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Le piège technicien

« Aucun fait social, humain, spirituel, n’a autant d’importance que le fait technique dans le monde moderne. Aucun domaine, pourtant, n’est plus mal connu. »

– Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle, 1954.

Note introductive : l’image ci-dessus montre la Panzerdivision Vinci durant les travaux du Grand Contournement Ouest (GCO) de Strasbourg, le « chantier de la décennie » qui illustre on ne peut mieux l’impasse technicienne. Plus de quatre millions de mètres cubes de terre (un mètre cube de terre dépasse largement la tonne) déplacés durant les opérations de terrassement, forêts et habitats d’espèces menacées anéantis, expropriations d’habitants, remembrement et perte de terres agricoles, le GCO a tout du carnage socio-écologique perpétré au nom du progrès de la civilisation. L’objectif affiché est le désengorgement de l’autoroute traversant la ville de Strasbourg prise d’assaut par les automobilistes se rendant au travail et les camions (pour la plupart étrangers) faisant la liaison avec Rotterdam, le plus grand port de marchandises d’Europe. Vingt-quatre kilomètres d’asphalte supplémentaires devraient permettre dans un premier temps une fluidification du trafic, puis son accroissement jusqu’à une nouvelle saturation qui provoquera la construction d’une énième autoroute, et ainsi de suite. La France, l’un des berceaux de la révolution technicienne (industrielle) qui ne cesse de gangréner ce monde, détient aujourd’hui « le triste record du réseau routier le plus dense du monde et le plus long de l’Union européenne avec près de 11 000 km d’autoroutes ».


Le constat fait par l’historien du droit, sociologue et théologien Jacques Ellul il y a près de soixante-dix ans reste plus que jamais d’actualité : les humains du monde civilisé sont dépassés par le système technicien. Pire encore, ils ne cherchent même pas à comprendre comment le règne de la technique façonne le moindre aspect de leur existence et de leur être, et va jusqu’à imposer ses lois à la biosphère tout entière. Ce décalage grandit au fur et à mesure que le progrès technique accroît la complexité de la mégamachine sociale qu’est devenue la civilisation industrielle. Qui de nos jours est capable de décrire et maîtriser toutes les opérations – extraction des matières premières, transformation, transport, fabrication, assemblage, distribution, besoins en termes d’infrastructures et d’organisations, traitement des déchets, etc. – du cycle de vie d’un ordinateur ? D’un immeuble de vingt étages ? D’un téléphone « intelligent » ? D’une voiture ? D’un avion ? D’un TGV ? Probablement personne, pas même les ingénieurs et scientifiques les plus expérimentés dans chacun de ces domaines. Les capacités cognitives de l’être humain ne suffisent plus à rendre intelligible l’activité du Léviathan, encore moins à le contrôler. C’est pourquoi au sein de la société industrielle on délègue de plus en plus de décisions importantes à l’intelligence artificielle (système de pilotage de métro automatisé, décision de justice, passage d’ordre en bourse, diagnostic médical, gestion d’entreprise, et la liste s’allonge en permanence[1]).

La définition de la technique nous est donnée par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales :

« Ensemble des procédés propres à une activité et permettant d’obtenir un résultat concret. »

Technique vient à l’origine du grec technè qui signifie « production » ou « fabrication matérielle[2] », mais le terme ne s’applique plus seulement au domaine de la production. Il existe par exemple de nos jours des techniques d’organisation, de communication, de manipulation, de séduction, de mémorisation, de respiration ou de méditation. Technique et technologie sont des termes souvent employés à tort comme synonymes. Conformément à son étymologie, la technologie fait référence à l’étude des techniques ; elle est uniquement théorique et non pratique. Jacques Ellul fustigeait l’emploi incorrect du terme technologie dans Le Bluff technologique (1988) :

« Il me faut recommencer ma protestation au sujet de ce mot “technologie”, que l’usage abusif implante dans nos cerveaux, en imitant servilement l’usage américain qui est sans fondement. Le mot technologie, quel qu’en soit l’emploi moderne des médias, veut dire : discours sur la technique. Faire une étude sur une technique, faire de la philosophie de la technique, ou une sociologie de la technique, donner un enseignement d’ordre technique, voilà la technologie (le Robert dit effectivement “technologie : étude des techniques”). Mais cela n’a rien à voir avec l’emploi d’une technique, parler de technologies informatiques pour désigner les emplois des techniques informatiques ou de technologies spatiales pour désigner la fabrication et l’usage des fusées, stations orbitales, etc., c’est une imbécillité. Je sais que ma protestation est vaine en face de l’usage établi par une irréflexion généralisée, une ignorance collective, mais je tiens à justifier mon titre ! »

Malheureusement pour Ellul, par « extension et abusivement », de nos jours « le mot désigne les systèmes ou méthodes d’organisation qui permettent les diverses technologies, ainsi que tous les domaines d’étude et les produits qui en résultent[3]. »

Toutes les cultures humaines ont, au cours de l’histoire, développé localement des techniques particulières pour répondre à leurs besoins (les sociétés animales élaborent aussi des techniques soit dit en passant, par exemple pour chasser ou communiquer[4], mais pour éviter d’alourdir un sujet déjà suffisamment complexe ce point n’est pas abordé ici). Certains commentateurs prétendent qu’il existe une continuité entre les systèmes techniques des sociétés préindustrielles, voire avec des techniques primitives comme la maîtrise du feu et la taille de silex, et la civilisation industrielle. C’est rester en surface des choses que de croire cela. Si un processus cognitif similaire conduit à fabriquer un sabre et une bombe atomique, dans chacun des cas la nature de la société (structure, besoins, valeurs, traditions, spiritualité, histoire) diffère en tous points. D’autre part, depuis le XIXe siècle le foisonnement des techniques applicables à des domaines aussi variés que la médecine, la psychologie, la publicité, l’armée, l’administration de l’État, l’économie ou le management a modifié la nature du phénomène technique. La technique existe désormais pour elle-même, et non plus pour servir l’humain.

Le sociologue commence par distinguer la technique de la machine. La technique moderne a « effectivement pris son point de départ dans l’existence de la machine », puisque « la machine est la forme primitive, ancienne, historique, de cette force ». Depuis la révolution industrielle, la machine a « créé un milieu inhumain », une « atmosphère antihumaine ».

« Concentration des grandes villes, maisons sales, manque d’espace, manque d’air, manque de temps, trottoirs mornes et lumière blafarde qui fait disparaître le temps, usines déshumanisées, insatisfaction des sens, travail des femmes, éloignement de la nature. La vie n’a plus de sens. Transports en commun où l’homme est moins qu’un paquet, hôpitaux où il n’est qu’un numéro, les trois-huit, et encore c’est un progrès… Et le bruit, le monstre vrillant à toute heure de la nuit sans accorder la misère d’un répit. Prolétaires et aliénés, c’est la condition humaine devant la machine.

Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine. »

La technique apparaît alors comme un moyen efficace « d’aligner » l’humain sur la machine :

« Cet instrument caractéristique du XIXe siècle a brusquement fait irruption dans une société qui, aux points de vue politique, institutionnel, humain, n’était pas faite pour le recevoir. […] Tout est à réviser à partir de l’ordre mécanique. Et c’est là très précisément le rôle de la technique. Dans tous les domaines elle fait au premier chef un immense inventaire de tout ce qui est encore utilisable, de ce qui peut être accordé avec la machine. […] La technique intègre la machine à la société, la rend sociale et sociable. »

Ainsi la technique tend à faire évoluer la société sur le modèle de la machine, car « elle fournit le type idéal de l’application technique », elle est de la technique « à l’état pur », sans « variabilité, élasticité humaines ».

Ellul passe en revue et critique un certain nombre de définitions de la technique qui se limitent généralement à l’économie, à la production. Le progrès technique permet de produire plus avec une quantité fixe de matière première ou de travail humain. Or selon Ellul, il existe « d’innombrables techniques traditionnelles qui ne reposent pas sur une recherche du rendement et qui n’ont pas de caractère économique ». Ajoutons que ce gain d’efficience est peut-être vrai à l’échelle d’une usine mais ne l’est pas pour la civilisation industrielle prise dans son ensemble, puisque l’extraction annuelle de matières au niveau mondial a triplé, passant de 27 à 92 milliards de tonnes entre 1970 et 2017[5]. Quoi qu’il en soit, l’étude du progrès technique se borne trop souvent aux « relations entre la machine industrielle et l’homme », car « les techniques de production ont fait l’objet d’innombrables études sous tous leurs aspects – mécanique, économique, psychologique, sociologique ». Le choix des critiques classiques se porte alors presque naturellement sur ce que la « méthode scientifique » a permis de disséquer, et ignore tout le reste – « les relations entre l’homme et l’auto, le téléphone ou la T.S.F. », les relations de « l’homme et de l’Apparat », ou les « modifications sociologiques dues aux autres aspects de la technique ».

« Pour sortir des soi-disant “arbitraire et subjectivité”, pour échapper au jugement éthique ou littéraire, qui sont, comme chacun le sait, négligeable et sans fondement, il faut ramener au chiffre. Que voulez-vous tirer de l’affirmation que l’ouvrier est fatigué ? Au contraire, lorsque la biochimie permet l’étude chiffrée de la fatigabilité, on peut enfin tenir compte de cette fatigue, il y a un espoir de réalité et de solution. Or, il est tout un domaine des effets de la technique, le plus vaste, de beaucoup, qui n’est pas chiffrable. Celui précisément que nous étudions dans ce travail. Dès lors, apparemment, tout ce que l’on peut dire là-dessus n’est pas sérieux – simplement. Il vaut mieux, par conséquent, fermer les yeux et considérer ou bien que ce sont de faux problèmes – ou bien qu’il n’y a pas du tout de problème. »

L’étude historique des machines et des sources d’énergie constitue une classification et une explication « effroyablement sommaires et superficielles » du monde moderne pour Jacques Ellul. Il mentionne sur ce point Norbert Wiener, célèbre mathématicien états-unien et l’un des pères fondateurs de la cybernétique au milieu du XXe siècle.

« Telle est également l’opinion de M. Wiener qui rejette la classification fondée sur les différentes sources d’énergie : en réalité pour lui, il y a une révolution industrielle, qui a consisté à remplacer le muscle de l’homme. Et, dit-il, s’amorce maintenant une seconde révolution qui consiste à remplacer le cerveau de l’homme. De celle-ci, nous n’avons que des éléments préparatoires et des signes précurseurs. Nous n’en sommes pas encore là. Nous assistons seulement à une mise en ordre du monde dans un stade intermédiaire, car ce qui a changé, ce n’est pas l’usage de telle force naturelle, mais l’application de la technique à tous les domaines de la vie.

C’est l’apparition d’un État véritablement conscient de lui-même, autonome, à l’égard de tout ce qui n’est pas la raison d’État, et produit de la Révolution française. C’est la création d’une technique militaire précise avec Frédéric II et Napoléon 1er sur le plan stratégique comme sur le plan organisation, ravitaillement, recrutement. C’est le début de la technique économique avec les physiocrates, puis les libéraux.

Sur le terrain de l’administration et de la police, c’est aussi le moment des systèmes rationalisés, des hiérarchies unifiées, des fichiers et des rapports réguliers. Il y a, avec Napoléon particulièrement, cette tendance à la mécanisation que nous avons déjà signalée comme le résultat de l’application technique à un domaine plus ou moins humain.

C’est en même temps l’effort et le regroupement de toutes les énergies nationales ; il ne faut plus d’oisifs (on les met en prison sous la Révolution), il ne faut plus de privilégiés, il ne faut plus d’intérêt particulier : tout doit servir selon les règles de la technique imposée de l’extérieur.

Au point de vue juridique, c’est la grande rationalisation du droit avec les codes Napoléon, l’extinction définitive des sources spontanées du droit, comme la coutume ; l’unification des institutions sous la règle de fer de l’État, la soumission du droit au politique. Et les peuples stupéfaits d’une œuvre si efficace abandonnent dans toute l’Europe, sauf en Grande-Bretagne, leurs systèmes juridiques au profit de l’État.

Et ce grand travail de rationalisation, d’unification, de clarification se poursuit partout, aussi bien dans l’établissement des règles budgétaires et l’organisation fiscale, que dans les poids et mesures ou le tracé des routes. C’est cela, l’œuvre technique. Sous cet angle, on pourrait dire que la technique est la traduction du souci des hommes de maîtriser les choses par la raison. Rendre comptable ce qui est subconscient, quantitatif ce qui est qualitatif, souligner d’un gros trait noir les contours de la lumière projetée dans le tumulte de la nature, porter la main sur ce chaos et y mettre de l’ordre.

Dans l’activité intellectuelle, c’est le même effort. Création de la technique intellectuelle pour l’histoire et la biologie en particulier. Les principes issus de Descartes triomphent et donnent naissance non pas à une philosophie mais à une technique intellectuelle. Il est inutile de la décrire : ceci ne correspond pas à notre objet. Tout intellectuel connaît la technique de sa spécialité.

Tout cela se situe très loin “des sources d’énergie” ; que l’on ne dise pas, d’autre part, que c’est la transformation mécanique qui a permis le reste. En réalité, l’essor mécanique global provenant de l’usage de l’énergie est postérieur à la plupart de ces techniques. Il semblerait même que ce soit l’ordre inverse et que l’apparition des diverses techniques ait été nécessaire pour que puisse évoluer la machine. Et celle-ci n’a certes pas plus d’influence sur la société que l’organisation de la police par exemple.

Le grand phénomène n’est pas l’usage du charbon, mais le changement d’attitude de toute une civilisation à l’égard des techniques. Et nous atteignons ici une des questions les plus difficiles : pourquoi, alors que depuis des centaines de siècles le progrès technique est si lent, en un siècle et demi y a-t-il cette brutale efflorescence ? Pourquoi à ce moment historique là, a été possible ce qui ne semblait pas l’être auparavant ? »

La Grèce antique et Léonard de Vinci avaient déjà créé des machines, Ellul se demande alors « pourquoi au XIXe siècle a-t-on appliqué, et appliqué en grand ? »

Vieux de 2 000 ans et composé d’un ensemble complexe de rouages, le mécanisme d’Anticythère développé par les Grecs anciens était d’après les scientifiques une horloge astronomique servant à rendre compte des positions synodiques de la Lune, d’autres planètes du système solaire, et peut-être de prédire les éclipses lunaires et solaires.

La conjonction de cinq faits « jamais encore réunis dans l’histoire » a conduit à radicalement modifier la nature du phénomène technique depuis le XVIIIe siècle, préparant ainsi le terrain pour la colonisation du monde par les machines :

  • « Une très longue maturation ou incubation technique, sans à-coups décisifs, avant l’épanouissement » ;
  • L’expansion démographique stimulant l’accroissement de besoins « qui ne pouvaient être satisfaits que par le développement technique », et offrant aussi « un terrain favorable à la recherche et à l’expansion technique, en fournissant non seulement le marché mais le matériel humain nécessaire » ;
  • Le milieu économique devait être à la fois « stable » pour que la « recherche primaire technique puisse s’attacher à des objets et des situations bien définis », et « apte à de grands changements, de façon que les inventions techniques aient la possibilité de s’insérer dans le concret, et que la recherche soit stimulée » ;
  • Une plasticité presque parfaite de la société, malléable et ouverte à la propagation de la technique depuis la « disparition des tabous sociaux et la disparition des groupes sociaux naturels » ;
  • Une intention technique claire qui unit toutes les forces vives dans la poursuite de l’objectif technique (« Dans toutes les autres civilisations, il y a eu un mouvement technique, il y a eu un travail plus ou moins profond dans ce sens, mais on trouve rarement une intention de masse, clairement reconnue et orientant délibérément dans le sens de la technique la société entière. »).

Après avoir discuté technique et machine, puis technique et science, Ellul donne sa définition du phénomène technique :

« Le phénomène technique est donc la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace. Car on est actuellement passé à la limite dans les deux sens. Ce n’est plus aujourd’hui le moyen relativement le meilleur qui compte, c’est-à-dire comparé à d’autres moyens également en action. Le choix est de moins en moins affaire personnelle entre plusieurs moyens appliqués. Il s’agit en réalité de trouver le moyen supérieur dans l’absolu, c’est-à-dire en se fondant sur le calcul, dans la plupart des cas.

Cette science s’étend à des domaines immensément divers, depuis le fait de se raser jusqu’au fait d’organiser le débarquement de Normandie et la crémation de milliers de déportés. Il n’y a plus d’activité humaine qui maintenant échappe à cet impératif technique. Il y a une technique de l’organisation (on voit que le grand fait signalé par M. Toynbee s’intègre dans cette conception du phénomène technique) exactement comme il y a une technique de l’amitié ou une technique de la natation. Dans ces conditions, on s’aperçoit que nous sommes très loin de la confusion entre la technique et la machine ; et, si nous voulons envisager les grands secteurs d’application de cette recherche des moyens, nous trouverons, après la très évidente technique mécanique (dont nous ne parlerons pas parce qu’elle a déjà trop attiré l’attention et qu’elle est trop connue) et toutes les formes de techniques intellectuelles (fichiers, bibliothèques, etc.), trois grands secteurs d’action de la technique moderne.

La technique économique, dont l’immensité tout entière subordonnée à la production va depuis l’organisation du travail jusqu’à la planification. Cette technique est distincte des autres à cause de son objet et de son but sans quoi, évidemment, ses problèmes sont les mêmes que ceux de toutes les autres activités.

La technique de l’organisation, qui concerne les grandes masses, s’applique aussi bien aux grandes affaires commerciales ou industrielles (et par conséquent ressortit au domaine économique) qu’aux États et à la vie administrative ou policière. Bien plus, cette technique d’organisation se trouve appliquée dans la guerre et cette technique assure maintenant la puissance d’une armée au moins autant que ses armes. Actuellement tout ce qui fait partie du domaine juridique est tributaire de la technique d’organisation.

Le troisième domaine, c’est la technique de l’homme, dont les formes sont très diverses, depuis la médecine, la génétique jusqu’à la propagande, en passant par les techniques pédagogiques, l’orientation professionnelle, la publicité, etc. Ici l’homme lui-même est objet de technique. »

Ellul retrace brièvement l’histoire de la technique en évoquant la Grèce et la Rome antiques, la technique et le christianisme, puis le changement de paradigme précédant la révolution industrielle. Il liste les caractéristiques des techniques traditionnelles pour bien les différencier des techniques modernes qui s’imposent en Occident à partir du XVIIIe siècle :

  • La technique ne s’applique que dans un domaine limité de la vie ;
  • Il existe peu de moyens (d’outils) pour atteindre un résultat, et l’on ne cherche guère à perfectionner ces moyens ;
  • La technique est toujours locale avant le XVIIIe siècle ;
  • Le progrès technique évolue très lentement ;
  • Grande diversité des techniques provenant de la subjectivité humaine (souci de l’esthétique par exemple) et du nombre limité d’outils stimulant la créativité, l’improvisation ;
  • Outils et techniques sont soumis à la volonté humaine, condition indispensable à l’harmonie entre évolution technique et évolution biologique/culturelle ;
  • La possibilité de choix réservée à l’homme, ce dernier pouvant rompre avec le système technicien imposé en fuyant le territoire (restreint à l’époque préindustrielle) sous contrôle de l’État.

Depuis la révolution industrielle et l’apparition des machines, la technique colonise peu à peu les moindres recoins de l’existence humaine, car plus rien ne peut être laissé au hasard dans une société-machine. Il faut que l’ordre, la statistique et l’objectivité s’imposent là où autrefois régnaient le désordre, la subjectivité et la spontanéité. L’histoire nous enseigne pourtant que le fétichisme de l’efficience, de la vitesse et de l’ordre, et symétriquement la peur du hasard ou encore le mépris de l’improvisation, constituent un état d’esprit pathologique propre à la civilisation industrielle.

« Même dans les activités que nous considérons comme techniques, ce n’est pas toujours cet aspect qui domine dans une collectivité au travail ou en guerre. Le but économique, l’effort technique deviennent secondaires par rapport au plaisir d’être ensemble. “Autrefois, lorsqu’une famille de la Nouvelle-Angleterre convoquait un bee (réunion pour travaux en commun), c’était pour tous un des moments les plus agréables de l’année. Le travail n’était guère qu’un prétexte à se réunir” (Homans, cité par Scott et Lynton). L’activité de relation, le rapport humain dominent de très loin le schéma technique et le devoir de travail qui sont secondaires et mouvants.

Le monde social, au sens propre, est exempt en fait de technique, mais, même sur le plan de la vie individuelle, la technique occupe une place beaucoup plus limitée que nous ne le pensons. Parce que nous jugeons en modernes, nous croyons que produire et consommer recouvre toute la vie. »

Caractères nouveaux de la société technicienne

Jacques Ellul passe rapidement en revue deux caractères nouveaux déjà suffisamment abordés selon lui par d’autres auteurs : la rationalité et l’artificialité. Plus rien n’est laissé au hasard, la rationalité « tend à soumettre au mécanisme ce qui appartient à la spontanéité ou à l’irrationnel ». D’autre part, l’essor des moyens techniques tend à produire un monde artificiel « radicalement différent du monde naturel ».

« [Le monde artificiel] détruit, élimine ou subordonne ce monde naturel, mais ne lui permet ni de se reconstituer ni d’entrer en symbiose avec lui. Ils obéissent à des impératifs et à des ordonnancements différents, à des lois sans commune mesure. Ce n’est pas par hasard que l’hydroélectricité capte les cascades, et les mène en conduites forcées : le milieu technique absorbe ainsi de la même façon le milieu naturel. Nous nous acheminons rapidement vers le moment où nous n’aurons bientôt plus de milieu naturel. »

Parmi ces caractères listés ci-dessous, il me semble que Jacques Ellul néglige un élément important : l’accélération. La vitesse de l’évolution technique surpasse aujourd’hui celle de l’évolution biologique et culturelle. Ellul évoque cette réalité mais n’insiste pas assez selon moi sur ce caractère nouveau de la technique au sein de la société industrielle.

« La technique est devenue autonome, et forme un monde dévorant qui obéit à ses lois propres, reniant toute tradition. La technique ne repose plus sur une tradition, mais sur la combinaison de procédés techniques antérieurs, et son évolution est trop rapide, trop bouleversante pour intégrer les traditions antérieures. »

La plus grande usine au monde de captage du CO2 a été inaugurée récemment en Islande. La société industrielle émet des quantités si gigantesques de gaz à effet de serre que les systèmes vivants (arbres, prairies, océans, etc.) sont incapables de les absorber, provoquant réchauffement et instabilité climatiques. Que fait le technicien face à cela ? Il développe de nouvelles machines et usines pour remédier aux « défaillances » de la biosphère, et pourquoi pas, à terme, s’y substituer entièrement.

Automatisme : la technique croît mécaniquement

Jacques Ellul distingue deux aspects dans l’automatisme du choix technique. D’abord, étant donné que ce choix se fait désormais uniquement sur la base de procédés mathématiques, cela réduit l’éventail des méthodes à une seule jugée la plus efficace et la plus efficiente (« the one best way »). Dans un tel contexte, l’être humain est privé de choix d’ordre éthique ou esthétique, c’est le calcul qui oriente sa décision et la nécessité technique obtient ainsi le dernier mot.

« “The one best way” : c’est exactement à cela que correspond notre technique. Lorsque tout a été mesuré, calculé, que la méthode déterminée est, au point de vue intellectuel, satisfaisante, et qu’au point de vue pratique elle se révèle efficiente, plus efficiente que tous les autres moyens employés jusqu’ici ou mis en concurrence au même moment, la direction technique se fait d’elle même. L’automatisme est le fait que l’orientation et les choix techniques s’effectuent d’eux-mêmes.

Il n’y a pas à proprement parler de choix, quant à la grandeur, entre 3 et 4 : 4 est plus grand que 3. Cela ne dépend de personne ; personne ne peut le changer ni dire le contraire ni y échapper personnellement. La décision, quant à la technique, est actuellement du même ordre. Il n’y a pas de choix entre deux méthodes techniques : l’une s’impose fatalement parce que ses résultats se comptent, se mesurent, se voient et sont indiscutables. »

L’autre aspect de cet automatisme se matérialise dans l’élimination mécanique du hasard dans toutes les activités – métier, loisir, vie quotidienne. Tout est absorbé par la technique. Dès lors, s’opposer ou freiner le progrès technique apparaît comme un sacrilège. Selon Ellul, le pire affront au monde moderne est l’empêchement de cet automatisme technique. Le capitalisme ralentit le progrès technique par exemple, c’est la « critique fondamentale » développée par le communisme.

Il y a « conflit entre les “affaires” et la machine ». Le rythme de l’innovation accélère perpétuellement et réduit le temps d’amortissement des machines alors que de nouvelles, plus performantes et plus chères, sont déjà mises sur le marché. Sur le plan économique et social, le capitalisme échoue en tant que système de répartition des produits et mène à des crises de surproduction ; et la main d’œuvre libérée par le progrès technique n’est quant à elle pas utilisée, créant ainsi du chômage de masse.

Lénine fut le premier à employer la technique politique, ce qui assura son succès même face à des puissances supérieures. Grâce à la technique, même un politicien médiocre (ce qui n’était évidemment pas le cas de Lénine) peut obtenir une « bonne politique moyenne, éviter les catastrophes et assurer une ligne cohérente ». D’autre part, « un résultat est acquis avec beaucoup moins de dépenses et de moyens ». Dans le domaine militaire, Hitler a pu résister pendant plusieurs années à un ennemi bien plus puissant grâce à l’emploi de techniques militaires perfectionnées.

Miser sur la technique offre une efficacité supérieure à tous les autres moyens (personnel, traditionnel, moral ou empirique) : « rien ne peut entrer en concurrence avec le moyen technique ». L’être humain ou le groupe social s’enferment dans un mécanisme automatique, « le choix est fait a priori ». Soit le pays, l’homme ou le système refuse le moyen technique et se condamne à la défaite ; soit il accepte la nécessité technique et alors il vaincra, « mais il sera soumis de façon irrémédiable à l’esclavage technique ».

Auto-accroissement, le progrès technique comme fatalité

Il y a aujourd’hui au sein du monde industrialisé une telle vénération pour l’efficacité que l’effort commun tout entier se fait, inconsciemment, dans le sens du progrès technique. Ellul rappelle que le progrès technique résulte d’une combinaison de très nombreux facteurs : comportement du consommateur, accumulation du capital, travaux des bureaux d’études et des laboratoires, organisation de la production, etc. Mais il ajoute que dans le processus « la part d’invention de l’homme est extrêmement réduite » justement en raison de cette conjonction d’innombrables facteurs, de cette « addition anonyme » créant « les conditions du saut en avant ». Preuve de cet auto-accroissement, les inventions techniques surviennent à peu près au même moment dans des pays montrant un stade de développement technique similaire. L’historien cite les recherches sur l’énergie atomique qui étaient « à peu près au même point en 1939 » en Allemagne, en Norvège, en URSS, aux États-Unis et en France. La guerre a fini par donner l’avantage aux États-Unis, seul pays épargné.

D’autre part, la technique s’engendre elle-même. Une avancée technique dans un domaine crée une vague de perturbations dans d’autres secteurs ainsi qu’une série d’ajustements techniques pour adapter, harmoniser l’ensemble. À l’époque où Ellul écrit, avant l’essor de l’informatique, le développement des machines (tabulatrice, poinçonneuse, Gamma à tambour magnétique) dans le secteur tertiaire modifie les techniques de management et conduit à une réorganisation complète des entreprises.

Après la mise en œuvre de certaines techniques dans un secteur précis, prenons au hasard le complexe militaro-industriel, certains observateurs se rendent vite compte que ces techniques s’appliquent et produisent des résultats dans d’autres domaines. Inutile de rappeler en détails ici toutes les innovations issues du domaine militaire qui ont bouleversé la vie civile (énergie atomique, ordinateur, GPS, Internet, drones…). Chacune de ces innovations produit de nouvelles techniques d’organisation et de gestion des ressources humaines. C’est pourquoi, selon Ellul, « le progrès technique tend à s’effectuer selon une progression géométrique ».

Autre élément allant dans le sens d’une progression géométrique, le développement technique cause des problèmes qui ne peuvent être résolus que par la technique elle-même.

« Phénomène particulièrement sensible dans l’urbanisme. La grande ville suppose une concentration des moyens de transports, une aération, une organisation de circulation, un conditionnement d’air, etc. : chacun de ces éléments permet à la ville de grandir encore et provoque de nouveaux progrès techniques. »

La ville moderne est le fruit d’un empilement de couches techniques enchâssées les unes dans les autres. L’apparition de l’automobile a bouleversé la gestion de l’espace urbain, avec l’apparition d’une myriade de techniques nouvelles pour harmoniser la machine et l’homme (feux de circulation, code de la route, radars de contrôle de la vitesse, systèmes de guidage GPS d’abord simples puis gagnant en complexité avec des applications smartphones basées sur l’intelligence artificielle (Waze), et bien d’autres).

La ville moderne, mode de vie concentrationnaire inhumain fruit du noble progrès technique (ici le quartier de Manhattan, New York City).

Aujourd’hui, on voit comment le changement climatique provoqué par des techniques antérieures – extraction et combustion de carburants fossiles – stimule l’innovation en géoingénierie, un ensemble de techniques naissantes destinées à prendre le contrôle du climat. À ce sujet, on apprenait récemment que la plus grande usine de captage de CO2 venait d’être lancée en Islande[6]. Le progrès technique permettra peut-être un jour de domestiquer la totalité de la biosphère – ou de la détruire entièrement.

La technique ne rend pas l’humain obsolète pour autant, en tout cas pour l’instant. C’est « l’intelligence particulière » qui est éliminée par sélection artificielle puisque « n’importe qui finira par faire l’affaire pourvu qu’il soit dressé à ce jeu » des techniques. Le rôle des ressources humaines se borne à un rôle « d’appareil enregistreur » des effets des techniques et de leurs résultats.

En définitive, la technique finit par créer un monde parallèle au monde naturel qui répond aux lois techniques au mépris des lois biologiques. Avec une concentration démographique largement au-dessus de la capacité de charge du milieu naturel local, la ville moderne forme peut-être la meilleure illustration d’aberration écologique reposant entièrement sur l’écosystème des techniques modernes (traitement des eaux sales et des déchets, approvisionnement en énergie, en eau et en nourriture, infrastructures de transport, techniques d’urbanisme et de construction, techniques de surveillance et de contrôle, la liste semble interminable).

Unicité (ou insécabilité) du système technicien

« La grande tendance de tous ceux qui pensent aux techniques est de distinguer : distinguer entre les divers éléments de la technique, dont les uns pourraient être maintenus, les autres écartés ; distinguer entre la technique et l’usage qu’on en fait. Ces distinctions sont rigoureusement fausses et prouvent que l’on n’a rien compris au phénomène technique dont toutes les parties sont ontologiquement liées et dont l’usage est inséparable de l’être. »

Il existe des traits et des principes communs entre les différentes techniques qui forment un système dont les parties se complètent et sont interdépendantes. Les divers éléments du système fonctionnent en symbiose, chaque technique nouvelle ne venant pas nécessairement remplacer des techniques anciennes mais s’ajouter à l’édifice global. Le corollaire à cette réalité est l’impossibilité de séparer tel ou tel élément jugé indésirable pour satisfaire un quelconque progrès moral. La technique « tend au contraire à créer une morale technique tout à fait indépendante », d’ailleurs elle ne poursuit aucune finalité. Il est parfaitement naïf de penser que le progrès technique se destine à améliorer la condition de l’être humain, c’est un « phénomène aveugle vers l’avenir, dans un domaine de la causalité intégrale ». Doter les hommes qui agissent sur la technique d’une éthique tournée vers l’humain n’y changerait rien, « tout au plus ils cesseraient d’être de bons techniciens ».

Selon Ellul, il n’existe pas, comme le pensent les « moralistes », plusieurs usages possibles d’une même technique. Cette opinion repose d’après lui sur une méconnaissance du phénomène technique. En écrasant son voisin, un automobiliste ne fait pas un usage technique de sa voiture ; il commet un crime. Cet usage détourné n’est pas la fonction première de la voiture, ce n’est pas sa vocation technique. L’utilisateur transgresse par conséquent la « règle du jeu » technicien et gaspille le potentiel de la machine sans en respecter scrupuleusement le mode d’emploi. Un porte-avion et un char Leclerc sont des instruments conçus pour accomplir une ou plusieurs tâches bien précises. Bien évidemment, il est possible d’utiliser l’un pour un mouillage romantique dans une crique en Corse, et l’autre pour aller faire ses courses au Carrefour du coin de la rue, mais cette utilisation n’a rien de technique, d’efficace. Dans le même ordre d’idée, lorsque les terroristes d’Al-Qaïda jetaient des avions de ligne sur les tours du World Trade Center le 11 septembre 2001, il ne s’agissait pas d’un usage technique du Boeing 767. Le même raisonnement s’applique à une automobile, un sèche-cheveux ou un ordinateur. La technique et son usage sont en fait une seule et même chose.

« Nous formulerons donc le principe suivant : l’homme est placé devant un choix exclusif, utiliser la technique comme elle doit l’être selon les règles techniques, ou ne pas l’utiliser du tout ; mais impossible d’utiliser autrement que selon les règles techniques. »

Ellul s’attaque par la suite à une autre idée farfelue : orienter la technique. Encore une fois, c’est mal comprendre la marche implacable du progrès technique. En prenant l’exemple de la bombe atomique et de l’énergie nucléaire civile, il explique que la première était un passage obligé pour arriver à développer la seconde. La raison à cela est simple : la conception d’une bombe atomique s’avère bien plus aisée que la construction d’un réacteur nucléaire. Même en l’absence des motivations militaires de l’époque, le développement de l’énergie atomique aurait selon toute probabilité suivi la même progression technique. Et une fois la bombe atomique achevée, on la fit exploser « parce que tout ce qui est technique, sans distinction de bien et de mal, s’utilise forcément quand on l’a en mains. Telle est la loi majeure de notre époque. »

L’auteur décrit longuement un mécanisme similaire avec l’emploi des techniques policières par l’État.

« Les techniques policières, qui se développent à une cadence extrêmement rapide, ont pour fin nécessaire la transformation de la nation tout entière en camp de concentration. Ce n’est pas une décision perverse de tel parti, de tel gouvernement ; mais pour être certain d’attraper des criminels, il faut que chacun soit surveillé, que l’on sache exactement ce que fait chaque citoyen, ses relations, ses habitudes, ses distractions… Et l’on est de plus en plus en mesure de le savoir.

Cela ne veut pas dire que la terreur règne ; cela ne veut pas dire que l’on est arrêté arbitrairement : la meilleure technique est celle qui se fait le moins sentir, qui pèse le moins. Mais cela veut dire que chacun doit être rigoureusement connu et surveillé discrètement. Et cela provient uniquement du perfectionnement des méthodes. »

Pour Ellul, le camp de concentration n’a rien d’une anomalie historique, c’est la suite logique de l’évolution technique. La gestion de la crise du Covid lui donne aujourd’hui raison. On voit en France, pays qualifié de « démocratique » par ses élites, que la surveillance de la population s’intensifie au fur et à mesure des possibilités offertes par la technologie. Quel meilleur exemple que la démocratisation des smartphones permettant l’usage des QR code pour contrôler efficacement les allées et venues du bétail humain, ou l’emploi de drones de surveillance par la police récemment légalisé par l’Assemblée nationale[7]. Pour continuer à se développer, le système technicien a besoin de stabilité et d’ordre, ce qui fait nécessairement tendre l’ensemble de la société vers une uniformisation totalitaire, et ce indépendamment de la doctrine du pouvoir politique en place.

L’historien poursuit sa démonstration en prenant l’exemple d’une usine qui mettrait en service une nouvelle machine à grand rendement, remplaçant ainsi le travail d’un nombre important d’ouvriers. Leur avenir est tout tracé : pointage à Pôle emploi et chômage de longue durée pour les anciens. La technique en elle-même provoque « un certain nombre de souffrances, de fléaux » ; et dans ce cas comme dans d’autres, cela rien n’a rien voir avec une question d’usage. Prenons un autre exemple avec une technique d’extraction minière très répandue à travers le monde pour produire divers métaux essentiels à la civilisation technologique (cuivre, acier, uranium, aluminium, etc.) : la mine à ciel ouvert. Creuser une fosse énorme implique de détruire tout ce qui préexistait à cet endroit. Cette destruction ne résulte pas d’un usage incorrect de la technique mais de sa simple existence.

Située dans l’état du Pará au Brésil, Carajás est la plus grande mine de fer au monde. Autrefois, il y avait ici une forêt riche en biodiversité habitée depuis des millénaires par des communautés humaines. Un important gisement de fer se trouvait à cet endroit, et comme la civilisation avait besoin de fer pour ses constructions, ses infrastructures et ses machines, la technique est allée l’extraire. Le développement des techniques modernes d’extraction à ciel ouvert n’a pas seulement permis ce massacre, il devient inéluctable du seul fait de l’existence de ces techniques.

Selon Ellul, il n’y a pas non plus de mauvaise application de la technique « guidée par des sentiments égoïstes » lorsque l’agriculture industrielle provoque des désastres sociaux et environnementaux (déboisement, érosion, stérilisation du sol, disparition de la faune sauvage, réduction de la production alimentaire, empoisonnement aux pesticides, etc.). Ces catastrophes ne peuvent être dissociées du progrès technique, car « l’homme ne peut jamais prévoir la totalité des conséquences d’une action technique ».

« L’histoire montre que toute application technique à ses origines présente des effets (imprévisibles et seconds) beaucoup plus désastreux que la situation antérieure, à côté des effets prévus, attendus, qui sont valables et positifs. »

Il faut ici nuancer le propos parfois trop neutre d’Ellul, car les « sentiments égoïstes » jouent naturellement un rôle dans les ravages socio-écologiques. À chaque fois qu’elle le peut, la classe possédante met à profit la puissance technique pour accroître son emprise sur le monde naturel et assoir sa domination sur le peuple. Les élites sociales influencent l’évolution technique sans toutefois la contrôler, bien que leur hubris les conduise à se persuader du contraire.

Exemple d’effets imprévisibles beaucoup plus désastreux que la situation précédente : les glissements de terrain et les inondations meurtrières survenues en Allemagne l’été 2021 qui résultent des progrès techniques antérieurs (pluies diluviennes liées au changement climatique d’origine industrielle, agriculture industrielle augmentant l’érosion des sols et diminuant leur pouvoir absorbant, artificialisation des sols, endiguement des cours d’eau, etc.).

Entraînement des techniques

Au XVIIIe siècle, l’apparition et la multiplication des machines capables de produire de grandes quantités déséquilibrent le système productif. Celui-ci doit alors être adapté pour absorber le surplus.

« La technique des machines a donc paru la première dans notre ère depuis 1750. C’est dans cette application des données de la science que l’esprit technique s’est d’abord manifesté. On sait déjà cette espèce de nécessité qui s’est fait jour, et que soulignent tous les manuels. La navette volante de 1733 avait rendu nécessaire une plus grande production de fil : or cette production était impossible sans une machine ; pour y répondre nous rencontrions l’invention de la Spinning Jenny de Heargraaves. Mais alors la production du fil devient supérieure à la consommation possible par les tisserands. Et pour y répondre Cartwright fabrique un métier à tisser célèbre ; ainsi nous avons dans sa forme la plus simple cet enchaînement des machines qui va devenir de plus en plus rapide. Chaque machine déséquilibre la production, et pour la rééquilibrer suppose la création d’une ou de plusieurs autres machines dans d’autres domaines du travail. »

Cet effet d’entraînement ne se limite pas aux machines, loin de là. La production devient de plus en plus complexe avec des étapes de fabrication multiples. Dans l’usine, il faut disposer les machines d’une certaine façon et le travail des ouvriers doit être synchronisé avec le rythme des monstres d’acier. Pour fonctionner convenablement, le système productif industriel a besoin d’une technique nouvelle – l’organisation de la production.

Les produits sont bien plus nombreux à sortir des manufactures, se pose alors le problème suivant : comment écouler la marchandise ? Les techniques commerciales se développent à cet effet au début du XIXe siècle en même temps que les techniques industrielles, stimulant par là même le système financier (lettres de change, banque, virement, compensation, comptabilité en partie double, etc.) qui n’étaient encore que « sporadique et sans vigueur ». La quantité de capitaux absorbés et produits par la concentration de la production provoque des mouvements de grande ampleur au sein d’une organisation qui s’internationalise avec « le système des grandes compagnies, des assurances, du crédit et la société anonyme ». Mais rapidement on s’aperçoit que le transport des marchandises est crucial pour le système commercial et financier naissant. Il faut pouvoir disposer des produits au bon moment et au bon endroit, ce qui suppose « le transport rapide, régulier et sûr de la marchandise ». Dès lors, la technique des transports prend son envol avec le « calcul des trajets et des horaires pour les trains, l’immobilisation, l’infrastructure ».

L’industrialisation a mécaniquement conduit au phénomène de la grande ville. Avant l’apparition des techniques de transport, « l’accumulation des foules autour de la machine » était incontournable, car « il faut des hommes en grande quantité pour la servir ». L’existence urbaine étant dans l’ensemble « malheureuse » et « intolérable », c’est ainsi que se développent rapidement les techniques d’urbanisme puis du cinéma pour « faire accepter toute la souffrance urbaine au prix d’amusements ».

Les libéraux pensaient naïvement que le marché allait, de façon instinctive et naturelle, grâce à la main invisible et à une pincée de poudre de perlimpinpin, pouvoir absorber le flux croissant de marchandises excrété par les usines. Illusion grotesque, car « à une profusion technique doit répondre une répartition technique ». Si le travail et la production sont organisés par la technique, la consommation doit l’être également ; et en définitive, l’ensemble de la société. Plus rien ne peut être laissé au hasard dans une société industrielle, il faut éradiquer la « fantaisie individuelle ».

Pour convertir le citoyen en consommateur et ainsi éviter les crises de surproduction à répétition, les travaux des psychologues et psychanalystes sont mis à profit, notamment ceux de Sigmund Freud pour qui « le progrès de la civilisation se paie d’une perte de bonheur du fait de l’accroissement du sentiment de culpabilité » (Le malaise dans la civilisation, 1930). L’énorme rigidité imposée aux foules par le développement industriel génère un stress psychologique et une frustration immenses, toutes deux souvent inconscientes mais néanmoins sources d’instabilité. Pour y remédier, les publicitaires exploitent les découvertes scientifiques sur le cerveau humain. Des gens comme le pionnier de la propagande d’entreprise et politique Edward Bernays, neveu de Freud, remarquent que ce mal-être psychologique peut être compensé par la consommation de biens et services, à condition de capitaliser sur les désirs refoulés du consommateur et non sur ses besoins. Ce dernier n’achète plus un produit mais une histoire, une expérience, une idée. Il vit alors par procuration à travers un consumérisme effréné et demeure sagement dans sa cage imaginaire, avec le sourire – le bonheur lui-aussi devient artificiel. Sur ce point, il faut voir l’excellente série documentaire The Century of the Self (« Le siècle du moi ») réalisée par le britannique Adam Curtis et diffusée au début des années 2000 par la BBC[8].

La complexité croissante de l’édifice technique implique l’intervention d’un chef d’orchestre pour coordonner toutes les techniques : l’État.

« L’homme n’est pas assez raisonnable pour accepter de soi-même ce qui est nécessaire pour la machine. Il se révolte très facilement ; il faut une contrainte, l’État jouera ce rôle. Non plus un État incohérent, impuissant, fantaisiste, mais un État efficace pour que le régime économique fonctionne, un État qui contrôle tout, afin que les machines développées au hasard deviennent “cohérence”. Il est le grand facteur de cohérence. Il doit être lui-même cohérent.

Alors apparaissent les techniques de l’État sans lesquelles les précédentes ne sont que des velléités qui n’atteindront jamais leur maximum : les techniques militaires, policières, administratives, puis politiques. »

Ellul insiste à nouveau en fin de chapitre sur l’impossibilité de retrancher, de modifier quelque chose dans cette mégamachine sociale sans chambouler tout le reste ; précisément parce que chaque couche technique supplémentaire arrive par « nécessité » et non par « fantaisie ni par quelque volonté de puissance personnelle ». Si l’intérêt personnel n’oriente pas – ou ne contrôle pas – l’évolution des techniques, on peut difficilement nier le fait que les dirigeants et les milliardaires se servent abondamment de la puissance technique pour servir leurs propres intérêts. Ceci est une absurdité pour la survie de la société-machine et conduira, on l’espère, à sa perte. On remarque au passage que le véritable ennemi, c’est la gauche techno-progressiste qui défend la réduction des inégalités dans le cadre du système technologique afin d’assurer sa stabilité, et réclame une planification technocratique de l’État destinée à prolonger au maximum l’existence de la civilisation industrielle.

Universalisme technique

Deux aspects ici : géographique et qualitatif. Quel que soit le degré de développement des autres sociétés, en Asie, Amérique ou Afrique, le système technicien enfanté par l’Europe finit par s’imposer partout ; d’abord pour des raisons historiques – la guerre et le commerce.

La guerre coloniale permet à la technique de pénétrer les territoires et les sociétés éloignées géographiquement et culturellement. Les peuples colonisés réalisent rapidement les avantages qu’ils peuvent tirer des techniques modernes, notamment pour mener des insurrections nationales et se débarrasser du colon. Par effet miroir se propage alors un profond mépris des cultures et techniques traditionnelles jugées incapables de rivaliser avec l’ennemi extérieur.

L’autre facteur est le commerce international qui « inonde » les pays pauvres des produits de la technique moderne, un processus accompagné d’une « subordination technique » du Sud global. De nos jours, le sociologue gabonais Joseph Tonda analyse la poursuite de l’impérialisme occidental par des « éblouissements » techniques, notamment à travers les écrans[9]. « L’énormité des moyens brise toutes les raisons traditionnelles et individuelles », note Ellul.

En 1949, Truman alors président des États-Unis lance le « Point IV », un programme d’assistance technique aux pays en voie de développement et surtout une manière habile face à l’opinion publique de déguiser l’impérialisme de l’oncle Sam en main tendue aux pauvres. Truman le souligne d’ailleurs dans son discours, il veut rompre avec « l’ancien impérialisme – l’exploitation au profit d’une nation étrangère – n’a pas sa place dans nos plans[10] ». Ce qui n’empêche pas Ellul, peut-être en raison de sa naïveté chrétienne, de considérer cette initiative comme « parfaitement humanitaire ». Pourtant, Ellul écrit que « les États-Unis fournissent directement les techniciens nécessaires pour exploiter les richesses naturelles de ces pays : il s’agit d’accroître le niveau de vie de toutes ces populations, à partir des possibilités de leurs propres pays ». Cette action intégralement intéressée, on en mesure les conséquences aujourd’hui : des centaines de millions de personnes ont basculé dans la pauvreté après avoir vu leurs terres volées et leur autonomie brisée par le « développement[11] » ; entre 720 et 811 millions de personnes souffrent de la faim en 2021 d’après la FAO[12] ; l’extraction à grande échelle de biomasse – agriculture industrielle en tête – qui a colonisé le monde entier est responsable à près de 90 % du stress hydrique et du déclin de la biodiversité[13] ; on pourrait continuer ad nauseam.

L’exploitation à grande échelle des pays du Sud riches en ressources naturelles n’est réalisable qu’en les connectant à l’infrastructure globale. Il se produit donc une uniformisation technicienne. Des routes et des chemins de fer balafrent forêts, zones humides et savanes, des ports enlaidissent les littoraux, et des aéroports bourgeonnent pour accueillir les techniciens occidentaux et fluidifier leur circulation d’un pays à l’autre. L’importation des moyens de production industriels devient elle aussi indispensable pour extraire pétrole, gaz, charbon et minerais en tous genres. En 2019, on apprenait par exemple que 60 % des entreprises minières en Afrique étaient étrangères[14]. Les pays africains ne disposent pas des machines ni des techniques industrielles pour extraire efficacement leurs ressources, c’est-à-dire au rythme nécessaire pour alimenter la croissance mondiale. On assiste dès lors à une véritable « invasion technique » éradiquant pratiquement tout ce qui lui préexistait.

« Ainsi, en Afrique, le travailleur se sépare de sa famille, et “son moi social reste attaché au groupe rural, alors qu’il est transplanté dans un milieu industriel. Et lorsque la famille vient en ville, elle n’est pas du tout préparée à cette vie urbaine et s’y détruit moralement et sociologiquement” (Frankel). En Australie, même effondrement de la civilisation traditionnelle, “alors que dans la tribu l’autorité appartenait aux anciens…, cette autorité est en train de passer au chef du parc à bestiaux, au patron du centre d’élevage… Les rites mystérieux, associés à la succession des saisons et à la recherche de la nourriture, qui prenaient autrefois beaucoup de temps ont tendance à perdre leur signification” (Elkin). Il serait aisé de multiplier les exemples.

On doit considérer chaque culture comme un tout, et la transformation de tel élément par l’effet des techniques entraîne des chocs dans tous les domaines : tous les peuples du monde vivent aujourd’hui dans un déchirement culturel, provoqué par les conflits et les discussions internes résultant de la technique. En outre, comme chaque être humain incarne l’ambiance culturelle dans laquelle il vit, les désaccords, les incohérences, se retrouvent dans chaque personnalité (Mead). »

La destruction des communautés traditionnelles dans la France et l’Angleterre du XIXe siècle avait créé le substrat essentiel à l’essor des techniques, et celles-ci tendent, avec la guerre coloniale et la mondialisation des échanges marchands, à reproduire et forcer une structure sociale uniforme dans tous les pays du monde.

La pauvreté et la famine ne sont pas des états « naturels » d’une commaunté humaine préindustrielle, mais des conditions de possibilité de la civilisation industrielle. Dans une tribune parue dans le Guardian en 2019, l’anthropologue Jason Hickel écrivait que la pauvreté n’est autre que le résultat de l’asservissement de la majorité de l’humanité à l’économie marchande où obtenir un salaire devient une condition de survie : « Avant la colonisation, la plupart des gens vivaient dans des économies de subsistance où ils avaient accès à d’abondants biens communs – terres, eau, forêts, bétail et de robustes systèmes de partage et de réciprocité. »

La technique est « totalitaire », elle pénètre partout, faisant la chasse à l’improvisation et au hasard. La civilisation est devenue technicienne.

Autrefois, « la technique a appartenu à une civilisation ; elle y a été un élément, englobée dans une foule d’activités non techniques. Aujourd’hui, la technique a englobé la civilisation tout entière. »

La technique pénètre jusque dans la sphère intime et lance des assauts répétés contre la vie même :

« Dans l’inorganique, c’est par exemple l’exploration de la structure de l’atome et son usage pour des fins actuellement inconnues ; mais un monde prend plus clairement la forme technique, c’est celui de la substance organique : ici la nécessité de la production perce des sondages dans les sources mêmes de la vie, contrôle la procréation, influence la croissance, altère l’individu et l’espèce. La mort, la procréation, la naissance, l’habitat sont soumis à la rationalisation, comme étant le dernier stade de la chaîne sans fin industrielle… Ce qui semblait être le plus personnel dans la vie de l’homme est maintenant technicisé : la façon dont il se repose et se détend, fait l’objet des techniques de relaxation, – la façon dont il prend une décision (et ceci n’est plus du domaine personnel et volontaire !) fait l’objet des techniques de la recherche opérationnelle. C’est une expérimentation aux racines mêmes de l’être (Giedion).

Dès lors, comment ne pas croire que toute la civilisation est atteinte, englobée, quand la substance même de l’être humain est mise en question ? »

L’uniformisation du monde n’est pas totale, certes. Il subsiste quelques variations superficielles entre les peuples mais celles-ci sont « sans importance par rapport à l’identité technique ». Là réside son universalité. La technique anéantit la diversité en s’attaquant à la subjectivité. Elle devient une réalité objective, un prisme unique par lequel l’ensemble des êtres humains observent et comprennent le monde. Ils sont à la fois ensemble et isolés les uns des autres par la technique.

Autonomie de la technique

Un des aspects de cette autonomie de la technique est la « séparation totale du but réel et du mécanisme à étudier ». L’usine forme un « organisme clos », une finalité en soi en dehors de toute considération extérieure. L’optimisation constante de son mécanisme, le souci de l’efficacité devancent tout le reste. La société devenue industrielle fonctionne comme une gigantesque usine dont il faut continuellement ajuster ou remplacer les rouages défectueux.

Ellul se réfère à Ernest Kohn-Bramstedt et à son étude Dictatorship and Political Police : The Technique of Control by Fear (1946) où l’auteur montre que la police doit devenir indépendante pour être efficace, notamment à l’égard de la loi.

« Les règles à quoi obéit l’organisation technique, ce ne sont plus les règles du juste et de l’injuste, mais des “lois” au sens purement technique. En ce qui concerne la police, le stade suprême est le moment où le droit légalise cette indépendance à l’égard du droit lui-même et reconnaît le primat de ces lois techniques. Telle est l’opinion d’un des spécialistes allemands de la police, Best. »

La technique est autonome à l’égard de la politique, de l’économie ou de la morale. La première détermine les trois autres et non l’inverse. Dans le cas où l’on tenterait de s’opposer au mécanisme technique, en imposant par exemple une intervention motivée par des intentions morales ou politiques, le résultat serait nul ou négatif. En réalité, la technique « se transforme à son tour en juge de la morale, en édificatrice d’une morale nouvelle ».

Technique et science avancent de concert. La science découvre puis formalise les lois biologiques et physiques, la technique « les met en action » mais « cherche en réalité à les dominer ». L’exemple des scientifiques travaillant sur la biologie de synthèse, qui viennent de construire une première « machine vivante[15] », illustre on ne peut mieux ce mécanisme de soumission du vivant au règne de la technique. Jacques Ellul cite quant à lui l’exemple du pain et la boulangerie industrielle en se référant aux travaux de l’historien Sigfried Giedon (Mechanization takes command, 1948) :

« Dans sa très curieuse étude sur la mécanisation et le pain, Giedion montre bien que “partout où la mécanisation rencontre une substance vivante, bactérie ou animal, c’est la substance organique qui détermine les lois”. La mécanisation de la boulangerie n’est donc pas un succès : il faut plus de subdivision et de pauses, plus de précautions que dans la boulangerie à main ; l’énormité des machines ne fait pas gagner du temps ; elle permet seulement de travailler par plus grandes masses. Il montre aussi comment on cherche à transformer le pain pour l’adapter aux manipulations mécaniques. En dernier ressort, il s’agit de transformer le goût des hommes. Ainsi, chaque fois que la technique se heurte à l’obstacle naturel, elle tend à le tourner, soit en remplaçant l’organisme vivant par la machine, soit en modifiant cet organisme de façon qu’il ne présente plus de réaction spécifique. »

Pour le pain, ce sont les blés qui furent transformés par les scientifiques pour obtenir des molécules de gluten plus grosses, capables de supporter un pétrissage violent et de très hautes températures de cuisson. Objectifs : gagner du temps et augmenter les cadences de production. Résultat, les allergies au gluten prolifèrent aujourd’hui et sont bien le résultat d’une adaptation du pain à la technologie[16].

Autrefois, il fallait des paysans et des artisans boulangers pour fabriquer du pain. Le faible niveau technologique permettait une grande autonomie, de la créativité et de la diversité, car les moyens de production se basaient sur des techniques traditionnelles ancrées dans une communauté et un territoire. Aujourd’hui, la production industrielle fait appel à d’énormes machines sophistiquées très intensives en capitaux qui doivent être assistées par des salariés-esclaves condamnés à un travail ereintant et aliénant. Le progrès technique exige de remodeler le blé, la société et l’humain pour les adapter à la machine.

C’est pourquoi l’écosystème technique tend à remplacer l’écosystème vivant, leurs lois respectives étant inconciliables. Et c’est aussi pour cette raison que « l’homme est un frein au progrès », et que, « considéré sous l’angle des techniques modernes, l’homme actuel est un ratage » (Ellul cite ici le livre Le futur a déjà commencé, Robert Jungk, 1954). La technique exècre « la variabilité, l’élasticité humaines », d’où l’essor de l’automatisation, des robots et de la cybernétique, science qui enfanta les systèmes informatiques. L’expression « l’erreur est humaine », bien qu’ancienne, n’est-elle pas plus que jamais ancrée dans la « mentalité collective » (Fernand Braudel) de la civilisation industrielle ? Ellul l’illustre avec l’usage du téléphone :

« Sait-on par exemple que pour le téléphone, il y a 10 % de faux appels, en moyenne : quel mauvais usage par l’homme d’un si parfait appareil ! »

On le voit depuis le commencement de la révolution industrielle, la machine se substitue peu à peu à l’humain dans le système productif. Ceci n’était qu’une introduction, et l’on voit aujourd’hui avec l’explosion de l’intelligence artificielle (IA) que cette dynamique n’est pas prête de s’arrêter. D’après un article publié en 2019 par le magazine Capital, « l’intelligence artificielle pourrait entraîner la suppression de 10 à presque 50 % des emplois[17] ». Tant qu’il y aura de l’énergie pour alimenter des machines, le système technicien poursuivra inexorablement son ascension. Tel un gigantesque rouleau compresseur, il écrasera le moindre obstacle en travers de son chemin.

« Or, il faut que cela se poursuive. Il faut que l’homme soit davantage encore éliminé du circuit. Il le faut ? Certes ! L’homme échappant à la condamnation du travail, c’est un idéal ! Mais aussi, toute intervention de l’homme, si éduqué, si mécanisé soit-il, est une source d’erreur et d’imprévision.

La combinaison homme-technique n’est heureuse que si l’homme n’a aucune responsabilité. Il est sans cesse tenté de choisir, sans cesse l’objet de tentations imprévisibles, de mouvements du cœur qui faussent les calculs. Il est aussi susceptible de fatigue et de découragement. Tout cela trouble l’élan de la technique. »

Il faut à nouveau rappeler ici que cet « idéal », ou plutôt ce cauchemar – l’obsolescence de l’être humain – est voulu, plébiscité même, par la gauche techno-progressiste. Manifestement, la technique supprime aussi la dignité humaine et condamne à la bêtise.

En fait, l’obsolescence d’Homo sapiens devrait se produire lorsque la machine sera capable de gagner une totale autonomie, par exemple de se reproduire sans intervention humaine. Certains experts mondiaux en intelligence artificielle, Ilya Sustkever et Jürgen Schmidhuber pour n’en citer que deux, estiment par exemple qu’une Intelligence Artificielle Générale (IAG) surpuissante aurait la capacité de dépasser l’être humain dans la plupart des domaines[18].

Ilya Sutskever est directeur scientifique du laboratoire de recherche Open AI fondé par Elon Musk. D’après le quotidien britannique The Independant, Sutskever était rémunéré près de 2 millions de dollars en 2016 par Open AI.

En attendant, le bipède, en bon esclave de la technique, collecte et analyse les données produites par le système et en tire les leçons pour améliorer la machine et optimiser l’organisation sociale. Il s’agit d’amener l’homme « à s’aligner sur la technique, à ne plus même éprouver les sentiments et les réactions qui lui seraient personnels. »

« Il n’y a pas de technique possible avec un homme libre. Car lorsque la technique rentre dans tous les domaines de la vie sociale, elle heurte sans cesse l’homme dans la mesure où le combiné “homme-technique” est inévitable, dans la mesure où le jeu de la technique doit nécessairement aboutir à un résultat déterminé. La prévision est nécessaire, l’exactitude de la prévision tout autant. Il faut alors que la technique l’emporte sur l’homme ; c’est pour elle question de vie ou de mort. Il faut que la technique réduise l’homme à être un animal technique, roi des esclaves techniques. Il n’y a pas de fantaisie qui tienne devant cette nécessité, il n’y a pas d’autonomie de l’homme possible en face de l’autonomie technique. L’homme doit alors être travaillé par les techniques, soit négativement (techniques de connaissance de l’homme), soit positivement (adaptation de l’homme au cadre technique), pour faire disparaître les bavures que sa détermination personnelle introduit dans le dessin parfait de l’organisation.

D’une part, il convient que cet homme présente des caractères internes précis. À l’extrême de cette exigence, nous rencontrons l’ouvrier des recherches atomiques ou le pilote d’avion à réaction. Ils doivent être de tempérament calme, d’humeur égale, sans nervosité, flegmatique, sans excès d’initiative et dénués d’amour-propre. Le pilote d’avion à réaction idéal est déjà un peu âgé (trente-cinq ans), de sens rassis, il vole comme un bon fonctionnaire va au bureau.

Les joies et les peines de l’homme sont des entraves à son aptitude technique. M. Jungk cite le cas de ce pilote d’essai qui a dû abandonner son métier parce que “sa femme avait un comportement qui diminuait sa capacité de vol : chaque jour, en rentrant chez lui, il la retrouvait qui versait des larmes de joie. Devenu ‘accident conscious’, il redoutait la catastrophe lorsqu’il avait à faire face à une situation délicate.” Car l’homme servant de la technique doit être strictement inconscient de lui-même, sans quoi ses réflexes et ses préoccupations ne sont plus adaptés. En définitive, le pilote en question a été révoqué.

D’autre part, il faut aussi que l’être physiologique de l’homme réponde à l’exigence technique. M. Jungk donne une image impressionnante des expériences d’entraînement, de contrôle, et de recherche que l’on fait subir aux pilotes d’avion à réaction. La centrifugeuse, sur laquelle le pilote est placé jusqu’à évanouissement pour mesurer sa résistance à l’accélération, les catapultes, les balançoires, les caissons à pression, les chambres à ultrasons, les caissons à vide, etc., où l’homme subit les tortures les plus inouïes pour savoir s’il résiste, et s’il est capable de conduire les nouvelles machines. L’organisme humain est un organisme imparfait, ceci est démontré par ces expériences. Les souffrances que l’homme supporte dans ces “laboratoires” sont considérées comme des “défaillances biologiques” qu’il faut arriver à éliminer. L’on connaît aussi les nouvelles expériences plus poussées encore destinées à étudier les réactions du “Navigateur de l’Espace”, et à préparer concrètement quelques héros à ce rôle prochain. Cela donne alors naissance à des sciences nouvelles, par exemple la biométrie, qui, convergentes, essaient de créer l’homme nouveau, adapté à ces fonctions techniques. »

Ellul ajoute que, déjà à son époque, il n’est plus possible de se dégager ni matériellement ni spirituellement de la société technicienne :

« L’énorme effort qu’exige la mise en œuvre de cette civilisation suppose que tous les efforts sont tendus vers ce seul but, que toutes les forces sociales sont mobilisées, pour atteindre la structure mathématiquement parfaite de l’édifice. (Mathématiquement, ce qui ne veut pas dire rigidement, la technique la plus parfaite est celle qui s’adapte au plus près et qui par conséquent est très souple ; la vraie technique saura réserver une apparence de liberté, de choix et d’individualisme qui satisfasse les besoins de liberté, de choix et d’individualisme de l’homme – tout cela soigneusement calculé de façon qu’il ne s’agisse que d’une apparence intégrée dans la réalité chiffrée.) Dès lors il est injuste qu’un homme échappe à cet effort ; et de même qu’il est inadmissible que dans l’homme il y ait une part qui ne soit intégrée dans l’effort de technicisation, de même il est inadmissible que dans la société un homme puisse prétendre échapper à cette nécessité de la société tout entière. L’homme ne peut plus, ni matériellement ni spirituellement, se dégager de la société : matériellement parce que les moyens sont si nombreux qu’ils envahissent sa vie, qu’il ne peut échapper à l’acte collectif. Il n’y a plus de désert, il n’y a plus de lieu géographique pour le solitaire, il n’y a plus de refus possible d’une route, d’une ligne électrique, d’un barrage qui font entrer dans le courant collectif. Il est vain de prétendre rester seul alors qu’on est obligé de participer à tous les phénomènes collectifs, d’utiliser tous les instruments collectifs sans lesquels il est impossible de gagner le minimum qui permette de vivre. Plus rien n’est gratuit dans notre société. Vivre de la charité est de moins en moins possible. Les “avantages sociaux” sont pour les seuls travailleurs : pas de bouches inutiles. Le solitaire est une bouche inutile ; il n’aura pas de carte d’alimentation jusqu’au jour où (et cela fut déjà tenté par la Convention) il sera transporté à Cayenne. »

Dans la conclusion de cette partie sur l’autonomie de la technique, Ellul insiste sur deux points. D’une part, la technique est dotée d’un « poids spécifique ».

« Elle n’est pas une sorte de matière neutre, sans orientation, sans qualité, sans structure : elle est une puissance dotée de sa force propre ; elle infléchit, dans son sens spécifique, les volontés qui l’utilisent et les buts qu’on lui propose. Indépendamment en effet des objectifs que l’homme peut assigner à tel moyen technique, voici que le moyen recèle toujours en lui-même une finalité virtuelle dont on ne peut le détourner. Et s’il y a concurrence entre cette finalité intrinsèque au moyen, et une fin extrinsèque proposée par l’homme, c’est toujours la première qui l’emporte.

Lorsque la technique n’est pas exactement adaptée au but que se propose l’homme, lorsque l’homme prétend asservir la technique à son but personnel, l’on s’aperçoit vite que c’est le but qui se modifie et non pas la technique.

[…]

Une fois de plus nous nous trouvons devant un “tout ou rien”. Si on utilise la technique, il faut en accepter la spécificité, l’autonomie de ses fins, la totalité de ses règles – à cela nos désirs et aspirations ne peuvent rien changer. »

En fin de chapitre, il détaille longuement la seconde conséquence à cette autonomie : la technique détruit le sacré, or l’être humain ne peut vivre sans une part de mystère. Selon Ellul, qui a lu le psychiatre Carl Jung, « il est catastrophique de rendre clair et superficiel ce qui est caché au plus profond de l’homme ». Il doit se doter d’un « arrière-plan », d’une « profondeur » pour assoir « sa raison et sa conscience claire ». C’est ainsi qu’il reporte alors son sens du sacré sur la technique. Plusieurs éléments vont dans ce sens : l’adoration devant la puissance technique, signe d’une soumission totale ; l’absence de volonté pour comprendre et expliquer le phénomène technique ; les peines encourues parfois plus sévères pour une destruction de biens (de machines) que pour une agression physique sur un être humain ; les injonctions à « croire » en la science et en la technologie qui se multiplient à chaque fois que les sondages indiquent une défiance de l’opinion publique au Progrès (même logique inepte avec les aventures du spationaute Saint Thomas Pesquet et la conquête spatiale des ultrariches largement relayées par les médias de masse) ; etc.

Ignorant délibérément les motivations militaires de la conquête spatiale, la masturbation collective glorifiant les « exploits » de Saint Thomas Pesquet est révélatrice de cette sacralisation de la technique. En vérité, envoyer des satellites, des humains et construire une station dans l’espace n’a été d’aucune utilité pour améliorer la condition humaine, plutôt l’exact opposé : le site MIT Technological Review titrait en 2019 « Les satellites pourront bientôt vous surveiller partout et en temps réel ».

« Plus rien n’est le domaine des dieux, des puissances non naturelles. L’homme qui vit dans le milieu technique sait bien qu’il n’y a plus de spirituel nulle part. Et cependant nous assistons à un étrange renversement ; l’homme ne peut vivre sans sacré ; il reporte son sens du sacré sur cela même qui a détruit tout ce qui en était l’objet : sur la technique. – Dans le monde où nous sommes c’est la technique qui est devenue le mystère essentiel. »

Ellul décrit ensuite cette vénération de la technique qui diffère dans sa forme selon les catégories sociales. Il rappelle par exemple que « la technique est l’instrument de la libération du prolétariat » et que Staline avait donné « l’industrialisation comme seule condition de réalisation du communisme ».

« Il s’agit bien d’une croyance au sacré. La technique est le dieu qui sauve ; elle est bonne par essence ; le capitalisme est abominable, démoniaque de s’opposer parfois à elle. La technique est l’espoir du prolétariat, il peut avoir foi en elle parce qu’au moins ses miracles sont visibles et en progression. Et il y reste la grande part de mystère. Car si Karl Marx a pu expliquer comment la technique libérait le prolétariat, ce n’est certes pas à la hauteur des prolétaires qui ne savent absolument pas ce comment, mystérieux pour eux. Ils ont seulement la formule de foi et leur foi s’adresse avec enthousiasme à cet instrument agissant mystérieusement pour leur libération. »

Mais le culte de la technique ne s’arrête pas aux ouvriers, loin de là. Ce sont « les techniciens des classes bourgeoises qui en sont sans doute les plus puissamment épris ».

« Le technicien fait de la technique, peut-être parce que c’est son métier, mais la crée avec adoration parce que c’est le domaine du sacré pour lui. Il n’y a point de raisons, il n’y a point d’explications dans son attitude ; cette puissance un peu mystérieuse, quoique parfaitement scientifique, qui recouvre la terre de ses filets d’ondes, de fils et de papiers, est au technicien une idole abstraite qui lui donne une raison de vivre et même la joie. Un signe entre autres du sacré ressenti par l’homme devant la technique, c’est son souci de la traiter avec familiarité. On sait que souvent le rire et l’humour sont les réactions de l’homme en présence du sacré. Ceci est vrai chez les primitifs, mais c’est aussi pour cette raison que la première B.A. [bombe atomique] fut appelée Gilda, que le cyclotron géant [accélérateur de particules] de Los Alamos est nommé Clémentine, que les piles sont des “pots à eau” [centrales nucléaires], et la contamination radioactive “une brûlure”. Enfin, les techniciens de Los Alamos ont banni rigoureusement le mot “atome” de leur langage [Los Alamos est un laboratoire national fondé pendant la Seconde Guerre mondiale pour centraliser les recherches scientifiques du Projet Manhattan]. Tout cela est significatif.

Étant donné ces formes très diverses, il n’est pas question d’une religion de la technique mais bien du sentiment du sacré qui s’exprime de façon différente selon les hommes. Et chez tous enfin, il s’exprime dans ce merveilleux instrument de l’instinct de puissance, toujours lié au mystère et à la magie.

Que ce soit l’ouvrier qui fait gueuler très fort son poste parce qu’il en éprouve une joyeuse confirmation de sa supériorité ou le jeune snob qui tape le 180 sur route avec sa Jaguar, ou le technicien qui considère la montée des statistiques, sur quoi qu’elles portent, et que dire de l’explosion délirante au moment du Spoutnik ; les poèmes écrits par des Soviétiques, les affirmations métaphysiques en France, les spéculations sur la conquête de l’univers, l’identification du spoutnik au soleil, et de son invention à la création du Monde et en face, la consternation excessive de l’Amérique, tout cela témoignait d’une attitude sociale à l’égard de ce simple fait technique : de toutes façons la technique est sacrée parce qu’elle est l’expression commune de la puissance de l’homme et que, sans elle, il se retrouverait pauvre, seul et nu, sans fard, cessant d’être le héros, le génie, l’archange qu’un moteur lui permet d’être assez à bon marché. Et même ceux qui souffrent, qui sont en chômage ou ruinés par la technique, même ceux qui la critiquent et l’attaquent (sans oser aller trop loin, ils auraient contre eux tous les adorateurs) ont cette mauvaise conscience à son égard que tous les iconoclastes éprouvent. Ils ne trouvent ni en eux-mêmes ni hors d’eux une force compensatrice de celle qu’ils mettent en doute. Ils ne vivent pas dans le désespoir qui serait le témoignage de leur libération.

Cette mauvaise conscience m’apparaît peut-être comme le fait le plus révélateur de cette sacralisation de la technique aujourd’hui. »

Philippe Oberlé


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    https://www.forbes.fr/technologie/intelligence-artificielle-faut-il-se-mefier-des-algorithmes/

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  4. https://www.nationalgeographic.com/animals/article/130425-humpback-whale-culture-behavior-science-animals
  5. https://www.resourcepanel.org/fr/rapports/perspectives-des-ressources-mondiales
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  18. https://youtu.be/xgv4FQZIUxI
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