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La neutralité scientifique, ça n’existe pas

« La science progresse de façon aveugle, indifférente au véritable bien-être de l’espèce humaine ou à toute autre chose, obéissant seulement aux besoins psychologiques des scientifiques, des représentants gouvernementaux et des dirigeants d’entreprises qui financent la recherche[1]. »

– Théodore Kaczynski, mathématicien déserteur

« La méthode expérimentale et déductive, depuis 400 ans de succès spectaculaires, augmente sans cesse son impact sur la vie sociale et quotidienne, et par suite, jusqu’à une date récente, son prestige. En même temps, à travers un processus “d’annexion impérialiste” qui devrait être analysé de façon plus serrée, la science a créé son idéologie propre, ayant plusieurs des caractéristiques d’une nouvelle religion, que nous pouvons appeler le scientisme[2]. »

– Alexandre Grothendieck, mathématicien déserteur

Dans les sociétés industrialisées, la religion scientiste a éradiqué toutes les religions traditionnelles et s’est imposée comme un nouveau dogme indiscutable. Dans les discours de campagnes électorales comme dans les échanges interpersonnels quotidiens, faire reposer son argumentaire sur l’autorité scientifique est gage de sérieux, de crédibilité. De l’extrême gauche à l’extrême droite, l’ensemble du spectre politique prête allégeance à la Science. Elle est présentée par la propagande du système industriel comme l’institution productrice de la vérité, autrement dit la science serait politiquement « neutre ». Seul l’usage – bénéfique ou délétère – des découvertes scientifiques fait par les gouvernements, les entreprises et les individus déterminerait la trajectoire de la civilisation industrielle. Mais comme le montre le médecin Arthur Guerber dans La fabrique du progrès. Scientisme, système technicien et capitalisme vert (2022), cette neutralité politique attribuée à la science est une fable.

« La connaissance scientifique conçue comme une série de théories cohérentes convergeant vers une conception idéale du savoir et une marche progressive vers la vérité est un conte de fées dont nous devons absolument sortir. La connaissance est un océan toujours plus vaste d’alternatives mutuellement incompatibles qui ne peuvent être fixées. L’idée d’une méthode fixe ou d’une théorie de la rationalité repose sur une conception trop naïve de l’être humain, tiré de son environnement social. »

Toute production de connaissance, par la méthode scientifique ou des méthodes traditionnelles, est influencée par de nombreux facteurs culturels, sociaux, matériels – les technologies utilisées par les scientifiques (voir l’extrait du livre reproduit ci-après). Guerber mentionne Aristote qui avait pour projet de « regrouper tous les prédicats attribuables à un objet, afin d’en déduire toutes les catégories fondamentales de la pensée humaine ».

« Aristote retenait ainsi : substance, combien, quel, relativement à quoi, où, quand, être en posture, être en état, faire, subir. Or, il n’a aucunement mis en évidence les catégories de la pensée, il n’a fait que décrire inconsciemment les catégories de la langue grecque : les six premières catégories réfèrent toutes à des formes nominales typiques de la langue grecque, tandis que les quatre dernières sont toutes des catégories verbales. »

Ces catégories auraient difficilement pu être produites par un locuteur de langue japonaise ou ewe (langue nigéro-congolaise), car le verbe « être » y est absent. D’autres éléments tels que l’idéologie influencent le travail des scientifiques. Se référant à Bachelard, Guerber explique que « la conception vitaliste du feu a biaisé et détourné durablement la réception et l’intégration des faits dans les expériences sur la combustion ». Dans le même esprit, Albert Einstein a bidouillé ses équations de la relativité pour leur ajouter une « constante cosmologique », une décision basée sur sa croyance en un univers statique. Le célèbre physicien avouera plus tard que ce fut « la plus grande erreur de sa vie ». Mais l’acceptation de la dilatation de l’univers par la communauté scientifique ne l’a pas empêché de formuler une nouvelle absurdité : l’idée que l’univers aurait eu un commencement avec le Big Bang.

« Aveuglés par leur conception préalable du monde, inscrite dans la culture occidentale monothéiste promouvant l’idée d’une origine unique de l’univers (créationnisme), les scientifiques affirmèrent sans la remettre en cause l’existence historique de cette singularité physique, et associèrent arbitrairement le Big Bang à un instant zéro, ainsi amalgamé à l’idée d’une origine à l’univers. »

Pour Arthur Guerber,

« L’édifice scientifique ressort marqué de manière indélébile par ce bagage du passé, et les énoncés utilisés par les scientifiques d’aujourd’hui – plutôt que d’avoir un rôle neutre sur l’expérience – reposent en pratique sur différentes strates historiques ne pouvant être jugées indépendamment des événements qui les ont vus naître. »

Guerber expose par ailleurs l’aveuglement suicidaire que génère le dogme scientiste au sein des masses :

« “C’est scientifiquement prouvé.” Il suffit de constater à quel point les gens relayent de façon acritique les études “scientifiques” dont ils ont entendu parler dans la presse, et dont ils ne comprennent pas grand-chose, pour voir qu’une personne lambda au XXIe siècle, malgré ce qu’elle en pense, est tout autant crédule et aliénée qu’une autre au Moyen Âge. À l’époque, les gens étaient au moins dotés d’un savoir pratique et d’une connaissance générale de la nature qui les entourait, ce qui les rendaient opérant dans le monde. Ce savoir polyvalent ancestral tiré de la nature a disparu de notre société tertiarisée. Le romancier hongrois Arthur Koestler écrivait :

“Chaque bon en avant du progrès technique laisse le développement intellectuel relatif des masses un pas en arrière, et cause une chute du thermomètre de la maturité politique. […] Le bond suivant de la civilisation technique rejettera les masses dans un état d’immaturité relatif et rendra possible et même nécessaire l’établissement sous une forme ou une autre d’une autorité absolue.”

Pour la population du Moyen Âge, la source d’autorité était la religion, pour nos contemporains, c’est la science. Le prêtre a été remplacé par le prix Nobel. L’essayiste Tomjo peut alors ironiser :

“Les mystères du Big Bang et des origines de l’humanité, la recherche scientifique désintéressée, et la connaissance pure, ne sont que des fables pour duper le gogo. Jadis il allait à l’exposition universelle s’émerveiller des progrès du progrès, aujourd’hui il visite la cité des sciences.” »

Si je partage le constat général fait par Arthur Guerber sur le scientisme, son entreprise de « déconstruction » est à double tranchant pour le mouvement écologiste. La complexité de l’ouvrage peut semer la confusion entre science et scientisme, et ainsi inviter le lecteur peu averti à rejeter en bloc toute connaissance scientifique[3]. Si de plus en plus de personnes se mettent à douter de la réalité scientifique du changement climatique et de l’écocide planétaire en cours, ce travail de « déconstruction » ne nous aura pas été d’une grande utilité. Le philosophe Renaud Garcia nous met en garde contre la négation de la vérité, de la réalité, de l’essence des choses, de l’universel, autant de fléaux qui gangrènent de plus en plus les milieux militants. En neutralisant la capacité à s’organiser autour d’un socle commun de valeurs et d’idées tenues pour vraies, le virus déconstructiviste détruit le potentiel révolutionnaire du mouvement écologiste.

« La critique des Lumières inaugurée par les courants de la déconstruction, et reproduite bien souvent telle quelle dans les milieux intellectuels et militants contemporains, risque donc de nous laisser avec moins d’outils que ces derniers ne le pensent pour critiquer l’ordre des choses existant. Penser que l’on pourrait faire bon marché de l’héritage rationaliste des Lumières tel qu’il se manifeste dans l’exigence de rechercher la vérité, l’expression claire des idées à des fins publiques, le contrôle des hypothèses par les faits, une tendance à rechercher un ordre social conforme au maximum de potentialités humaines, tout cela n’est pas sans conséquences sur la critique sociale. Comme l’a dit le philosophe Paul Boghossian dans son ouvrage La Peur du savoir, “si les puissants ne peuvent plus critiquer les opprimés parce que les catégories épistémiques fondamentales sont inévitablement liées à des perspectives particulières, il s’ensuit également que les opprimés ne peuvent plus critiquer les puissants. Voilà qui menace d’avoir des conséquences profondément conservatrices[4].” »

Pour conclure, le travail de Guerber est précieux pour mieux comprendre le fonctionnement de la civilisation industrielle, mais il propose des solutions déconnectées de la réalité (par exemple un enseignement critique des sciences à l’école et à l’université). Il faut aussi se garder de la tentation de balayer l’ensemble de notre héritage culturel pour des raisons éthiques ou morales. Nous avons besoin d’une grille de lecture commune, d’une boussole pour naviguer ensemble dans la même direction afin d’accroître la puissance du mouvement écologiste.

Philippe Oberlé

Image d’illustration : Andy Singer


La neutralité scientifique n’existe pas (par Arthur Guerber)

J’ai reproduit ci-après un passage du livre La fabrique du progrès. Scientisme, système technicien et capitalisme vert (2022) où Guerber expose le mythe de la neutralité de la science. Les passages importants ont été mis en évidence.

La science, prenant conscience d’elle-même telle une abstraction bienfaitrice déconnectée de la réalité collective, est une culture née en Occident à partir de la Renaissance, par synergie culturelle avec l’impérialisme politique et le capitalisme économique. Comme toute culture, elle est relative. Jusqu’au XVIe siècle, les populations du monde entier ont globalement douté de leurs capacités à acquérir de nouvelles aptitudes : le monde était fini et nos prétentions avec lui. Le mythe du progrès n’existait pas. L’ « âge d’or » était souvent passé dans les mythologies traditionnelles, la conception du temps non pas linéaire et cumulative, mais cyclique. Avec l’impérialisme européen qui a « découvert » l’Amérique, les frontières géographiques ont été repoussées, le monde et ses possibilités sont devenus infinis. L’Européen qui exploitait l’indigène y a vu des retombées économiques. Il a commencé à croire au futur pour la croissance de sa puissance et ses finances, ce qui l’a poussé à s’endetter et à accélérer le développement économique. Il s’est alors permis de financer une classe de scientifiques confiante dans les retombées futures de la science, ce qui a enrichi en retour sa puissance grâce aux applications technologiques découvertes, qui l’ont poussé à entretenir sa politique impérialiste. Ce cercle vertueux, ou vicieux selon les points de vue, cette synergie entre impérialisme, capitalisme et science est désormais bien connue et vulgarisée[5]. Elle constitue la base de la justification du mythe progressiste de croissance dont nous ne sommes pas sortis.

La science occidentale a globalement écrasé et remplacé les autres idéologies mondiales, non par le raisonnement, mais par la force. Cela est particulièrement vrai dans les colonies. Au-delà des armes, la science s’est imposée dans le monde entier, non du fait d’un programme philanthropique mondialisé de développement fondamental de la connaissance, mais du fait de ses applications techniques pourvoyeuses d’efficacité et de pouvoir. Les États occidentaux se sont passionnés pour la science non pas dans une recherche neutre et humanitaire, mais toujours par l’intermédiaire et à cause de l’innovation et de la production technique permises. Le consensus scientifique mondial actuel, moins qu’un gage de réalisme, est symptomatique de l’uniformisation culturelle dans la mondialisation. Seule une fois dogmatique dans les principes d’une discipline « logique » prétendument uniforme et universelle fera négliger cette situation. L’universalité des règles de logique n’a pourtant jamais fait sa preuve anthropologique. L’historien des sciences John Tresch affirme ainsi que la généralité de la science « n’est pas le résultat de l’uniformité du monde, mais de la circulation et de la coordination d’outils, de termes et de pratiques standardisées[6] ».

Les scientifiques imaginent souvent que les sciences se sont construites et pourraient exister sans l’aide des gouvernements, et conçoivent même habituellement la politique comme un paramètre corrupteur de la « neutralité scientifique ». Or, l’intrication de la coordination des régimes d’observation engendre inévitablement de nouvelles structures de gouvernance. Les négociations interétatiques deviennent une condition sine qua non de l’obtention de résultats généralisables, fiables et robustes, par le biais de l’exportation de technologies scientifiques équivalentes entre pays, d’instruments identiques recueillant des mesures selon les mêmes principes physiques, afin d’assurer l’internationalisation et la standardisation de la recherche collaborative.

« La mise en place de l’infrastructure scientifique et technique suit par ailleurs le développement des transports et des voies de communication, et est une fonction directe de la puissance militaire et économique des chaque pays. La topologie des savoirs qui en résulte est dont tout sauf globale : elle est sélective et dépend de la puissance politique[7] » explique ainsi l’historienne des sciences Sabine Höhler dans « Inventorier la Terre ».

L’emballement pour la métrologie (la science des mesures), qui émerge au XIXe siècle dans les différentes disciplines scientifiques, émerge au XIXe siècle dans les différentes disciplines scientifiques, relève de déterminants économiques traduisant la globalisation commerciale – et la nécessité pour les milieux d’affaires de rendre intelligibles et précis tous les contrats impliquant des quantités –, et politiques du fait de la militarisation et de la standardisation des bureaucraties centralisées de l’État moderne, qui émerge concomitamment. L’État nécessite en effet des moyens de mesure et de contrôle fiables, aptes à évaluer des paramètres du monde social et territorial. Et ce dans le but de les encadrer, de les rendre homogènes, de les gouverner efficacement, et d’imposer la population de façon profitable (c’est-à-dire définir précisément l’ « assiette fiscale » des taxes). Ainsi, l’État modèle à son image l’espace et les populations à travers ses propres instruments de mesures du social et de l’environnement. Le philosophe français Henri Lefebvre expliquait que

[le] cadre étatique et l’État comme cadre ne se conçoivent pas sans l’espace instrumental dont ils se servent. C’est si vrai que chaque nouvelle forme d’État et de pouvoir politique apporte son découpage de l’espace et sa classification administrative des discours sur l’espace, sur les choses et les gens dans l’espace. Elle commande ainsi à l’espace de la servir[8].

Le débat métrologique, entre l’utilisation d’unités et d’instruments de mesure locaux et pluriels versus standardisés et universalisés, est fort semblable à celui du débat politique entre version libérale et autoritaire de l’État tant les deux sont intriqués. La standardisation globalisée du système de mesure en « science » recoupe ainsi précisément l’histoire de l’impérialisme économique et politique du siècle.

Le principe du consensus comme critère de validation des sciences paraît ainsi insuffisant puisque l’accord des populations humaines en tant qu’intelligences connaissantes et en tant que volonté libres n’est pas respecté dans l’approche scientifique du savoir. Le discours et la recherche scientifiques sont modelés comme des composants de la science institutionnelle, en faisant l’objet de procédures administratives de conformisation en vue de maintenir et d’améliorer ses performances. En cela la reproductibilité des résultats n’a rien d’une universalité logique, puisque l’apprentissage des sciences dirige les aspirations individuelles afin de les rendre compatibles avec la pensée scientifique. « Les procédures administratives feront “vouloir” aux individus ce qu’il faut au système pour être performatif[9] » disait Jean-François Lyotard.

En dehors de la prise de conscience mythique des contemporains et de leurs explorateurs du XXe siècle, il n’existe donc pas d’entité unique telle que « La Science moderne ». Le destin de théories particulières peut être multiple en différents endroits du globe, pour diverses raisons incluant la culture de la société accueillant la théorie. Il n’y a pas de science pure, ou de science neutre. Toute science est impliquée dans des conséquences techniques et est déterminée par des impératifs techniques pour cerner son sujet. Le but de la science n’est donc jamais « la connaissance », son but est toujours l’application. Le passage à la pratique est le vrai sens, le vrai critère de la recherche. Il suffit pour s’en convaincre de lire les ouvertures systématiquement écrites dans les conclusions d’articles de sciences théoriques, toujours tournées vers les applications futures potentielles. Les sciences physiques ou de la nature se développent sur une base instrumentale et matérielle, contrairement aux mathématiques, et ne peuvent progresser qu’à partir d’un ensemble technique. Cet ensemble n’est lui-même rien d’autre que la matérialisation de schémas mentaux théoriques conditionnant la conception de la nature étudiée en amont de la méthode scientifique. La technique est donc en amont, en aval et au cœur de la « science pure » – véhiculant la croyance en une science qui d’un côté serait pure connaissance et de l’autre science appliquée – est strictement insensé, que ce soit intellectuellement ou historiquement. Depuis ses débuts, la science moderne consiste à produire des faits à partir de moyens techniques et de machines : il s’agit d’une technoscience. Même dans les sciences « dures », les faits sont informulables en dehors de l’appareillage technologique qui les sous-tend, et qui préside les expérimentations en structurant le rapport au réel des équipes de recherche. Pensez au Grand collisionneur de hadrons, l’accélérateur de particules de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) près de Genève, qui a coûté plus de cinq milliards d’euros, pour comprendre que la physique nucléaire n’est pas une pure élucubration intellectuelle détachée de déterminants techniques, financiers et sociaux. Le moteur du développement techno-scientifique n’est pas un souci de compréhension qui se déploierait librement dans une multitude de directions, mais la maîtrise instrumentale à vocation industrielle et gestionnaire. La polarisation de la science vers la nécessité d’efficacité et d’application est induite par ses déterminants techniques. Cela a créé une association inextricable entre les deux disciplines et, plus inquiétant, une certaine vision biaisée du réel par la science.

Arthur Guerber


  1. Théodore Kaczynski, La Société industrielle et son avenir, 1995.

  2. Alexandre Grothendieck, « La nouvelle Eglise universelle », Survivre… et vivre n°9, août-septembre 1971.

  3. Par exemple, les déconstructeurs en chef des Soulèvements de la terre écrivent dans leur manifeste Premières secousses (2024) que « ni la “terre” ni la “nature” ne nous dictent de lois ». Cela revient à rejeter la notion de limite au développement d’une espèce qui est pourtant attestée par les biologistes.

  4. Renaud Garcia, Le désert de la critique. Déconstruction et politique, 2015.

  5. Cf. Yuval Noah Harari, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, 2015.

  6. John Tresch, « Des natures autres. Hétérotopies de la science du XIXe siècle, dans Dominique Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, t.2 « Modernité et globalisation », op. cit., p. 150.

  7. Sabine Höhler, « Inventorier la Terre », dans Dominique Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, t. 2, « Modernité et globalisation », op. cit., p. 176.

  8. Henri Lefebvre, la Production de l’espace, 2000, p. 324.

  9. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, op. cit., p. 100.

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