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« La grande simplification de la forêt en une machine à marchandise unique » (par James C. Scott)

Ce texte est un extrait du livre L’œil de l’État – moderniser, uniformiser, détruire (1998) de James C. Scott, professeur émérite de science politique et d’anthropologie à l’université de Yale. Il y explique comment, avant de coloniser le monde entier, la sylviculture scientifique fut inventée au XVIIIe siècle en Prusse et en Saxe par la bureaucratie d’État pour simplifier les forêts, les rendre plus « lisibles » par la puissance publique et en optimiser exploitation et rendement. L’accélération de l’industrialisation gangrénant les forêts du monde n’est qu’une suite logique à cette gestion scientifique centralisée par la machine étatique qui a supplanté partout les usages et rapports traditionnels à la forêt. Ce texte souligne l’absurdité de la foi des écologistes en l’État qui, d’une part, pour des raisons liées à sa perception techniciste du monde, est incapable de considérer la diversité biologique et culturelle infinie d’un territoire local ; et d’autre part, n’a absolument aucun intérêt à maintenir ni à favoriser cette complexité entravant le progrès de la civilisation – le développement économique et la productivité fiscale dudit territoire.

Ce texte est à mettre en relation avec l’article « Comment transformer la nature en marchandise » au sujet d’une publication de l’économiste Hélène Tordjman ainsi qu’avec l’article « Évolution contre civilisation : la diversité contre l’uniformité » publié récemment sur Le Partage.

Toutes les notes et références du texte de Scott ont été reproduites.

Image d’illustration : chemin de fer forestier d’Abreschwiller en Moselle, un projet élaboré en 1884 par les services forestiers germaniques lorsque l’Alsace-Moselle était annexée à l’Empire allemand. Apparus au XVIIIe siècle pour remédier aux contraintes des moyens de transport plus anciens, les premiers trains forestiers utilisaient des rails en bois et des wagons tractés par cheval. Avec l’industrialisation, la traction animale fut remplacée par une locomotive. Plus tard, la construction de routes forestières, l’arrivée des camions grumiers et des tracteurs forestiers ont fini par rendre les trains obsolètes.

Le site du train forestier d’Abreschwiller donne un aperçu de la situation avant l’intensification de l’extraction de bois :

« Pendant longtemps, la faible densité de la population et la rareté des voies de communication pénétrantes ont été la cause de la sous-exploitation de cette forêt [du massif du Donon]. Depuis les quelques centres d’exploitation situés dans les zones les moins difficilement accessibles, les bois d’abattage étaient acheminés par schlittage [sorte de traineau guidé par un schlitteur, à même le sol ou sur des traverses en rondins] ou par chariots à bœufs vers de petites scieries installées au bord des ruisseaux impétueux dont elles tiraient leur force motrice. L’eau servait bien souvent à acheminer leur production, par flottage, vers le bas. »

Rendez-vous compte, une forêt sous-exploitée ! Un tel affront au progrès de la civilisation ne pouvait être toléré plus longtemps. À l’apogée de son existence en 1939, le réseau ferré d’Abreschwiller s’étendait sur 73 km. Chaque train pouvait transporter 50 à 70 tonnes de grumes et le trafic annuel en 1958 était de l’ordre de 35 000 à 40 000 mètres cubes (valeur à peu près équivalente en tonnes). Inutile d’être un génie pour comprendre que l’extraction annuelle d’un tel volume nécessite, pour maintenir une productivité constante, de remodeler et d’organiser scientifiquement la forêt pour obtenir une usine à produire du bois. Aujourd’hui, le train d’Abreschwiller circule toujours mais transporte un autre type de marchandise – des touristes, de l’ordre de 25 000 à 30 000 têtes de bétail par saison. La forêt quant à elle est gérée par l’ONF qui en extrait environ 75 000 mètres cubes de bois chaque année grâce à un réseau d’immondes routes forestières balafrant les forêts sur plus de 100 km.


Nature et espace

« Ne serait-ce pas une grande satisfaction au Roy de savoir tous les ans à point nommé le nombre de ses Sujets en gros & en détail avec toutes les facultés, richesses & pauvreté de chaque lieu ; Celui de la Noblesse & des Ecclésiastiques de toutes espèces, des gens de Robe, des Catholiques & d’autre Religion, le tout séparément avec les lieux de leurs demeures ? Ne lui serait-ce pas un grand plaisir, mais un plaisir utile et nécessaire de pouvoir lui-même & de son Cabinet parcourir en une heure de temps l’état présent et passé d’un grand Royaume dont il est le chef, & de pouvoir connaître par lui-même avec certitude en quoi consiste sa grandeur, ses richesses & ses forces ? »

– Marquis de Vauban, Proposition de mise en place d’un recensement annuel faite à Louis XIV en 1686

Certaines formes de savoir et de contrôle requièrent une réduction du champ de vision. Cela offre le grand avantage de mettre en évidence certains aspects précis d’une réalité par ailleurs bien plus complexe et difficile d’accès. Par le truchement de cette simplification, le phénomène placé au centre du champ de vision est rendu plus lisible et il est dès lors plus aisé de lui appliquer des mesures et des calculs précis. En l’associant à d’autres observations semblables, on accède à une vision d’ensemble de la réalité choisie agrégée et en surplomb, ce qui permet un haut degré de savoir, de contrôle et de manipulation.

L’invention de la sylviculture ou foresterie scientifique en Prusse et en Saxe à la fin du XVIIIe siècle a en quelque sorte servi de modèle à ce processus[1]. Si l’histoire de cette sylviculture scientifique revêt en soi une grande importance, elle est mobilisée ici comme métaphore de formes de savoir et de manipulation caractéristiques d’institutions puissantes et aux intérêts bien définis, parmi lesquelles les bureaucraties d’État et les grandes entreprises commerciales sont peut-être les exemples les plus significatifs. Une fois que nous aurons vu comment simplification, lisibilité et manipulation sont appliquées à la gestion des forêts, nous pourrons nous pencher sur la manière dont l’État moderne adopte une perspective similaire dans son approche de la planification urbaine, des zones rurales, de l’administration foncière et de l’agriculture.

État et sylviculture scientifique : une parabole

« Je [Gilgamesh] veux le combattre dans la Forêt des Cèdres. […] Je veux couper les cèdres et me faire un nom immortel. »

Épopée de Gilgamesh

Dès avant le développement de la sylviculture scientifique, l’État européen du début de l’ère moderne s’intéressait avant tout à ses forêts à travers le prisme de ses besoins en termes de revenus fiscaux. Bien sûr, d’autres considérations – telles que les besoins en bois pour la construction navale et les chantiers de l’État ou la sécurité économique de ses sujets – n’étaient pas entièrement absentes de la gestion officielle. Ces considérations avaient aussi de lourdes implications vis-à-vis des revenus et de la sécurité de l’État[2]. En exagérant seulement un tout petit peu, on pourrait dire que l’intérêt porté par la Couronne à la forêt à travers son prisme fiscal se réduisait à un seul chiffre : le rendement des recettes de bois qui pouvaient en être extraites chaque année. La meilleure manière d’apprécier l’extraordinaire degré de réduction de ce champ de vision est de s’intéresser à tout ce qui se trouvait relégué hors de celui-ci. Derrière les statistiques indiquant le rendement des recettes, il n’y avait pas que des forêts vues comme des quantités de bois de commerce, soit tant de milliers de stères de bois de construction commercialisable et tant de stères de bois de chauffe représentant un certain prix. Ce qui manque au tableau, évidemment, ce sont tous les arbres, les buissons et les plantes ne présentant pas de revenu potentiel pour l’État. Manquent également toutes les parties des arbres, y compris des arbres rapportant un revenu, qui auraient pu être d’une quelconque utilité à la population mais dont la valeur ne pouvait être convertie en recettes fiscales. J’ai ici en tête le feuillage employé comme fourrage ou comme chaume, les fruits servant de nourriture aux gens et aux animaux domestiques, les brindilles et les branches utilisées pour fabriquer des lits, des barrières, des pieux ou servant de petit bois pour allumer le feu, ou encore l’écorce et les racines utilisées à la confection des médicaments ou au tannage, et enfin la sève avec laquelle on pouvait fabriquer de la résine, etc. Chaque essence d’arbre – et même chaque catégorie de taille de chaque essence – avait ses propriétés et ses usages propres. Le fragment suivant de l’article « orme » dans une encyclopédie populaire sur l’arboriculture datant du XVIIe siècle donne une idée de la très grande variété d’usages pratiques auxquels les arbres pouvaient se prêter.

« L’orme est un arbre à l’emploi tout à fait singulier, en particulier du fait qu’il peut être utilisé sec, ou mouillé, à l’extrême ; ce qui le rend de ce fait utilisable pour les canalisations, les moulins, l’axe et la semelle des roues, les pompes, aqueducs, bordages de bateaux situés en dessous de l’eau […] également pour les charrons, poignées de scie égoïne, rails et barrières. L’orme ne se fend pas facilement […] et est utilisé pour les billots, pour les formiers de chapeliers, comme malles et coffres à recouvrir de cuir, cercueils et buffets et longues tables de jeu de palets ; également pour le sculpteur et les curieux confectionneurs de fruits, de feuillage, de boucliers, de statues et de la plupart de ces ornements se rapportant au domaine de l’architecture. […] Et finalement […] l’emploi des feuilles de ce même arbre, en particulier la femelle, n’est pas à mépriser […] car elles soulageront le bétail au creux de l’hiver et lors des étés brûlants alors que la paille et le fourrage se font rares. […] La feuille verte de l’orme pressée soigne une plaie infectée et, bouillie avec l’écorce, elle consolide les fractures[3]. »

Toutefois, aux yeux de la « sylviculture fiscale », l’arbre réel et ses multiples usages possibles étaient remplacés par un arbre abstrait représentant un certain volume de bois d’œuvre ou de chauffe. Si la conception princière de la forêt demeurait utilitariste, c’était bien sûr un utilitarisme rapporté aux besoins exclusifs de l’État.

Selon une perspective naturaliste, il manquait tout ou presque au cadre de référence étroit dont se servait l’État. La grande majorité de la flore – herbes, fleurs, lichens, fougères, mousses, arbustes et plantes grimpantes – en était absente. Ainsi que la quasi-totalité de la faune – reptiles, oiseaux, amphibiens, innombrables espèces d’insectes – à l’exception notable de celle qui intéressait les gardes-chasses de la Couronne.

D’un point de vue anthropologique, presque toutes les interactions humaines avec la forêt étaient aussi absentes de cette vision étroite de l’État. Ce dernier s’intéressait bien au braconnage, qui empiétait sur ses revenus tirés du bois ou sur les quantités de gibier royal, mais il ignorait en général les usages sociaux importants, complexes et partagés de la forêt : la chasse et la cueillette, le pacage, la pêche, la fabrication de charbon de bois, la pose de pièges à animaux et la collecte de nourriture et de minerais précieux, ainsi que les rituels magiques, la prière, le refuge, et ainsi de suite[4].

Si l’État utilitariste ne pouvait pas voir la forêt réelle derrière les arbres (commerciaux), s’il la percevait de manière abstraite et partielle, il était en cela loin d’être le seul. Un certain niveau d’abstraction est nécessaire à presque toutes les formes d’analyse, et il n’est guère surprenant que les abstractions des agents de l’État aient reflété les intérêts fiscaux supérieurs de leur employeur. L’entrée « forêt » de l’Encyclopédie de Diderot est presque entièrement consacrée à l’utilité publique des produits de la forêt et des impôts, des revenus et des profits qui peuvent en être tirés. La forêt comme habitat disparaît donc, remplacée par la forêt comme ressource économique qu’il convient de gérer de manière efficace et profitable[5]. Ici, les logiques fiscale et commerciale se rejoignent : elles ont toutes deux les yeux résolument rivés sur le résultat financier. Le vocabulaire employé pour décrire la nature trahit souvent les intérêts supérieurs des humains qui l’habitent. De fait, le discours utilitariste remplace le terme « nature » par celui de « ressources naturelles » et se concentre sur les aspects de la nature qui peuvent être appropriés par des usages humains. Une logique comparable extrait du monde naturel au sens large la faune et la flore arborant une certaine valeur utilitaire (d’une manière générale, des produits commercialisables) et, par la suite, reclassifie les animaux et les plantes qui entrent en compétition avec ces espèces valorisées, en sont les prédateurs ou qui, d’une manière ou d’une autre, en diminuent la valeur. Ainsi, les plantes valorisées deviennent des « cultures » et les espèces qui rentrent en concurrence avec elles sont réduites au statut de « mauvaises herbes » ; quant aux insectes qui s’en nourrissent, ils deviennent « nuisibles ». De même, les arbres valorisés deviennent « bois d’œuvre », tandis que les essences en compétition avec eux sont rabaissées au rang de « terrain buissonneux » ou de « sous-bois ». La même logique s’applique à la faune. Les animaux hautement valorisés deviennent du « gibier » ou du « bétail », tandis que ceux qui rivalisent avec eux ou les chassent deviennent des « prédateurs » ou de la « vermine ».

La logique utilitaire tendant vers l’abstrait que l’État, à travers ses agents, a appliquée à la forêt n’est donc pas exceptionnelle. Ce qui l’est, toutefois, c’est l’étroitesse de son champ de vision, le degré auquel elle a été portée et, avant tout, comme nous allons le voir, le degré auquel elle a permis à l’État d’imposer cette logique même sur la réalité qui était observée[6].

La sylviculture fut initialement développée autour de 1765 et jusqu’en 1800, principalement en Prusse et en Saxe. Elle constitua par la suite la base des techniques de gestion forestière en France, en Angleterre, aux États-Unis et au tiers monde. On ne peut comprendre son émergence en dehors du contexte plus large des initiatives de centralisation étatique de cette période. En fait, la nouvelle sylviculture constituait une sous-discipline de ce que l’on appelait les sciences camérales, qui visaient à réduire la gestion fiscale d’un royaume à des principes scientifiques permettant une forme de planification systématique[7]. L’exploitation domaniale traditionnelle des forêts avait jusqu’alors divisé celles-ci en parcelles à peu près égales, avec un nombre de parcelles coïncidant au nombre d’années du cycle de croissance prévu[8]. Une parcelle était coupée chaque année, en partant de l’hypothèse que des parcelles de taille égale donneraient des rendements égaux (et produiraient une valeur égale). Du fait de cartes de piètre qualité, de la distribution inégale des grands arbres (Hochwald) de plus grande valeur et de mesures très approximatives du bois de corde (Bruststaerke), les résultats se révélaient insatisfaisants pour les besoins de la planification fiscale.

L’exploitation attentionnée des forêts domaniales devint une priorité encore plus grande à la fin du XVIIIe siècle, lorsque les agents fiscaux prirent conscience d’une pénurie grandissante de bois. De nombreuses forêts anciennes de chênes, de bouleaux, de charmes et de tilleuls avaient été sévèrement dégradées par des coupes prévues et non prévues, tandis que la repousse n’était pas aussi robuste qu’espéré. La perspective de rendements déclinants était alarmante, pas seulement car elle menaçait les flux de revenus, mais aussi parce qu’elle risquait de donner lieu à des formes de braconnage massif de la part de la paysannerie en quête de bois de chauffe. Cette inquiétude est illustrée par le grand nombre de compétitions organisées par les États autour de la conception de poêles à bois plus efficaces à cette période.

La première tentative de mesurer plus précisément les forêts fut le fait de Johann Gottlieb Beckmann sur un arpent minutieusement étudié. Marchant côte à côte, plusieurs assistants portaient des boîtes contenant des clous de cinq couleurs différentes, correspondant aux cinq catégories d’arbres qu’on leur avait appris à identifier. Chaque arbre était marqué du clou approprié jusqu’à ce que l’arpent entier soit couvert. Comme chaque assistant avait commencé avec un nombre donné de clous, il était aisé de soustraire le nombre de clous restant du nombre de départ afin d’arriver à un inventaire des arbres par classe sur l’arpent entier. Cet arpent avait été choisi pour sa représentativité, ce qui permit aux forestiers de calculer ensuite la quantité de bois et, à partir d’une estimation de prix, le revenu généré par la forêt dans son ensemble. Pour les forestiers scientifiques (Forstwissenschaftler), le but était toujours de « fournir le volume constant de bois le plus grand possible[9] ».

Ce travail de précision fut amplifié lorsque les mathématiciens appliquèrent la méthode des indivisibles au calcul du volume de bois commercialisable correspondant à un arbre standard (Normalbaum) d’une classe donnée. On pouvait vérifier empiriquement leurs calculs en les comparant au volume réel de bois contenu dans des échantillons d’arbres[10]. Le résultat final de ces calculs permit la création de tableaux très élaborés avec des données organisées par taille et par âge d’arbre selon des conditions précisées de croissance et de vieillissement normales. En limitant radicalement son champ de vision au bois commercial, le forestier employé par l’État parvenait paradoxalement, grâce à ses tableaux, à une vision synoptique de la forêt[11]. Cette réduction de la focale reflétée par les tableaux constituait en effet la seule manière possible d’appréhender d’un seul regard la forêt dans son ensemble. L’usage des tableaux associé aux tests empiriques permettait au forestier d’estimer finement l’inventaire, la croissance et le rendement d’une forêt donnée. Dans les forêts abstraites et régulées du Forstwissenschaftler, calcul et mesure s’opéraient donc selon trois mots d’ordre, que le langage moderne restituerait ainsi : « diversité minimale », « bilan comptable » et « rendement continu ». La logique de la sylviculture d’État était ainsi pratiquement identique à celle de l’exploitation commerciale[12].

Un bel exemple d’uniformisation de la forêt alsacienne.

La manière dont la sylviculture allemande est parvenue à standardiser des techniques de calcul du rendement moyen du bois commercial et donc du revenu afférent est déjà tout à fait impressionnante. Toutefois, le pas décisif pour notre propos fut l’étape qui suivit logiquement dans la gestion des forêts, à savoir la tentative de créer, grâce à une grande attention portée à l’ensemencement, la plantation et la coupe, une forêt qui s’avérerait plus simple à compter, à manipuler, à mesurer et à contrôler par les forestiers travaillant au service de l’État. Sylviculture et géométrie, appuyées par le pouvoir d’État, permirent effectivement la transformation des forêts anciennes réelles, diverses et chaotiques en forêts nouvelles et plus uniformes rappelant étroitement le quadrillage administratif et ses techniques. À ces fins, les sous-bois furent dégagés, le nombre d’essences fut réduit (allant fréquemment jusqu’à une forme de monoculture) et les plants furent souvent mis en terre simultanément et en ligne droite sur de larges arpents. Comme l’a fait observer Henry Lowood, ces pratiques de gestion forestière « produisirent des forêts monoculturales et d’âge homogène qui finirent par faire passer le Normalbaum de l’abstraction à la réalité. Les forêts allemandes devinrent l’archétype de l’imposition des conceptions soigneusement organisées de la science sur une nature désordonnée. Si des objectifs pratiques avaient encouragé l’utilitarisme mathématique, celui-ci sembla ensuite promouvoir une forme de perfection géométrique comme signe extérieur d’une forêt bien agencée. Par la suite, l’ordonnancement rationnel des arbres offrit de nouvelles possibilités de contrôler la nature[13] ».

La tendance était à l’embrigadement, au premier sens du terme. Comme des troupes, les arbres étaient placés en rangs serrés et uniformes, afin d’être mesurés, numérotés, abattus et remplacés par une nouvelle ligne de conscrits similaires. À l’instar d’une armée, la forêt était ainsi élaborée hiérarchiquement, en surplomb, afin de remplir un unique objectif et de se trouver à la disposition d’un commandant lui aussi unique. À la limite, la forêt elle-même n’avait plus besoin d’être vue ; elle pouvait être « lue » avec exactitude à partir des cartes et des tableaux conservés dans le bureau du forestier.

Il était tellement plus facile d’entretenir la nouvelle forêt ainsi mise à nu. Avec des arpents plantés d’arbres d’âge similaire strictement alignés, le nettoyage des sous-bois, la coupe, l’extraction et la replantation devinrent des opérations largement simplifiées. L’ordre croissant régnant dans la forêt permit aux forestiers d’employer des protocoles de formation écrits applicables largement. Une équipe relativement peu formée et inexpérimentée pouvait s’acquitter de ces tâches convenablement en suivant quelques règles standardisées dans le nouvel environnement de la forêt. Le prélèvement de grumes de dimensions relativement uniformes permit non seulement de prévoir les rendements avec précision, mais aussi de vendre des produits homogènes aux exploitations forestières et aux sociétés de commercialisation du bois[14]. Les logiques commerciale et bureaucratique se rejoignent ici : la nouvelle forêt promettait de maximiser le rendement d’une marchandise donnée sur le long terme en même temps qu’elle se prêtait à un système de gestion centralisée.

La nouvelle forêt ainsi rendue lisible se prêtait aussi plus facilement à des manipulations expérimentales. Une fois la forêt ancienne plus complexe remplacée par une forêt dont de nombreuses variables étaient maintenues constantes, il devint nettement plus simple d’examiner les effets de variables telles que les engrais, les précipitations et le sarclage sur ces rangées d’arbres du même âge et de la même essence. C’était ce qui se rapprochait le plus à l’époque d’un laboratoire forestier[15]. La simplicité de la forêt rendit ainsi possible l’évaluation de nouveaux régimes de gestion forestière dans des conditions quasi expérimentales.

Si la forêt géométrique et uniforme devait faciliter l’entretien et l’extraction, elle se vit aussi rapidement affublée d’une puissante dimension esthétique. Le signe visuel de la forêt bien entretenue, en Allemagne et dans les nombreux lieux où la sylviculture germanique s’implanta, en vint alors à être inscrit dans la régularité et la propreté de son apparence. Les forêts pouvaient dorénavant être inspectées d’une manière tout à fait semblable au passage en revue des troupes à la parade par un officier, et gare au garde forestier dont le secteur n’avait pas été suffisamment entretenu ou taillé. Afin que l’ordre règne au niveau du sol, il fallait que les sous-bois soient dégagés et que les arbres et branches tombés soient ramassés et transportés ailleurs. Les dérangements non autorisés – que ce soit par le feu ou les populations locales – étaient perçus comme des menaces implicites à cette gestion bien organisée. Plus la forêt était uniforme, plus grandes aussi étaient les possibilités de gestion centralisée. La simplification des principes appliqués minimisait le besoin de prise de décision individuelle comme c’était encore le cas lors de l’entretien des forêts anciennes diversifiées.

L’environnement contrôlé de cette forêt scientifiquement remaniée présentait de nombreux avantages tout à fait frappants[16]. La forêt pouvait être surveillée de manière synoptique par le forestier en chef, elle pouvait être plus aisément supervisée et les arbres abattus selon des plans centralisés et à long terme. La forêt fournissait un produit continu et uniforme, éliminant par là une source majeure de fluctuation de revenu, et elle apportait un terrain naturel lisible qui facilitait les manipulations et les expérimentations.

Ce rêve utopiste de la sylviculture scientifique ne reflétait bien évidemment que la logique immanente des techniques qu’elle employait. Il ne fut pas réalisé en pratique et ne pourra jamais l’être. La nature et des facteurs humains s’interposèrent. La topographie du paysage et les impondérables que sont le feu, les tempêtes, des maladies telles la cloque et d’autres, les changements climatiques ou les populations d’insectes conspirèrent pour entraver les plans des forestiers et produisirent les forêts existantes. De plus, étant donné les difficultés insurmontables à policer de grandes forêts, les populations alentour continuèrent le plus souvent à chasser, à ramasser du bois de chauffe et du petit bois, à fabriquer du charbon de bois et à utiliser la forêt de telle sorte que les plans de gestion des forestiers ne purent eux non plus être entièrement réalisés[17]. Si, comme tous les schémas utopiques, celui-ci n’a donc jamais atteint son but, il a néanmoins partiellement réussi à marquer la forêt du sceau de ses desseins.

Les principes de la sylviculture scientifique furent appliqués aussi rigoureusement que possible dans la plupart des grandes forêts allemandes tout au long du XIXe siècle. L’épicéa de Norvège, connu pour sa robustesse, sa croissance rapide et la valeur de son bois, devint rapidement l’arbre le plus répandu de la sylviculture commerciale. Au départ, cette essence devait servir de culture régénératrice afin de raviver les sols des forêts mixtes surexploitées, mais les profits commerciaux de la première rotation furent tellement impressionnants que le retour à la forêt mixte fut écarté. La forêt monoculturale constitua un désastre pour les paysans, désormais privés du pacage, de la nourriture, des matières premières et des médicaments présents dans l’écologie forestière antérieure. Les anciennes forêts diversifiées, dont environ les trois quarts étaient composées d’essences à feuilles caduques (décidues), furent remplacées par des forêts à dominante de conifères où l’épicéa de Norvège et le pin sylvestre constituaient les principales, et souvent les deux seules essences.

À court terme, cette expérience de simplification radicale de la forêt en une marchandise unique connut un grand succès. Ce fut un court terme relativement long, étant donné qu’une génération d’arbres peut prendre jusqu’à quatre-vingts ans pour arriver à maturité. La productivité de la nouvelle forêt mit un terme au déclin de l’approvisionnement en bois domestique, fournit des arbres plus uniformes et de la fibre de bois d’une plus grande qualité, augmenta le rapport économique des terres forestières et diminua de manière appréciable les temps de rotation (le temps nécessaire pour faire pousser un îlot de forêt, l’abattre et en planter un autre[18]). Tout comme des cultures plantées en ligne dans un champ, les nouvelles forêts de résineux produisirent une marchandise unique en quantité prodigieuse. Il n’est en cela pas étonnant que le modèle allemand de sylviculture commerciale intensive se soit imposé à travers le monde[19]. Gifford Pichot, qui fut le second forestier en chef des États-Unis, fut formé en France, à l’École nationale des eaux et forêts de Nancy, où était dispensé un curriculum inspiré de l’école allemande, à l’instar de la plupart des établissements similaires en Europe et aux États-Unis[20]. De même, le premier forestier employé par les Britanniques à évaluer et gérer les immenses ressources forestières d’Inde et de Birmanie était Dietrich Brandes, un Allemand[21]. À la fin du XIXe siècle, la sylviculture scientifique allemande était ainsi devenue hégémonique.

La grande simplification de la forêt en une « machine à marchandise unique » fut précisément l’étape qui permit à la science forestière allemande de devenir une discipline technique et commerciale rigoureuse que l’on pouvait codifier et enseigner. Cette rigueur imposait de mettre drastiquement entre parenthèses, ou de considérer comme constantes, toutes les variables sauf celles qui avaient un impact direct sur le rendement des essences sélectionnées et sur le coût de leur culture et de leur extraction. Comme nous le verrons plus loin dans les cas de l’urbanisme, de la théorie révolutionnaire, de la collectivisation et du repeuplement des campagnes, tout un monde situé hors de ces « parenthèses » revient toujours hanter cette vision technique.

Dans le cas allemand, les conséquences négatives d’abord biologiques, puis in fine commerciales de la simplification à l’extrême de la forêt ne devinrent cruellement tangibles qu’une fois que la seconde rotation de conifères eut été plantée. « Il a fallu à peu près un siècle pour qu’elles [les conséquences négatives] apparaissent clairement. Un grand nombre des îlots purs ont grandi de manière excellente lors de la première génération mais montrent déjà des signes impressionnants de régression lors de la seconde. La raison de cela est très complexe et seule une explication simplifiée peut en être donnée. […] Tout le cycle des substances nutritives a alors été dérangé et finalement pratiquement interrompu. […] En tout cas, la baisse d’une ou deux gradations [employées pour mesurer la qualité du bois brut] entre deux ou trois générations d’épicéa pur est un phénomène bien connu et fréquemment observé. Cela représente une perte de production de vingt à trente pour cent[22]. »

Un nouveau mot est par la suite apparu dans le vocabulaire allemand pour qualifier les cas les plus extrêmes : Waldsterben (mort de la forêt). Un processus exceptionnellement complexe articulant l’enrichissement des sols, l’assimilation des nutriments et les relations symbiotiques entre champignons, insectes, mammifères et flore – qui n’étaient à l’époque pas entièrement bien compris, et ne le sont toujours pas – avait apparemment été perturbé, ce qui eut des conséquences profondes. La plupart de ces conséquences peuvent être imputées à la simplicité radicale de la forêt scientifique.

Seul un traité d’écologie très élaboré pourrait rendre justice à la complexité de ces phénomènes, mais la mention de quelques-uns des principaux effets de la simplification pourra illustrer à quel point nombre de facteurs mis à l’écart par la sylviculture scientifique se révélèrent finalement d’une importance vitale. L’intérêt porté par la foresterie allemande à l’ordre formel et à la commodité d’accès pour l’entretien et l’extraction menèrent au dégagement des sous-bois et des arbres morts, qu’ils soient couchés ou bien encore debout, diminuant considérablement la diversité des populations d’insectes, de mammifères et d’oiseaux pourtant essentielle aux processus de formation des sols[23]. L’absence de litière et de biomasse ligneuse sur le nouveau tapis forestier est désormais perçue comme un facteur décisif conduisant à des sols plus minces et moins nutritifs[24]. Les forêts composées d’arbres du même âge et de la même essence créent non seulement un habitat bien moins diversifié, mais sont aussi plus vulnérables aux abattages massifs dus aux tempêtes. C’est aussi l’uniformité de l’essence et de l’âge d’une forêt d’épicéas de Norvège, par exemple, qui fournit un habitat favorable à tous les animaux nuisibles se spécialisant dans cette essence. Les populations de ces nuisibles grandissent dans des proportions épidémiques, causant de lourdes pertes de croissance et nécessitant d’importants épandages d’engrais, d’insecticides, de fongicides et de rodenticides[25]. La première rotation d’épicéas de Norvège avait apparemment grandi exceptionnellement bien car elle avait pu puiser dans le capital du sol longuement accumulé par l’ancienne forêt diverse qu’elle avait remplacée. Une fois ce capital épuisé s’amorça le déclin rapide des taux de croissance des arbres.

Déjà pionniers de la foresterie scientifique, les Allemands furent aussi les premiers à reconnaître nombre de ses conséquences indésirables et à tenter d’y remédier. À cette fin, ils développèrent la science de ce qu’ils nommèrent l’« hygiène forestière ». Afin de remplacer les arbres creux qui avaient servi d’habitat aux piverts, aux chouettes et aux autres oiseaux nicheurs, les forestiers installèrent des boîtes spécialement conçues. Des colonies de fourmis furent élevées artificiellement et implantées dans la forêt, avec des écoliers en charge d’entretenir les fourmilières. Plusieurs espèces d’araignées, qui avaient disparu de la forêt monoculturale, furent également réintroduites[26]. Ce qui frappe dans ces mesures, c’est qu’elles représentent autant de tentatives de contourner l’appauvrissement de l’habitat d’essences uniques de conifères toujours plantées à des fins commerciales[27]. Dans ce cas précis, la « foresterie restauratrice » tenta, avec des résultats inégaux, de créer une écologie virtuelle, tout en continuant de nier la principale condition de sa soutenabilité : la diversité.

Avec la gestion scientifique de la forêt viennent nécessairement l’industrialisation et les machines.

Cette présentation volontairement sommaire de la foresterie scientifique vouée à la production a pour but d’illustrer les dangers relatifs au démembrement d’un ensemble de relations extrêmement complexes et mal comprises. L’instrument, la lame qui cisela la nouvelle forêt rudimentaire fut l’intérêt sélectif pour la production d’une marchandise unique. Tout ce qui interférait avec la production efficace de cette marchandise fut implacablement éliminé. Tout ce qui semblait étranger à la production scientifique fut ignoré. Parce qu’elle en était arrivée à percevoir la forêt comme une marchandise, la foresterie scientifique entreprit de la remodeler comme une machine produisant cette marchandise[28]. La simplification utilitariste de la forêt constitua certes une manière efficace de maximiser la production de bois à court et moyen terme. Toutefois, au bout du compte, son insistance sur les quantités et les profits comptables, son horizon temporel relativement court et le vaste ensemble de conséquences qu’elle avait résolument décidé d’ignorer revinrent la hanter[29].

Y compris en ce qui tient à l’intérêt premier – la production de fibre de bois – de la foresterie scientifique, le fait d’avoir réfusé de voir la forêt derrière les arbres entraîna rapidement des conséquences flagrantes. Un grand nombre de ces conséquences étaient directement liées à la simplification radicale imposée dans l’intérêt de la facilité de l’exploitation et du rendement économique : la monoculture. En règle générale, les monocultures sont plus fragiles et dès lors plus vulnérables aux effets des maladies ou des intempéries que les polycultures. Comme l’écrit Richard Plochmann : « Un inconvénient supplémentaire typique de toutes les plantations pures est que l’écologie des associations naturelles entre plantes devient déséquilibrée. En dehors de l’habitat naturel, lorsque l’arbre est planté en peuplements purs, sa condition physique diminue, tout comme ses capacités de résistance aux agressions[30]. » Toute forêt non exploitée est aussi exposée aux effets des tempêtes, des maladies, de la sécheresse, de la fragilité des sols et du grand froid. Toutefois, une forêt diverse et complexe, avec ses nombreuses essences d’arbres et son aréopage complet d’oiseaux, d’insectes et de mammifères, est bien plus résistante – bien davantage capable de surmonter de tels dommages et de se rétablir – que les peuplements purs. Sa diversité et sa complexité aident à la protéger de la dévastation : une tempête qui abat de grands arbres âgés d’une essence épargne généralement les grands arbres d’autres essences ainsi que les petits arbres de la même essence ; une attaque de rouille ou d’insectes qui, mettons, menace les chênes peut tout à fait épargner les tilleuls et les charmes. De même qu’un armateur qui, ne connaissant pas les conditions climatiques que son navire rencontrera en mer, apprête de multiples bateaux dotés de construction, de poids, de voilure et d’instruments de navigation différents aura de meilleures chances de voir la majeure partie de sa flotte rentrer à bon port, tandis qu’un armateur misant tout sur un modèle unique de navire encourt un risque plus grand de tout perdre, la biodiversité de la forêt s’apparente à une forme de police d’assurance. À l’instar de l’entreprise du second armateur, la forêt simplifiée constitue un système plus vulnérable, en particulier sur le long terme, car ses effets sur les sols, l’eau et les populations parasites deviennent manifestement négatifs. De tels dangers ne peuvent être maîtrisés que par l’emploi d’engrais artificiels, d’insecticides et de fongicides. Étant donné la fragilité de la forêt simplifiée vouée à la production, l’intervention extérieure massive nécessaire pour la créer – on pourrait d’ailleurs la nommer « forêt des administrateurs » – sera donc aussi de plus en plus nécessaire pour la maintenir[31].

Faits sociaux, crus et cuits

« La société doit être remodelée avant de pouvoir faire l’objet de quantification. Les catégories des personnes et des choses doivent être définies, les mesures doivent être interchangeables. Les terres et les commodités doivent être approchées à travers leur équivalent en argent. Il y a ici beaucoup de ce que Max Weber appelait la rationalisation, et aussi une bonne dose de centralisation. »

– Theodore M. Porter, « Objectivity as Standardization »

La forêt des administrateurs ne peut pas être celle des naturalistes. Quand bien même les interactions écologiques à l’œuvre dans la forêt seraient connues, elles constitueraient une réalité tellement complexe et hétérogène que toute description abrégée en serait impossible. Le filtre intellectuel nécessaire à la réduction de cette complexité dans des proportions raisonnables fut fourni par l’intérêt de l’État pour le bois commercial et les recettes afférentes.

Si le monde naturel, même transformé par les activités humaines, est trop complexe dans sa forme « crue » pour se prêter à des manipulations administratives, il en va de même des pratiques sociales relevant des interactions humaines avec la nature, impossibles à digérer bureaucratiquement dans leur forme « crue ». Aucun système bureaucratique n’est capable de représenter quelque communauté sociale existante que ce soit à moins de recourir à des formes d’abstraction et de simplification poussées et hautement schématisées. Ce n’est pas simplement une question de capacité, quoique, à l’instar d’une forêt, une communauté humaine soit certainement bien trop compliquée et trop variable pour révéler tous ses secrets à travers des formules bureaucratiques. C’est également une question de finalité. Les agents de l’État n’ont aucun intérêt – et pourquoi en irait-il autrement ? – à décrire une réalité sociale dans son ensemble, pas plus que le forestier scientifique n’a d’intérêt à décrire en détail l’écologie de la forêt. Leurs abstractions et leurs simplifications répondent à un nombre réduit d’objectifs et, jusqu’au XIXe siècle, les principaux parmi ces objectifs étaient le plus souvent la levée de l’impôt, le contrôle politique et la conscription. Ils n’avaient besoin que des techniques et des connaissances nécessaires à ces tâches. Comme nous le verrons, il existe certains parallèles tout à fait révélateurs entre le développement de la « foresterie fiscale » et les formes modernes de l’impôt foncier. Les États prémodernes étaient tout aussi soucieux de collecter l’impôt que le sont les États modernes. Toutefois, comme dans le cas de la sylviculture prémoderne, les techniques fiscales de l’État prémoderne et leur portée laissaient beaucoup à désirer.

La France absolutiste du XVIIe siècle en offre une parfaite illustration[32]. Les impôts indirects – taxes sur le sel (gabelle) et le tabac, péages, redevances, ventes des offices et des titres – constituaient les formes les plus prisées d’imposition : elles étaient simples à administrer et ne nécessitaient pas ou peu d’information sur la propriété foncière et les revenus. Les exemptions dont bénéficiaient la noblesse et le clergé signifiaient par ailleurs qu’une grande partie des biens fonciers n’étaient pas soumis à l’impôt, faisant peser la plus grande partie du fardeau sur les riches fermiers roturiers et les paysans. Les biens communaux, quoique représentant des ressources de subsistance vitales pour les pauvres des campagnes, ne généraient pas non plus de revenus. Au cours du XVIIIe siècle, les physiocrates condamnèrent tout bien commun au titre de deux présomptions : ces biens étaient exploités de manière inefficace et ils étaient fiscalement stériles[33].

Tout observateur de la fiscalité absolutiste ne peut ainsi qu’être frappé par son caractère hautement variable et non systématique. Selon les travaux de James Collins, le principal impôt foncier, la taille, n’était souvent pas payé du tout, et aucune région ne payait plus du tiers de ce dont elle était redevable[34]. En conséquence, l’État recourut régulièrement à des mesures exceptionnelles afin de compenser ses baisses de revenu ou de s’acquitter de nouvelles dépenses, en particulier liées aux campagnes militaires. La Couronne imposait des « prêts forcés » (rentes, droits aliénés) contre des annuités qu’elle honorait parfois, parfois non, elle vendait titres et offices (vénalités d’offices), pouvait lever des fouages extraordinaires sur les feux des roturiers et, pire que tout, elle cantonnait les troupes directement dans des localités, prenant souvent de fait la direction des villes[35].

Pratique courante de punition fiscale, le cantonnement de troupes était aux formes modernes d’imposition systématisée ce que l’écartèlement et le découpage en morceaux des régicides (décrits de manière particulièrement frappante par Michel Foucault dans les premières pages de Surveiller et punir) étaient aux formes modernes de l’incarcération des criminels. De fait, l’État n’avait pas vraiment le choix : il ne disposait tout simplement ni des informations ni du quadrillage administratif qui lui auraient permis de percevoir de ses sujets un revenu régulier davantage en phase avec leur capacité à payer. Comme dans le cas des revenus forestiers, il n’y avait pas d’alternative à ces calculs rudimentaires et aux fluctuations de gains auxquels ils donnaient lieu. D’un point de vue fiscal, l’État prémoderne n’avait, suivant la formule judicieuse de Charles Lindblom, « que des pouces et pas de doigts » : il était tout bonnement incapable de faire preuve de précision.

C’est ici que l’analogie rapide entre exploitation forestière et fiscalité commence à atteindre ses limites. En l’absence d’informations fiables sur le rendement de l’exploitation forestière, l’État pouvait soit surexploiter par erreur ses ressources et ainsi menacer la production future, soit demeurer en dessous du niveau de revenu que la forêt aurait pu supporter[36]. Les arbres n’étaient toutefois pas eux-mêmes des acteurs politiques, contrairement aux sujets susceptibles d’être soumis à l’impôt par la Couronne, et qui signalèrent leur mécontentement par la fuite, par différentes formes de résistance silencieuse et de dérobades et, dans des cas extrêmes, par la révolte. Un système fiable d’imposition ne dépendant donc pas seulement de la connaissance des conditions économiques des sujets, il fallait aussi essayer de prévoir à quelles contributions ils étaient le plus susceptibles de s’opposer.

Comment les agents de l’État allaient-ils réussir à mesurer et à codifier, dans chaque région d’un vaste royaume, la population, ses biens fonciers, ses récoltes, sa richesse, le volume des échanges commerciaux et ainsi de suite ? Les obstacles au savoir même le plus rudimentaire sur ces éléments étaient gigantesques. C’est ce qu’illustre bien le projet d’établir des unités de poids et de mesures communes afin de réaliser un plan cadastral. Chaque étape de ce plan nécessita une campagne massive, longue et coûteuse et dut affronter une résistance farouche. Cette dernière ne fut pas seulement le fait de la population générale, mais aussi des membres des autorités locales qui savaient profiter des incohérences induites par des intérêts et des missions divergents dans les rangs du pouvoir en place. Toutefois, en dépit des aléas rencontrés par les différentes campagnes d’unification des mesures et de leurs particularités régionales, la tendance à l’adoption d’unités uniformes et à la réalisation d’un cadastre finit par s’imposer.

Chacune de ces entreprises mit par ailleurs en lumière un mode particulier de relations entre les pratiques et les savoirs locaux d’un côté et les procédures administratives étatiques de l’autre, dont on trouvera des échos tout au long de ce livre. Dans chaque cas, les pratiques locales concernant la propriété foncière et la mesure étaient au départ « illisibles » par l’État dans leur forme brute. Elles manifestaient une diversité et une complexité qui reflétaient une grande variété d’intérêts purement locaux (et qui ne prenaient pas en compte ceux de l’État). En d’autres termes, ces pratiques ne pouvaient être intégrées à une grille de lecture administrative sans être transformées ou réduites à une version abrégée plus efficace, quitte à ce qu’elle soit en partie fictive. Comme dans le cas de la foresterie scientifique, la logique sous-tendant la version abrégée des pratiques locales était guidée par les intérêts matériels impérieux des dirigeants : recettes fiscales, effectifs militaires et sécurité de l’État. Ensuite, la version abrégée put fonctionner, comme les Normalbaüme de Beckmann, au-delà de la simple description, aussi déficiente celle-ci fût-elle. Soutenues par le pouvoir de l’État à travers ses registres, ses tribunaux et, au besoin, ses capacités coercitives, ces fictions étatiques transformèrent en effet la réalité qu’elles étaient censées observer, sans toutefois parvenir tout à fait à lui faire épouser parfaitement leur grille de lecture.

Une coupe rase dans une monoculture d’épicéas, toujours en Alsace.

  1. Henry E. Lowood, « The Calculating Forester. Quantification, Cameral Science, and the Emergence of Scientific Forestry Management in Germany », in Tore Frangsmyr, J. L. Heilbron et Robin E. Rider (dir.), The Quantifying Spirit in the Eighteenth Century, Berkeley, University of California Press, 1991, p. 315-342. Le passage qui suit est grandement redevable à l’analyse très fine de Lowood.

  2. L’exception la plus notable concernait l’attention royale portée à l’approvisionnement en « gibier noble » (cerfs, sangliers, renards) pour la chasse et donc la protection de l’habitat de ces animaux. Afin de se prémunir de ne voir ici que la manifestation d’une sorte d’affectation prémoderne surannée, il est bon de garder en mémoire l’importance de la chasse pour des « monarques » récents comme Erich Honecker, Nicolae Ceausescu, Gueorgui Joukov, Wladyslaw Gomulka ou encore le maréchal Tito.

  3. John Evelyn, Sylva, or A Discourse of Forest Trees, Londres, 1664, 1679, p. 118, cité in John Brinckerhoff Jackson, A Sense of Place, a Sense of Time, New Haven, Yale University Press, 1994, p. 97-98.

  4. Ramachandra Guha me rappelle que l’emploi du verbe « ignorer » est impropre ici, car l’État cherchait bien à contrôler, à réguler et à faire cesser ces pratiques qui interféraient avec sa propre gestion. La majeure partie du début de mon éducation (certes limitée) concernant l’histoire de la foresterie est redevable à Ramachandra Guha et à ses deux livres : The Unquiet Woods : Ecological Change and Peasant Resistance in the Himalaya, Berkeley, University of California Press, 1989, et, avec Madhav Gadgil, This Fissured Land : An Ecological History of India, Delhi, Oxford University Press, 1992. Pour une exploration de grande envergure et tout à fait évocatrice des mutations de la signification culturelle de la forêt en Occident, voir Robert Pogue Harrison, Forests : The Shadow of Civilization, Chicago, University of Chicago Press, 1992.

  5. Harrison, Forests, op. cit., p. 121.

  6. Ce dernier point apporte une modification au principe de Heisenberg. Au lieu d’altérer le phénomène étudié à travers l’acte d’observation, de telle sorte que l’état de préobservation du phénomène est par principe impossible à connaître, l’effet de l’observation (intéressée) dans ce cas consiste à altérer le phénomène en question au cours du temps de telle sorte que, de fait, il en vienne à ressembler de plus en plus à l’image abstraite et simplifiée que l’objectif avait révélée.

  7. Voir Keith Tribe, Governing Economy : The Reformation of German Economic Discourse, 1750-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 1988. Le processus plus général de codification des principes de l’administration publique dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles est examiné par Michel Foucault dans ses cours au Collège de France sur la gouvernementalité sous l’appellation (trompeuse) de « l’État de police » (à partir de la Polizeiwissenschaft). Voir Graham Burchell, Colin Gordon et Peter Miller (dir.), The Foucault Effect : Studies in Governmentality, Londres, Harvester Wheatsheaf, 1991, en particulier le chap. 4.

  8. À la fin du XVII e siècle, Jean-Baptiste Colbert conçut des projets ambitieux de « rationalisation » de l’administration des forêts afin à la fois de prévenir le braconnage et de générer des revenus plus constants. À ces fins, le Traité du régime forestier d’Étienne Dralet proposa de réguler les parcelles (tire-aire) « afin que l’exploitation soit plus régulière, plus facile à surveiller, et que ses nouveaux produits aient une croissance plus égale » (p. 215). En dépit de ces initiatives, rien de concret n’aboutit en France avant les années 1820, lorsque furent importées les nouvelles techniques allemandes. Voir Peter Sahlins, Forest Rites : The War of the Demoiselles in NineteenthCentury France, Cambridge, Harvard University Press, 1994.

  9. Lowood, « The Calculating Forester », loc. cit., p. 338.

  10. Diverses techniques furent expérimentées, y compris couper un arbre en morceaux ensuite comprimés pour déterminer le volume de l’arbre, ou placer le bois dans un tonneau de volume connu et mesurer le volume d’eau nécessaire pour remplir le tonneau afin de calculer par soustraction le volume du tonneau non occupé par le bois (ibid., p. 328).

  11. Le cadre utilitariste aurait en principe pu être utilisé afin de mettre l’accent sur d’autres « finalités » calculables de la forêt – par exemple, les populations de gibier, les arbres d’une qualité suffisante pour fabriquer des mâts, ou les surfaces disponibles pour le pacage. Par ailleurs, lorsque plusieurs agences responsables de la forêt ont des objectifs utilitaires différents et qui entrent en conflits les uns avec les autres, il peut en résulter une grande incohérence, générant parmi les populations locales une certaine latitude d’action. Voir l’étude de K. Sivaramakrishnan, « Forests, Politics, and Governance in Bengal, 1794-1994 » (thèse de doctorat, département d’anthropologie, Yale University, 1996).

  12. J’étais tenté d’ajouter qu’il se pourrait que, en ce qui concerne l’usage des forêts, la vision de l’État soit plus large et qu’elle porte sur un plus long terme que celle des entreprises privées qui peuvent piller, et ont effectivement pillé, les forêts anciennes et les ont ensuite vendues ou cédées pour effacer des arriérés d’impôts (voir par exemple le « parterre de coupe » dans la partie supérieure du Midwest des États-Unis au tournant du siècle). Le problème, c’est que l’État, en temps de guerre ou de crise fiscale, adopte souvent une vision à tout aussi court terme.

  13. Lowood, « The Calculating Forester », loc. cit., p. 341. Voir également Harrison, Forests, op. cit., p. 122-123.

  14. La récente pratique du clonage de cellules d’arbres dans le but de produire des individus génétiquement uniformes d’une essence donnée est une étape supplémentaire dans cette direction menant à l’uniformité et au contrôle.

  15. L’une des innovations auxquelles ces expériences donnèrent lieu fut la « rotation financière ». L’attention portée aux taux annuels de croissance sur le cycle entier d’un groupe d’arbres identiques et le savoir plus précis concernant les rendements du bois permirent aux forestiers de calculer avec une grande précision le moment où la valeur ajoutée d’une année supplémentaire de croissance devenait inférieure à la valeur ajoutée (moins le coût amorti d’une coupe faite plus tôt et du replantage) de la nouvelle croissance. La précision reposait bien sûr sur l’hypothèse d’unités homogènes de bois et de prix sur le marché, rendant possibles les comparaisons.

  16. Je dois le terme « remaniée » (redesigned) au livre fort intéressant de Chris Maser, The Redesigned Forest, San Pedro, R. and E. Miles, 1988. Son propos peut en grande partie être déduit à travers les oppositions qu’il souligne dans les titres des premières sections du livre : « La nature a conçu la forêt comme expérience d’imprévisibilité […] nous cherchons à créer une forêt régulée » ; « La nature a conçu les forêts sur des tendances à long terme […] nous tentons de créer une forêt à partir d’absolus de court terme » ; « La nature a conçu une forêt faite de diversité […] nous modelons une forêt d’une uniformité simpliste » ; « La nature a conçu des forêts aux processus entremêlés […] nous tentons de créer une forêt sur la base de produits isolés » (p. vii).

  17. Voir par exemple Honoré de Balzac, Les Paysans, Paris, « La Pléiade », Gallimard, 1949 ; E. P. Thompson, La Guerre des forêts. Luttes sociales dans l’Angleterre du XVIII e siècle, Paris, La Découverte, 2017 (1975) ; Douglas Hay, « Poaching on Cannock Chase », in Douglas Hay et al. (dir.), Albion’s Fatal Tree, New York, Pantheon, 1975 ; et Steven Hahn, « Hunting, Fishing, and Foraging : Common Rights and Class Relations in the Postbellum South », Radical History Review, 26, 1982, p. 37-64. Pour un exemple allemand également pertinent, voir l’un des premiers articles publiés de Karl Marx dans lequel il établit un lien entre le vol de bois, le cycle économique et le chômage en Rhénanie, rapporté par Peter Linebaugh, « Karl Marx, the Theft of Wood, and WorkingClass Composition : A Contribution to the Current Debate », Crime and Social Justice, automne-hiver 1976, p. 5-16.

  18. Il faudrait probablement quelque deux cents ans, soit les vies professionnelles de six forestiers, pour observer les résultats de trois rotations. Il faut comparer cela avec, par exemple, les résultats de trois rotations de maïs, visibles au bout de seulement trois ans. Dans la plupart des forêts contemporaines, les résultats de la troisième rotation ne sont pas encore visibles. En expérimentation forestière, la période expérimentale s’étend ainsi aisément bien au-delà d’une vie. Voir Maser, The Redesigned Forest, op. cit.

  19. Il y eut en Allemagne un débat entre la perspective utilitariste décrite ici et un courant de pensée anti-utilitariste, anti-école de Manchester, représenté entre autres par Karl Geyer, qui défendait le Mischwald et la régénération naturelle. Le succès rapide des utilitaristes fit que leur credo devint rapidement le « modèle d’exportation » hégémonique de la foresterie scientifique allemande. Je suis redevable de cette information à Arvid Nelson, qui a partagé avec moi son immense savoir sur l’histoire des politiques sylvicoles allemandes. En 1868, Dietrich Brandes, chef allemand des forêts coloniales d’Inde, proposa un plan qui aurait encouragé les forêts communautaires ainsi que les forêts dévolues à la production étatique, mais la première partie de son plan se vit opposer le véto des administrateurs britanniques. Ainsi, les intérêts des agents de l’État tendirent à choisir parmi l’héritage mélangé de la sylviculture allemande les éléments les plus favorables à la lisibilité, à la gestion et aux recettes.

  20. Pichot visita les forêts prussiennes et suisses à la suite de ses études à Nancy. Carl Schenk, qui fonda la première école des eaux et forêts aux États-Unis, était quant à lui un immigré allemand formé à l’Université de son pays d’origine, et Bernhard Fernow, qui présida la division sylvicole du gouvernement fédéral américain entre 1886 et 1898 (il fut le prédécesseur de Pichot) était diplômé de l’Académie prussienne des forêts de Meunden. Je suis redevable à Carl Jacoby de cette information.

  21. Pour une analyse détaillée et analytiquement convaincante des politiques forestières coloniales en Inde, voir K. Sivaramakrishnan, « Forests, Politics, and Governance in Bengal 1794-1994 », op. cit. Dans le chapitre 6, l’auteur montre comment trois principes de foresterie scientifique – le fait que les îlots purs de bois commercial aient de meilleurs rendements que des îlots mélangés, que le feu soit un facteur destructeur à éviter et que le pacage et le ramassage de bois de chauffe ne fassent que menacer le programme de gestion de la forêt – furent démentis par une accumulation de preuves contraires dans le cas indien.

  22. Richard Plochmann, Forestry in the Federal Republic of Germany, Corvallis, Oregon State University School of Forestry, 1968, p. 24-25, cité in Maser, The Redesigned Forest, op. cit., p. 197- 198. Pour celles et ceux qui s’intéressent à ces interactions, les phrases élidées vont comme suit : « Un peuplement d’épicéas peut servir d’exemple. Les racines d’épicéa sont généralement très peu profondes. Lorsque l’arbre est planté sur un sol précédemment occupé par des arbres feuillus, les racines de l’épicéa de première génération peuvent suivre les canaux de racines profonds des anciens feuillus. Néanmoins, les racines perdirent en profondeur à la deuxième génération du fait du compactage progressif des sols. En conséquence, la quantité de nutriment disponible pour les arbres diminua. D’autre part, le peuplement d’épicéas pouvait profiter de l’humus doux accumulé pour la première génération par les feuillus, mais l’épicéa n’est de son côté pas capable de produire cet humus doux. La litière de feuilles de l’épicéa se putréfie bien plus lentement que la litière des feuillus et la faune et la flore de la couche supérieure du sol ont beaucoup plus de difficultés à la décomposer. Ainsi, un humus brut s’est développé dans la majeure partie des cas. L’acide humique qu’il contenait s’est infiltré dans le sol sous notre climat humide et en a appauvri la faune et la flore, entraînant une décomposition encore plus lente et un développement plus rapide d’humus brut. » Plochmann note qu’un processus similaire peut être observé dans les plantations de pin. J’ai pu vérifier la véracité de ce modèle auprès de David Smith de la School of Forestry and Environmental Studies (École de sylviculture et d’études environnementales) de l’université de Yale, auteur d’un travail important sur les techniques modernes de sylviculture intitulé The Practice of Silviculture. Pour une version similaire de la manière dont les techniques modernes de la foresterie scientifique en particulier son aversion pour le feu et sa préférence pour la monoculture, ont eu un impact négatif sur la santé et la production de la forêt, voir Nancy Langston, Forest Dreams, Forest Nightmares : The Paradox of Old Growth in the Inland West, Seattle, University of Washington Press, 1995.

  23. « Lorsque les arbres morts encore sur pied sont retirés des peuplements à rotation rapide, 10 % des espèces animales (sans compter les oiseaux) sont éliminés ; 29 % de la faune disparaît lorsque les arbres morts encore sur pied et les arbres tombés sont retirés des jeunes forêts exploitées de manière intensive. À mesure que des éléments sont ainsi soustraits à la forêt au nom de cette notion d’uniformité réductrice appelée “exploitation intensive du bois”, on se rapproche de la vision simpliste ultime de la foresterie moderne – la plantation de type “champ d’arbres de Noël” » (Maser, The Redesigned Forest, op. cit., p. 19).

  24. Le phénomène déterminant de ce processus semble se trouver dans les structures symbiotiques champignons-racines (association mycorhize) souterraines de faible profondeur étudiées de près par Sir Albert Howard. Voir chapitre 7.

  25. Parmi ces parasites se trouvent « la fidonie du pin, la noctuelle du pin, la pyrale des pousses du pin, la nonne, la mouche à scie, le scolyte, le cyclaneusma ou rouge tardif, la rouille vésiculeuse du pin blanc, l’armillaire, la carie rouge du sapin » (Maser, The Redesigned Forest, op. cit., p. 78).

  26. Pour une rapide description de ces pratiques, voir Rachel Carson, Silent Spring, Boston, Houghton Mifflin, 1962, 1987 (trad. fr. : Printemps silencieux, Marseille, Wildprojet, 2014, 2019). Carson fait l’éloge de ces démarches car elles mettaient en avant l’emploi d’agents de lutte biologiques plutôt que de pesticides.

  27. Les conséquences indésirables du développement d’une forêt dans le but de maximiser la production d’une marchandise unique sont désormais ressenties partout sur la planète. À la suite de la Seconde Guerre mondiale, le Japon décida de remplacer un grand nombre de ses forêts, décimées pour leur bois combustible et pour produire des matériaux de construction, par une essence unique : le cèdre du Japon, sélectionné pour sa croissance rapide et sa valeur commerciale. Il est désormais évident que les rangées entières de cèdres hauts, minces et uniformes ont causé une érosion massive des sols et de nombreux glissements de terrain, qu’elles ont réduit les nappes phréatiques et qu’elles sont facilement fauchées par les tempêtes. Elles ne permettent le passage que d’une toute petite quantité de lumière du soleil jusqu’au tapis forestier et offrent peu de protection et de nourriture à la faune. Pour les citadins japonais, le principal inconvénient des cèdres à court terme est l’émission saisonnière massive de pollen, qui donne lieu à des réactions allergiques sévères. Ces allergies ne sont cependant que le symptôme le plus manifeste des conséquences plus profondes d’une telle simplification radicale. Voir James Sterngold, « Japan’s Cedar Forests are a Man-Made Disaster », New York Times, 17 janvier 1995, p. Cl, C10.

  28. Maser, The Redesigned Forest, op. cit., p. 54-55. La « marchandise » en question dans le cas de très nombreuses forêts contemporaines n’est pas le bois en soi mais la pâte de bois utilisée à la fabrication du papier, ce qui a entraîné ensuite la manipulation génétique d’essences et le clonage d’arbres pouvant produire une pâte de bois en quantités et d’un niveau de qualité considérées comme idéales.

  29. Dans un contexte d’économie du bien-être, la pratique de la foresterie scientifique fut en mesure d’externaliser un grand nombre de ses coûts vers la communauté dans son ensemble, sans que lesdits coûts apparaissent dans ses bilans comptables : épuisement des sols, perte de la capacité de rétention d’eau et diminution de la qualité de l’eau, diminution du gibier et de la biodiversité.

  30. Plochmann, Forestry in the Federal Republic of Germany, op. cit., p. 25. Il se peut bien sûr que des peuplements uniques d’arbres apparaissent naturellement, habituellement dans des conditions écologiques difficiles, par exemple sur des sites déjà sévèrement dégradés. Pour une série de perspectives sur cette question, voir Matthew J. Kelty, Bruce C. Larson et Chadwick D. Oliver (dir.), The Ecology and Silviculture of Mixed-Species Forests : A Festschrift for David W. Smith, Dordrecht et Boston, Kluwer Academic Publishing, 1992.

  31. Nancy Langston propose une évaluation plus globale : « Tous ceux qui ont jamais essayé de réparer une forêt ont toujours fini par faire empirer les choses ». Voir Forest Dreams, Forest Nightmares, op. cit., p. 2.

  32. La brève description qui suit est largement inspirée de James B. Collins, Fiscal Limits of Absolutism : Direct Taxation in Early Seventeenth-Century France, Berkeley, University of California Press, 1988.

  33. P. M. Jones, The Peasantry in the French Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 17.

  34. Collins, Fiscal Limits of Absolutism, op. cit., p. 201, 204. C’est précisément cette capacité à échapper à l’impôt qui donna involontairement au régime fiscal un certain degré de flexibilité (du moins par le haut) et permit aux États d’éviter un nombre encore plus élevé de révoltes au XVII e siècle qui fut déjà bien agité.

  35. J. L. Heilbron rapporte qu’un colonel de milice anglais obligea en 1791 le clergé écossais à lui envoyer des inventaires de ses populations en menaçant de cantonner des troupes dans ses paroisses. Voir introduction à Frangsmyr, Heilbron et Rider (dir.), The Quantifying Spirit in the Eighteenth Century, op. cit., p. 13.

  36. Cela présuppose que la Couronne souhaitait effectivement maximiser ses recettes à long terme. Bien sûr, il était et il est toujours fréquent que des régimes confrontés à des crises politiques ou militaires hypothèquent leur futur en extrayant le maximum de leurs forêts ou de leurs sujets. Dans ce contexte, voir la superbe synthèse de Charles Tilly, Contrainte et capital dans la formation de l’Europe, 990-1990, Paris, Aubier, 1992 (1990), qui souligne l’influence des préparatifs à la guerre et de la conduite de la guerre dans la construction de l’État et décrit la transition d’États « tributaires » à des États mettant directement les citoyens à contribution.

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