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La tyrannie de la commodité (par Tim Wu)

Traduction d’un texte essentiel sur la notion de commodité, de confort, publié en 2018 par le juriste américain Tim Wu dans le New York Times[1]. Les organisations (institutions étatiques, think tanks, ONG, associations, etc.) et influenceurs de la mouvance éco-capitaliste ne remettent aucunement en question le confort moderne. Le pouvoir ne remettra évidemment jamais en cause ce qui lui permet de tenir le peuple en laisse. Ce texte est à mettre en relation avec une excellente réflexion critique sur le confort publiée récemment par l’anthropologue Stefano Boni.


La commodité est la force la plus sous-estimée et la moins comprise dans le monde d’aujourd’hui. En tant que moteur des décisions humaines, elle n’offre pas le frisson coupable des désirs sexuels inconscients de Freud ou l’élégance mathématique des incitations de l’économiste. La commodité est ennuyeuse. Mais l’ennui se différencie de la banalité.

Dans les pays développés du XXIe siècle, la commodité – c’est-à-dire des moyens plus efficients et plus pratiques pour accomplir des tâches quotidiennes – semble être la force la plus puissante qui façonne nos vies et nos économies. C’est particulièrement vrai en Amérique, où, malgré tous les hymnes à la liberté et à l’individualité, on se demande parfois si la commodité n’est pas en fait la valeur suprême.

Comme l’a récemment déclaré Evan Williams, co-fondateur de Twitter, « la commodité décide de tout ». La commodité semble prendre les décisions à notre place, l’emportant sur ce que nous aimons imaginer être nos véritables préférences. (Je préfère faire mon café, mais le Starbucks instantané est si pratique que je ne fais presque jamais ce que je « préfère »). Faciliter les choses ne suffit pas, il faut trouver la manière la plus facile de faire, la meilleure.

La commodité a la capacité de rendre d’autres options impensables. Une fois que vous avez utilisé une machine à laver, le lavage du linge à la main semble irrationnel, même s’il est probablement moins onéreux. Une fois que vous avez fait l’expérience de la télévision à la demande, attendre de voir une émission à une heure déterminée à l’avance semble idiot, voire un peu indigne. Résister à la commodité – ne pas posséder de téléphone portable, ne pas utiliser Google – en vient à exiger un dévouement particulier souvent pris pour de l’excentricité, voire du fanatisme.

Malgré toute son influence dans sa manière de façonner les décisions individuelles, la part la plus importante du pouvoir de la commodité pourrait découler de décisions prises à un échelon global, à un niveau où il contribue de manière critique à structurer l’économie moderne. La bataille pour la commodité, particulièrement dans les secteurs liés à la technologie, c’est la bataille pour s’assurer la domination dans l’industrie.

Les Américains disent qu’ils accordent une grande importance à la concurrence, à la multiplication des choix, à l’individu. Pourtant, notre goût pour la commodité engendre plus de commodité, grâce à la combinaison des économies d’échelle et du pouvoir de l’habitude. Plus il est facile d’utiliser Amazon, plus Amazon devient puissant – ce qui rend encore plus facile d’utiliser Amazon. La commodité et le monopole semblent être des alliés naturels.

Compte tenu de la croissance de la commodité – en tant qu’idéal, valeur, mode de vie – il est utile de se demander ce que notre obsession pour celle-ci fait pour nous et pour notre pays. Je ne veux pas suggérer que la commodité est une force malfaisante. Rendre les choses plus faciles n’est pas un mal en soi. Au contraire, elle ouvre souvent des possibilités qui semblaient autrefois trop onéreuses à envisager, et elle rend généralement la vie moins pénible, en particulier pour les personnes les plus vulnérables aux corvées quotidiennes.

Mais nous nous trompons en présumant que la commodité est toujours une bonne chose, car elle entretient une relation complexe avec d’autres idéaux qui nous sont chers. Bien qu’elle soit comprise et promue comme un instrument de libération, la commodité dévoile une face plus sombre. Avec sa promesse d’efficacité en douceur et sans effort, elle menace d’effacer le genre de luttes et de défis qui donnent un sens à la vie. Créée pour nous libérer, elle peut devenir une contrainte influençant ce que nous sommes prêts à faire. Et donc de manière subtile, elle peut nous asservir.

Il serait pervers d’ériger l’inconfort en idéal, mais lorsque nous laissons la commodité décider de tout, nous capitulons trop souvent.

La commodité telle que nous la connaissons aujourd’hui est un produit de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, lorsque des dispositifs permettant d’économiser le travail à la maison ont été inventés et commercialisés. Parmi les innovations marquantes, citons l’invention des premiers « aliments de confort », tels que le porc et les haricots en conserve et le Quaker Quick Oats [flocons d’avoine en boîte, NdT], les premières machines à laver électriques, les produits de nettoyage comme la poudre à récurer Old Dutch, et d’autres merveilles comme l’aspirateur électrique, le mélange pour gâteau instantané et le four à micro-ondes.

La commodité apparaissait comme la version domestique d’une autre idée de la fin du XIXe siècle – l’efficience industrielle et la « gestion scientifique du travail » qui l’accompagnait. Elle représentait l’adaptation de la philosophie de l’usine à la vie domestique.

Aussi banal que cela puisse paraître aujourd’hui, la commodité, grande libératrice de l’humanité enfin délivrée du travail, était un idéal utopique. En faisant gagner du temps et en éliminant la corvée, elle créerait la possibilité de s’adonner à des loisirs. Et avec les loisirs viendrait la possibilité de consacrer du temps à l’apprentissage, aux passe-temps ou à tout ce qui pouvait vraiment compter. La commodité mettrait à la disposition du grand public le type de liberté et d’élévation culturelle autrefois réservé à l’aristocratie. Dans cette perspective, la commodité apparaissait également comme une grande niveleuse des inégalités.

Cette idée – la commodité perçue comme une émancipation – peut être enivrante. Ses représentations les plus captivantes se trouvent dans la science-fiction et les univers futuristes imaginés au milieu du XXe siècle. Des magazines sérieux comme Popular Mechanics et des divertissements loufoques comme The Jetsons nous ont enseigné que la vie dans le futur atteindrait l’idéal du confort parfait. La nourriture serait préparée en appuyant sur un bouton. Les trottoirs en mouvement nous épargneraient l’ennui de la marche. Les vêtements se nettoieraient d’eux-mêmes ou s’autodétruiraient après une journée à les porter. La fin de la lutte pour l’existence pourrait enfin être envisagée.

Le rêve de la commodité se fonde sur une représentation cauchemardesque de l’effort physique. Mais le travail éprouvant est-il toujours un cauchemar ? Voulons-nous vraiment être émancipés de tout cela ? Peut-être que notre humanité s’exprime parfois par des actions incommodes et des quêtes de longue durée. C’est peut-être la raison pour laquelle, à chaque avancée du confort, des résistants se manifestent. Ils résistent par entêtement, oui (et parce qu’ils ont le luxe de le faire), mais aussi parce qu’ils voient une menace pour leur identité, pour leur capacité à contrôler les choses qui comptent pour eux.

À la fin des années 1960, la première révolution de la commodité commença à s’étouffer. La perspective d’une vie où l’inconfort aurait disparu semblait avoir perdu la première place parmi les grandes aspirations de la société. Commodité signifiait conformité. La contre-culture incarnait le besoin des gens de s’exprimer, de réaliser leur potentiel individuel, de vivre en harmonie avec la nature plutôt que de chercher constamment à surmonter ses nuisances. Jouer de la guitare n’était pas facile. Il n’était pas non plus aisé de cultiver ses propres légumes ou de réparer sa propre moto, mais de telles choses étaient néanmoins considérées comme ayant de la valeur – ou plutôt considérées comme un accomplissement. Les gens recherchaient à nouveau à se réaliser en tant qu’individus.

Dès lors, il était peut-être inévitable que la deuxième vague de technologies de confort – la période que nous vivons – cherche à récupérer cet idéal. Elle rendrait l’individualité plus pratique.

Vous pouvez faire remonter le début de cette période à la sortie du Walkman de Sony en 1979. Avec le Walkman, nous pouvons observer un changement subtil mais fondamental dans l’idéologie de la commodité. Si la première révolution de la commodité promettait de vous faciliter la vie et le travail, la seconde promettait de vous faciliter d’être vous-même. Les nouvelles technologies étaient des catalyseurs de l’individualité. Elles ont permis l’application de l’efficience industrielle à l’expression individuelle.

Prenons l’homme du début des années 1980 qui se promenait dans la rue avec son walkman et ses écouteurs. Il est enfermé dans un environnement acoustique de son choix. Il profite, en public, du genre d’expression qu’il ne pouvait autrefois connaître que dans son salon privé. Une nouvelle technologie lui permet de montrer plus facilement qui il est, ne serait-ce qu’à lui-même. Il se pavane dans le monde entier telle une vedette jouant dans son propre film.

Cette vision est si séduisante qu’elle en est venue à dominer notre existence. La plupart des technologies puissantes et dominantes créées au cours des dernières décennies mettent la commodité au service de la personnalisation et de l’individualité. Pensez au magnétoscope, à la playlist, à la page Facebook, au compte Instagram. Ce genre de commodité ne consiste plus à économiser du travail physique – beaucoup d’entre nous n’avons plus à transpirer pour gagner notre vie. Il s’agit de minimiser les ressources mentales nécessaires pour choisir parmi les options disponibles afin d’exprimer son individualité ; la commodité en un clic, un guichet unique, l’expérience sans accroc du « plug and play ». L’idéal poursuivi ? La préférence individuelle, le tout sans effort.

Bien sûr, nous sommes prêts à payer un prix plus élevé pour la commodité, mais nous réalisons moins souvent que nous acceptons de remplacer un service gratuit par un service payant plus commode. Par exemple, à la fin des années 1990, les technologies de distribution de la musique comme Napster ont permis de mettre de la musique en ligne gratuitement, et beaucoup de gens ont profité de cette nouvelle option. Mais s’il reste facile d’obtenir de la musique gratuitement, pratiquement plus personne n’en télécharge illégalement aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que le lancement de l’iTunes store en 2003 a rendu l’achat de musique encore plus pratique que le téléchargement illégal. La commodité a battu la gratuité.

Alors que les tâches quotidiennes se simplifient, un désir croissant pour davantage de confort crée une incitation à rendre tous les aspects de notre vie encore plus simple. Ce qui ne devient pas plus commode se fait distancer. Nous sommes pourris gâtés par l’instantanéité et nous sommes agacés par les tâches qui restent à un niveau antérieur d’effort et de durée. Lorsque vous pouvez éviter la file d’attente et acheter des billets de concert sur votre téléphone, faire la queue pour voter lors d’une élection devient irritant. C’est particulièrement vrai pour ceux qui n’ont jamais eu à faire la queue (ce qui peut expliquer le faible taux de participation des jeunes aux élections).

La vérité paradoxale à laquelle je veux en venir, c’est que les technologies actuelles d’individualisation forment un ensemble de technologies d’individualisation de masse. La personnalisation peut être étonnamment uniformisante. Tout le monde ou presque est sur Facebook : c’est le moyen le plus pratique pour garder le contact avec vos amis et votre famille, qui en théorie devraient représenter ce qui il y a d’unique en vous et dans votre vie. Pourtant, avec Facebook, nous nous ressemblons tous. Son format et ses conventions nous privent de toutes les expressions d’individualité, sauf les plus superficielles telle que la photo d’une plage ou d’une chaîne de montagnes que nous choisissons en image de couverture.

Je ne nie pas que faciliter les choses peut être d’une grande utilité en nous offrant de nombreux choix (de restaurants, de services de taxi, d’encyclopédies open-source) là où nous n’en avions que peu ou pas du tout auparavant. Mais être humain ne se résume pas à avoir des choix à faire. Il s’agit également de savoir comment faire face aux situations qui nous sont imposées, comment surmonter les défis qui en valent la peine et comment mener à bien les tâches difficiles – les combats qui contribuent à faire de nous ce que nous sommes. Qu’advient-il de l’expérience humaine lorsque tant d’obstacles et d’entraves, d’exigences et de préparatifs sont supprimés ?

Le culte moderne de la commodité ne reconnaît pas que la difficulté est une caractéristique constitutive de l’expérience humaine. La commodité y est décrite comme une destination et non un voyage. Mais escalader une montagne, ce n’est pas pareil que de prendre le tramway pour se rendre jusqu’au sommet, même si l’on arrive au même endroit. Nous devenons des personnes qui se soucient principalement ou uniquement des résultats. Nous risquons de faire de la plupart de nos expériences de vie une série de trajets en tramway.

La commodité doit servir un but plus élevé qu’elle-même, de peur qu’elle ne conduise qu’à plus de commodité. Dans un ouvrage paru en 1963 devenu depuis un classique (The Feminine Mystique), Betty Friedan a examiné l’apport des technologies domestiques pour les femmes. Elle en a conclu que l’électroménager avait simplement créé plus de demandes. « Même avec tous les nouveaux appareils qui permettent d’économiser du travail », écrit-elle, « la femme au foyer américaine moderne passe probablement plus de temps à faire des travaux ménagers que sa grand-mère ». Lorsque les choses deviennent plus faciles, nous pouvons chercher à remplir notre temps de vie avec d’autres tâches plus « faciles ». À un moment donné, la lutte déterminante pour la vie se transforme en une tyrannie de petites corvées et de décisions insignifiantes.

Une conséquence fâcheuse de la vie dans un monde où tout est « facile » ? La seule compétence qui compte se résume à la capacité de faire plusieurs choses à la fois. À l’extrême, nous ne faisons rien ; nous ne faisons qu’organiser ce qui sera fait, une base bien peu solide pour une vie décente.

Nous devons consciemment accepter l’inconfort – pas toujours, mais plus souvent. De nos jours, faire au moins quelques choix incommodes, c’est cela l’individualité. Vous n’avez pas besoin de baratter votre propre beurre ou de chasser pour vous procurer votre propre viande, mais si vous voulez être quelqu’un, vous ne pouvez pas permettre que la commodité soit la valeur qui transcende toutes les autres. La lutte n’est pas toujours un problème. Parfois, la lutte est une solution. Elle peut devenir une solution pour découvrir qui vous êtes.

Accepter l’inconfort peut sembler étrange, mais nous le faisons déjà sans le considérer comme telle. Comme pour masquer le problème, nous donnons d’autres noms à nos choix incommodes : nous les appelons hobbies, loisirs, vocations, passions. Ce sont les activités non utilitaires qui contribuent à nous définir. Elles nous récompensent en façonnant notre personnalité car elles impliquent de se frotter à une résistance significative – avec les lois de la nature, avec les limites de notre propre corps – par exemple en sculptant du bois, en faisant fondre des matières premières, en réparant un appareil cassé, en écrivant un code, en surfant des vagues ou encore en persévérant au moment où vos jambes et vos poumons commencent à se rebeller lorsque vous courez.

De telles activités prennent du temps, mais elles nous redonnent aussi du temps. Elles nous exposent au risque de frustration et d’échec, mais elles peuvent aussi nous apprendre quelque chose sur le monde et sur la place que nous y occupons.

Réfléchissons donc à la tyrannie de la commodité, essayons plus souvent de résister à sa puissance stupéfiante, et voyons ce qui se passe. Nous ne devons jamais oublier le plaisir pris à faire quelque chose de lent et de difficile, la satisfaction de ne pas faire ce qui est le plus facile. Cette constellation de choix inconfortables est probablement ce qui nous sépare d’une vie totalement conforme et efficiente.

Tim Wu

Traduction : Philippe Oberlé


  1. https://www.nytimes.com/2018/02/16/opinion/sunday/tyranny-convenience.html

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