La méritocratie, cette fable nuisible
Traduction d’un excellent texte publié en 2019 par Clifton Mark dans la revue Aeon[i], un article partagé également par un blog de l’université Princeton[ii]. Clifton Mark écrit entre autres sur la théorie politique et la psychologie.
Dans la fable d’Alice au pays du Progrès, que nous avons tous appris par cœur dans les écoles-usines de la République, et dont nous avons des rappels quotidiens incessants à travers le matraquage médiatique et la culture de l’abrutissement (télévision, films, séries, Netflix, Youtube, etc.), les politiciens, les grands patrons, les managers, les experts, les patrons de presse, les scientifiques, les ingénieurs, les acteurs de cinéma et les athlètes méritent pleinement leur place dans la hiérarchie sociale.
Dans le monde réel, leur mérite est anecdotique. Par conséquent, ces gens ne possèdent aucune légitimité réelle pour dire au peuple ce qui est bien et ce qui est mal, ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Cette légitimité, c’est le peuple qui la leur donne en croyant à cette vaste supercherie qu’est la méritocratie. Et qu’on ne vienne pas nous dire que les « experts » possèdent les compétences adéquates pour gouverner, suggérant par là que les gens du peuple sont incapables de se gouverner eux-mêmes. Chaque jour qui passe dément un peu plus cette affirmation loufoque reposant sur un mépris de classe, et les conséquences de cette hiérarchie imposée au peuple par la coercition sont désastreuses pour la société.
Chez les Hadzabe en Tanzanie, la méritocratie n’existe pas, comme nous l’apprend l’ONG Survival International :
« Les Hadza n’ont que très peu de biens matériels; ceux qu’ils possèdent sont souvent distribués : dans leur ethos, le partage est fondamental.
“En tant qu’Hadza, si vous avez plus de possessions personnelles – arcs, flèches, pipes en pierre – que vous n’en avez besoin pour l’utilisation immédiate, alors vous devez les partager”, explique James Woodburn, un anthropologue qui travaille avec les Hadza depuis des décennies.
“Pour les Hadza, le partage n’est pas un acte de générosité”, poursuit-il, “c’est une obligation morale de donner ce que vous avez sans attente de retour.”
La société hadza est strictement égalitaire, elle ne reconnaît pas de chefs.
Les femmes hadza ont une grande autonomie et participent à égalité avec les hommes aux prises de décision.
“Les Hadza sont préoccupés par l’égalité”, selon James Woodburn. “Les différences de pouvoir, de richesse et de statut sont systématiquement brisées.”
“Et, en un sens, l’égalité est généralisée par eux à tout être vivant[iii].” »
Les études dont parle Clifton Mark dans son article, cette connaissance produite par la civilisation et son arrogante Science, les Hadza, ça fait probablement quelques millénaires qu’ils sont au courant. Ironie de l’histoire, par je ne sais quel tour de passe-passe très habile dont seule la culture dominante a le secret, la société inégalitaire par excellence – la civilisation – fut sacrée comme un progrès, et les membres des sociétés les plus égalitaires qualifiés tour à tour de « primitifs », « crus », « barbares », « sauvages » et, plus récemment, de « pauvres ».
« L’inégalité est inscrite dans l’ADN de la civilisation depuis que l’homme s’est installé pour cultiver la terre[iv]. »
– Walter Scheidel, professeur d’histoire à l’université de Stanford, magazine The Atlantic, 2017.
Croire à la méritocratie n’est pas seulement une erreur, c’est mauvais pour vous (par Clifton Mark)
« Nous sommes fidèles à notre credo lorsqu’une petite fille née dans la plus grande pauvreté sait qu’elle a la même chance de réussir que n’importe qui d’autre… »
– Barack Obama, discours d’investiture, 2013.
« Nous devons créer des conditions de concurrence équitables pour les entreprises et les travailleurs américains. »
– Donald Trump, discours d’investiture, 2017.
La méritocratie est devenue un idéal social de premier plan. Les politiciens de tous les horizons idéologiques reviennent sans cesse sur le thème selon lequel les récompenses de la vie – argent, pouvoir, emploi, admission à l’université – devraient être distribuées en fonction des compétences et des efforts. La métaphore la plus courante est celle « d’un jeu aux règles équitables » sur la base desquelles les joueurs peuvent accéder à la position qui correspond à leur mérite. Sur le plan conceptuel et moral, la méritocratie est présentée comme le contraire de systèmes tels que l’aristocratie héréditaire, dans lesquels la position sociale d’une personne est déterminée par la loterie de la naissance. Dans le cadre de la méritocratie, la richesse et les privilèges sont la compensation légitime du mérite, et non le fruit fortuit d’événements extérieurs.
La plupart des gens ne pensent pas seulement que le monde devrait être géré de manière méritocratique, ils pensent qu’il est méritocratique. Au Royaume-Uni, 84 % des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête britannique sur les attitudes sociales de 2009 ont déclaré que le travail acharné est soit « essentiel », soit « très important » lorsqu’il s’agit de progresser, et en 2016, le Brookings Institute a constaté que 69 % des Américains pensent que les gens sont récompensés pour leur intelligence et leurs compétences. Les personnes interrogées dans les deux pays pensent que les facteurs externes, tels que la chance et le fait de venir d’une famille aisée, sont beaucoup moins importants. Si ces idées sont plus marquées dans ces deux pays, elles sont populaires dans le monde entier.
Bien que largement répandue, la croyance selon laquelle le mérite plutôt que la chance détermine le succès ou l’échec dans la vie est manifestement fausse. C’est notamment parce que le mérite lui-même est, en grande partie, le résultat de la chance. Le talent et la capacité à fournir des efforts importants, parfois appelés « le cran », dépendent en grande partie du patrimoine génétique et de l’éducation d’une personne.
C’est sans parler des circonstances fortuites qui parsèment chaque histoire de réussite. Dans son livre Success and Luck (2016), l’économiste américain Robert Frank raconte les coups de chance et les coïncidences qui ont conduit à l’ascension fulgurante de Bill Gates, fondateur de Microsoft. Robert Franck fait le même exercice critique avec sa propre carrière d’universitaire. La chance intervient en accordant aux gens du mérite, puis en leur fournissant les circonstances dans lesquelles le mérite peut se traduire en succès. Il ne s’agit pas de nier l’industrie et le talent des personnes qui réussissent. Toutefois, cela démontre que le lien entre le mérite et le résultat est, au mieux, ténu et indirect.
Selon Frank, c’est particulièrement vrai lorsque le succès en question est grand, et que le contexte dans lequel il s’obtient est compétitif. Il existe certainement des programmeurs presque aussi habiles que Gates qui n’ont pas réussi à devenir la personne la plus riche de la planète. Dans des contextes concurrentiels, beaucoup ont du mérite, mais peu réussissent. Ce qui sépare les deux, c’est la chance.
En plus d’être erronée, un nombre croissant de recherches en psychologie et en neurosciences suggère que croire en la méritocratie rend les gens plus égoïstes, moins autocritiques et même plus enclins à agir de manière discriminatoire. La méritocratie n’est pas seulement une supercherie, elle est nuisible.
Le « jeu de l’ultimatum » est une expérience, courante dans les laboratoires de psychologie, dans laquelle un joueur (le proposant) reçoit une somme d’argent et doit proposer un partage entre lui et un autre joueur (le répondant), qui peut accepter l’offre ou la refuser. Si le répondant rejette l’offre, aucun des deux joueurs ne reçoit quoi que ce soit. L’expérience a été répétée des milliers de fois et, en général, le proposant offre un partage relativement égal. Si le montant à partager est de 100 dollars, la plupart des offres se situent entre 40 et 50 dollars.
Une variante de ce jeu montre que le fait de croire que l’on est plus habile conduit à un comportement plus égoïste. Dans le cadre d’une recherche menée à l’Université normale de Pékin, des participants ont joué à un faux jeu d’adresse avant de faire des offres dans le jeu de l’ultimatum. Les joueurs qui ont été (faussement) amenés à croire qu’ils avaient « gagné » ont réclamé davantage pour eux-mêmes que ceux qui n’ont pas joué au jeu d’adresse. D’autres études confirment ce résultat. Les économistes Aldo Rustichini, de l’université du Minnesota, et Alexander Vostroknutov, de l’université de Maastricht, aux Pays-Bas, ont constaté que les sujets qui s’étaient d’abord livrés à un jeu d’adresse étaient beaucoup moins enclins à soutenir la redistribution des prix que ceux qui avaient participé à des jeux de hasard. Le simple fait d’avoir l’idée de la compétence à l’esprit rend les gens plus tolérants à l’égard de l’inégalité des résultats. Bien que cela soit vrai pour tous les participants, l’effet était beaucoup plus prononcé chez les « gagnants ».
En revanche, les recherches sur la gratitude indiquent que se souvenir des implications du hasard accroît la générosité. Frank cite une étude dans laquelle le simple fait de demander aux sujets de se souvenir des facteurs externes (chance, aide d’autrui) qui ont contribué à leur réussite dans la vie les rendait beaucoup plus enclins à donner à des œuvres de charité que ceux à qui l’on demandait de se souvenir des facteurs internes (effort, compétence).
Plus inquiétant peut-être, le simple fait de considérer la méritocratie comme une valeur semble favoriser les comportements discriminatoires. Le spécialiste du management Emilio Castilla, du Massachusetts Institute of Technology, et le sociologue Stephen Benard, de l’Université de l’Indiana, ont étudié les tentatives de mise en œuvre de pratiques méritocratiques, telles que la rémunération basée sur les performances dans des entreprises privées. Ils ont constaté que, dans les entreprises qui considéraient explicitement la méritocratie comme une valeur fondamentale, les managers attribuaient des récompenses plus importantes aux hommes qu’aux femmes à performances identiques. Cette préférence disparaissait lorsque la méritocratie n’était pas explicitement adoptée comme valeur.
Ce résultat est surprenant car l’impartialité est au fondement de l’attrait moral pour la méritocratie. L’ « égalité des chances » est censée éviter les inégalités injustes fondées sur le sexe, la race, etc. Pourtant, Castilla et Benard ont constaté que, ironiquement, les tentatives de mise en œuvre de la méritocratie entraînent précisément le type d’inégalités qu’elle vise à éliminer. Ils suggèrent que ce « paradoxe de la méritocratie » se produit parce que l’adoption explicite de la méritocratie comme valeur convainc les sujets de leur propre bonne foi morale. Satisfaits d’être justes, ils deviennent moins enclins à examiner leur propre comportement pour y déceler des signes de préjugés.
La méritocratie est une croyance fausse et peu salutaire. Comme toute idéologie, son intérêt réside en partie dans sa capacité à faire perdurer le statu quo en légitimant la place des gens dans l’ordre social. Les gens préfèrent croire que le monde est juste, c’est un principe psychologique bien établi.
Cependant, en plus de la légitimation, la méritocratie vient également avec des flatteries. Lorsque le succès est déterminé par le mérite, chaque victoire peut être considérée comme un reflet de sa propre vertu et de sa valeur. La méritocratie est le plus auto-congratulant des principes de distribution. Son alchimie idéologique couvre la propriété d’éloges, et transforme l’inégalité matérielle en supériorité individuelle. Elle autorise les riches et les puissants à se considérer comme des génies productifs. Bien que cet effet soit le plus spectaculaire au sein de l’élite, presque n’importe quel accomplissement peut être considéré à travers les yeux de la méritocratie. L’obtention d’un diplôme d’études secondaires, la réussite artistique ou le simple fait d’avoir de l’argent peuvent tous être considérés comme des preuves de talent et d’effort. De même, les échecs de la vie deviennent des signes de défauts personnels, justifiant pourquoi ceux qui se trouvent au bas de la hiérarchie sociale méritent d’y rester.
C’est pourquoi les débats sur le degré de « self-made » attribué à certains individus, ainsi que les discussions sur les effets de diverses formes de « privilèges » peuvent être si passionnés. Il ne s’agit pas seulement de savoir qui peut avoir quoi ; il s’agit de savoir quel est le « mérite » des gens pour ce qu’ils possèdent, de savoir ce que leurs succès leur permettent de croire sur leurs qualités intérieures. C’est pourquoi, dans l’hypothèse de la méritocratie, l’idée même que la réussite personnelle est le résultat de la « chance » peut être insultante. Reconnaître l’influence de facteurs externes semble minimiser ou nier l’existence du mérite individuel.
Malgré la garantie morale et la flatterie individuelle que la méritocratie offre à ceux qui réussissent, elle devrait être abandonnée, à la fois comme croyance sur la façon dont le monde fonctionne, mais aussi en tant qu’idéal social général. Elle est fausse, et y croire encourage l’égoïsme, la discrimination et l’indifférence à l’égard du sort des malheureux.
[i] https://aeon.co/ideas/a-belief-in-meritocracy-is-not-only-false-its-bad-for-you
[ii] https://press.princeton.edu/ideas/a-belief-in-meritocracy-is-not-only-false-its-bad-for-you
[iii] https://www.survivalinternational.fr/galeries/hadza
[iv] https://www.theatlantic.com/business/archive/2017/02/scheidel-great-leveler-inequality-violence/517164/