transmettre de nouvelles idées par le biais d’un calcul rationnel selon certains critères, ou ils peuvent emprunter et transmettre de manière sélective des idées provenant de diverses sources. Une grande partie de la transmission culturelle a lieu au sein du foyer, sous la forme d’un héritage social transmis par les parents aux enfants, mais la transmission culturelle est souvent biaisée. Les gens ont tendance à accepter des idées perçues comme dominantes au sein de la société. Plus important encore, les gens imitent les croyances et le comportement des individus qui semblent avoir le mieux réussi. Bien que souvent plus facile et plus efficace qu’une démarche faite d’essais et d’erreurs, l’imitation peut conduire à des processus inadaptés tels qu’une croissance économique effrénée. Cela arrive lorsque les gens prennent pour exemple la quête de pouvoir, la consommation ostentatoire ou l’accumulation de richesses.

Il existe un lien frappant entre l’échelle d’une culture, la transmission culturelle et le processus d’évolution culturelle. Dans les petites sociétés tribales, la transmission culturelle se fait principalement par enculturation au sein du foyer. À ce niveau, chaque foyer incarne en fait une expérience culturelle singulière. Chaque foyer invente et transmet à la génération suivante les comportements qui permettront aux descendants de survivre dans des conditions locales très spécifiques. Un comportement sérieusement inadapté sera rapidement puni, tandis que le “bon” comportement sera récompensé et transmis. Dans ces petites sociétés organisées familialement, la créativité et l’imitation sont orientées vers les comportements qui favorisent le processus d’humanisation, c’est-à-dire la production et le maintien d’êtres humains. L’anthropologue français Claude Lévi-Strauss a souligné que pratiquement toutes les technologies domestiques importantes – y compris la fabrication d’outils, l’agriculture, l’élevage, le tissage, la vannerie, la céramique et les techniques de préparation des aliments telles que le brassage de la bière et la fabrication du pain – ont été développées par les sociétés tribales du néolithique pour un usage domestique. Lévi-Strauss a attiré l’attention sur le paradoxe néolithique : les populations de l’ère néolithique n’ont pas développé de technologies plus élaborées telles que la métallurgie, les véhicules à roues et l’écriture, alors qu’elles en avaient manifestement les capacités intellectuelles. Ces technologies “supérieures” n’étaient pas nécessaires aux familles autosuffisantes qui évoluaient dans un monde relativement égalitaire. Ces technologies ont plutôt été utilisées ultérieurement par les élites pour favoriser la concentration du pouvoir dans des sociétés de taille supérieure, organisées politiquement, avec des populations nombreuses et denses, des centres urbains et des armées permanentes.

Une évolution culturelle au-delà de l’échelle familiale constitue de fait un processus politique. Cela signifie que la trajectoire évolutive d’une culture peut être déterminée par un sous-ensemble d’une population – des élites – ou même par un seul dirigeant. Par exemple, dans l’ancienne Mésopotamie, Ur-Nammu et son fils Shulgi ont institué une série de changements culturels qui ont engendré le premier empire multinational. Fondés sur une religion d’État imposée par un code juridique écrit, des textes sacrés, des registres de recensement, une scolarité formalisée, des temples, un rituel calendaire et une puissance militaire, les empires de l’Antiquité l’emportaient facilement sur la transmission culturelle au niveau des ménages. Concernant la transmission culturelle guidée par la politique, elle est imposée par l’élite pour son propre bénéfice, c’est là sa distinction cruciale avec la transmission culturelle au niveau du foyer. Dans le cadre d’une transmission culturelle imposée par l’élite politique, tout bénéfice pour les personnes de rang inférieur apparaîtrait comme un résultat secondaire. Un changement évolutif dirigé par l’élite pourrait s’avérer inadapté pour l’humanité dans son ensemble. Ces changements peuvent également être de courte durée, notamment s’ils aliènent trop de personnes ou réduisent la diversité culturelle. Jusqu’aux siècles les plus récents, l’évolution culturelle a contribué à accroître la diversité humaine, mais le colonialisme européen et le capitalisme mondialisé ont radicalement réduit cette diversité culturelle. Déployées par les élites économiques contemporaines à des fins marchandes pour augmenter la concentration du pouvoir, les technologies globalisées de communication de masse écrasent les processus domestiques et politiques de transmission culturelle qui permettaient de maintenir la diversité humaine. Cela permet à quelques personnes, comme par exemple Rupert Murdoch […], de décider des informations appropriées qui seront diffusées à des milliards de personnes. L’homogénéité culturelle entretenue par la culture marchande mondialisée pourrait être inadaptée pour l’humanité, car la diversité est à la base de l’évolution culturelle. »

Commentaire et traduction : Philippe Oberlé

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