Homo confort : crétin narcissique, ignorant et paresseux
« La séparation entre l’homme et le monde organique est constitutive non seulement des artéfacts que nous utilisons aujourd’hui, qui offrent et garantissent la possibilité d’agir sur un milieu sans interagir avec lui, mais aussi des matériaux avec lesquels ces mêmes artéfacts sont construits. Homo confort ne veut plus être entouré que d’objets conformes à ses désirs, supprimant toute notion de contrainte et d’effort physique, mais qui le rendent par là même plus paresseux et plus ignorant. »
– Stefano Boni, Homo confort : le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes, 2022
Ce livre est une importante réflexion critique sur la notion de confort. Stefano Boni, professeur d’anthropologie culturelle et politique à l’université de Modène et de Reggio d’Émilie, détaille dans son ouvrage les effets sociologiques et écologiques de l’idéal poursuivi par la culture technologique – la suppression progressive de toute forme de contrainte, de fatigue ou d’effort. Il dresse le portrait d’ « Homo confort », une nouvelle espèce inhumaine apparue avec l’« hypertechnologie » (la technologie industrielle) qu’il oppose à l’« hypotechnologie » (la technologie artisanale ou paysanne).
La réflexion de Stefano Boni complète bien celle d’Aurélien Berlan dans Terre & Liberté. L’âge industriel est caractérisé par une rupture presque totale entre l’être humain et le monde organique. Les problèmes environnementaux de notre temps n’ont pas grand-chose à voir avec un manque d’État, de régulation et de taxes, ni avec un régime alimentaire particulier. On voit ici à quel point les débats actuels sur l’écologie et les solutions proposées par la plupart des acteurs (ONG, think tanks, influenceurs, politiciens, entrepreneurs, etc.) sont à côté de la plaque.
Le sentiment d’accomplissement et de plénitude que l’on peut éprouver en jardinant/bricolant dans un potager surpasse de loin ce que peuvent offrir tous les bullshit jobs (même très bien payés) du monde industrialisé. D’ailleurs, les grandes entreprises l’ont bien compris puisqu’elles exploitent en permanence le manque d’expérience sensorielle engendré par l’artificialisation extrême de nos milieux de vie. On le voit par exemple avec la mode du DIY (do it yourself ou « fais-le toi-même ») ou avec les techniques de marketing olfactif. Le capitalisme industriel produit constamment de la frustration et du mécontentement qui deviennent des « ressources », autrement dit de nouvelles opportunités de croissance pour les entreprises. Ainsi, le système technologique est une « merveilleuse organisation qui prévoit le contre-poison là où elle distille le poison. » (Jacques Ellul)
Ci-dessous, quelques autres morceaux choisis du livre de Stefano Boni.
Technologie
« Nous entendons par technologie tout ce qui se rapporte aux processus techniques – gestes, savoirs, instruments et interactions. Pour Tim Ingold, elle correspond de manière synthétique aux “principes rationnels qui sous-tendent la création d’artéfacts”. Jusqu’aux révolutions industrielles, l’humanité a su tirer profit de formes d’organisations sociales que nous pouvons qualifier d’hypotechnologiques, ou d’artisanales, toutes caractérisées par une grande variabilité liée à des adaptations locales, voire individuelles. Au cours de cette période, les modèles techniques se diffusaient lentement, de façon parfois contradictoire et incertaine, et n’étaient jamais dissociés des contextes, écologiques, sociaux et idéologiques qui les déterminaient. Par la suite, les innovations techniques ont permis de remodeler et de transformer la nature avec des moyens sans cesse plus nombres et sophistiqués. Si la technologie a toujours accompagné l’humanité, la rupture historique qui s’est produite à l’époque contemporaine se rapporte essentiellement à la conception et à la puissance de l’acte technique, qui bouleverse désormais plusieurs aspects de ce processus : le rôle du sujet opérant et son degré de spécialisation, le lien qu’entretient l’acte technique avec l’environnement et son impact sur celui-ci, la force déployée et les modalités d’apprentissage de l’acte technique, et enfin l’unicité des produits fabriqués et l’autonomie même de ce processus opérationnel. »
Élimination du lien avec les cycles naturels
« La technologie modifie en intégralité notre perception du monde visible. Des outils tels que le microscope, le télescope ou les rayons infrarouges nous aident à voir ce qui était jusqu’ici invisible à l’œil nu. La vue est facilitée par l’éclairage artificiel, dont les réseaux se sont densifiés et étendus dans les milieux urbains à partir de la fin du XIXe siècle. Les formes d’éclairage qui dépendaient d’une combustion ignée, comme la lampe ou la bougie, sont devenues rares. L’omniprésence d’intenses lumières électriques a effacé la distinction entre le jour et la nuit pour celles et ceux qui travaillent dans un bureau ou dans une usine. Elle a aussi fait perdre toute leur importance aux phases lunaires et à leur lumière périodique, qui était essentielle à l’homme avant l’arrivée de l’éclairage électrique. »
Rôle de l’opérateur (hypotechnologie vs hypertechnologie)
« L’hypotechnologie accorde au corps une importance de premier plan, étant donné qu’elle exige une grande habileté et une attention soutenue. Les tâches de planification et d’exécution sont assurées par un seul et même sujet opérant. Dans le monde de la technique artisanale, “c’est l’action – de mouvements réguliers et contrôlés – qui engendre la forme, et non pas le dessein qui la précède”. La technique artisanale est une pratique complexe au point de vue sensoriel, qui induit des actes immanents au corps et à ses aptitudes. Elle se concrétise par la synergie, récurrente mais jamais identique, entre l’intentionnalité de la gestuelle humaine, la fonctionnalité de l’outil et les caractéristiques de la matière travaillée. L’œuvre artisanale est donc un processus multisensoriel exigeant, qui nécessite de la concentration, du jugement et de l’adresse. Même les gestes techniques en apparence plus répétitifs, comme ceux du forgeron battant le métal, requièrent des compétences manuelles et une acuité perceptive pour ajuster, coordonner et calibrer les mouvements du corps. Ce sont des savoir-faire qui se nourrissent de toutes les expérimentations antérieures du sujet, dont l’identité s’exprime finalement à travers l’artéfact qu’il a produit.
Avec le perfectionnement de la technologie, l’homme perd son rôle central d’opérateur dans de nombreux domaines. La rationalisation mécanisée entraîne la disparition de la créativité et des interactions entre le matériau travaillé et le sujet, désormais non plus artisan mais ouvrier. Son expérience est remplacée par des principes objectifs de fonctionnement. Selon Nicolas Flamant et Monique Jeudy-Ballini, ce qui caractérise l’activité productive industrielle est “l’effort permanent – toujours actuel – d’éradication du ‘facteur humain’, cette part imprévisible d’interprétation et d’interférence des sujets que vise à réduire sans cesse la mise en place de procédures de contrôle et de standardisation des pratiques”. La production dans l’industrie répond en effet à des processus standardisés, prédéterminés et répétitifs. Le travail de l’opérateur consiste simplement à faire fonctionner un système extérieur de forces productives qui reposent sur des principes indifférents aux aptitudes et à la sensibilité de chacun. “Le rôle de la main, précise Tim Ingold, se borne à enclencher un processus programmé en appuyant sur un bouton.”
Sous l’effet de la mécanisation, les tâches de conception et d’exécution sont dissociées : la première est supervisée par des ingénieurs, des architectes, des concepteurs, tandis que la seconde est déléguée aux ouvriers de différents secteurs. Si l’on soutient, comme Jacques Ellul, que “l’automatisme est le fait que l’orientation et les choix techniques s’effectuent d’eux-mêmes […] et celui qui fait le choix du moyen c’est alors le spécialiste qui a fait le calcul démontrant sa supériorité”, il en résulte que le reste de l’humanité joue le rôle de “berge des machines”, toute forme de créativité ayant été exclue du processus technique. Alors que Marx définit lui aussi les travailleurs comme des “appendices vivants” de machines sans vie, Günther Anders développe l’idée selon laquelle
“celui qui se sert d’un instrument, d’une pince par exemple, ne sert pas la pince. Au contraire, il la domine puisqu’il l’utilise pour réaliser la finalité de son travail. […] Il la domine presque dans le même sens que ses propres “outils” – ses organes –, même si les instruments ne font que les prolonger, les perfectionner ou en amplifier la puissance. […] [Avec la mécanisation], les travailleurs servent plutôt à faire en sorte que les machines puissent rendre leur service avec succès : ils les servent. Ainsi, ce que les travailleurs ont en vue, ce n’est pas le produit, mais le fonctionnement irréprochable de la machine.”
L’acte humain s’avère insignifiant dans la détermination de la qualité de l’artéfact. Le rôle central et le sentiment de responsabilité de l’exécutant passent au second plan. Contrairement au travail de l’artisan, l’acte technique n’est plus attribuable à une personne en particulier. »
Rapport au monde naturel et social
« Le savoir-faire artisanal est le fruit d’une interaction entre l’opérateur, dont le corps et l’esprit sont eux-mêmes en synergie, et l’ensemble des rapports sociaux, des connaissances locales et des éléments présents dans l’environnement. Les instruments, tout comme la matière première travaillée (bois, métal, terre, plantes, pierre, cuir, aliments), décrivent invariablement des abords immédiats de la nature, avec les caractéristiques qui lui sont propres. Étant incapable de contrôler les processus organiques, l’homme se trouve dans une situation de vulnérabilité : il dépend de phénomènes aléatoires qu’il exploite sans pour autant les maîtriser. Il n’est pas rare qu’il entretienne un rapport d’égal à égal avec les autres espèces qui partagent son milieu de vie, rapport qui s’exprime à travers des tentatives de communication ou d’identification, par exemple sous forme totémique.
La mécanisation décontextualise les processus de production en permettant leur déploiement et leur duplication dans les lieux les plus divers. Elle détruit les deux relations sur lesquelles reposait la création d’un artéfact : d’une part, les chaînes techniques, c’est-à-dire la contribution de plusieurs sujets ou groupes au processus de transformation, deviennent anonymes et délocalisées ; d’autre part, la matière première, souvent importée, n’est plus traitée et médiatisée que par des machines. Dès lors, la nature en vient à être “réduite à un réservoir de matière et à une poubelle” (Serge Latouche). »
Délire hygiéniste
« Homo confort se donne vainement l’illusion de pouvoir produire un air inodore. Alors qu’il cherche à se débarrasser des miasmes naturels et senteurs organiques, chaque jour de nouvelles odeurs industrielles se répandent, bien toxiques celles-là. »
Consensus politique autour du confort
« Une histoire politique du confort doit expliquer l’extraordinaire consensus social qu’il a suscité lors d’élections ou de révolutions, sous des gouvernements de tendances différentes mais réunis par leur foi dans le progrès scientifique, dans la maîtrise technologique et dans la production industrielle. Des communistes de l’ère soviétique aux partisans américains du libre-échange, en passant par les forces parlementaires de pays européens comme la France ou l’Italie au sortir de la guerre, tous ont défendu avec acharnement la consommation et l’augmentation du confort, ainsi que tout ce qui était nécessaire à la diffusion du bien-être, sans trop se poser de question sur leurs effets collatéraux. La prétendue démocratie moderne ne repose pas sur les élections – devenues plus ou moins inutiles car dépourvues d’alternative et érodées par les initiatives laissées à des politiciens égocentriques ou corrompus –, mais sur la généralisation du confort. Les États qui gouvernent sans s’encombrer d’élections, lorsqu’ils ont été incapables de garantir un bien-être généralisé, ont été annexés au modèle dominant, comme le bloc soviétique dans son ensemble, ou bien ils se sont modernisés en adoptant les valeurs de la société de consommation, comme la Chine. Le confort est le programme politique consensuel qui rassemble unanimement les gouvernements et les entreprises, les banques et les épargnants, les médias de masse et les citoyens. C’est à la fois un projet totalisant, en ce sens qu’il influe sur toutes les dimensions culturelles et sociales de notre vie, et un projet astreignant, dans la mesure où la consommation doit être garantie à tout prix. Existe-t-il un gouvernement ou un parti politique qui ait essayé, non pas de mettre en œuvre, mais de tenir simplement un discours prônant la réduction de la production consumériste ?
L’ensemble des pouvoirs institutionnels a soutenu et contrôlé l’essor exponentiel des technologies. C’est en particulier le cas de l’État, à travers l’instauration incessante de règlements, décrets, circulaires, normes, critères qui ont imposé légalement le dogme de la croissance. Les gardiens de l’ordre institué ont réprimé à coups de matraques et de gaz lacrymogènes ceux qui protestaient contre les conséquences les plus dévastatrices de ce développement toxique. La machine productive, rationalisée et déshumanisée, a atteint des capacités destructrices illimitées, se développant sans se soucier de la morale, ni malheureusement d’opposition sociale efficace. Fruit de l’hypertechnologisation des moyens de communication, les médias ont remplacé la confrontation et le face-à-face, exacerbé la soif de confort et occulté ses effets néfastes, en martelant sans cesse le public de messages explicites et subliminaux. Enfin, la sphère financière, qui constitue désormais la principale autorité parmi les pouvoirs institués, a utilisé la consommation pour augmenter les revenus des actionnaires à un rythme vertigineux. »
Confort, magie et capitalisme
« La période historique qui nous intéresse se caractérise par la raréfaction des interventions de type artisanal sur l’environnement, remplacées par l’utilisation massive de technologies de plus en plus performantes. Le tournant conceptuel majeur survenu au cours du XVIIe siècle européen est marqué par la séparation entre l’homme et la nature (depuis Descartes), ainsi que par l’institution des fondements des sciences “exactes” modernes. L’avènement des sciences appliquées va de pair avec l’anthropocentrisme chrétien, qui pousse à concevoir les ressources de la planète comme ayant été créées pour satisfaire les besoins de l’humanité. La civilisation se fonde donc sur un assujettissement légitime et nécessaire du monde naturel. L’humanité cesse de s’imaginer comme une partie du tout organique et envisage l’univers “comme une immense machine qui, à travers la compréhension rationnelle et scientifique de ses principes de fonctionnement, peut être maîtrisée pour servir les intérêts et les buts de l’homme (Tim Ingold).”
En Europe, la capacité à modeler la nature s’est développée à un rythme vertigineux tout au long des trois siècles suivants, tandis que les connaissances technologiques ont contribué à l’accroissement du profit capitaliste. Le triomphe de l’humanité a été sans précédent dans son combat avec la nature. Les révolutions industrielles successives ont ainsi transformé notre expérience du monde. Durant cette période où la technologie avancée démontre déjà son efficacité et son potentiel de façon évidente, John Stuart Mill exalte la capacité technique à façonner la nature et à corriger ses imperfections à notre avantage. Le XIXe siècle inaugure ce qu’on a appelé
“la démocratisation du bien-être. […] Les serviettes et tissus en coton, les sols en parquet, les vêtements chauds et confortables, ou encore les toilettes individuelles […] deviendront accessibles à bon nombre de familles aisées par-delà le cercle privilégié des riches. Les professions libérales, les commerçants et les fonctionnaires se sont habitués à des maisons spacieuses, à une alimentation saine [sic] et à un choix varié de meubles, de vêtements et d’accessoires.” (Peter Gay)
Le début du XXe siècle a été décrit comme “une époque et une culture de dépassement de la nature et de conquête technoscientifique du monde”. La méfiance à l’égard des nouveaux instruments a disparu progressivement et la présence de machines hypertechnologiques est devenue “naturelle […], constituant un cadre habituel et normal”, grâce au “plaisir nouveau suscité par toute forme de mécanisation” (Hermann Bausinger). Alfred Gell fait observer qu’à cette période, “les activités productives sont évaluées et comparées par rapport au modèle de la magie, c’est-à-dire à la possibilité d’obtenir le même résultat sans aucun effort : l’efficacité relative des techniques dépend de leur capacité d’approcher un tel modèle […]. Si “la magie représente le moyen de production idéal”, alors “les dilemmes technologiques de la société moderne peuvent effectivement se réduire à la poursuite d’une chimère qui n’est rien d’autre que l’équivalent du modèle magie : la production idéale à coût zéro”. »
Le confort, instrument du pouvoir pour soumettre le peuple
« Le confort en tant que “pratique de soi” offre une satisfaction qui nous assujettit : il génère des subjectivités plus fragiles politiquement, conséquence de l’individualisme et de la perte d’autonomie. Anthony Giddens soutient que la société moderne, soi-disant libérale et démocratique, exerce principalement sa violence à travers le conditionnement d’une “coercition économique monotone”. Le confort s’impose précisément au profit d’entreprises puissantes qui, en investissant des capitaux considérables, rendent possible la production de masse à bas prix, excluant ainsi du marché la petite production artisanale et autogérée, devenue incapable de survivre dans l’arène de la concurrence économique. Selon Serge Latouche, l’essor de la modernité, dans sa version consumériste américaine soutenue par le capitalisme et le colonialisme, s’apparente à un “rouleau compresseur” qui écrase les populations “vernaculaires”, en créant un monde homogène. Cette triade développement-science-technique pourrait être complétée par la dimension expérientielle du bien-être. En somme, les théories politiques majeures qui pointent les césures de la modernité ont élaboré des paradigmes qui minimisent le rôle de l’assouvissement des sens dans le consensus dont jouit le capitalisme hypertechnologique. »
Émergence d’Homo confort
« Bien que de nombreux individus aient manifesté un désir profond de confort, ceux qui, au milieu du XXe siècle, sont réticents à l’accepter et s’obstinent à mener une vie de labeur sont stigmatisés. Non seulement l’odeur du paysan est jugée désagréable, mais la connotation plus ou moins négative de ce dernier terme (encore plus marquée dans l’emploi de plusieurs de ses synonymes) évoque aussi le mépris dans certains milieux géographiques et professionnels. Alors que l’on débarrasse les rues de marchés, boucheries et autres boutiques considérées comme insalubres et désordonnées, la présence de résidus organiques sur les vêtements est jugée répréhensible dans les milieux urbains. Dans un autre registre, Enrica Asquer décrit la stratégie publicitaire qui vante les mérites de lave-linge, en même temps qu’elle culpabilise les femmes qui hésitent encore à adhérer à l’hypertechnologie : “La méfiance et l’inefficacité des ménagères semblent avoir été stigmatisées comme une forme de refus coupable d’adopter une attitude maternelle ‘naturelle’.” Ainsi, celles et ceux qui ne s’adaptent pas à la vie moderne aseptisée se voient condamnés et marginalisés. Par ailleurs, les modes de production hypotechnologiques sont pénalisés par la concurrence économique et deviennent, par conséquent, difficilement viables. D’où le fait que les campagnes soient en grande partie désertées et que les artisans se retrouvent contraints d’abandonner leur métier ou de le faire évoluer.
L’émergence d’Homo confort remonte à la période comprise entre la fin des années 1950 et le début des années 1960. Celle-ci se caractérise par la multiplication rapide des infrastructures (électricité, eau courante, tout-à-l’égout, réseau téléphonique, autoroutes, transport aérien) qui favorisent le développement et la modernisation de l’outillage technique. Pendant la seconde moitié du XXe siècle, la diffusion du mode de vie hypertechnologique incarné par la bourgeoisie forge de nouvelles valeurs et conceptions de soi : “Tout en ayant été ‘adapté’ aux besoins du prolétariat, ce transfert de mode de vie a entraîné l’intégration des catégories “vie privée”, d’“hygiène” et de “confort”, déjà assimilées par les couches sociales plus élevées.
Durant cette phase, l’utilisation d’outils ou d’équipement technologiques pour améliorer le quotidien – qui était jusque-là le privilège d’une minorité – devient obligatoire et inévitable. Se renforce l’idée selon laquelle, pour répondre à un besoin, “il faut nécessairement recourir à un type d’objets précis : celui que le développement capitaliste a désigné comme le seul adapté à cette fin.” Pour Karen Goaman, la génération des années 1980 “est la première à ne pas avoir connu autre chose qu’un mode de vie complètement industrialisé.”
Si le confort renvoie principalement à la consommation, les techniques de production ont elles aussi été touchées par ce phénomène. Très largement répandues au sein de la population, la quête de bien-être et la volonté de fuir la pénibilité de la vie rurale ont joué un rôle crucial dans les transformations socio-économiques du XXe siècle : le travail sur une chaîne de montage était considéré comme plus agréable, plus “prestigieux” et moins éreintant que le labeur des paysans. Les usines avaient beau être bruyantes, sales et dangereuses, elles s’inscrivaient dans un contexte urbain qui, dans son ensemble, état synonyme de confort. Aujourd’hui, dans les environnements technologiques où les machines et le numérique occupent une place prépondérante, les besoins de main-d’œuvre ouvrière diminuent de jour en jour. Les tâches deviennent plus faciles à exécuter, même si elles sont un caractère ennuyeux, solitaire et aliénant. L’humanité n’agit plus directement sur le réel, mais de plus en plus par l’intermédiaire de machines préprogrammées. Selon Tomás Maldonado, on est passé de prothèses motrices (ustensiles, outils) à des prothèses sensorielles (télescope, télégraphe, téléphone, radio, télévision), pour en arriver désormais à des prothèses cognitives (ordinateur). Le travail dans le secteur tertiaire, qui impose encore parfois aux employés de travailler dans des lieux exigus (comme dans les bureaux avec des cloisons), peut certes être répétitif et créer du stress, mais il génère moins de fatigue physique. Les tâches relativement simples, effectuées soit en parlant soit en tapant sur un clavier d’ordinateur, ont également tendance à être préférées au travail en usine parce qu’elles ont moins fatigantes.
Le bien-être constitue la dimension expérientielle dominante qui a accompagné l’essor de l’humanité contemporaine : l’industrie récompense les ouvriers par un salaire qui leur procure globalement du confort, entendu non pas comme la réduction de leur temps de travail, mais comme la possibilité de jouir de leur temps libre pour consommer. Les biens produits par l’industrie ont répondu à un désir généralisé de confort, en réduisant la part des activités autrefois répétitives qui nécessitaient des efforts physiques importants. La technologie ne correspond pas seulement à l’ensemble des artéfacts et des instruments techniques, ni même à l’ensemble des sciences appliquées. Dans sa dimension expérientielle, elle se définit par l’intégration des paramètres propres à la production industrielle. Le confort est donc tout à la fois une sensation corporelle agréable et une conséquence de la conséquence de la colonisation d’innombrables champs et domaines du vécu par l’hypertechnologie, avec des degrés d’intensité, des formes et des applications très variables. Le confort vient se greffer sur notre quotidien et s’introduit dans nos modes de vie, jusqu’à devenir un fait social total qui façonne à peu près toutes les dimensions de notre vécu : “La domestication des sens peut revêtir les aspects les plus divers : nous la retrouvons sous forme de règle d’hygiène, de code moral, de la loi politique, d’habitude, de signe d’appartenance, de norme sociale ou de style de vie personnel (Antonio Marazzi).” Günther Anders avance l’idée que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et avec l’entrée dans la troisième révolution industrielle, la technologie a acquis un agencement propre qui n’est plus déterminé par la société dans laquelle est produite. En effet, par une inversion troublante des protagonistes, c’est désormais elle, organisée comme une force systémique, qui détermine notre conduite.
Depuis plusieurs décennies, cette substitution mécanique a tendance à devenir intégrale. Les appareils assurent l’exécution des tâches de façon automatique et satisfaisante, sans supervision humaine. Ils fonctionnent tout seuls, à l’instar des véhicules autonomes. Si une quelconque intervention de notre part est requise, elle nous est “demandée” par la machine. Grâce à une panoplie de capteurs, notre voiture nous avertit que nous nous approchons dangereusement d’un autre véhicule, tandis que l’ordinateur de bord nous assiste à l’aide d’un GPS. Notre four nous informe que la cuisson programmée et terminée. Notre téléphone portable nous signale que la batterie est presque déchargée, etc. Le stade ultime du confort – qui prévaut à l’heure actuelle – réside dans la mise à distance de toutes les tâches indésirables, limitant ainsi les activités qui exigent des efforts de notre part. Le sentiment de bien-être enivrant est procuré de façon inconsciente et massive par le confort et la consommation. »