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L’art oublié du squat, ou la ruine du corps humain (par Rosie Spinks)

Traduction d’un passionnant article de Rosie Spinks paru dans le média Quartz en 2017[1]. Les liens présents dans le texte original ont été reproduits sous forme de notes de bas de page. Rosie Spinks explique en quoi l’idéal du confort moderne, incarné par la position assise sur une chaise ou un canapé, nuit à la santé humaine. Comme souvent, cette innovation culturelle nuisible vient des élites sociales et sa diffusion durant l’âge industriel fut associée (par ces mêmes élites) à un progrès pour les classes populaires. Le squat, c’est-à-dire le fait de s’accroupir, est pourtant la position naturelle d’Homo sapiens pour déféquer, se reposer ou accoucher.

Quel rapport avec l’écologie me direz-vous ? Il s’agit de montrer à travers cet exemple les liens entre la dévastation exponentielle de la biosphère et l’interminable dégénérescence de la race humaine, toutes deux entamées avec la révolution industrielle (voire avec la naissance de la civilisation[2]). Contrairement au discours dominant sur l’écologie, le système industriel n’a pas été bénéfique pour l’humanité d’un côté, et de l’autre nuisible seulement pour les autres espèces. Les humains de l’âge industriel passent 90 % de leur temps dans des espaces clos[3], la sédentarité menace la santé de 95 % des Français[4] et les maladies liées au mode de vie explosent[5]. Le maintien du système industriel constitue une agression pour l’ensemble des espèces sur Terre, humain inclus. Pour aller plus loin sur ce sujet, on conseille vivement la lecture de Homo Confort : le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes, par l’anthropologue Stefano Boni[6].

Ci-dessous, l’article de Rosie Spinks.


Les phrases qui commencent par « Un jour un gourou m’a dit que… » ont le plus souvent tendance à exaspérer. Mais récemment, alors que je me reposais en malasana ou accroupissement (squat) profond, dans un cours de yoga de l’est de Londres, j’ai été frappé par la deuxième partie de la phrase de l’instructeur : « Un jour un gourou m’a dit que le problème de l’Occident, c’est que les gens ne s’accroupissent pas. »

C’est tout à fait vrai. Dans une grande partie du monde développé, se reposer est synonyme de s’asseoir. Nous sommes assis sur des chaises de bureau, nous mangeons sur des chaises de salle à manger, nous nous déplaçons assis dans des voitures ou des trains, puis nous rentrons à la maison pour regarder Netflix dans des canapés confortables. Entrecoupées de brèves pauses pour marcher d’une chaise à l’autre, ou de courts intervalles pour faire de l’exercice frénétique, nos journées sont essentiellement passées en position assise. Cette dévotion à placer nos fesses sur des chaises fait des humains occidentaux une aberration, tant au niveau mondial qu’historique. Au cours du dernier demi-siècle, les épidémiologistes ont été contraints de modifier la façon dont ils étudiaient les schémas de mouvement[7]. À l’époque moderne, la quantité de temps passé assis est un problème distinct de la quantité d’exercice que nous faisons.

Notre incapacité à nous accroupir a des implications biomécaniques et physiologiques, mais elle est aussi le signe d’un problème plus vaste. Dans un monde où nous passons tellement de temps dans nos têtes, dans les nuages, sur nos téléphones, le fait de ne pas s’accroupir nous prive de la force d’ancrage que cette posture nous procure depuis que nos ancêtres hominidés se sont mis à marcher sur deux jambes. En d’autres termes : si ce que nous voulons, c’est le bien-être, il est peut-être temps pour nous de se rapprocher du sol.

Pour être clair, s’accroupir n’est pas seulement un artefact de notre histoire évolutive. Une grande partie de la population de la planète pratique encore quotidiennement le squat, que ce soit pour se reposer, prier, cuisiner, partager un repas ou aller aux toilettes (les toilettes de type « squat » sont la norme en Asie, et les latrines à fosse des zones rurales du monde entier nécessitent de s’accroupir). Lorsqu’ils apprennent à marcher, les tout-petits, du New Jersey à la Papouasie-Nouvelle-Guinée, s’accroupissent – et se relèvent d’une position accroupie – avec grâce et facilité. Dans les pays où les hôpitaux ne sont pas très répandus, la position accroupie est également associée à la partie la plus fondamentale de la vie : la naissance.

Ce n’est pas seulement l’Occident qui a abandonné la position accroupie ; ce sont les classes riches et moyennes du monde entier. Mon collègue de Quartz, Akshat Rathi, originaire d’Inde, a fait remarquer que l’observation du gourou serait « aussi vraie chez les riches des villes indiennes qu’en Occident. »

Mais dans les pays occidentaux, des populations entières – riches et pauvres – ont abandonné la posture. En général, s’accroupir est considéré comme une posture indigne et inconfortable que nous évitons au maximum. Au mieux, nous pouvons nous y adonner dans le cadre du crossfit, du pilates ou en soulevant des poids à la salle de sport, mais seulement partiellement et souvent avec des poids (une manœuvre répétitive qu’il est difficile d’imaginer utile il y a 2,5 millions d’années). C’est ignorer le fait que le squat profond, en tant que forme de repos actif, est inscrit dans notre passé évolutif et développemental : vous n’êtes pas incapable de vous mettre en position d’accroupissement profond, c’est juste que vous avez oublié comment faire.

« Le jeu a commencé avec les accroupissements », affirme l’auteur et ostéopathe Phillip Beach. Beach est connu pour avoir lancé l’idée des « postures archétypales ». Ces positions – qui, en plus d’un profond squat passif avec les pieds à plat sur le sol, incluent l’assise jambes croisées et l’agenouillement sur les genoux et les talons – ne sont pas seulement bonnes pour nous, mais « profondément enracinées dans la façon dont notre corps est construit. »

« On ne peut pas réellement comprendre le corps humain tant qu’on ne réalise pas l’importance de ces postures », me dit Beach, qui est basé à Wellington, en Nouvelle-Zélande. « Ici, en Nouvelle-Zélande, il fait froid, il fait humide et il y a de la boue. Sans pantalon moderne, je ne voudrais pas mettre mon derrière dans la boue froide et humide, donc [en l’absence de chaise] je passerais beaucoup de temps accroupi. C’est la même chose pour aller aux toilettes. Toute la façon dont votre physiologie se construit tourne autour de ces postures. »

Alors pourquoi le squat est-il si bon pour nous ? Et pourquoi sommes-nous si nombreux à avoir cessé de le faire ?

Cela se résume à une question simple : « pratiquez-le ou perdez-le », explique le Dr Bahram Jam, kinésithérapeute et fondateur de l’Advanced Physical Therapy Education Institute (APTEI) dans l’Ontario, au Canada.

« Chaque articulation de notre corps contient du liquide synovial. C’est l’huile de notre corps qui fournit la nutrition au cartilage », explique Jam. « Deux choses sont nécessaires pour produire ce liquide : le mouvement et la compression. Donc, si une articulation n’a pas toute son amplitude – si les hanches et les genoux ne dépassent jamais 90 degrés – le corps se dit “je ne suis pas utilisé”, il commence à dégénérer et arrête la production de liquide synovial. »

Un système musculo-squelettique en bonne santé ne fait pas que nous faire sentir souples et en forme, il a également des implications pour notre santé au sens large. Une étude publiée en 2014 dans l’European Journal of Preventive Cardiology a révélé que les sujets qui montraient des difficultés à se lever du sol sans l’appui des mains, d’un coude ou d’une jambe (ce que l’on appelle le « test du lever assis ») avaient une espérance de vie plus courte de trois ans que les sujets qui se levaient avec facilité[8].

En Occident, la raison pour laquelle les gens ont cessé de s’accroupir régulièrement a beaucoup à voir avec la conception de nos toilettes. Les trous dans le sol, les toilettes extérieures et les pots de chambre nécessitaient tous la position accroupie, et des études montrent qu’une plus grande flexion de la hanche dans cette position est corrélée à une diminution de la tension au moment de se soulager[9]. Les toilettes assises ne sont en aucun cas une invention britannique – les premières toilettes simples remontent à la Mésopotamie, au quatrième millénaire avant J.-C., tandis que les Minoens de l’île de Crète auraient été les premiers à utiliser la chasse d’eau[10]. Les toilettes assises ont été adoptées pour la première fois en Grande-Bretagne par les Tudors au XVIe siècle. Ces derniers ont fait appel à des « palefreniers du tabouret » (grooms of the stool[11]) pour les aider à se soulager dans des toilettes ornées, semblables à des trônes.

Au cours des deux cents années suivantes, l’innovation en matière de toilettes a été lente et inégale. Mais en 1775, un horloger du nom d’Alexander Cummings mit au point un tuyau en forme de S associé à une citerne surélevée, une évolution cruciale[12]. Ce n’est qu’à partir du milieu ou de la fin du XIXe siècle, lorsque Londres s’est enfin dotée d’un système d’égouts fonctionnel après des épidémies de choléra persistantes et l’horrible « grande puanteur » de 1858, que des toilettes assises avec chasse d’eau ont commencé à faire leur apparition dans les foyers[13].

Aujourd’hui, les toilettes à chasse d’eau de type squat que l’on trouve dans toute l’Asie ne sont, bien sûr, pas moins hygiéniques que leurs homologues occidentales. Mais selon M. Jam, le passage de l’Europe à la conception de trônes assis a privé la plupart des Occidentaux de la nécessité (et donc de la pratique quotidienne) de s’accroupir. En effet, la prise de conscience du fait que s’accroupir permet de mieux déféquer a alimenté le culte du Lillipad[14] et du Squatty Potty[15], des plateformes surélevées transformant les toilettes occidentales en toilettes accroupies qui permettent à l’utilisateur de s’accroupir pour déféquer.

« Si s’accroupir paraît si inconfortable, c’est parce que nous ne pratiquons plus », explique Jam. « Mais si vous allez aux toilettes une ou deux fois par jour pour aller à la selle et cinq fois par jour pour uriner, cela fait cinq ou six squats par jour. »

Si cet inconfort physique est la principale raison pour laquelle nous ne nous accroupissons pas davantage, l’aversion de l’Occident pour la position accroupie est également d’ordre culturel. Alors que s’accroupir ou s’asseoir les jambes croisées sur une chaise de bureau serait excellent pour l’articulation de la hanche, la garde-robe du travailleur moderne – sans parler des conventions officielles sur le lieu de travail – rend généralement ce type de posture irréalisable. La seule fois où l’on peut s’attendre à ce qu’un dirigeant ou un élu occidental se tienne près du sol, c’est pour une séance de photos avec des enfants de maternelle. En effet, les personnes que l’on voit accroupies sur le trottoir dans une ville comme New York ou Londres sont généralement celles que l’on évite avec soin.

« Il est considéré comme primitif et de faible statut social de s’accroupir quelque part », explique Jam. « Quand on pense à la position accroupie, on pense à un paysan en Inde, à un membre de la tribu d’un village africain ou à un sol urbain insalubre. Nous pensons avoir évolué pour dépasser tout cela – mais en réalité, s’en éloigner est synonyme de dégénérescence. »

Basée à Londres, Avni Trivedi, à la fois doula[16] et ostéopathe (précision : je lui ai rendu visite dans le passé pour des maux causés par la position assise), estime qu’il en va de même pour la position accroupie lors de l’accouchement. La position accroupie est toujours la position d’accouchement privilégiée dans de nombreuses régions du monde en développement. Elle est par ailleurs de plus en plus préconisée par les mouvements holistiques en Occident.

« Dans une position d’accouchement accroupie, les muscles se détendent et le sacrum peut bouger librement pour que le bébé puisse pousser vers le bas, la gravité jouant également un rôle », explique Trivedi. « Mais la perception de cette position comme primitive explique pourquoi les femmes ont abandonné cette position active pour se retrouver sur le lit, où elles sont plus passives et ont moins la possibilité d’intervenir dans le processus d’accouchement. »

Devrions-nous donc remplacer la position assise par la position accroupie et dire adieu à nos chaises de bureau pour toujours ? Beach souligne que « toute posture maintenue trop longtemps entraîne des problèmes » et des études suggèrent que les populations qui passent un temps excessif en position accroupie profonde (plusieurs heures par jour) montrent une incidence plus élevée de problèmes de genoux et d’arthrose[17].

Mais pour ceux d’entre nous qui ont largement abandonné l’art de s’accroupir, Beach affirme qu’ « il est difficile de faire un excès de squat. » Outre le fait que ce type de mouvement améliore la santé et la souplesse de nos articulations, Trivedi souligne que l’intérêt croissant pour le yoga dans le monde entier est peut-être en partie dû à la reconnaissance du fait que « se rapprocher du sol vous aide à être physiquement en phase avec votre corps » – quelque chose qui fait largement défaut dans nos vies dominées par les écrans et hyper-intellectualisées [sachant que la technologie et le confort modernes abrutissent l’humain, l’usage du terme « hyper-intellectuel » laisse à désirer, NdT].

Beach convient qu’il ne s’agit pas d’une tendance, mais d’une impulsion évolutive. Les mouvements modernes de bien-être commencent à reconnaître que la « vie au sol » est essentielle. Il affirme que l’acte physique qui consiste à s’ancrer sur le sol a joué un rôle déterminant dans l’évolution de notre espèce.

En un sens, la position accroupie constitue l’origine de l’être humain, et donc de chacun d’entre nous. Il nous incombe d’y revenir aussi souvent que possible.

Rosie Spinks

Traduction et commentaire introductif : Philippe Oberlé


  1. https://qz.com/quartzy/1121077/to-solve-problems-caused-by-sitting-learn-to-squat/

  2. https://www.science.org/doi/10.1126/science.324_588a

  3. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/et-maintenant/une-generation-d-enfants-d-interieur-a-vu-le-jour-2620463

  4. https://reporterre.net/La-sedentarite-met-en-danger-la-sante-de-95-des-Francais

  5. https://www.lecho.be/opinions/carte-blanche/les-maladies-de-civilisation-menacent-elles-notre-civilisation/10134970.html

  6. https://www.lechappee.org/collections/pour-en-finir-avec/homo-confort

  7. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3404815/pdf/nihms229379.pdf

  8. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/23242910

  9. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/26676214

  10. http://www.nature.com/news/the-secret-history-of-ancient-toilets-1.19960

  11. https://www.tudorsociety.com/groom-stool-sarah-bryson/

  12. https://www.baus.org.uk/museum/164/the_flush_toilet

  13. http://www.bbc.co.uk/history/trail/victorian_britain/social_conditions/victorian_urban_planning_04.shtml

  14. https://www.lillipad.co.nz/

  15. https://www.squattypotty.com

  16. « Personne qui apporte soutien et accompagnement moral et pratique à une femme enceinte ou un couple durant la grossesse, la naissance, la période néonatale et en fin de vie », Wikipédia.

  17. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/15077301

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