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« L’homme n’est qu’une machine à produire et à consommer » (par Jacques Ellul)

Extrait du livre La Technique ou l’Enjeu du siècle publié en 1954 par le sociologue et historien technocritique Jacques Ellul, un passage particulièrement approprié au contexte des fêtes de fin d’année pour alimenter la réflexion critique et mieux comprendre en quoi la société techno-industrielle nuit au bien-être des humains.

Illustration : Andy Singer


« L’homme économique, schéma réduit de l’activité économique, nous le voyons déjà se formuler dans la deuxième moitié du XIXe siècle, par un double mouvement : celui qui insère de plus en plus l’homme tout entier dans le réseau économique, et celui qui dévalue les autres activités, les autres tendances de l’homme. Ainsi la mise en valeur de cette partie de l’homme s’effectue progressivement cependant que d’autres s’effacent. C’est ici le premier mouvement qui s’effectue sous le règne de la bourgeoisie triomphante. Il n’est pas nécessaire, pour l’expliquer, de rappeler à ce moment l’importance prépondérante prise par l’argent : que ce soit dans la structure économique et sociale, le monde des affaires ou dans la vie privée de chacun, plus rien ne se fait sans argent, tout se fait par l’argent. Il devient une sorte de primat psychique. Toutes les valeurs sont ramenées à l’argent, non point par des théoriciens, mais dans la pratique courante, en même temps que l’occupation importante de l’homme semblait être la nécessité de gagner cet argent. Et ce signe devient en fait le signe de la soumission de l’homme à l’économique, soumission intérieure qui est plus grave que l’extérieure.

Pour l’homme primitif, chasser était aussi soumission à l’économique, mais bien plus acte viril et magique. La domination bourgeoise du XIXe siècle est une domination rationnelle, elle exclut toute énergie, elle ne recherche plus un paradis, mais la puissance temporelle, et dans l’émerveillement de la naissance les forces économiques découvertes deviennent des instruments de choix ; mais pour les utiliser il fallait s’y soumettre. Le bourgeois s’y soumet et y soumet les autres ; et le monde se divise en ceux qui font l’économie, qui accumulent les signes, et ceux qui la subissent et qui produisent les richesses, tous également possédés. Dans un double mouvement, le bourgeois construit une éthique économique qui épuise la totalité de ses valeurs et subordonne les hommes à la puissance économique, leur créant une situation spirituelle nouvelle, destinée à faire éclater cette éthique, mais non le primat de l’économie.

L’éthique bourgeoise, c’est d’abord celle du travail et du métier. Le travail purifie, ennoblit : c’est une vertu et un remède. La seule raison qui vaille de vivre, c’est le travail. Il remplace la vie spirituelle et Dieu, ou plus exactement Dieu se confond avec le travail en ce sens que la réussite devient une bénédiction. Dieu exprime sa satisfaction en distribuant l’argent à ceux qui ont bien travaillé. Derrière cette vertu première s’effacent toutes les autres. Et si la paresse est la mère de tous les vices, le travail est le père de toutes les vertus, à tel point que la civilisation bourgeoise négligera, de fait, toutes les vertus, sauf le travail.

L’on comprend dès lors que la seule chose importante soit l’exercice du métier et pour les jeunes la préparation au métier et le choix. Une sorte de prédestination économique s’établit dans les grandes familles ; et le destin de l’homme semble se jouer sur le fait qu’il gagnera de l’argent ou non. Ceci est le point de vue bourgeois. Pour le prolétariat s’est produit le fait de l’aliénation, qui est lui aussi une prise de l’économie sur l’homme. Nous sommes, avec le prolétaire, en présence d’un homme vidé de son contenu d’homme, de sa substance réelle et possédé par la puissance économique. Il est aliéné non seulement en ce qu’il sert la bourgeoisie, mais en ce qu’il est étranger à la condition humaine, sorte d’automate rempli par les rouages économiques et fonctionnant par le courant économique. Or ceci, la nature humaine ne peut le tolérer. En créant cette condition, le bourgeois signe l’arrêt de mort de son système. La situation spirituelle de l’homme aliéné suppose la révolution. Sa subordination sans espoir exige la création du mythe révolutionnaire. On peut penser que ce primat de l’économique ou plus exactement cette possession de l’homme par l’économique va être remise en question ; hélas ! très tôt l’on s’aperçoit que chez le prolétaire concret (et non idéalisé) toute la préoccupation est de prendre la place du bourgeois et d’avoir de l’argent, et que les moyens pour opérer cette révolution sont les syndicats qui subordonnent un peu plus étroitement leurs membres à la fonction économique. Un peu plus étroitement ? Oui, en satisfaisant leur volonté révolutionnaire et en l’épuisant pour des objets purement économiques.

La bourgeoisie perd, mais son système, sa conception de l’homme gagnent encore. Pour le prolétaire, comme pour le bourgeois, l’homme n’est qu’une machine à produire et à consommer. Il est soumis pour produire, il doit l’être aussi pour consommer. Il faut que l’homme absorbe ce que l’économie lui offre ; et il y a eu quelque dérision, lorsqu’on voyait avec évidence que jamais dans l’histoire l’homme n’avait consommé autant de richesses, à déclarer que les crises de surproduction étaient des crises de sous-consommation. Et, comme il fallait réduire la vie au travail, en contre-partie il faut encore la réduire au gavage.

L’homme n’a pas de besoins ? Il faut lui en créer ; car ce qui compte ce n’est pas la structure psychique et mentale de l’homme, c’est l’écoulement des produits, quels qu’ils soient, que l’invention permet à l’économie de produire.

Et commence alors cette immense trituration de l’âme humaine qui aboutira à la propagande, mais qui, réduite à la publicité, rattache le bonheur et le sens de la vie à la consommation. Celui qui a est esclave de l’argent qu’il a ; celui qui n’a pas est esclave de la folie de conquête de cet argent, car il faut consommer ; rien n’a de prix dans la vie que cet impératif.

Cette sommaire description permet de saisir rapidement comment, de façon très intérieure et incohérente, l’homme tend à se réduire à ces deux dimensions bien étroites de l’homme économique, exclusives de toute autre. Exclusives certes, car tout le reste est rejeté dans l’idéal. Il y a les choses sérieuses, c’est-à-dire gagner de l’argent, et les distractions : la culture, l’art, l’esprit, la morale, tout cela n’est pas du sérieux. Sur ce point encore, il y a plein accord entre la bourgeoisie et le communisme.

En fait nous assistons à la naissance de l’homme que les économistes avaient souhaité. Non point parce que l’homme est cela, mais qu’il est relativement simple et que la pression des faits économiques était plus forte que jamais auparavant, faisant passer l’homme au laminoir pour avoir la matière première indispensable. Cependant l’opération était encore malaisée. Le laminoir grippait souvent.

La bourgeoisie n’arrive pas totalement à éliminer la vie spirituelle et dans la classe ouvrière se développe jusque vers 1900 une vraie vie spirituelle, comme aussi bien la littérature chez Rimbaud ou la peinture de Van Gogh sont d’immenses appels contre ce laminage. L’homme reste, sinon entier, du moins insatisfait de sa castration. D’autant plus que les promesses faites ne sont pas tenues et que les crises économiques mettent en jeu dangereusement le nouveau bien.

Le deuxième temps de cette élaboration est un essai de satisfaction spirituelle de l’homme dans l’économique lui-même. Et c’est Karl Marx qui opère la manœuvre d’encerclement. Il prend la relève de la bourgeoisie et continue son œuvre. Sur le plan de l’homme et de la vie spirituelle, sur le plan profond et non celui des formes, Marx est un fidèle représentant de la pensée bourgeoise ; bien entendu pas de la pensée officielle, de Monsieur Thiers ou de Guizot, mais de la pensée courante, moyenne, idéologiquement matérialiste et pratiquement bien plus. Marx cherche à réussir ce que la bourgeoisie est en train de manquer, il le sent bien. À la puissance spirituelle du prolétariat qui se lève, il donne la force économique. Il intègre la révolution dans le monde économique, comme toute vie. Il consacre théoriquement, scientifiquement, le sentiment commun de tous les hommes de son siècle et l’assortit du prestige de la dialectique. Contre Proudhon et Bakounine qui mettent en rivalité les puissances spirituelles et l’ordre économique, il soutient l’ordre bourgeois du primat de l’économique. Primat non seulement dans l’histoire, mais dans le cœur de l’homme, car, si vous changez les conditions économiques, vous changez l’homme. Il réussira la terrible confiscation et les ressources spirituelles jaillies de l’oppression vont être mises au service de l’oppresseur, non le bourgeois mais l’économique. »

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