Homo industrialis est un humain dégénéré, pas un humain « augmenté »
« La force des enfants est à son niveau le plus bas jamais testé. »
– Angela J. Hanscom
Dans un éclairant ouvrage intitulé Dehors, les enfants ! Réapprendre aux enfants à jouer dehors et à oublier les tablettes (2018), Angela J. Hanscom constate la dégénérescence du genre humain. Ergothérapeute en pédiatrie et fondatrice de TimberNook, un programme pour enfants fondé sur le jeu libre en pleine nature qui a reçu de nombreuses distinctions et a conquis une popularité internationale, elle décrit longuement les conséquences de la vie moderne sur les enfants : explosion de l’anxiété, force physique en forte baisse, diminution substantielle de l’endurance physique et de la résistance mentale, peur pathologique, perte de créativité, squelette fragilisée par une vie oisive passée sur canapé les yeux rivés sur un écran, hyperactivité en hausse constante, incapacité croissante à se concentrer, système immunitaire de plus en plus faible, etc. La liste est interminable.
Dans la religion du Progrès, il est pourtant dit que, grâce aux avancées des sciences et techniques, nous pouvons jouir d’une merveilleuse civilisation industrielle qui amènerait la joie et la bonne humeur sur Terre. Cette culture serait ce qui se fait de mieux pour répondre aux besoins d’un être humain, et elle veillerait particulièrement au bien-être des enfants. Par exemple, les enfants y seraient bien mieux traités que dans les sociétés traditionnelles paysannes et autres peuples dits « primitifs ». Le développement technologique s’est certes fait au détriment de la nature, mais il s’agirait là du prix à payer pour obtenir confort, sécurité et bien-être. C’est un ramassis de conneries. La civilisation industrielle, c’est une torture quotidienne infligée aux gamins pour tuer le sauvage en eux, les domestiquer et en faire des crétins infirmes. Deux siècles de développement industriel acharné, de remplacement des muscles et du cerveau par la machine, et les corps humains se retrouvent dans le même état que la nature. Dévastation du monde sauvage et ruine du corps humain, voilà le prix à payer pour une modernité cinglée cultivant la négation du vivant et célébrant la puissance de la machine. Dans un siècle, s’il reste encore des humains en vie sur Terre, ils appeleront l’âge industriel le Médiocracène, l’ère de la médiocrité. Une époque où l’obscurantisme, la dégénérescence et l’aliénation ont atteint des niveaux si élevés qu’on donna le nom de « progrès » à un processus autodestructeur. Que les écologistes de salon – particulièrement les décarboneurs – souhaitent sauvegarder cette technoculture mortifère et son mode de vie débilitant est révélateur de leur bêtise. En vérité, ce dont l’animal humain a désespérément besoin, c’est qu’on mette fin à son calvaire en le libérant du joug des machines.
Ci-dessous, quelques extraits du livre d’Angela Hanscom. Pour s’armer intellectuellement sur le sujet, je recommande en complément la lecture des ouvrages Civilisés à en mourir : le prix du progrès de l’écrivain Christopher Ryan, Homo Confort (2022) de l’anthropologue Stefano Boni et L’histoire du corps humain : évolution, dysévolution et nouvelles maladies (2013) du biologiste d’Harvard Daniel E. Lieberman.
Introduction du livre
« Je suis dans la forêt. J’ai allumé un feu et j’écoute les voix heureuses d’enfants s’ébattant au loin. Ils jouent en toute liberté. Enfin… presque tous. Tandis que je prépare les biscuits qu’ils pourront cuire au feu de bois quand ils auront faim, une petite fille s’approche de moi : « Je m’ennuie », se plaint-elle. Je regarde autour de moi et j’aperçois un groupe d’enfants attrapant des grenouilles dans les mares ; plus loin, une équipe travaille à la construction d’une forteresse à base de branches mortes et de voilages, tandis que d’autres enfants se sont serrés dans un coin, captivés par un scénario de jeu de leur cru. « Il y a quoi au programme, maintenant ? » me demande la fillette. Mon regard se pose sur elle. Du haut de ses six ans, elle se dresse devant moi, les poings sur les hanches. Sans réfléchir, je lui réponds : « C’est l’heure de jouer. Il n’y a pas de programme. »
« Quoi ? » La petite fille me fusille des yeux. « Ma mère vous donne beaucoup d’argent pour m’amuser ! »
Chez TimberNook, programme éducatif fondé sur un accès libre à la nature, nous n’avons pas pour objectif de divertir les enfants. Au contraire. Nous sommes reconnus à l’échelle internationale pour notre approche unique et ses bienfaits thérapeutiques : nous autorisons les enfants à jouer librement dans les bois avec un niveau extrêmement faible d’interaction avec les adultes. Il y a quatre ans, j’ai fondé TimberNook comme remède aux problèmes sensoriels que j’observais chez mes patients les plus jeunes. En tant qu’ergothérapeute pour enfants, je rencontrais alors un nombre croissant de jeunes souffrant de problèmes atypiques pour leur âge. La quantité et l’étendue de leurs maux m’épouvantaient : certains ne toléraient pas la sensation du vent sur leur visage, d’autres manifestaient un équilibre instable ou ne parvenaient pas à coordonner leurs membres, d’autres encore fondaient en larmes ou piquaient une crise dans toute nouvelle situation.
Ma formation professionnelle m’a enseigné que la prévention d’un bon nombre de ces problèmes repose sur le mouvement (beaucoup de mouvement). Mes recherches et expériences personnelles m’ont amenée à préciser le type de mouvement le plus efficace : celui qu’impulse le jeu physique, actif, autonome, surtout en extérieur. Je suis convaincue qu’en donnant aux enfants la possibilité de s’amuser dehors librement, nous, parents, enseignants, professionnels de l’enfance, leur offrons le plus beau cadeau possible, celui d’un corps sain, d’un esprit créatif, d’une scolarité épanouie sur fond de stabilité émotionnelle et de robustes aptitudes sociales.
Si vous connaissez un enfant, qu’il s’agisse du vôtre ou pas, qui semble incapable de jouer seul sans encadrement ou organisation de son activité, ce livre est pour vous. Si votre enfant très remuant a des difficultés pour se concentrer à l’école, ce livre est aussi pour vous. Si les enseignants ne cessent de vous dire que votre fils manque d’attention en classe, si l’école demande de le tester pour un retard de développement ou un trouble (tel que le trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité, le TDAH), ce livre peut vous aider.
Si on vous signale que votre fille si douce et prévenante bouscule ses camarades avec une force démesurée lorsqu’elle joue à chat dans la cour de récréation, si elle tourne constamment sur elle-même, si elle affiche une maladresse telle que sans cesse elle trébuche ou se cogne, si elle se comporte parfois vraiment sottement pour son âge, a souvent des ennuis avec les enseignants, s’inquiète pour des broutilles ou s’énerve dans les situations nouvelles pour elle : vous n’êtes pas seul.
Aux États-Unis, un nombre effarant d’enfants souffre de ce type de difficultés. En France, dans une tribune publiée dans le journal Le Monde en mai 2017, des pédiatres de PMI, des psychologues et des orthophonistes ont alerté l’attention du grand public sur les « retards de langage et de développement présents chez des enfants en dehors de toute déficience neurologique ». Partout en Amérique du Nord, professeurs des écoles et parents observent de plus en plus que les enfants tombent de leur chaise, expriment davantage d’agressivité, éprouvent plus facilement de la frustration, ont du mal à se concentrer, montrent des signes d’anxiété et passent moins de temps que jamais à mobiliser leur imagination dans le jeu. Ces symptômes proviennent en partie de compétences motrices et sensorielles sous-développées. Un développement sensori-moteur compromis peut provoquer un nombre faramineux de problèmes. Aujourd’hui, ils s’agglomèrent désormais en une épidémie très inquiétante. En conséquence, les enfants sont mal préparés pour les études et débordés par le quotidien, seuls et en société.
Heureusement, il y a de l’espoir ! D’après les recherches scientifiques et empiriques sur le sujet, il semble que la plupart de ces comportements découlent d’un manque de temps passé à se dépenser librement, en s’amusant dehors. Vous pouvez empêcher certains de ces problèmes d’apparaître ou y remédier en laissant votre enfant jouer en liberté, en autonomie, à l’air libre, dans la nature. Ce livre vous explique comment.
Comment le jeu libre en espace naturel contribue à la santé de l’enfant
Le jeu physique libre en extérieur est un type de jeu qui favorise un développement sensorimoteur sain chez l’enfant. C’est l’antidote aux nombreuses heures que ce dernier passe devant un écran. Et comme lorsqu’on programme tant d’activités extrascolaires que nous n’avons plus le temps d’apprécier le simple fait d’être parent, la nature est aussi un antidote à notre surmenage. Elle éveille et vivifie l’esprit et mobilise tous nos sens en même temps.
Plongés en pleine nature, les enfants apprennent à prendre des risques, à surmonter leurs peurs, à se faire de nouveaux amis, à réguler leurs émotions et à créer des mondes imaginaires. Chaque jour, il faut réserver à la fois du temps et de l’espace aux enfants afin qu’ils s’amusent dehors. Ils ont besoin de liberté pour mettre en œuvre leurs idées, se frotter à de nouveaux jeux. Ils méritent notre confiance.
Les bénéfices du jeu en extérieur profitent aux enfants à la fois à leur domicile et à l’école. Si tous les jours, dans ces deux types d’environnement, nous les encourageons à s’amuser dehors sans nous immiscer dans leurs scénarios de jeu, nous favorisons leur épanouissement. »
Déficiences développementales
« D’après une étude publiée en 2011 dans le Journal of Pediatrics, un enfant américain sur six est diagnostiqué avec une ou plusieurs déficiences développementales requérant une thérapie ! Cette étude citée dans USA Today précise qu’entre 1997 et 2008 ces diagnostics ont en moyenne augmenté de 17 % pour les enfants de trois à dix-sept ans. Même en maternelle, le nombre d’enfants ayant besoin d’un suivi est en nette et constante augmentation, du jamais-vu. D’après le US Department of Education, entre 1991 et 2001, le nombre d’enfants de cinq ans bénéficiant d’un « service connexe » (ce qui inclut les services d’une ergothérapeute, kinésithérapeute ou orthophoniste) couvert par le Disability Education and Awareness Program avait déjà augmenté de 31 %. Le nombre d’enfants de quatre ans suivis a augmenté de 76 % et le nombre d’enfants de trois ans de 94 %.
Comme d’autres services, l’ergothérapie fait face à une demande de plus en plus importante. Un médecin nous adresse un enfant quand il détecte un problème de concentration, d’équilibre, de force, de coordination ou d’intégration sensorielle. L’intégration sensorielle couvre tout ce qui peut toucher les sens. Les difficultés sensorielles les plus courantes chez les enfants incluent la difficulté à se repérer dans l’espace, l’incapacité à écouter, l’intolérance à la marche pieds nus. Les ergothérapeutes aident les enfants à développer leur capacité à supporter une grande gamme d’expériences sensorielles et optimisent leur autonomie fonctionnelle. Ces quatre dernières années, les écoles publiques de la ville de New York ont observé un accroissement de 30 % du nombre d’enfants adressés à un ergothérapeute. À Chicago, l’augmentation est de 20 % en trois ans. À Los Angeles, 30 % en cinq ans.
Ces données m’ont fortement inquiétée. Je me suis alors mise en quête, déterminée à comprendre les raisons de ce phénomène en plein essor. J’ai commencé par réaliser ma propre étude : l’interview de dix professeurs des écoles exerçant dans les six différents États de Nouvelle-Angleterre. Comme chacun d’eux enseignait depuis trente ans ou davantage, je savais qu’ils me fourniraient un point de vue pertinent sur la façon dont les enfants avaient changé en trois décennies. Tous ont formulé des observations similaires : au fil des années, ils avaient noté une baisse graduelle en motricité fine et globale, conscience des dangers, contrôle de soi, attention et coordination. »
Anxiété en forte hausse
« D’après une étude, au moins un enfant sur quatre est diagnostiqué avec un trouble de l’anxiété ! Dans un article du Time, le psychologue américain et auteur de livres à succès Lawrence Cohen affirme : « Je suis convaincu que l’anxiété infantile est en hausse à tous les niveaux, depuis la peur des monstres sous le lit jusqu’aux troubles de l’anxiété les plus graves en passant par les phobies et les crises de panique. » Il raconte comment, il y a trente ans, sa formation de psychologue lui a enseigné que 10 à 20 % des enfants naissent avec un tempérament qui les pousse à réagir très fortement à la nouveauté et à l’inconnu, certains de ces enfants devenant timides ou anxieux plus tard dans leur vie. À l’époque de sa formation, une petite proportion de ces enfants, 1 à 5 %, était diagnostiquée avec un trouble anxieux.
Aujourd’hui, la même proportion d’enfants naît avec un tempérament réfractaire à la nouveauté, mais le pourcentage d’enfants de treize à dix-huit ans souffrant d’un trouble anxieux a explosé à 25 %. Chez TimberNook, lors de nos colonies de vacances en pleine nature, nous observons régulièrement des symptômes d’anxiété. En général, les parents nous mettent sur la piste de l’anxiété de leur enfant quand ils nous demandent quelles techniques nous utilisons pour faciliter l’installation dans le campement. Une mère nous signale par exemple : « Mon fils ne réagit pas très bien au changement. » Ou une autre : « Ma fille a du mal avec les transitions d’un endroit à un autre. »
Parfois, nous accueillons des enfants que le grand air effraie. Certains ont peur de pénétrer dans la forêt parce qu’ils craignent de ne plus être vus. D’autres nous annoncent franco, dès le début du stage, qu’ils ne retireront pas leurs chaussures. D’autres encore ne touchent pas aux poules de peur qu’elles ne leur donnent des coups de bec. Chaque semaine, environ cinq des vingt enfants du groupe montrent une forme ou une autre d’anxiété.
Les cerveaux de nos enfants sont-ils câblés différemment de ceux d’il y a vingt ans ? Ou faut-il chercher des facteurs environnementaux ? Quelle est la cause de tant d’anxiété ? Et comment pouvons-nous empêcher les symptômes de se développer, en premier lieu ? »
Perte de créativité
« Vous est-il arrivé d’envoyer vos enfants s’amuser dans le jardin pour les voir rentrer quelques minutes plus tard en déclarant : « Il n’y a rien à faire, dehors », ou « je m’ennuie » ? Plusieurs études prouvent que les habitudes de jeu des enfants ont dramatiquement changé depuis quelques décennies. Leur temps de jeux non structurés a chuté de 50 %, tandis qu’ils passent la majorité de leur temps entre quatre murs et plus de temps que jamais face à un écran. Les études indiquent qu’un enfant américain passe en moyenne six heures par jour devant une télévision, un ordinateur ou une console de jeux vidéo. Comme leur temps de jeu non structuré, en plein air, a dramatiquement chuté, il n’est pas étonnant qu’ils rencontrent des difficultés à s’amuser de manière autonome et créative.
Pendant les récréations, vous le savez, les enseignants se relaient pour surveiller les élèves. J’ai demandé à l’un de ces enseignants de comparer l’aptitude au jeu des enfants d’aujourd’hui avec à ceux d’il y a trente ans et voici ce qu’il m’a déclaré : « Ils déploient moins leur imagination. Avant, ils s’amusaient à faire semblant, ils créaient leurs propres jeux, leurs propres mondes. De nos jours, ils tournent autour des modules de jeu ou alors ils jouent à chat jusqu’à ce que l’on siffle la fin de la récré. C’est incroyablement bruyant et complètement chaotique. On a l’impression qu’ils courent partout sans objectif. On ne les surprend pas beaucoup à laisser aller leur imagination. On dirait qu’ils ne savent pas comment s’occuper. Ils nous rapportent des cancans, viennent vers nous chercher des consignes, nous demandent à quoi jouer, quoi faire. C’est à la fois frustrant et triste à voir. »
Nos enfants perdent leur désir et leur habileté à s’amuser, une habileté qui devrait être fondamentalement humaine. Pourquoi, quand par hasard ils veulent bien s’amuser, ne développent-ils pas leurs propres jeux ? Pourquoi préfèrent-ils les jeux organisés aux activités libres ? Pourquoi cherchent-ils les conseils des adultes plutôt que de guider leurs camarades de leur propre chef ? Serait-il possible que leur manque d’imagination soit nocif pour eux, d’une manière ou d’une autre ? »
Baisse de la force physique
« Votre enfant tient-il aussi longtemps que vous à son âge aux ponts suspendus et barres horizontales ? Il s’agrippe une seconde ou deux, tombe en geignant sa frustration puis abandonne et passe à autre chose ? Il se plaint quand il doit monter un escalier ou gravir à pied le sommet d’une petite colline ? C’est la nouvelle norme. Les études et tests standardisés font apparaître une baisse générale de la force des enfants. Au Royaume-Uni, des chercheurs de l’Université de l’Essex ont comparé en 2008 la force de 315 enfants de dix ans avec celle de 309 enfants du même âge en 1998. Ils ont découvert que le nombre de redressements assis qu’un enfant de cet âge parvenait à faire (exercice travaillant les muscles abdominaux) avait baissé de 27,1 %. La force de leurs bras avait chuté de 26 % et leur force de préhension de 7 %. Alors qu’en 1998, seulement un enfant sur vingt ne supportait pas son poids en se pendant à des barres horizontales, en 2008, c’était le cas pour un sur dix.
Récemment, dans les bois de TimberNook, j’ai pu constater de visu cette diminution de la force physique de la nouvelle génération. J’entendais la forêt résonner des rires et des jeux des enfants. C’était magique. Sous l’égide de leur « chef » nouvellement élue, reconnaissable à son masque à plumes et à sa longue cape, une équipe collaborait à un jeu non identifiable. Une autre construisait une hutte à l’aide de bûches, de briques et de cordages. On avait allumé un feu sur lequel un autre groupe cuisait des biscuits.
Tout allait pour le mieux chez TimberNook. Et puis soudain…
En plein envol, un garçon de huit ans a lâché la corde à laquelle il était agrippé. Le choc de sa chute lui a coupé la respiration. Avec le plus grand calme possible, je me suis dirigée vers lui puis me suis doucement agenouillée à ses côtés. Ses lèvres bleuissaient. Il paniquait. Perdre son souffle devait être une sensation nouvelle et effrayante.
« Respire, lui ai-je dit posément. Tout va bien. Tu as juste eu le souffle coupé pendant quelques secondes. »
Il a fondu en larmes.
« Tu pleures. C’est bon signe. Cela signifie que tu respires. »
Ses sanglots redoublaient. Sous le regard des autres accompagnateurs, des parents et des enfants, les pires scénarios ont défilé dans ma tête. De longues minutes se sont écoulées. Tout à coup, l’enfant s’est relevé relativement facilement, a essuyé ses larmes et la terre de son pantalon. C’était reparti pour un tour. J’ai lâché un soupir de soulagement.
Ce garçon avait appris, à la dure certes, ce que chaque enfant doit apprendre : comment évaluer ses forces et ses aptitudes. Cela fait tout simplement partie de l’enfance. Et pourtant l’incident m’a étonnée. Un enfant de cet âge et de cette taille ne devrait pas avoir de difficultés à s’agripper à une corde. Cette semaine-là, à peine remise de cet incident, j’ai vu trois autres enfants tomber de cette même corde ! Normalement, de telles chutes se produisent extrêmement rarement. La corde n’est pas dangereuse : elle est résistante et elle touche le sol de manière que les enfants de tous âges puissent l’attraper. Mais s’ils veulent s’agripper à elle et rester agrippés, ils ont besoin d’une sangle abdominale, d’épaules et de mains musclées. Le problème ne vient pas de la corde mais du manque d’entraînement des enfants.
Chez l’enfant, nous devrions nous inquiéter tout particulièrement du manque de force dans les muscles posturaux de la sangle abdominale. En 2012, j’ai testé les élèves d’une école primaire locale sur leur capacité à tenir les positions « Superman » (sur le ventre, bras et jambes tendus, pieds et bras ne touchant pas le sol, tête levée), « boule de pop-corn » (sur le dos, jambes pliées, tête levée, menton entre les genoux serrés sur le haut du torse, les bras encerclant les jambes) et la « planche » (allongé face au sol). La majorité des élèves n’a pas atteint les mesures de référence définies voilà trente ans. Dans les trois classes testées, ils ont échoué, indiquant une force inadéquate des muscles posturaux comparés aux enfants des années 1980.
[…]
La force des enfants est à son niveau le plus bas jamais testé. En réaction à cette préoccupante découverte, il peut être tentant de changer de norme plutôt que de travailler activement à une solution. Mais en abaissant nos attentes, en cessant d’exiger que nos enfants se conforment à des standards élevés, il est possible que nous les menions à l’échec. Pourquoi nos enfants s’affaiblissent-ils ? Quelles en sont les conséquences sur leur croissance et leur développement à plus long terme ? D’où vient le problème ? »
Mauvaise posture et problèmes nerveux
« Comme leur force musculaire chute et qu’ils restent assis très longtemps, les enfants s’avachissent. J’ai pu l’observer dans un collège près de chez moi. Plus l’heure de cours avançait, plus la posture des élèves se dégradait. Au début du cours, seulement un tiers se tenait correctement. À la fin du cours, un quart. Certains gisaient effondrés sur leur table. D’autres s’étaient affalés en arrière sur leur chaise. Quand ils se sont levés, j’ai remarqué que certains maintenaient une posture incorrecte, le dos arrondi, la tête penchée en avant.
L’atrophie de la sangle abdominale entraîne un manque de stabilité de la colonne vertébrale, d’où des difficultés à se tenir droit. Nichia Faria, chiropraticienne très respectée de mon quartier, annonce que 30 % de ses patients sont des enfants. Elle ajoute que pour nombre d’entre eux, les soins ne « tiennent » pas, ce qu’elle attribue avec certitude à une musculature déséquilibrée. Comme avec les poulies, si un côté de la musculature est faible, alors l’autre côté se tend. Par exemple, si l’enfant a des quadriceps faibles (muscles sur le devant des cuisses), alors il contracte ses ischio-jambiers (à l’arrière des cuisses), ce qui engendre douleurs et mauvais alignement de la structure osseuse.
La plupart des enfants suivis par Nichia Faria ont un besoin constant de soins au niveau des articulations C1 et C2 (cervicales de la nuque). Une tension dans cette région peut provoquer un pincement des nerfs et donc détériorer la circulation de l’information dans le système nerveux, un peu comme quand votre tuyau d’arrosage se plie, réduisant le débit d’eau. Quand un nerf se coince ou se pince, l’influx nerveux ne se transmet pas aussi rapidement depuis et vers le cerveau, d’où une augmentation du temps de réaction des enfants.
Votre enfant ressent-il des tensions dans la nuque ? Toute contraction à ce niveau précis, autour du cou et de la tête, s’explique de diverses manières : mauvaise posture, tête constamment baissée vers un écran, stress du quotidien, manque de mouvement, port d’un cartable trop lourd.
D’après Nichia Faria, « quand un nerf est coincé ou pincé par les tensions du haut de la nuque, potentiellement, tout peut en pâtir. Les yeux, les sinus, le palais mou… certains enfants se plaignent même de maux de tête. Quand la constriction du nerf s’installe dans le bas de la nuque, les enfants peuvent avoir des difficultés avec leur pince pouce-index. Quelle que soit la zone dans laquelle il se produit, le pincement vertébral peut interrompre le bon fonctionnement de l’influx nerveux depuis et vers le cerveau ».
Non loin de chez moi, une kinésithérapeute le confirme : la posture des enfants change. Depuis dix ans, elle aussi constate une augmentation de maux de dos au sein de cette population. D’habitude, elle travaille surtout avec des adultes souffrant de douleurs dorsales chroniques. Mais les médecins lui envoient bien plus d’enfants qu’elle ne voudrait en soigner. Certains de ses patients n’ont que dix ans !
Elle explique la fulgurante croissance des maux de dos chez les enfants par l’augmentation du nombre d’heures où ils doivent rester assis associée à la baisse de leur force musculaire générale et par leurs lourds cartables. De nombreux enfants arrivent dans son cabinet avec la tête penchée en avant, les épaules roulées vers l’intérieur et une déviation anormale de la colonne vertébrale qui ajoute du stress aux muscles du dos et de la nuque, provoquant maux de tête et douleurs.
En cas de dos douloureux, les enfants peuvent consulter un chiropracteur ou un kinésithérapeute, mais comment les empêche-t-on d’en souffrir, en premier lieu ? Que pourraient-ils faire pour se redresser ? Y a-t-il une corrélation entre une mauvaise posture et de mauvais résultats scolaires ? »
Endurance en chute libre
« S’il est couplé à un comportement sédentaire, le manque de force des muscles posturaux diminue l’endurance de l’enfant tandis qu’il s’amuse. Vous avez peut-être constaté, lors de vos promenades, que votre fille a des difficultés à marcher ou demande à faire des pauses à tout instant. À moins qu’elle ne se plaigne d’avoir mal aux jambes après vous avoir accompagnée aux courses pendant une heure ou deux. En fait, de nombreux enseignants observent que leurs élèves ont une endurance faible pour toute activité physique. Lors de sorties brèves, d’une classe verte ou d’un cours de gym, ils se plaignent d’être essoufflés, d’avoir les jambes qui tirent et réclament de multiples pauses.
À TimberNook, nous dressons le même constat. Parcourir la courte distance entre le parking et la classe en plein air ne demande en moyenne que deux minutes, sur un chemin moyennement accidenté, en légère ascension tout du long. Les enfants doivent donc regarder où ils mettent les pieds. Au début de la semaine, ils se plaignent et gémissent tout en avançant, leur sac rebondissant sur le dos. « C’est dur ! » s’écrie un enfant. « On va jamais y arriver ! » se lamente un autre. « J’ai mal aux jambes », annonce un troisième. Il leur faut une semaine entière de pratique du sentier avant de tolérer la balade et de l’apprécier.
Dans toute nouvelle activité, nous mobilisons un lot différent de muscles. Si nous manquons d’endurance, nous sentons que nous devons fournir un peu d’effort. Mais une marche de deux minutes sur faible pente ne devrait provoquer ni fatigue ni douleur chez les enfants. Pourquoi sont-ils hyperactifs et agités en classe, mais plaintifs, endoloris ou fatigués dès qu’ils peuvent enfin se dépenser physiquement ? Nos enfants sont-ils coincés dans un cercle vicieux ? Quelle en est la cause ? »
Fragiles comme de la porcelaine
« Les enfants d’aujourd’hui me rappellent le service en porcelaine de ma grand-mère que nous ne sortions que pour de grands événements, comme Noël… si nous avions de la chance. La plupart du temps, les adultes y avaient droit, mais les enfants mangeaient dans une imitation bon marché en plastique. Les parents craignaient que nous fassions tomber les précieuses assiettes et les brisions en mille morceaux. Quand je pense aux enfants d’aujourd’hui, cette porcelaine me vient immédiatement à l’esprit : fractures assurées en cas de chute !
Katy Bowman est experte en biomécanique et fondatrice du Restorative Exercise Institute. D’après elle, le risque de luxation chez l’enfant est en croissance du fait de l’augmentation de leur poids et du déclin de leur force musculaire. Par exemple, quand un jeune enfant peu musclé se pend à une échelle de suspension, le poids de son corps est transféré à ses ligaments, ce qui provoque ces fréquentes luxations du coude que les Anglo-Saxons appellent « coude de la nounou ».
Votre enfant s’est-il déjà cassé un bras ou une jambe ? Depuis quelques années, ces fractures sont de plus en plus courantes. Une fracture se produit du fait d’une combinaison de facteurs. Notamment, les enfants sont davantage exposés au risque de fractures s’ils n’ont pas développé la force musculaire nécessaire à la protection de leurs os et s’ils ont des os poreux ou fragiles. Dans une étude publiée en 2010, des chercheurs suédois observent en 2007 chez les moins de dix-neuf ans 13 % de fractures de plus qu’en 1998. Provoquées la plupart du temps par une chute, les fractures les plus courantes se situent dans la région distale du radius, autrement dit ce sont des fractures de l’avant-bras, à proximité de la main. L’étude attribue l’augmentation de l’incidence des fractures au changement de l’activité des enfants.
Chez l’enfant comme chez l’adulte, le manque de mouvement prive les os des exercices et efforts dont ils ont besoin pour se fortifier. Or la détérioration des os provoque à la fois une baisse de leur résistance à la charge et une libération de leur calcium qui est réabsorbé ailleurs dans le corps, les rendant plus fragiles et plus friables, ce qui augmente le risque de fractures.
Un communiqué de presse de l’Hôpital pour enfants de Cincinnati suggère que des millions de petits Américains ne se constituent pas une ossature aussi solide qu’elle devrait l’être, ce qui les expose aux fractures, au rachitisme et à d’autres maladies osseuses. Les tendons et les ligaments sont eux aussi touchés par le manque d’activité physique. En l’absence de sollicitation, comme ces tissus conjonctifs restent à l’état relâché, ils raccourcissent peu à peu et se raidissent. Avec un ligament, un tendon ou un muscle raidi, le risque d’une déchirure augmente. »
Angela J. Hanscom