Afrique : les grands projets d’infrastructure nuisent aux populations locales
Traduction d’un article paru dans la revue scientifique The Conversation et écrit par Tom Goodfellow, maître de conférence en urbanisme à l’université de Sheffield. Ci-dessus, une photo de la voie rapide d’Entebbe en Ouganda évoquée par Tom Goodfellow dans son texte.
Les grands projets d’infrastructure sont toujours controversés. Pourtant, dans certaines parties du monde associées à des infrastructures gravement déficientes, la valeur positive des grands investissements en infrastructures est souvent considérée comme acquise.
Cette hypothèse doit être soumise à un examen beaucoup plus approfondi, comme je le soutiens dans de nouveaux travaux de recherches explorant le récit du « déficit d’infrastructures » de l’Afrique et pourquoi différents organismes se précipitent pour le « combler ». La nature de la relation entre les infrastructures et la croissance économique est déjà contestée. Malgré leur tendance à produire un boom à court terme, il a été prouvé que les grands investissements dans les infrastructures peuvent exacerber la fragilité économique.
Mais ces impacts négatifs ne sont pas seulement économiques. Si certains projets de transport financés au niveau international sont très populaires auprès de nombreux citadins – comme le métro léger à Addis-Abeba, indépendamment de ses autres défauts – d’autres peuvent générer une colère généralisée et divers impacts locaux pervers. En réalité, les types de projets qui attirent de gros financements sont rarement structurés de manière à profiter à ceux qui ont le plus besoin d’un accès urgent aux infrastructures.
La méga-route faisant barricade
À Nalumunye, une banlieue de Kampala, la capitale ougandaise, certaines personnes sont tellement en colère contre la nouvelle voie rapide formant pour eux une barrière infranchissable, qu’elles ont refusé de participer aux recherches de mon équipe à ce sujet. Il s’agit d’un problème plus complexe que le simple refus de voir une autoroute traverser son jardin. Ceux qui vivent près de la route sont furieux parce qu’elle leur est inutile ; elle a gonflé la valeur des terres pour certaines autres personnes tout en coupant leurs terres ; les riverains sont noyés dans la poussière et la route n’offre aucun point d’entrée facilement accessible.
D’un côté de la route, les trajets vers la ville ont énormément augmenté en longueur car de nombreuses personnes doivent parcourir des kilomètres dans la mauvaise direction avant d’atteindre un point de passage. De l’autre, les gens sont coupés des terres et des familles dont dépend leur subsistance. Entre-temps, la région a changé de façon spectaculaire sur le plan sociologique, les spéculateurs s’y pressant pour construire de luxueuses villas. Nombre d’entre elles restent vides car les avantages promis en amont du projet routier ne se matérialisent pas. Même s’ils peuvent accéder à la route, les gens ordinaires craignent que les péages, une fois introduits, soient inabordables.
Bien sûr, la voie rapide présente des avantages pour les voyageurs réguliers entre la capitale et l’aéroport d’Entebbe – même si l’on s’inquiète de plus en plus de la faible fréquentation de la route un an et demi après son ouverture. Surnommée la route la plus chère du monde, elle n’est qu’un exemple parmi d’autres de grands projets d’infrastructure coûteux dont les avantages sont de plus en plus remis en question en Afrique.
[Précision : la voie rapide d’Entebbe étant souvent vandalisée par les populations locales exaspérées, les autorités ont annoncé en 2018 qu’elles allaient électrifier la clôture le long de la route, NdT]
Attention à la marche
Les médias et la politique internationale présentent souvent l’Afrique comme un continent étant freiné par des absences qu’il faut combler. Mais l’on prête rarement beaucoup d’attention aux différents points de vue autour de ce « besoin » ni aux personnes qui bénéficient du comblement de ces lacunes. L’idée d’un énorme « déficit d’infrastructures » en Afrique en est l’exemple ultime, le manque d’infrastructures étant souvent estimé à des centaines de milliards, voire des billions de dollars.
Il est vrai qu’il existe des défis majeurs en matière d’infrastructures dans de nombreuses régions d’Afrique. Mais il convient d’examiner attentivement les motivations derrière l’importance accrue accordée à ce « déficit » et exprimée par toute une série d’organismes financiers tels que les fonds de pension, les compagnies d’assurance et d’autres grands investisseurs internationaux.
Depuis la crise financière de 2007-2009, ces organismes sont à la recherche de nouveaux types d’actifs dans lesquels investir. C’est pourquoi le déficit d’infrastructures en Afrique est de plus en plus considéré comme une opportunité d’investissement. Si ce sont souvent les infrastructures financées par la Chine, comme la route décrite ci-dessus, qui sont actuellement les plus visibles, une nouvelle vague d’infrastructures financées par des capitaux privés internationaux en provenance de l’Occident se profile à l’horizon.
De l’Afrique du Sud à la République démocratique du Congo, les infrastructures financées par des partenariats public-privé et d’autres formes de « financement mixte » sont présentées comme la réponse aux défis de l’Afrique. Selon le gouvernement sud-africain, de tels projets « doivent être de grande envergure » et doivent présenter un « profil de risque suffisamment attrayant » pour les investisseurs.
Attisement des conflits ?
En attendant, comme le montre le cas de Kampala, les gros investissements en infrastructures font souvent augmenter la valeur des terres à mesure que les spéculateurs et les promoteurs haut de gamme entrent en scène. Cela déplace fréquemment les populations préexistantes.
L’augmentation du coût des terres et des biens en Afrique urbaine, en particulier dans les zones en transformation rapide à la périphérie des grandes villes, est également associée à une augmentation des conflits fonciers. En Afrique de l’Ouest par exemple, il est courant que des groupes d’homme – connus sous le nom de « gardiens de la terre » au Ghana ou d’ « Omo-Onile » (enfants du sol) à Lagos – basent leurs moyens de subsistance sur l’extorsion violente de ressources aux gens ordinaires qui tentent de construire sur des terres urbaines. Ces « gardiens de la terre» justifient leurs actes par des revendications ancestrales de propriété sur la terre comme justification.
L’augmentation du prix des terres liée aux investissements dans les infrastructures risque d’exacerber ces pratiques si elles ne sont pas prises en charge correctement. Comme l’a fait remarquer un jour un propriétaire foncier nigérian à un collègue et à moi-même : « La terre est le pétrole brut de Lagos. » Ces terres prisées font écho à l’idée d’une « malédiction des ressources », provoquée par l’abondance d’une ressource telle que le pétrole, et pouvant générer de violents conflits. Alors que les riches propriétaires urbains tirent profit de l’augmentation de la valeur des terres, ils forment également un important lobby politique qui peut bloquer des réformes progressistes telles que l’augmentation de l’impôt foncier. Ironiquement, cela prive les gouvernements municipaux des ressources nécessaires pour construire les infrastructures qui comptent vraiment pour les pauvres.
Au lieu de présenter les villes africaines comme des lieux caractérisés par des absences, il est crucial de comprendre les intérêts et les pratiques quotidiennes qui existent autour de ces soi-disant « lacunes ». Il ne s’agit pas seulement d’examiner qui sera déplacé par les méga-infrastructures, il s’agit aussi d’être attentif à la question suivante : vont-elles favoriser des activités de prédation et d’exclusion à l’encontre des populations locales ?
Les « solutions » actuelles financées par des investisseurs internationaux à la recherche de taux de rendement élevés n’offrent pas seulement des perspectives limitées aux pauvres, elles pourraient même engendrer de nouvelles formes d’instabilité politique en amplifiant les inégalités et les déplacements, et en suscitant des revendications territoriales.