Combattre la société industrielle fait plus de morts que la guerre
Selon un papier publié par quatre femmes – Nathalie butt, Frances Lambrick, Mary Menton et Anna Renwick – dans Nature Sustainability en 2019[1], défendre l’environnement compte parmi les activités les plus dangereuses au monde. Entre 2002 et 2017, les chercheuses dénombraient 1 558 combattants tués dans 50 pays, simplement parce qu’ils défendaient pacifiquement l’environnement et leurs terres riches en ressources. C’est deux fois le nombre de militaires australiens et britanniques tués au cours de leur service en zones de guerre durant la même période, et près de la moitié des militaires états-uniens tués en Irak et en Afghanistan depuis 2001.
La cause de ces morts provient en premier lieu des conflits générés par la demande mondiale en ressources naturelles, lorsque « les communautés locales et les défenseurs de l’environnement ne sont pas consultés mais plutôt réduits violemment au silence. » Les peuples autochtones représentent l’écrasante majorité des victimes avec 40 % des morts en 2015 et 2016, et 30 % en 2017. Paulo Paulino Guajajara (photo illustrant cet article), membre des « Gardiens de l’Amazonie », un groupe de courageux Indiens patrouillant depuis plusieurs années l’est de l’Amazonie abritant la tribu non-contactée des Awá, a été abattu en 2019 d’une balle dans le cou lors d’une embuscade tendue par un gang de bûcherons[2].
« Les peuples autochtones gèrent ou ont des droits d’occupation sur au moins 38 millions de km² dans le monde, soit environ un quart de la surface terrestre, qui recouvre environ 40 % de toutes les aires terrestres protégées et les paysages écologiquement intacts. Les conflits concernant les ressources naturelles et les terres sont souvent dus à la non-reconnaissance des droits fonciers autochtones ou à une mauvaise application de la loi pour protéger ces droits. Bien qu’il soit de plus en plus évident que les territoires indigènes sont tout aussi – voire plus – efficaces pour la conservation des forêts que les zones protégées gérées par l’État, l’absence persistante de droits, la répression et la marginalisation, ainsi que la libéralisation des investissements provenant de l’extérieur dans les secteurs fonciers, font que ces groupes sont davantage exposés à la violence en toute impunité. »
Géographiquement, les victimes de cette guerre écologique se situent principalement en Amérique Centrale et du Sud, Brésil en tête, ainsi qu’en Asie. Mais les données manquent en raison de l’absence de presse libre et de la loi du silence dans certains pays. Par exemple, il est étonnant de ne pas voir plus de victimes en Afrique, un continent avec une importante population rurale – peuples autochtones et communautés paysannes – où d’interminables batailles locales font rage autour des ressources naturelles. D’autant que plus d’un tiers des 1 038 éco-gardes tués au cours de la décennie 2009-2019 l’ont été en Afrique, preuve que les conflits fonciers font rage sur le continent[3].
Qui sont ces défenseurs de l’environnement pris en compte dans l’article de Nature Sustainability ?
« Le terme ‘défenseurs de l’environnement’ désigne ici les personnes engagées dans la protection des terres, des forêts, de l’eau et d’autres ressources naturelles. Il s’agit de militants communautaires, de membres de mouvements sociaux, d’avocats, de journalistes, de personnel d’organisations non gouvernementales, de peuples indigènes, de membres de communautés traditionnelles, paysannes et agraires, et de ceux qui résistent aux expulsions forcées ou à d’autres interventions violentes. Ces personnes mènent des actions pacifiques, volontairement ou professionnellement, pour protéger l’environnement ou les droits fonciers. Elles peuvent être directement impliquées dans le travail de la terre, représenter ceux qui le font, ou être des défenseurs de la conservation des habitats ou des espèces. »
Les violences sont de différentes natures – directe, structurelle et culturelle avec des dommages pouvant être physiques et psychologiques. Pour chaque défenseur assassiné, des milliers d’autres font face à une violence directe, des menaces et des intimidations, ainsi qu’à une violence culturelle et structurelle moins visible.
Les auteures distinguent les conflits armés ciblant les ressources naturelles (civils, guerrilla ou conflits internationaux) à la violence exercée sur les individus ou les communautés/groupes cherchant à défendre leurs droits fonciers et environnementaux. Les conflits concernant les ressources naturelles sont liés aux industries extractives – énergies fossiles, industrie minière, exploitation forestière, agriculture, aquaculture, eau – et aux terres d’où les ressources sont extraites.
« Ces conflits peuvent être considérés comme une continuation de l’appropriation coloniale des terres et des ressources qui a établi des systèmes de dépossession et de contrôle. »
Parmi ces assauts contre la liberté, on trouve :
« Les déplacements de population, le travail forcé et le déni des droits des peuples autochtones ; le contrôle et l’exploitation privés des terres et des ressources naturelles avec le soutien de l’État (par exemple, l’État libre du Congo sous le règne du roi Léopold II de Belgique) ; les bénéfices de l’exploitation des ressources naturelles d’une nation qui reviennent à une autre nation ; un basculement mondial des droits fonciers communaux aux droits fonciers privés. La consommation de ressources des pays développés est externalisée vers des nations et des régions moins riches. »
Trois facteurs augmentent la probabilité de violence contre les défenseurs de l’environnement :
- Incitations importantes (financières, politiques ou autres) des gouvernements ou d’acteurs privés pour exploiter les ressources naturelles ;
- Exclusion (économique, culturelle et politique) de ceux qui dépendent le plus des ressources naturelles ;
- Mauvaise gouvernance (corruption, impunité et manque de moyens pour faire appliquer la loi).
Mais les auteures de l’article s’inquiètent d’un possible renversement de situation même dans les pays occidentaux où les autorités ont violemment réprimé la résistance à des projets d’extraction pétrolière (Dakota Acess Pipeline et fracturation hydraulique au Royaume-Uni sont cités). Bien que, selon ce papier, l’absence d’État de droit soit la principale raison de la violence contre les protecteurs de la nature, la racine profonde du problème est de toute évidence à chercher ailleurs.
« Parmi les variables locales ou nationales contribuant aux conflits environnementaux figurent la corruption et l’attribution des droits fonciers. Les entreprises internationales et multinationales qui tirent profit des ressources naturelles – obtenues dans des conditions qui enfreignent les droits des défenseurs dans un pays donné mais vendues ailleurs – sont complices de la violence qui se propage dans leurs chaînes d’approvisionnement. Elles ont la responsabilité d’agir de manière transparente et éthique. Il est nécessaire d’adopter une perspective mondiale sur les conflits liés aux ressources naturelles, en reconnaissant les effets transfrontaliers et les téléconnexions. Le déplacement actuel des dommages environnementaux et sociaux, du Nord vers le Sud de la planète, est le résultat de la mondialisation et du colonialisme historique. Ce problème s’accentue avec la croissance du commerce et de la consommation. »
Pour conclure, cette violence résulte bien d’un système économique – le capitalisme techno-industriel – alimenté par une extraction continue et croissante de ressources énergétiques et matérielles, une dynamique qui requiert d’accaparer des terres riches en ressources naturelles et d’en expulser les habitants qui en dépendent pour leur bien-être, une relation à la terre sans laquelle il leur est impossible de perpétuer leur mode de vie et leur culture.
[1] https://www.nature.com/articles/s41893-019-0349-4
[2] https://www.survivalinternational.org/news/12253
[3] https://www.worldwildlife.org/publications/life-on-the-frontline-2019-a-global-survey-of-the-working-conditions-of-rangers