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L’industrialisme est la plus dangereuse maladie des sociétés humaines

« Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines »

– Simone Weil, L’enracinement, 1949

Le propre de l’industrialisation est de déraciner les humains, de les rendre enclins à mépriser la terre et la nature, de les condamner à une existence hors-sol déconnectée du monde réel, par exemple du simple fait que d’autres espèces vivantes produisent l’oxygène que nous respirons et la nourriture que nous mangeons. Pour illustrer le propos, j’ai traduit un texte intéressant de Ben Warner, un cadre du mouvement écologiste Deep Green Resistance[1]. Malgré une pensée contaminée par le gauchisme postmoderne (autodépréciation) et une idéalisation des sociétés primitives, travers de l’anarcho-primitivisme remarqués par le mathématicien Theodore Kaczynski, Ben Warner sait utiliser des termes simples pour décrire notre principal problème : le système industriel. Il n’est pas non plus certain que la « technique autoritaire » soit apparue avec l’agriculture, mais que celle-ci existait avant[2].

Les écologistes confondent souvent l’écologisme avec un projet de société, alors qu’il s’agit avant tout d’une opération de démolition. Aucune société alternative à l’existante ne pourra émerger tant que le système industriel dominera l’existence humaine. Défendre autre chose que le démantèlement du système techno-industriel, ou prioriser d’autres objectifs par rapport à ce dernier, c’est prendre le risque de reproduire continuellement ce système. Si vous défendez un projet de société, un « programme politique », la tentation sera grande d’utiliser le pouvoir infrastructurel de l’État, en d’autres termes la technologie, pour imposer votre utopie sur le territoire le plus vaste possible. Désindustrialiser signifie automatiquement décentralisation politique, et donc diversification culturelle au niveau local. Par conséquent, il sera totalement impossible de contrôler l’évolution culturelle des différentes sociétés qui émergeront çà et là sur le territoire anciennement dominé par le système industriel. Dans ce cadre, prôner autre chose que le démantèlement du système industriel est un gaspillage de temps et d’énergie.

Illustration : usine de transformation de poulet en Chine.


La technologie industrielle est un culte mortifère (par Ben Warner)

Il fut un temps où nos activités et notre technologie étaient accessibles à tous, sans coût ni impact négatif. Allumer un feu, se déplacer d’un endroit à l’autre, construire un lieu de vie, autant de choses que tout être humain pouvait faire sans causer de dommages à long terme aux communautés vivantes. Aujourd’hui, ces activités sont limitées, coûteuses et détruisent des vies. Ce qui était autrefois centré sur l’homme est aujourd’hui centré sur le système.

Il fut un temps où nous marchions sur la Terre. Nos pieds étaient nus. Nous marchions à travers le monde. Certains d’entre nous ont fabriqué des canoës et ont traversé l’océan. Aujourd’hui, nous utilisons des trains, des voitures, des bateaux et des avions.

Il était une fois des histoires racontées autour du feu. Tout le monde pouvait parler. Tout le monde pouvait participer. Aujourd’hui, nous regardons en silence des films, la télévision et Netflix.

Ce qui s’est passé entre les deux est l’histoire d’un groupe d’humains, pas l’histoire de l’humanité. Pendant des milliers d’années et pendant la majeure partie de notre bref séjour sur Terre, nous avons marché et parlé. Nous fabriquions des arcs, des paniers et savions allumer un feu par friction. Ces activités étaient des choses qu’un humain apprenait à faire avant de devenir adulte. Les objets étaient fabriqués à partir de matériaux locaux par les gens qui les utilisaient [ce qui s’appelle l’autonomie matérielle et technique, condition indispensable de la liberté, NdT]. Lorsque ces objets devenaient inutiles, ils retournaient à la Terre. Notre existence était terrestre. Tout ce qui contribuait à notre survie provenait de notre environnement local et y était finalement restitué.

Après des milliers d’années, un nouveau type de technologie a commencé à émerger.

Les allumettes, les moyens de transport, le béton et l’acier ne sont pas à la disposition de tous les humains et détruisent la vie. Aujourd’hui, ce type de technologie domine ; elle est en train de détruire la Terre et la vie. Sa force ne durera que tant que nous croirons à ses mensonges. Elle semble impénétrable mais ce qui fait sa force est aussi sa faiblesse. Cette technologie est apparue en même temps que les villes et l’agriculture. Le discours dominant promettait que cette technologie allait rendre notre vie meilleure et plus facile, de sorte que nous aurions plus de temps pour faire les choses qui rendent notre vie plus satisfaisante. Peu importe si nous faisions déjà par le passé des choses qui rendaient notre vie satisfaisante. Le discours dominant est un mensonge.

Nous n’avons pas plus de temps libre aujourd’hui, nous en avons moins. Notre vie n’est pas plus épanouissante – en fait, il y a une épidémie de suicides et de dépressions. Nous pouvons allumer la lumière d’une simple pression sur un interrupteur. Mais il faut d’abord extraire, empoisonner et détruire des communautés vivantes pour produire de l’électricité, des ampoules et des fils de cuivre. Le système crée des infrastructures, construit des maisons, avec tous les impacts sociaux et environnementaux que cela implique. Ensuite, les individus travaillent la majeure partie de leur vie pour payer tout ça. Chaque niveau de confort s’accompagne d’une nouvelle couche de complexité.

Chaque gain de « liberté » s’accompagne d’une nouvelle restriction.

L’écrivain Lewis Mumford a qualifié ce nouveau type de technologie de « technique autoritaire ». Il l’a distingué des technologies démocratiques. Cette technologie autoritaire semble nous dire : « Je serai votre serviteur. Votre outil bienveillant. Je ferai de vous les seigneurs de la nature. » Mais nous sommes ses esclaves. Nous sommes l’outil de notre propre technologie. Les machines ont pris le pouvoir. N’importe quel être humain peut apprendre à fabriquer et à utiliser un archet à friction pour allumer un feu avec des ressources présentes dans une forêt vivante et non gérée. Pour fabriquer une boîte d’allumettes, il faut extraire le métal nécessaire à la fabrication d’une hache, produire du charbon de bois, fabriquer une forge, forger la hache, abattre un arbre, transformer l’arbre en allumettes, se procurer du phosphate d’ammonium, de la paraffine, fabriquer une carte, transformer la carte en boîte, et ce n’est toujours pas terminé. Pourtant, ce type de technologie est apparu et a commencé à dicter notre mode de vie.

Sans le travail forcé, la mécanisation, la production de masse, une armée de travailleurs, une armée de soldats, la bureaucratie et les pièces spécialisées, standardisées, remplaçables et interdépendantes, la technologie moderne n’existerait pas. Pire encore, ce système conduit inévitablement à l’idée complètement folle et déplorable que le système lui-même doit se développer, quel que soit le coût éventuel pour la vie. Ce système ne peut exister sans une hiérarchie pour le contrôler et il ne cesse jamais de croître. Mais l’élite ne restera au pouvoir que tant que le système fonctionnera, et il ne peut y avoir de croissance infinie sur une planète finie.

Marcher sur la Terre et raconter des histoires ne nécessite que de l’énergie humaine, des compétences humaines et une direction humaine.

Il s’agit d’activités à petite échelle, librement disponibles, qui ne requièrent ni bureaucratie, ni coercition, ni aucun type de système centralisé. Les voitures et les films ne peuvent être produits sans coercition physique, sans énergie mécanique et sans contrôle politique centralisé. S’ils avaient le choix, aucun être humain ne travaillerait dans une mine pour le bénéfice d’autres personnes appartenant à une culture lointaine. Les films et les voitures ne peuvent être produits sans les mines. Ils sont tout de même fabriqués et leur production transforme des communautés vivantes en marchandises mortes. Les humains ressemblent de plus en plus à des machines mortes. Ils sont totalement déconnectés du monde à force de conduire, de travailler ou de regarder un écran.

Autrefois, nos activités se déroulaient dans les mêmes communautés vivantes que celles dont nous tirions notre subsistance et nos ressources. Nous partagions la terre avec d’autres animaux. Aujourd’hui, nous tirons nos ressources d’écosystèmes intensivement « gérés » qui se trouvent souvent à de grandes distances de notre lieu de vie. La plupart d’entre nous, en particulier les hommes blancs occidentaux[3], ne voient pas les conséquences dévastatrices de notre mode de vie. Nous ne faisons pas directement l’expérience du chagrin, de la mort et de la dévastation que le système industriel et urbain provoque quotidiennement. C’est une conséquence inévitable de la vie dans les villes. C’est un élément fondamental de la technique autoritaire. Mais cette situation n’est pas une fatalité.

Le système basé sur une technologie autoritaire est instable, sans cohérence interne.

Une rupture dans la communication ou dans la chaîne de commandement, et les machines se désintègrent. Nous avons créé ces chaînes et ces connexions. Nous pouvons aussi les défaire. Un mineur peut faire grève et laisser le charbon dans le sol. Un conducteur de train peut refuser de transporter le charbon à la centrale électrique. Un militant à visage découvert peut bloquer les portes de la centrale électrique. Un militant clandestin peut escalader la clôture et fermer la centrale[4]. Tout ce qu’il faut, tout ce qu’il a toujours fallu pour se libérer de l’oppression, c’est une organisation et un refus collectif ou une action collective. Le système tente de supprimer l’autonomie locale, mais nous pouvons la créer et nous la créons. Nous n’avons aucune raison d’obéir aux élites. Leur pouvoir se base sur un mythe irrationnel et paranoïaque. Les élites ne sont pas de nature divine, et la seule autorité qu’elles ont pour gouverner est celle que nous leur donnons. En vérité, elles sont totalement corrompues et égoïstes. Le système fonctionne grâce à notre obéissance collective. Il s’effondrera dès que nous cesserons de faire ce qu’il nous dit de faire.

Lorsque nous aurons tous cela à l’esprit, son pouvoir se dissoudra et nous redeviendrons des êtres humains libres. Nous pouvons choisir de servir ce système ou de nous servir les uns les autres et de servir la vie. Nos vies n’ont pas besoin d’être uniformisées, formatées et enrégimentées. La technique autoritaire tente d’éliminer tout ce qu’il y a d’humain en nous. Elle finira par exterminer la race humaine. Cela ne se produira que si nous nous laissons faire. Le contrôle total de la nature physique est impossible et ne devrait pas être un but de l’existence.

La vie sur terre est détruite pour que les humains puissent utiliser, posséder et accumuler des technologies qui ne parviennent pas à rendre nos vies plus satisfaisantes. Ce n’est pas ainsi que les choses doivent ou devraient se passer. Nous ne devrions pas avoir à nous excuser d’être humains[5]. Nous devons simplement revenir à un mode de vie centré sur la terre et commencer à régénérer les communautés vivantes qui nous maintiennent en vie. Il faut se réapproprier, mettre à jour et chérir les liens qui nous unissent les uns aux autres, à la terre et aux communautés vivantes qui se soutiennent les unes les autres.

Cependant, nous devons d’abord mettre fin à la civilisation industrielle.

Ben Warner

Commentaire et traduction : Philippe Oberlé


  1. https://dgrnewsservice.org/civilization/technology-and-death-culture/

  2. https://aeon.co/essays/not-all-early-human-societies-were-small-scale-egalitarian-bands

  3. Autodépréciation typique du gauchisme moderne. L’écrasante majorité des femmes blanches occidentales se moque tout autant que les hommes blancs de l’anéantissement de la biosphère. Quant aux personnes non blanches hors Occident, pour la plupart elles n’aspirent qu’à la même abondance matérielle que l’humanité industrialisée en Occident et ailleurs (Turquie, Brésil, Chine, Arabie Saoudite, Japon, Corée du Sud, etc.). Seuls certains peuples autochtones se battent contre la civilisation industrielle, mais ils sont largement minoritaires parmi les populations non blanches. La destruction de la planète n’a rien à voir avec une question de couleur de peau ou de genre, c’est un problème technologique, un problème matériel.

  4. L’histoire montre que les mouvements de résistance efficaces sont souvent composés de deux types d’organisations. Les organisations à visage découvert qui s’occupent de propagande et de contre-propagande, de campagnes de communication et de manifestations – en gros des opérations légales et non violentes. Les organisations clandestines s’occupent quant à elles d’opérations qui ne rentrent pas dans le cadre légal.

  5. Comme nous n’avons pas à nous excuser d’avoir une peau de couleur blanche, noire ou autre, ni d’avoir une paire de chromosome XY ou XX.

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