L’amour devenu marchandise (par A. A.)
Dans Pourquoi l’amour fait mal, la sociologue Eva Illouz rappelle que le capitalisme est aussi un fait social total ou, comme le disait Marx, une « transformation incessante des conditions sociales », au « rôle révolutionnaire » qui, « partout, a détruit toutes les conditions féodales, patriarcales et idylliques de l’existence sociale », créant une société atomisée ne laissant rien subsister, « entre les hommes, d’autre lien que l’intérêt nu, où le sentiment n’a point de part » (Manifeste communiste).
Autrement dit, rappelle que la culture marchande est fondamentalement transgressive. Est progressiste.
La pénétration du marché dans la sexualité fait donc d’elle « une expérience détachée de la reproduction, du mariage, des liens à long terme, et même des émotions ». Citant Karl Polanyi, l’évolution de la littérature ainsi qu’études et entretiens, Eva Illouz cherche à déterminer les nouvelles conditions dans lesquelles se font les choix amoureux. Car contrairement à ce qu’affirme la psychologie depuis Freud, individualisant les problèmes, « les échecs de nos vies privées ne sont pas seulement le résultat de personnalités défaillantes, mais sont surtout le produit de nos institutions ».
Puisque l’importance de l’attrait physique « s’est accrue avec le développement des industries des médias, des produits de beauté et de la mode », puisque « le procéduralisme, la réflexivité scientifique, le contractualisme et la rationalisation consumériste ont interféré avec les modalités traditionnelles d’érotisation des relations hétérosexuelles », alors « la culture de la consommation est parvenue à se débarrasser des normes sexuelles traditionnelles ».
En effet, se répète Illouz, « tandis que la grammaire culturelle du capitalisme pénétrait massivement le domaine des relations amoureuses, le sexe et la sexualité sont devenus indépendants des normes morales et ont été incorporés aux manières de vivre ».
L’essor du coup d’un soir (ou du « polyamour » de Jacques Attali, maximisation des intérêts), c’est-à-dire « le sex-appeal comme mode d’évaluation », marque également l’apparition de l’expérience sexuelle « vécue pour elle-même, sans la moindre référence à un quelconque cadre familial ou projet à long terme ». Il réduit les corps à des orifices interchangeables, comme des marchandises où « le plaisir orgasmique tient lieu de monnaie ».
Dans cette idéologie du désir, cette anthropologie libéralisée, le couple n’est plus qu’outil de validation sociale, accumulation de moments agréables, cellule de soutien individuel (fantasme hollywoodien du « mariage d’amour » en tête).
Aujourd’hui, la sexualité des femmes serait même « devenue accessible à tous les hommes sans contrepartie d’argent ni de mariage ». C’est-à-dire que si les femmes « ont vécu ça comme une libération », le Capital a pourtant « créé des inégalités sur le marché sexuel » : en détruisant la culture maritale, il aurait donné aux hommes le pouvoir de validation sur les femmes sans pour autant conserver l’obligation de l’engagement. Ce n’est plus l’homme fidèle mais l’homme accumuleur qui est valorisé. Au nom de la réalisation individuelle, la recherche du plaisir (la fuite du déplaisir) est placée avant tout. Face à la « réserve féminine » (survivance d’un idéal de vertu et désir de filiation) s’oppose le nouveau « détachement masculin ».
Cette phobie de l’engagement vient aussi de l’abondance de choix, qui fait poursuivre aux hommes une sexualité cumulative, multipliant fièrement les conquêtes, comme des trophées.
Car le dogme de la liberté individuelle rend toute demande d’attachement « oppressante » (qu’on pense à Sade, Stirner ou aux libéraux de gauche). On en revient encore à l’analyse de Marx : « Rompus les liens sociaux, immuables jusque-là et figés dans leur rouille, avec leur cortège d’idées antiques et respectables. Tout ce qui constituait l’esprit de stabilité s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et il faut qu’enfin les hommes envisagent d’un œil désabusé les relations humaines. »
Sans idéaliser les structures du passé, l’auteure constate cependant la disparition prochaine de la passion romantique, symbole de non-productivité dans un monde régi par celle-ci…
Les sites de rencontre, apogée du libre-échange sexuel, de l’abolition des frontières morales, « permettent de se comporter en consommateur », comme au self-service, où tous les choix sont possibles, en libre concurrence. Et la rhétorique illimitiste du choix, c’est la « figure capitaliste par excellence »1. Tinder nous met aussi « face à d’innombrables possibles qu’on ne retiendra pas, de même qu’on n’achète pas tous les habits d’une boutique. C’est le choix du non-choix ». Incapable de choisir avec satisfaction entre d’innombrables offres, le « sujet romantique » ressemble dès lors « de plus en plus au sujet économique ».
Flexibilité, mobilité, évaluation des « risques », retour sur investissement immédiat, relations « dominées par la peur », offre et demande ou calcul coût-bénéfice sont les maîtres-mots de l’amour liquide. L’amour dit libéré se caractérise en réalité par « l’instabilité ontologique ». C’est dire si l’ordre sexuel n’a pas disparu. Il s’est juste libéralisé2.
L’intellectuelle israélienne — qui s’ouvre en fin d’ouvrage aux apports des sciences naturelles — rejoint ici Théodore Kaczynski, estimant que « le progrès technologique et la croissance économique induisent des changements rapides dans tous les autres secteurs de la société ; de telles mutations sapent à coup sûr les valeurs traditionnelles et les liens sociaux ».
Pendant ce temps, jetant le bébé des valeurs pré-libérales avec l’eau du bain médiévale, la gauche confond toujours émancipation et déconstruction, autonomie et délivrance.
1 — Les sites de rencontre, disposant les profils comme sur un buffet, encouragent un raffinement perpétuel de ses goûts. Classés par une multitude de critères, ces individus deviennent remplaçables et interchangeables.
Internet textualise les échanges et scinde l’imagination en la faisant intervenir avant que la véritable rencontre n’ait lieu : « la connaissance précède l’attirance (ou la présence corporelle des interactions sentimentales). » Au moindre obstacle, le swipping, le ghosting.
Le marché des sites de rencontre me transforme « en un produit emballé, placé en concurrence avec d’autres produits sur un marché libre régi par la loi de l’offre et de la demande ».
Tandis qu’une grande partie de la magie associée à l’amour était « liée à une économie de la rareté, dans laquelle la nouveauté et l’émotion sont possibles », l’économie d’Internet est « une économie de l’abondance, où le moi doit faire un choix, maximiser ses options et utiliser des techniques de calcul en termes de coûts et profits ». Détruisant le passé, la technologie fait de moi un objet qui s’étiquette lui-même (« drôle », « sympa », « tendre », etc.) et qui doit lui-même se vendre.
La rencontre n’est plus fortuite, spontanée, naturelle, mais se choisit sur photos, descriptifs et lifestyles apparents… comme une voiture, on compare les différents modèles. Car le couple est désormais un « projet », c’est-à-dire une carrière comme une autre. Si j’apprécie les spaghettis et que l’autre est allergique au gluten, ai-je intérêt à entamer une relation ?
Internet, qui permet d’évaluer et de tester le plus grand nombre de partenaires, devient une « technologie du choix ». Et plus on a le choix, plus élevées sont les attentes. Plus grandes sont les déceptions. Plus nombreux sont les divorces.
Avant, la sélection amoureuse se faisait en interaction étroite avec famille, individu et milieu. Les partenaires étaient jugés en fonction de dot, de réputation, de statut social, d’éducation ou comportement. L’attirance était surtout fondée sur le corps et les « signaux visuels ». Aujourd’hui, on assiste à une « gestion rationnelle des flux de rencontre » où prédomine la dimension linguistique. « L’esprit de calcul » dont parlait Bourdieu l’emporte sur l’intuition et les affinités de proximité. Il s’agit de « rendre explicite à la conscience des sentiments en les nommant, les catégorisant et les objectivant ». La frontière entre réel et virtuel devient de plus en plus liquide.
2 — Si vous n’êtes pas en couple, c’est votre faute. Vous n’êtes pas assez beau, pas assez riche, musclé, drôle, inventif (heureusement, le marché du développement personnel est là pour vous…).
A. A.