Smart and Safe City : optimiser la soumission du bétail
« Les techniques policières, qui se développent à une cadence extrêmement rapide, ont pour fin nécessaire la transformation de la nation tout entière en camp de concentration. »
– Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle, 1954.
Reproduction d’un passage du livre La police du futur : le marché de la violence et ce qui lui résiste (2022) du chercheur indépendant en sciences sociales Mathieu Rigouste.
La « Safe and Smart City » (par Mathieu Rigouste)
Le marché mondial des « Smart Cities » constitue l’un des grands chantiers de cette transformation du pouvoir policier. Le concept a émergé au début des années 2000 comme projet de gestion numérique centralisée de l’espace public : réseaux de transport, éclairage, circulation, pollution et bien sûr systèmes de sécurité, dont l’enrobage publicitaire est assuré par la dénomination de « Safe City ».
Mais comme le note le chercheur Antoine Courmont, la globalisation d’un premier modèle de « Smart City » a échoué au début des années 2010. « [Les entreprises technologiques] se sont trouvées confrontées à la complexité du fonctionnement des villes difficilement commensurables par le biais de données et d’algorithmes[1]. » Selon Olivier Tesquet, la « Safe City » est en train de tout faire pour résoudre ce problème. « Aux quatre coins du monde, la rente sécuritaire permet de conquérir le pouvoir ou de le conserver, et il est dès lors beaucoup plus simple de vendre des solutions clés en main à des collectivités intéressées. Ainsi, on voit Huawei équiper généreusement Belgrade en milliers de caméras boostées à la reconnaissance faciale, ou Thales proposer son modèle à Mexico aussi bien qu’à Nice. Là où la “Smart City” était un néologisme dépolitisé, la “Safe City” lui rend sa raison d’être : la surveillance et le contrôle social[2]. »
Ce processus fait face à des contradictions institutionnelles des résistances populaires. En France, alors que la Région Sud avait prévu de mettre en place des portiques à reconnaissance faciale à l’entrée de deux lycées de quartiers populaires à Nice et à Marseille, le tribunal administratif et la CNIL ont interdit l’expérimentation sous la pression de collectifs comme la Quadrature du Net, de syndicats de professeurs et associations de parents d’élèves.
Dès l’apparition de la notion de « Safe and Smart City », un rapport de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) avait dénoncé ce programme de ville «pilotée depuis un unique tableau de bord, avec l’algorithme comme grand ordonnateur », mettant en cause « un système centralisé qui risque de laminer un certain nombre de libertés[3] ». La « Safe and Smart City » désigne tout à la fois un programme, un mythe politique et une plateforme publicitaire où l’habitant est mis au centre pour « envisager ses habitudes et comportements comme autant d’informations à gérer ou de problèmes à résoudre[4] ». Comme l’expliquait le directeur de la communication du GICAT, elle est au centre des stratégies de « Recherche et développement » des industries de la guerre et du contrôle. « Notre cœur de métier c’est la Safe City », assure-t-il, même si « l’humain reste au cœur de l’opération* ».
La « Safe and Smart City » s’apparente à une gestion de flux d’informations, de marchandises, de risques et de populations. Laurent Denizot, chargé de la « Safe City » au Conseil des industriels de la confiance et de la sécurité (CICS), développe ainsi l’idée de conjuguer ces flux à travers un « continuum numérique permanent[5] ». La filière française des industries de sécurité est regroupée autour du développement des « Safe Cities » depuis 2014 sous l’impulsion de l’État. Paris et Nice ont servi de premiers « démonstrateurs » pour une « plateforme connectée de sécurité du quotidien », tandis que Marseille constitue un grand terrain d’expérimentation avec le projet d’en faire la « première “Safe City” du continent[6] ». Un partenariat de coproduction a été mis en place avec des entreprises comme Atos, l’un des leaders mondiaux sur le marché des technologies digitales et numériques. La firme expérimente « des réseaux de communication de défense qui permettent aux acteurs de terrain de parler entre eux ». Le vaste réseau de vidéosurveillance marseillais devait être centralisé au sein d’un Centre de supervision urbain (CSU) développé par Engie Ineo. « L’ensemble des données recueillies par les caméras a vocation à alimenter un big data de la tranquillité publique […] afin de fournir aux forces de l’ordre une aide à la décision, voire dans certains cas une capacité prédictive », expliquait Caroline Pozmentier-Sportich, à l’époque maire adjointe à la sécurité publique de Marseille[7]. D’autres villes servent d’incubateurs pour les nouvelles technologies de contrôle social. À Valenciennes, l’entreprise chinoise Huawei a fourni gratuitement à la police municipale ses technologies de « vidéosurveillance intelligente » prétendant pouvoir déceler automatiquement les comportements déviants à la norme. La société IBM a procédé de la même manière dans le cadre d’un marché public à Toulouse, tandis qu’IDEMIA et Thales mettaient en pratique leurs systèmes de « vision assistée par ordinateur » en collaboration avec la Ville de Paris.
Des dizaines de « Safe and Smart Cities » existent déjà en Chine ou dans la péninsule Arabique. On y observe des régimes de concurrence entre centres de décision multiples et réticulaires plutôt qu’une forme de gouvernement type Big Brother gérant la ville de manière infaillible[8].
Cette dynamique est aussi confrontée à des dénonciations dans le monde entier. En France, elle est critiquée par différents collectifs et associations et elle a vu émerger des groupes d’enquête et d’action comme la Quadrature du Net et la campagne participative « Technopolice[9] » engagée en 2019. Cette dernière a permis de récolter et d’analyser de nombreux documents, elle a construit des collaborations entre groupes d’enquête et activistes, elle a lancé des recours en justice et mené des actions de rue.
Mathieu Rigouste
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Antoine Courmont, « Où est passée la Smart City ? Firmes de l’économie numérique et gouvernement urbain », Sciences Po Urban School, novembre 2018. ↑
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Entretien réalisé par l’auteur, juin 2021. ↑
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http://libertescheries.blogspot.fr/2017/11/smart-city-bradbury-la-cnil.html ↑
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Idem. ↑
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Table ronde Safe and Smart City, Milipol, 22 novembre 2017. ↑
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Idem. ↑
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Préventique, Imaginer la ville résiliente, op. cit., p. 71-72. ↑
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Antoine Picon, Smart Cities. Théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur, Paris, Éditions B2, 2015 ↑
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https://technopolice.fr/ ↑