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Au nom du développement, un assaut mondial contre les communs

Dans un rapport publié en 2020 titrant Driving Dispossession – The global push to “unlock the economic potential of land[i](Accaparement en cours – le mouvement mondial pour déverrouiller le potentiel économique de la terre), le think tank Oakland Institute détaille comment la mafia mondiale dédiée à l’expansion de la civilisation industrielle capitaliste – composée des institutions internationales, des entreprises transnationales, des États développés et de leurs agences de développement, sans oublier les États en développement – démolit méthodiquement les régimes fonciers communautaires au nom de la libération du pouvoir productif de la terre.

Jusqu’à 65 % des terres émergées sont gérées par des communautés rurales selon des systèmes coutumiers, c’est-à-dire que la propriété privée telle qu’on la conçoit en Occident n’y existe pas. Détruire ces régimes communautaires de propriété afin d’imposer la propriété privée est indispensable pour perpétuer l’expansion du marché et, par extension, du capitalisme et de la civilisation industrielle. Démarré en Angleterre au XVIe siècle, le mouvement des enclosures à l’origine du capitalisme moderne se poursuit sans discontinuité depuis – et gagne en efficacité – grâce aux innovations bureaucratiques (État centralisé, système légal) et technologiques (blockchain).

Fondé en 2004 par Anuradha Mittal, l’Oakland Institute publie régulièrement sur des sujets liés à l’accaparement des terres et défend les pratiques agroécologiques à petite échelle contre les grands projets de l’agrobusiness. Le think tank s’attaque aussi vivement à la politique de la Banque mondiale dans les pays du Sud.

Rappels sur les communs

Avant de poursuivre, il convient de clarifier ce qu’on définit par « communs ». Un autre document intitulé The Tragedy of public lands : the fate of the commons under global commercial pressure[ii] (La tragédie des terres publiques : le destin des communs sous la pression commerciale globale) publié en 2011 par l’économiste politique Liz Alden Wily, donne des précisions à ce sujet :

« Les communs sont définis comme des terres que les communautés rurales possèdent et utilisent collectivement conformément à des normes communautaires. Ces normes sont appelées régimes fonciers coutumiers ou indigènes. Deux distinctions sont établies pour aider à clarifier leur nature. Premièrement, une distinction est faite entre les ressources communes dont l’accès reste libre, et les communs, les premières étant mieux définies comme des ressources qui ne sont ni possédées, ni délimitées, et disponibles pour un usage public. En revanche, les communs sont des zones foncières distinctes dont une communauté connue est considérée localement comme étant la propriétaire. Deuxièmement, une distinction est établie entre les terres communales et les communs. Les premières font référence à des domaines coutumiers entiers et peuvent comprendre à la fois des parcelles sur lesquelles la possession individuelle et familiale est établie et des terres à l’intérieur du domaine qui sont en propriété collective, et sont généralement appelées « les communs ».

En termes de superficie, les communs représentent une immense ressource dont les estimations vont jusqu’à 8,54 milliards d’hectares, soit 65 % de la superficie terrestre mondiale. La plus importante superficie de communs se trouve en Afrique subsaharienne et couvre 1,78 milliard d’hectares. Cependant, cela ne représente qu’une superficie de trois hectares par habitant rural, soit beaucoup moins que ce dont disposent les populations rurales d’Océanie et d’Amérique latine (respectivement 78 hectares et 19,4 hectares par habitant rural). »

À titre d’information, la surface des terres émergées s’élève à environ 149 millions de km², soit un peu moins de 15 milliards d’hectares. Après avoir colonisé à peine 35 % des terres, le virus capitaliste a déjà considérablement endommagé la biosphère ; raison de plus pour se lancer collectivement dans un effort de guerre afin de développer un vaccin capable de l’éradiquer une bonne fois pour toute.

Pour estimer la surface occupée par les communs, un certain nombre de terres ont été exclues :

« Cette superficie couverte par les communs est obtenue en excluant les terres les plus susceptibles d’appartenir à des particuliers, au sens où elles sont localement ou légalement reconnues comme étant la propriété de personnes, de familles, d’entreprises ou d’autres entités juridiques individuelles. Les terres cultivées de manière permanente, les zones urbaines, les plantations forestières et les zones à l’environnement extrême (neige, glace et déserts) sont exclues. Il reste donc une vaste zone résiduelle de forêts et de pâturages, ces derniers sous la forme de prairies, de savanes et de zones arbustives. Bien que certaines de ces terres soient également cultivées, ces cultures sont rarement permanentes ou se font sur la base de la reconnaissance du fait que la communauté, et non l’agriculteur, est le propriétaire de la terre. »

Autre élément important relevé par Liz Alden Wily dans son rapport : les communs sont rarement reconnus par les États et même lorsqu’ils le sont, l’État considère ces territoires comme terra nullius et s’octroie le droit de les exploiter comme bon lui semble.

« Dans le monde, si les 8,54 milliards d’hectares de communs peuvent être considérés comme la propriété de communautés rurales assurant la gestion selon des normes coutumières, cela n’est pas en accord avec les lois nationales. L’exemple le plus tangible de cette situation se trouve dans les 1,7 milliard d’hectares de communs officiellement retirés de la gestion coutumière pour devenir des aires terrestres protégées appartenant à l’État. Cela laisse un maximum de 6,8 milliards d’hectares de communs aux populations. La majeure partie de ces communs est également soumise à la législation imposée par l’État et aux droits coutumiers, mais les deux systèmes se chevauchent et s’opposent. En droit national, ces terres sont dévolues à l’État, ou même définies comme propriété privée du gouvernement. Dans les deux cas, le gouvernement est l’autorité légale sur ces terres et peut en disposer à sa guise. »

On comprend mieux pourquoi les institutions internationales et les grandes ONG de la conservation (WWF, Conservation International, Wildlife Conservation Society, The Nature Conservancy, etc.), toutes pro-business, défendent avec zèle un « New Deal pour la nature » visant à porter les aires protégées à 30 % de la surface terrestre, soit 4,5 milliards d’hectares[iii]. Pour en savoir plus à ce sujet, vous pouvez lire l’enquête intitulée Conservation Refugees (Les réfugiés de la conservation) du journaliste d’investigation Mark Dowie, le livre L’invention du colonialisme vert de Guillaume Blanc, ou encore suivre les publications de l’ONG de défense des minorités autochtones Survival International[iv].

Le terme « développement » sert à dissimuler la perpétuation de la domination coloniale sous d’autres formes. Le processus a été grandement optimisé par la création d’États soi-disant indépendants à qui l’Occident peut déléguer le sale boulot – par exemple les expulsions des populations de leurs terres ancestrales et la répression des mouvements sociaux qui en découlent.

Les sites des gouvernements des États en développement tentent d’attirer les investisseurs en mettant en avant l’immensité des espaces prétendument inoccupés, donc jugés improductifs par les capitalistes. Ces terres sont faussement présentées comme « disponibles », « inexploitées » ou « non cultivées » :

« Des centaines de millions d’hectares de terres sont offerts par des pays du monde entier pour attirer les investissements des entreprises dans l’agriculture, la sylviculture et l’exploitation minière. Vous trouverez ci-dessous des exemples d’offres de terrains publics commercialisés par les gouvernements et les agences de promotion des investissements. L’affirmation selon laquelle ces terres sont « disponibles », « non cultivées » ou « inexploitées » est fausse, car des millions de personnes dépendent de ces terres pour leur subsistance. Le mythe des terres « vacantes » est une menace directe pour eux car il vise à ouvrir ces terres à une exploitation industrielle qui augmentera les émissions de carbone, la pollution et la destruction de la biodiversité. »

Alors que les dirigeants du monde, grands patrons, ultrariches et chefs d’État, font miroiter à la populace un changement socio-écologique d’envergure à travers des annonces aussi ridicules que confuses – une « Grande remise à zéro[v] » du capitalisme, un « Green New Deal[vi] » ou encore un « New Deal pour la nature » –, les mêmes pourritures travaillent ardemment à étendre la base productive du système capitaliste en lançant une guerre totale contre les communs dans les pays du Sud. Pour servir l’expansion capitaliste, il faut continuellement alimenter le système marchand en nouveaux territoires et en chair fraîche – des paysages vivants et des humains réduits à des « ressources naturelles » et des « ressources humaines ».

Dans son executive summary, l’Oakland Institute présente la chose en ces termes :

« […] les gouvernements, les entreprises et les institutions internationales « redoublent d’effort » pour exploiter plus de terres par le biais d’un discours basé sur des euphémismes. Il s’agit de convertir ces terres à un « usage productif », le tout au nom du progrès économique et du « développement ». Pour attirer les investissements privés, les gouvernements commercialisent ainsi des centaines de millions d’hectares de terres en les présentant comme étant « disponibles » sans se soucier de ceux dont les moyens de subsistance en dépendent. »

Ce discours policé cache en réalité la brutalité du système capitaliste à l’égard des communautés rurales :

« Les communautés locales et les groupes autochtones sont les gardiens de ces ressources [forêts, rivières, lacs, savanes, etc., NdT] et sont en première ligne pour les défendre contre l’accaparement des terres et les pratiques destructrices. Ils résistent courageusement aux gouvernements et aux entreprises qui veulent convertir les petites exploitations agricoles, les prairies et les forêts en plantations de monoculture, en élevages de bétail et en exploitations minières, ce qui contribue encore plus au changement climatique et à la dégradation de l’environnement.

La présence et la résistance des gens étant considérées comme un obstacle aux investissements, au monde des affaires, de nombreux gouvernements du monde entier ont été incités à adopter la notion capitaliste – et occidentale – de propriété privée de la terre. Cela inclut la création de marchés fonciers afin que la terre puisse être louée ou vendue et convertie à un « usage productif » pour « libérer sa valeur ». La Banque mondiale est un acteur clé dans la poussée vers la privatisation et la marchandisation de la terre. En 2017, son rapport Enabling the Business of Agriculture (Rendre possible le business de l’agriculture) a prescrit aux gouvernements la série de mesures qu’ils devraient prendre pour « améliorer la productivité de l’utilisation des terres » et encourager l’expansion de l’agrobusiness. Les principales prescriptions politiques comprenaient la formalisation des droits de propriété privée, la facilitation de la vente et de la location de terres pour un usage commercial, la systématisation de la vente de terres publiques aux enchères et l’amélioration des procédures d’expropriation.

Ce rapport [de l’Oakland Institute, NdT] détaille comment cette doctrine est appliquée dans le monde entier. »

Débloquer le « capital mort »

Pour légitimer moralement le développement des territoires jugés improductifs dans les pays du Sud, le capitalisme s’appuie comme souvent sur l’autorité scientifique. C’est ici qu’entrent en jeu les prédictions des grands sorciers de l’économie.

« L’économiste péruvien Hernando de Soto est largement connu pour ses travaux sur les droits de propriété et la pauvreté. De Soto soutient que l’absence de droits de propriété formalisés empêche les pauvres d’obtenir des crédits pour développer leur entreprise, d’accéder à des recours juridiques en cas de conflit et de bénéficier de la mondialisation. Il estime qu’il existe dans le monde près de 10 000 milliards de dollars US de « capital mort » qui pourrait être débloqué grâce à l’octroi de droits de propriété formels.

Malheureusement, ce que de Soto appelle « débloquer le capital mort » s’obtient par la privatisation formelle des terres communales existantes afin de les exploiter et d’extraire des matières premières au nom du « développement ». Le mépris des systèmes existants est inhérent à ce concept, des systèmes qui fournissent pourtant des moyens de subsistance à une grande majorité de communautés, tout en préservant l’environnement naturel au profit des générations futures. Le capital existant géré par les systèmes de gouvernance indigènes et communautaires est considéré comme « mort » et « verrouillé » par ceux qui opèrent suivant la mentalité occidentale de la propriété, par ceux qui se méfient des systèmes hétérogènes ne pouvant être facilement défaits, gérés et commercialisés. En outre, comme l’a démontré l’Oakland Institute, l’intégration des terres communales dans une économie formelle ne profite souvent qu’à ceux qui sont au sommet et qui puisent dans les actifs existants de ceux qui sont au bas de l’échelle, des actifs qu’ils appellent « capital mort » jusqu’au jour où lesdits actifs deviennent leur propre capital.

L’influence mondiale d’Hernando de Soto et de ses théories n’est pas exagérée. Son travail a été salué par Margaret Thatcher, Milton Friedman, George W. Bush et Ronald Reagan. Il a été le conseiller de dirigeants et de politiciens dans de nombreux pays, notamment aux Philippines, au Mexique et en Égypte. Il a été qualifié de « plus grand économiste en vie dans le monde » par Bill Clinton ; il a coprésidé la Commission for the Legal Empowerment of the Poor (Commission pour l’émancipation des pauvres par la loi) avec l’ancienne secrétaire d’État américaine Madeline Albright en 2008 et est considéré comme l’inspirateur du classement Doing Business de la Banque mondiale. [Un classement des pays en fonction du niveau de facilité à y créer et développer des affaires, cette « facilité » étant liée à l’environnement réglementaire, NdT]

Les théories d’Hernando de Soto ont été largement démenties, mais malgré cela sa logique privilégiant la propriété privée gagne du terrain. Par exemple, les représentants officiels du ministère zambien des terres et des ressources naturelles ont cité les travaux de l’économiste péruvien pour justifier leur programme d’attribution de titres fonciers. En 2016, la société BitFury spécialisée dans la blockchain a annoncé un partenariat avec de Soto. L’économiste fait partie de son conseil consultatif et soutient son programme pilote d’attribution de titres fonciers en Géorgie. En décembre 2017, de Soto a également signé un protocole d’accord avec Overstock.com, sa filiale Medici Ventures, et l’ancien PDG Patrick Byrne à titre individuel, pour créer De Soto Inc. Selon ses termes, de Soto devait recevoir 20 millions de dollars US, plus 500 000 dollars US par an en compensation en tant que président de la société qui devait aider « cinq milliards de personnes sur cinq ans » par le biais d’un système de titres fonciers basé sur la blockchain. Ce partenariat semble avoir été de courte durée puisque des sources font état de sa résiliation en 2018. Quoi qu’il en soit, les théories d’Hernando de Soto, bien que largement dépourvues de toute preuve empirique, continuent d’influencer les projets de développement d’une manière qui risque de marginaliser davantage les petits exploitants agricoles dans les pays du Sud. »

La presse internationale encense l’économiste Hernando de Soto et sa théorie du développement basée sur la propriété privée.

Le rapport Driving Dispossession de l’Oakland Institute présente plusieurs études de cas en Ukraine, Zambie, Sri Lanka, Brésil, Papouasie Nouvelle-Guinée et Birmanie (Myanmar).

Autour de 97 % du territoire de la Papouasie Nouvelle-Guinée est géré selon des systèmes coutumiers mais le gouvernement est déjà en train de rendre disponible des millions d’hectares de terres pour l’industrie du bois, la production d’huile de palme et l’extraction minière.

Au Myanmar, une modification en 2018 d’une loi foncière passée en 2012 (Vacant, Fallow, and Virgin Land Law ou VFV qui signifie « loi sur la terre vacante, en jachère, et vierge ») vise à accélérer le développement de l’agriculture industrielle (huile de palme, caoutchouc), l’extraction minière ainsi que d’autres utilisations plus « productives » de la terre. Près d’un tiers des terres du pays sont classées « VFV », des espaces occupés en majorité par des communautés autochtones (Karen, Kachin, Shan, Chin, Karenni, Mon, Rohingya, etc.).

Nous nous intéresserons aux études de cas de l’Ukraine et de la Zambie qui ont été traduites dans leur totalité.

Cas de l’Ukraine

Bien que l’Ukraine ne fasse plus la une des médias de masse occidentaux, la guerre civile démarrée en 2014 est toujours en cours dans le pays. Vous pensez que la guerre est incompatible avec le business ? Alors vous ne pensez pas comme un capitaliste. Comme le disait très justement le trader Carlton Brown s’exprimant dans le documentaire The Corporation, the pathological pursuit of profit and power (L’entreprise, la poursuite pathologique du profit et du pouvoir) au sujet de l’attentat du World Trade Center et de la guerre du Golfe, « la dévastation crée des opportunités[vii] ».

L’Ukraine était un territoire de l’Union Soviétique avant son éclatement en 1990 :

« Avant l’éclatement de l’Union soviétique en 1990, les terres qui couvrent l’Ukraine actuelle étaient détenues par l’État dans des fermes collectivisées. Après une brève période de transition suite à l’indépendance, l’Ukraine a adopté un code foncier en 2001 donnant à chacun des Ukrainiens qui avaient travaillé dans les fermes collectivisées des titres de propriété sur environ quatre hectares de terre. Suite à cela, un moratoire a été créé sur la vente des terres. »

Comme d’autres pays, notamment la France[viii], l’État ukrainien a profité de la pandémie pour imposer des réformes antidémocratiques et anti-écologiques.

« Lors d’une session d’urgence extraordinaire du Parlement qui s’est étendue jusqu’aux premières heures du matin le 31 mars 2020, l’Ukraine a adopté une loi légalisant la vente des terres agricoles et levant un moratoire de 19 ans sur les transactions foncières. La levée du moratoire faisait partie d’une série de réformes politiques auxquelles le Fonds monétaire international (FMI) a subordonné l’octroi d’un prêt de 5 milliards de dollars américains. Confrontée à une crise économique profonde, à une guerre civile en cours et à la pandémie COVID-19 qui s’intensifie rapidement, l’Ukraine risquait de se retrouver en situation de défaut de paiement sans ce prêt. Bien que les prêts soient souvent assortis de conditions, la manière dont le FMI a exploité la situation économique difficile de l’Ukraine pour forcer le pays à mettre ses terres en vente, et ce malgré une très large opposition, est sans précédent. »

L’Oakland Institute poursuit :

« La levée du moratoire était l’une des principales demandes des institutions financières occidentales depuis le mouvement Euromaidan [manifestations pro-européennes suite à la révolution ayant conduit au départ du président pro-russe Viktor Ianoukovytch, NdT] de 2014 et l’Association Agreement (Accord d’Association) signé avec l’Union européenne qui en a résulté. Le FMI, la Banque mondiale et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) ont tous fait pression pour que la réforme autorise l’accès aux terres agricoles ukrainiennes pour les entreprises agroalimentaires et les investisseurs privés. Connue comme le « grenier à blé de l’Europe » en raison de sa terre noire et riche, l’Ukraine possède 32 millions d’hectares de terres fertiles – soit l’équivalent d’un tiers de toutes les terres arables de l’Union européenne – et est le premier exportateur mondial d’huile de tournesol et le septième exportateur de blé. »

Malgré l’opposition d’une écrasante majorité de la population ukrainienne, la réforme foncière a tout de même été adoptée.

« Une version antérieure du projet de loi a été adoptée en novembre 2019, qui avait été bloquée au parlement en raison de l’opposition générale. Selon un sondage d’octobre 2019, 73 % des citoyens ukrainiens s’opposaient à la levée du moratoire et 81 % étaient contre la vente de terres aux étrangers. Une série de protestations contre le projet de loi a fait la une des journaux internationaux, alors que de larges coalitions d’agriculteurs, de travailleurs agricoles, d’universitaires et de partis politiques se sont rassemblées pour protester contre le projet de loi. Les législateurs opposés à la levée du moratoire ont réussi à retarder son adoption en proposant des milliers d’amendements et en demandant que la question soit soumise à un référendum national.

Avec quelques concessions faites dans la version finale, la loi crée un marché foncier en plusieurs étapes. À partir de juillet 2021, les citoyens ukrainiens pourront acheter jusqu’à 100 hectares. La deuxième étape commence en janvier 2024 et portera la limite à 10 000 hectares et autorisera la vente aux personnes morales [donc aux entreprises, Ndlr]. La version initiale du projet de loi aurait permis des ventes jusqu’à 200 000 hectares. Les personnes physiques, les sociétés et les entreprises étrangères dont la propriété est impossible à déterminer ne peuvent pas acheter de terres, une disposition qui ne peut être levée que par un référendum national.

Un porte-parole du président Zelensky a applaudi la création d’un « marché foncier ouvert, transparent et équitable » et a noté que l’administration travaillait sur une législation complémentaire pour assurer le « fonctionnement efficace » du marché. En réponse, l’opposition a annoncé qu’elle contesterait la loi devant la Cour constitutionnelle.

La version finale du projet de loi n’a pu être adoptée qu’après que la pandémie COVID-19 ait encore intensifié les difficultés économiques touchant l’Ukraine et rendu le prêt du FMI essentiel. Le moment de l’adoption du projet de loi a coïncidé avec l’instauration d’un confinement à domicile dans tout le pays, ce qui a permis de réprimer efficacement toute protestation ou manifestation potentielle. »

Selon les auteurs du rapport de l’Oakland Institute, les craintes de la population sont parfaitement fondées, car les oligarques et les firmes agroindustrielles occidentales ont déjà exploité des défaillances dans le moratoire. En 2018, les dix premières sociétés de l’agrobusiness – étrangères et nationales – contrôlaient 2,8 millions d’hectares.

Cela fait déjà plusieurs années que les institutions néocoloniales internationales et européennes sont à la manœuvre pour perfectionner la machine étatique ukrainienne :

« Alors que le FMI a conditionné l’octroi du prêt à la création d’un marché foncier, la Banque mondiale et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) ont, au cours des six dernières années, posé les bases de ce mouvement en faveur de l’expansion de l’agriculture industrielle en Ukraine. La BERD, le plus grand investisseur international en Ukraine, a versé des millions pour soutenir les principales entreprises agroalimentaires du pays tout en faisant pression sur le gouvernement pour qu’il crée un marché foncier afin d’accroître les investissements privés. En 2013, la Banque mondiale a accordé un prêt de 89 millions de dollars US pour le Rural Land Titling and Cadastre Development Project (projet de développement d’un cadastre et de titres fonciers ruraux). Les principaux objectifs de ce programme étaient de privatiser les terres appartenant à l’État et les entreprises agricoles communales, d’attribuer des parcelles de terre et de délivrer des titres fonciers aux propriétaires, et d’établir un cadastre foncier électronique. En août 2019, la Banque mondiale a approuvé un prêt de 200 millions de dollars US pour la restructuration du marché agricole et la vente aux enchères des terres de l’État. L’annonce du prêt a été accompagnée de la promesse du président Zelensky d’agir rapidement pour lever le moratoire. »

Malgré la mobilisation massive de l’opinion publique, de scientifiques, d’universitaires et d’organisations publiques, l’État ukrainien se plie à la doctrine néocoloniale imposée par l’Union Européenne et les institutions internationales. Et qui en profite ? Cargill, Bayer et DuPont, entre autres.

« En novembre 2019, des membres de communautés rurales, d’universités agricoles, d’instituts de recherche, d’organisations publiques et de syndicats – représentant ensemble les intérêts de plus de quatre millions d’agriculteurs – se sont réunis lors d’un forum public et ont publié une lettre ouverte aux dirigeants respectifs de la Banque mondiale, de la BERD et du FMI. « La vente future de terres agricoles entraînera la poursuite de leur concentration entre les mains des soi-disant « propriétaires efficaces » – les oligarques de l’agrobusiness ukrainiens et les firmes transnationales. L’accès des agriculteurs et des paysans à l’achat de terres sera bloqué en raison de leur faible capacité financière ». Aux affirmations selon lesquelles l’ouverture du marché foncier entraînera des investissements et de la croissance, ils rétorquent : « les seuls bénéficiaires seront les nouveaux propriétaires terriens, et non les agriculteurs ukrainiens. Les paysans qui vendent leurs parcelles de terre pour résoudre des problèmes financiers urgents pourraient bientôt rejoindre d’autres groupes sociaux marginalisés qui ont grandement besoin d’une aide substantielle et permanente de la part de l’État. » L’ouverture d’un marché foncier, en particulier en période de crise économique, ne fait que marginaliser davantage les paysans et risque de les couper de leur ressource la plus précieuse. »

Capture d’écran du site ukrainien de Monsanto avant son rachat par Bayer.

La doctrine capitaliste en quelques mots : briser l’autonomie des communautés rurales reposant sur la gestion communautaire de la terre pour instaurer une dépendance à l’État et/ou au marché.

Comme à chaque fois lorsque l’État impose des réformes impopulaires, l’opposition (quand il y en a une) ne réussit qu’à ralentir le processus inéluctable – car inhérent à la création et au développement de l’État – de destruction des communs :

« Les quelques concessions prévues dans la version finale du projet de loi qui a été adoptée ne suffisent pas à empêcher une nouvelle consolidation de la propriété foncière. Par exemple, l’interdiction faite aux propriétaires étrangers ou inconnus d’acquérir des terres nécessiterait un suivi et une application effective. Or cela a très peu de chances de se concrétiser dans le système économique mondial actuel où les entreprises et les filiales changent constamment de mains, et sont financées et détenues sans transparence. Il existe d’autres lacunes dans la nouvelle législation qui supprime les restrictions de reconfiguration des terres agricoles, une pratique mise à profit dans le passé pour contourner les plafonds imposant une limite à la propriété foncière. Étant donné que les oligarques ont pu facilement contourner la loi lorsque le moratoire était en vigueur, la création d’un marché ne servira qu’à ouvrir davantage de voies à quelques intérêts privés pour consolider leur contrôle sur les terres et le secteur agricole.

La création d’un marché foncier en Ukraine vise à intensifier l’agriculture industrielle à grande échelle dominée par l’agrobusiness. Une fois que les limitations légales seront levées en 2024 et que les personnes morales pourront acheter légalement jusqu’à 10 000 hectares, les agro-industries pourront encore élargir leur accès à la terre. Les multinationales de l’agroalimentaire sont déjà fortement impliquées en Ukraine, Cargill, Bayer et DuPont ayant réalisé des investissements substantiels au cours des dernières années. En juillet 2019, l’Ukraine a annoncé qu’elle avait « attiré » deux prêts de Cargill Financial Services International pour un montant de 112 millions de dollars US. En août 2019, Bayer (le groupe qui possède maintenant Monsanto) a gagné un procès anti-monopole devant le Comité anti-monopole ukrainien – un organisme antitrust qui avait déjà approuvé la consolidation du secteur agro-industriel, ce qui a suscité des questions quant à sa cohérence dans l’application des lois antitrust.

Au lieu d’ouvrir le marché foncier et de risquer une nouvelle consolidation de la propriété foncière dans le but de stimuler la croissance économique, l’Ukraine devrait poursuivre des options politiques qui favorisent les intérêts des petits exploitants et des travailleurs agricoles. Il pourrait s’agir d’offrir aux agriculteurs un soutien financier et technique direct pour stimuler la production et les revenus agricoles. En collaboration avec les coalitions rurales, le gouvernement pourrait catalyser une reprise économique fondée sur l’utilisation durable de ses riches terres agricoles par ses propres agriculteurs. Le FMI propose un modèle d’agriculture industrielle qui reste intenable sur le plan environnemental et désastreux pour la majorité des agriculteurs du pays. »

On retrouve dans la conclusion de l’Oakland Institute cette naïveté, très courante à gauche, quant au rôle de l’État. Il existerait une bonne et une mauvaise manière d’administrer un État ; l’État pourrait choisir entre le bien et le mal, il aurait la capacité de rejeter le côté obscur pour le plus grand bien de ses sujets, etc. Mais cette analyse passe complètement à côté de la course mondiale au pouvoir et néglige les implications du progrès technique dans la guerre économique.

Dans un monde dominé par une quête infinie de pouvoir via l’accumulation de capital, de connaissances scientifiques et de technologies, les États, tout comme les entreprises et les individus, se font concurrence. L’État est incapable d’éprouver de l’empathie, c’est une machine bureaucratique égoïste agissant avant tout pour elle-même afin d’assurer sa survie. L’État n’a que faire du bien-être et de la liberté de ses « ressources humaines » dont il doit optimiser l’exploitation afin d’en extraire la plus haute valeur ajoutée possible, et ainsi doper son PIB. En prenant encore de la hauteur, les États apparaissent eux aussi comme de simples rouages dans la gigantesque machinerie qu’est la civilisation industrielle. Dans ce cadre, ils sont contraints d’adopter une certaine ligne de conduite, par exemple en développant la valeur productive des terres (exemple : extraction de matières premières), avec pour but ultime la propagation du système.

L’État providence, qui serait selon la théorie économique hétérodoxe au service du bien commun et non des intérêts privés, est bien une utopie (encore une !) poursuivie par une majorité à gauche encore nostalgique des Trente glorieuses, une période où la croissance du PIB français a culminé à 7 % en 1969[ix]. La gauche peine à comprendre que le progrès social, au sein de la civilisation industrielle, passe nécessairement par la croissance économique, donc par l’augmentation de la consommation matérielle et énergétique obtenue par le pillage écologique des pays du Sud. Une telle domination du Nord sur le Sud n’est viable qu’avec la menace permanente d’une invasion militaire ou d’un putsch en cas de désobéissance de la part d’un État vassal. Ces États dits « en développement » ne peuvent s’éloigner du droit chemin, de l’ordre économique dominant sous peine de sanction. Pour s’en convaincre, il suffit de compter le nombre de dirigeants socialistes destitués par la force qui ont fini assassinés dans des circonstances suspectes, partout dans le monde, et souvent avec la collaboration active des services de renseignement occidentaux.

Pépinière de palmiers à huile dans l’ouest de Pomio, Papouasie Nouvelle-Guinée.

Cas de la Zambie

L’exemple de la Zambie est très intéressant. Il révèle comment le progrès technique – ici la technologie blockchain – stimule à la fois l’expansion capitaliste et le renforcement du pouvoir centralisé de l’État.

C’est quoi la blockchain ?

Dans le rapport de l’Oakland Institute, un paragraphe détaille le fonctionnement de cette technologie :

« Il s’agit d’un grand registre numérique conservant une trace des transactions via des « blocs » d’informations qui stockent des données telles que la date, l’heure, le montant et les participants d’une transaction dans une « chaîne » chronologique. C’est un grand registre partagé, ce qui signifie que chaque fois qu’une transaction se produit, elle doit être vérifiée par un réseau de milliers, voire de millions d’ordinateurs dans le monde entier avant que la transaction puisse être enregistrée comme un bloc sur la chaîne. Une fois vérifié, le bloc ajouté reçoit un identifiant unique appelé « hash », ainsi que le hash du bloc précédent dans la chaîne. Cela rend la blockchain difficile à pirater.

La blockchain a été inventée en 2008 pour le Bitcoin, la première cryptomonnaie au monde, par une entité anonyme appelée Satoshi Nakamoto. La sécurité et la transparence fournies par la technologie de la blockchain ont incité de nombreuses personnes à essayer de l’adapter à un large éventail d’applications telles que les dossiers médicaux, les registres de propriété, les contrats privés et les bulletins de vote. Dans le domaine de l’agriculture, les applications comprennent l’assurance récolte et la traçabilité dans les chaînes d’approvisionnement.

 Au cours des dernières années, on a assisté à une augmentation du nombre de jeunes entreprises américaines et européennes qui tentent d’appliquer la technologie blockchain aux registres fonciers. La Géorgie, l’Inde, l’Ukraine, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Colombie, l’Arabie Saoudite, le Kenya, le Honduras, les Bermudes, le Brésil, le Mexique, St. Kitts et Nevis, le Ghana, le Rwanda, la Zambie, le Liberia, l’Inde, l’Éthiopie, et la Papouasie-Nouvelle-Guinée sont tous à des stades différents de mise en œuvre de registres fonciers utilisant la blockchain.

Les partisans de l’utilisation de cette technologie pour l’administration des terres soutiennent qu’elle peut améliorer la sécurité et la transparence des registres fonciers en stockant en ligne et de manière permanente toutes les informations sur la délimitation des propriétés et sur les propriétaires.

Toutefois, pour que la technologie blockchain apporte des améliorations sur la sécurité du régime foncier, il faudrait d’abord déterminer et vérifier à qui appartient la terre. Par conséquent, la mise en œuvre de cette technologie exige que les pays se dirigent vers des systèmes de propriété foncière privée qui nécessiteront un enregistrement et une numérisation.

La Banque mondiale, l’un des principaux partisans de l’utilisation de la blockchain pour l’enregistrement de la propriété foncière, affirme que les pays ne disposant pas des données requises doivent simplement « nettoyer » leur registre afin de faire fonctionner la blockchain. Toutefois, ce « nettoyage » est une entreprise beaucoup plus vaste et plus coûteuse que ce que suggère la Banque, étant donné qu’il nécessite « de documenter les droits en premier lieu, de résoudre et de délimiter les frontières, et d’établir les politiques et les lois nécessaires pour une infrastructure moderne et efficace d’administration des terres. » Ce processus risque de marginaliser davantage les groupes défavorisés en permettant aux intérêts riches et puissants d’accéder à des terres qui ne leur appartiennent pas et de formaliser leurs demandes par le biais de la blockchain. Ainsi, la blockchain n’aide en rien les pays qui maintiennent des systèmes fonciers communaux et qui se sont abstenus de privatiser les terres pour créer des registres plus sûrs ; la blockchain encourage au contraire les gouvernements à créer des régimes de propriété foncière individuels et privés. »

Scénario classique dans la domination du Nord sur le Sud : les entreprises occidentales sont les principales bénéficiaires de la doctrine développementiste.

« La technologie blockchain est présentée comme la solution miracle pour garantir les droits fonciers. Plus de 20 gouvernements dans le monde ont mis en œuvre ou envisagent de mettre en œuvre cette technologie pour l’enregistrement des terres. Le gouvernement zambien s’est associé à Medici Land Governance (MLG), une société investie dans la blockchain, filiale du distributeur Overstock.com basé aux États-Unis, pour l’aider à enregistrer et à attribuer les titres de propriété.

Au moment de l’indépendance en 1964, la propriété privée n’existait pas en Zambie, 94 % du pays étant sous régime foncier coutumier et les 6 % restants étant sous contrôle de l’État. Cela a commencé à changer au début des années 1990, lorsque la Banque mondiale et le FMI ont exigé du gouvernement qu’il modifie les lois foncières pour privilégier la privatisation, une condition à la restructuration de sa dette internationale. Bien que le Land Act de 1995 qui en a résulté ait reconnu les terres coutumières, la loi a également créé des voies légales pour réduire la quantité de terres sous régime foncier coutumier. La loi sur les terres a mêlé les réserves et fiducies foncières aux terres coutumières, a renforcé les droits de bail de l’État au détriment des droits coutumiers, a assoupli les restrictions sur la propriété étrangère des terres et a facilité la conversion des terres coutumières en propriété de l’État. En conséquence, la Zambie a connu une réduction drastique des terres coutumières, de 94 % à moins de 60 % aujourd’hui. Cette soi-disant formalisation du régime foncier a eu pour conséquence de transférer le contrôle des terres de la population au gouvernement, les rendant ainsi disponibles pour l’exploitation par des intérêts privés. Dans les années qui ont suivi l’adoption de la loi, la conversion des terres coutumières en locations à bail a augmenté, les expulsions sont devenues courantes et, alors que les investisseurs en récoltaient les fruits, les villageois locaux ont souffert de « l’exclusion sociale et économique, de l’accaparement orchestré par l’élite, des expulsions, des conflits intracommunautaires et de la privatisation des ressources communautaires.

Ignorant le sort des communautés locales, le gouvernement zambien a décidé d’aller plus loin sur la voie de la réforme foncière en lançant un programme national d’enregistrement des titres fonciers en 2014. L’objectif affiché de ce programme est de « procéder à l’enregistrement systématique de toutes les propriétés foncières dans le pays afin d’offrir une sécurité d’occupation aux propriétaires. » Le plan national de développement de la Zambie pour 2017-2021 confirme le programme national d’enregistrement des titres fonciers, parallèlement au développement d’un système de gouvernance numérisé du foncier et à un audit foncier complet.

Suite à la publication du plan de développement, le gouvernement zambien a signé en 2018 un protocole d’accord avec l’entreprise MLG « pour développer un programme de gouvernance foncière systématique dans le pays. » Le projet utilise la technologie blockchain pour créer et numériser les titres fonciers. Le projet initial de MLG pour 2018 a permis d’émettre 50 000 titres « pour démontrer la faisabilité d’un processus systématique et efficace visant à étendre le programme d’attribution de titres fonciers dans le pays. » Moins d’un an plus tard, la société a signé un deuxième protocole d’accord (MoU), cette fois avec le conseil municipal de Lusaka, pour émettre « pas moins de 250 000 certificats de propriété » aux personnes vivant dans la capitale zambienne. »

Quelques propos de Patrick Byrne, ancien PDG d’Overstock.com, l’entreprise propriétaire de MLG :

« Il y a également des billions de dollars [1 billion = 1 000 milliards] de valeur dans les réserves minérales mondiales auxquelles les entreprises minières ne peuvent pas accéder […]. Elles ont du mal à mener des opérations là où la gouvernance foncière n’est pas clairement établie en raison de diverses lois et réglementations qui remontent aux années 1940. Nous pensons que notre travail peut débloquer cette valeur. Dans le processus de libération de cette valeur extraordinaire, il devrait y avoir quelques shekels pour nous, et des montagnes de shekels dont les plus pauvres du monde deviendront propriétaires. »

On en verserait presque une larme en pensant à tout ce pognon qui pourrait, en théorie du moins, ruisseler dans les poches des pauvres grâce à Patrick Byrne et son entreprise. En bon gentleman, il n’oublie pas de remercier les institutions néocoloniales lui permettant de développer ses affaires à l’étranger :

« Grâce à la Banque mondiale […] nous avons plus de projets en discussion avec des gouvernements que nous avons de personnes qui peuvent voler autour du monde pour avoir ces discussions. »

L’étude de cas se poursuit :

« Comme l’a exprimé son ancien PDG, l’intérêt d’Overstock.com pour les titres de propriété foncière est étroitement lié à la doctrine de la Banque Mondiale selon laquelle les droits de propriété privée peuvent contribuer à libérer le potentiel économique de la terre. Dans ses communications avec les investisseurs, Byrne a cité « des billions de dollars en valeur dans les réserves minérales mondiales auxquelles les sociétés minières ne peuvent accéder » en raison du manque de clarté des systèmes de gouvernance foncière. Les titres privés permettraient aux sociétés minières de conclure des accords avec les propriétaires fonciers pour exploiter de vastes ressources naturelles, et de s’assurer que la richesse extraite par l’exploitation minière profite aux propriétaires fonciers et aux firmes. Dans ce scénario, Overstock.com bénéficierait également financièrement du déblocage de ce « capital mort », bien que la manière exacte dont cela serait négocié reste inconnue. Ce que l’on sait en termes de modèles de revenus, c’est qu’en Zambie, la société s’attend à recevoir une part des recettes fiscales générées par le programme d’attribution de titres fonciers et l’augmentation des taxes qui en résultera. De plus, Byrne a précisé que les pays donateurs paient des sommes importantes pour les projets de titres fonciers, ce qui suggère que les dollars de l’aide internationale au développement pourraient potentiellement soutenir les activités de MLG au niveau mondial.

Au lendemain de la signature de son premier protocole d’accord (MoU) en Zambie, MLG a également conclu un accord avec la Banque mondiale pour collaborer dans d’autres pays afin de « soutenir la conception, la mise en œuvre et l’évaluation de programmes pilotes qui créeront des systèmes garantissant la sécurité des régimes fonciers. » Klaus Deininger, chef-économiste de la Banque mondiale sur les questions foncières, a commenté l’accord : « L’union de nos forces avec MLG permet à la Banque de fournir aux pays clients un accès à une technologie de pointe, de travailler avec les pays sur l’adaptation de la technologie à leur contexte, et ensuite de documenter l’impact du processus en cours. Nous sommes enthousiasmés par les possibilités que cette collaboration nous offre pour générer des innovations transformatrices et plaider en faveur d’un investissement public et privé plus important dans un domaine essentiel pour le développement. «  Selon Byrne, la Banque mondiale contribue désormais à ouvrir les portes de l’attribution de titres fonciers par la blockchain « partout dans le monde. »

L’Oakland Institute met également le doigt sur l’hypocrisie de la doctrine du développement et sur ses conséquences presque toujours désastreuses pour les populations et les milieux naturels :

« Alors que certains comme Patrick Byrne ou Jair Bolsonaro sont explicites sur leur objectif d’accéder ou de « débloquer » des ressources naturelles rentables, la plupart des partisans de la privatisation des terres la justifient par un impératif de développement. L’idée que la privatisation des terres apportera le développement vient en partie des affirmations – aujourd’hui largement démenties – de l’économiste péruvien Hernando de Soto, selon lesquelles la « sécurisation des droits fonciers » par le biais de titres privés améliorerait l’accès au crédit, l’investissement agricole et la gestion de l’environnement. Les recherches révèlent que les titres privés n’ont pas amélioré l’accès au crédit et aux prêts. L’affirmation selon laquelle les titres privés offrent une sécurité d’occupation alors que les systèmes coutumiers restent peu sûrs est souvent répétée, mais n’est pas étayée par les faits. Au contraire, le processus de transition des systèmes coutumiers développés localement – qui dans de nombreux cas offrent une sécurité de jouissance – vers des terres privées est susceptible d’entraîner une métamorphose sociale et économique considérable tout en mettant les écosystèmes en danger. Alors que les recherches ont depuis longtemps démontré la valeur des systèmes coutumiers, les organismes d’aide occidentaux et les institutions financières internationales ne reconnaissent généralement pas les faits et continuent de préconiser et de soutenir la privatisation des terres et la création de marchés fonciers. »

Comme expliqué plus haut, il existe des régimes fonciers coutumiers dits « indigènes » et d’autres dits « communautaires ». Intéressons-nous aux premiers. Les peuples indigènes, ce sont approximativement 476 millions de personnes dans plus de 90 pays, soit environ 6 % de la population mondiale. La Banque mondiale souligne que les peuples autochtones « sont propriétaires, occupent ou utilisent un quart de la surface terrestre », soit environ 25 % des terres émergées. La Banque ajoute qu’« ils protègent 80 % de la biodiversité restante dans le monde » tout en insistant sur le fait que cette catégorie compte pour 15 % de la population en situation d’extrême pauvreté[x]. Mais l’indicateur d’extrême pauvreté fixé à 1,90[xi] dollars US par jour n’a aucun sens pour catégoriser des gens subsistant de manière autonome en dehors des échanges monétaires et marchands, grâce à diverses activités traditionnelles (chasse, cueillette, pêche, élevage ou cultures vivrières), et ce depuis des siècles.

Au final, les dirigeants à forte tendance fasciste à l’image de Jaïr Bolsonaro ont une utilité : ils incarnent sans artifice la folie et la violence du système capitaliste que le discours progressiste dissimule habilement derrière une main tendue aux pauvres.

« Il n’existe pas de territoire indigène où il n’y a pas de minéraux. L’or, l’étain et le magnésium se trouvent sur ces terres, en particulier en Amazonie, la région la plus riche du monde. Je ne vais pas me lancer dans cette absurdité à défendre des terres pour les Indiens. »

« Là où il y a des territoires indigènes, il y a des richesses dans le sous-sol. »

« Toute ces réserves indiennes entravent notre développement. »

– Jaïr Bolsonaro


[i] https://www.oaklandinstitute.org/sites/oaklandinstitute.org/files/driving-dispossession.pdf

[ii] https://www.iccaconsortium.org/wp-content/uploads/2015/08/legal-example-the-tragedy-of-public-lands-2011.pdf

[iii] https://greenwashingeconomy.com/new-deal-nature-achever-planete/

[iv] https://greenwashingeconomy.com/les-refugies-de-la-conservation-mark-dowie/

Le colonialisme vert et ses ravages socio-écologiques en Afrique

https://survivalinternational.fr/actu/12457

[v] https://fr.weforum.org/agenda/2020/06/le-temps-de-la-grande-remise-a-zero/

[vi] https://www.novethic.fr/actualite/environnement/climat/isr-rse/une-annee-2021-decisive-pour-le-climat-la-biodiversite-et-l-environnement-149320.html

[vii] https://greenwashingeconomy.com/la-devastation-cree-des-opportunites-par-carlton-brown/

[viii] « Le gouvernement démolit le droit de l’environnement », https://reporterre.net/Le-gouvernement-demolit-le-droit-de-l-environnement

[ix] https://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.MKTP.KD.ZG?locations=FR

[x] https://www.worldbank.org/en/topic/indigenouspeoples#1

[xi] https://www.worldbank.org/en/topic/measuringpoverty

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