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Débrancher devient vital

« Les innovations technologiques ressemblent aux textes de loi ou aux institutions publiques fixant un cadre destiné à durer plusieurs générations[1]. »

– Langdon Winner

J’ai reproduit un extrait du chapitre « La Dictature de la machine » dans le livre de l’activiste et auteur écologiste Derrick Jensen, Le mythe de la suprématie humaine (2016). Même si j’ai des divergences importantes avec l’auteur, je suis d’accord avec lui sur l’essentiel : la civilisation industrielle doit être démantelée pour préserver l’habitabilité de la planète et empêcher l’extinction de la plupart des formes de vie complexes (humain inclus).

Dans ce passage, Derrick Jensen montre de manière brillante à quel point les humains industriels s’identifient aux technologies industrielles en train de détruire cette planète. Que les débats sur les questions énergétiques prennent autant de place dans l’espace médiatique est le symptôme d’une dépendance, d’une soumission totale aux « macro-systèmes techniques[2] » (Alain Gras), ce que Derrick Jensen appelle « technique autoritaire », suivant la formule de l’historien Lewis Mumford.

Apparus avec le chemin de fer, ces macro-systèmes énergétiques, de transport, de communication forment un milieu hors-sol déconnecté du réel, en rupture totale avec les processus organiques. Résultat, les humains industrialisés sont aujourd’hui persuadés que toute vie humaine est impossible sans électricité. Ils n’arrivent même plus à concevoir que des centaines de millions de personnes vivent toujours sans électricité, que l’électricité n’a colonisé l’existence humaine que très récemment à l’échelle de l’histoire (première moitié du XXe siècle dans les pays occidentaux), que l’espèce humaine a prospéré sur tous les continents durant 200 000 ans sans électricité, que de nombreuses sociétés traditionnelles sont en bien meilleure santé sans électricité ni technologie industrielle, etc.

Sans même compter toutes les pollutions industrielles qui nous empoisonnent, remplacer le travail des muscles et du cerveau a été une catastrophe pour l’animal humain. Le confort moderne détruit notre corps, littéralement. La technologie nous abrutit[3]. Chercher à préserver par tous les moyens, peu importe le prix écologique à payer, le mode de vie moderne et l’électricité, s’apparente au comportement autodestructeur d’un héroïnomane. Autre argument allant en faveur de l’absurdité, de l’irrationalité folle qu’il y a à pleurer la fin de l’avilissante dépendance énergétique dans laquelle nous sommes plongés depuis le XXe siècle, sachez que le temps passé depuis les débuts de l’électrification équivaut à 0,05 % de l’histoire humaine (100 ans d’électrification environ / 200 000 ans d’histoire humaine, date estimée de l’apparition d’Homo sapiens). Débrancher l’humanité est une question de survie.

Ci-dessous, le texte de Derrick Jensen.


Parlons d’électricité, afin de voir comment les techniques autoritaires détruisent notre faculté à imaginer.

La destructivité de la culture dominante – la civilisation industrielle – repose sur un éventail de facteurs, parmi lesquels figure le manque d’imagination. J’ai beaucoup pensé à cela après la catastrophe nucléaire de Fukushima, notamment après avoir lu trois réactions assez typiques, dont chacune faisait montre de moins d’imagination que la précédente.

La première était celle de George Monbiot, un fervent militant du « mouvement climat » qui, dix jours à peine après le tremblement de terre et le tsunami, écrivait dans le Guardian : « En conséquence du désastre de Fukushima, je ne suis plus neutre vis-à-vis du nucléaire. Je soutiens désormais cette technologie. » D’après lui, cette catastrophe – des émissions massives de radiations hautement toxiques – n’était pas liée à la production et au stockage routiniers de matériaux hautement radioactifs, mais était le fruit d’une catastrophe naturelle combinée à un « legs de mauvaise conception et d’économies de bouts de chandelle ». Si les capitalistes concevaient un peu mieux ce monstrueux processus, semble-t-il croire, ils pourraient continuer à produire et à stocker des matériaux hautement radioactifs sans générer d’accident. Le même genre d’argument a été avancé après l’accident d’Oak Ridge, après celui de Windscale, après celui de Three Mile Island et après Tchernobyl. Des arguments similaires sont avancés chaque fois qu’une technique autoritaire produit un désastre, comme à Bhopal, comme lors du naufrage de l’Exxon Valdez ou lors de la catastrophe de Deepwater Horizon. Et bien sûr, à chaque fois, nous y croyons. Pourtant, il n’est pas très difficile de comprendre que la reproduction quotidienne d’actions aussi incroyablement dangereuses que le stockage intentionnel de matériaux hautement toxiques et radioactifs implique que leur éventuelle et catastrophique dissémination n’est pas tant accidentelle qu’inéluctable : nous ne devrions pas nous inquiéter de savoir si cela peut arriver, mais quand, à quelle fréquence, et avec quels impacts.

C’est encore et toujours L’Apprenti sorcier.

Le deuxième commentaire émanait d’une personne qui n’avait pas le privilège qu’a George Monbiot de vivre aux antipodes de ce bourbier radioactif. À la fin du mois de mars de la même année, un responsable de l’agence japonaise de réglementation nucléaire déclara au Wall Street Journal que le Japon ne remettrait pas en question l’énergie nucléaire à la suite de Fukushima, parce que « le Japon ne pourrait pas continuer sans l’énergie nucléaire pour couvrir ses besoins énergétiques actuels ». Il expliqua qu’une réduction importante de leur production d’énergie nucléaire entraînerait des black-out, puis ajouta : « Je ne pense pas que quiconque puisse imaginer une vie sans électricité. » Sa réaction est tout sauf surprenante. La plupart des exploiteurs ne peuvent imaginer leur vie sans les avantages qu’ils tirent de leur exploitation et, plus important encore, ils ne peuvent imaginer que quiconque puisse concevoir de vivre en exploitant moins. Beaucoup de propriétaires d’esclaves ne pouvaient imaginer leur vie sans ceux qu’ils asservissaient au quotidien. Beaucoup de proxénètes ne peuvent imaginer leur vie sans les femmes qu’ils prostituent. Beaucoup d’agresseurs sexuels ne peuvent imaginer leur vie sans ceux dont ils abusent au quotidien. Et beaucoup de drogués ne peuvent imaginer leur vie sans drogues, qu’il s’agisse d’héroïne, de crack, de télévision, d’internet, de privilèges, de pouvoir, de croissance économique, d’escalade technologique, d’électricité ou de la civilisation industrielle.

Le manque d’imagination dont cela témoigne est stupéfiant. Du moins, il le serait s’il ne s’expliquait pas déjà par la relative insensibilisation à laquelle nous exposent nos addictions et notre asservissement aux techniques autoritaires, techniques qui sont en quelque sorte devenues des croyances parmi les plus incontestables de cette culture. Les humains ont vécu sans aucune électricité d’origine industrielle durant pratiquement toute leur existence ; nous avons prospéré sur tous les continents, sauf en Antarctique. Pendant tous ces millénaires, la majorité de l’humanité a vécu de manière soutenable et confortablement. Aujourd’hui encore, de nombreuses populations autochtones (auxquelles il faut ajouter plus de deux milliards d’autres personnes) vivent, sans électricité. Le fonctionnaire japonais manque tellement d’imagination qu’il ne parvient même pas à concevoir qu’elles existent.

Dans son article du Guardian, George Monbiot pose d’importantes questions concernant la vie sans électricité industrielle : « Comment faire fonctionner nos usines textiles, nos briqueteries, nos hauts fourneaux et nos transports ferroviaires électriques – sans parler des processus industriels complexes ? En installant des panneaux solaires sur les toits ? »

Ces questions rhétoriques sont problématiques à maints égards. Le premier étant que Monbiot s’identifie explicitement aux processus, aux techniques et aux personnes qui tuent la planète, plutôt qu’au monde réel. Quelle différence si nous changions juste quelques mots de ces questions ? « Comment les capitalistes feront-ils pour faire fonctionner leurs usines textiles, leurs briqueteries, leurs hauts fourneaux et leurs transports ferroviaires électriques – sans parler de leurs processus industriels complexes. En installant des panneaux solaires sur les toits ? »

La réponse ? Ce n’est pas notre problème. Et à moins que les capitalistes ne parviennent à réaliser ces actions sans nuire aux autres communautés, y compris aux communautés non humaines, le véritable problème auquel nous sommes confrontés est le suivant : comment fait-on pour les arrêter ?

Une fois que vous cessez de vous identifier au système et aux techniques autoritaires qui détruisent le monde, votre langage et vos actions prennent un tout autre tour. Lorsque vous vous identifiez à la planète vivante, tout commence à changer.

Soyons clairs. Il n’est pas de ma responsabilité de trouver un moyen de fournir l’énergie dont les capitalistes ont « besoin » pour faire tourner leurs usines (en fait, ce dont ils ont besoin, c’est de respirer de l’air pur, de boire de l’eau propre et de manger des aliments nutritifs ; ils n’ont pas « besoin » de faire tourner des usines). Ce n’est pas non plus celle de tous les autres qui sont lésés par cette production d’électricité. Et si cette électricité ne peut être produite sans nuire à d’autres communautés, elle ne devrait pas être produite du tout.

Quoi qu’il en soit, l’identification (éphémère, on l’espère) de Monbiot aux capitalistes le conduit à une conclusion incompréhensible pour quiconque n’est pas sous l’emprise de la technique, mais qui s’éclaire dès l’instant où l’on réalise qu’il est motivé par le fait de servir la technique elle-même et non la vie. Il déclare : « Dès le moment où vous prenez en compte les exigences de l’économie dans son ensemble, vous cessez de chérir la production d’énergie locale. » Eh bien, non. Dès le moment où vous prenez en compte les exigences de l’économie dans son ensemble, vous ne pouvez que cesser de chérir l’économie dans son ensemble, l’économie qui exploite et détruit systématiquement, qui tue la planète.

Il est insensé de se soucier davantage des usines textiles, des briqueteries, des hauts-fourneaux, des transports ferroviaires électriques et des processus industriels complexes que de la vie sur Terre. Notre faculté d’imagination est tellement appauvrie que nous ne pouvons même pas concevoir ce qui se produit sous nos yeux.

Pourquoi est-il inimaginable, impensable ou absurde d’envisager de se débarrasser de l’électricité industrielle, mais pas d’éradiquer les grands singes, les grands félins, les saumons, les tourtes voyageuses, les courlis esquimaux, les serpents de mer à nez court (Aipysurus apraefrontalis), les communautés de récifs coralliens et les océans tout entiers ? Pourquoi est-il tout aussi acceptable de précipiter l’extinction des humains indigènes qui, inéluctablement, sont aussi victimes de ce mode de vie (et dont beaucoup vivent avec peu ou pas du tout d’électricité ?) Un tel manque d’imagination n’est pas seulement insensé, il est profondément immoral.

Imaginez un instant que nous ne souffrions pas de cette atrophie de l’imagination. Imaginez un membre du gouvernement déclarer, non pas qu’il est inimaginable de vivre sans électricité, mais qu’il est inimaginable de vivre avec, inimaginable de vivre dans un monde sans ours polaires, dont la mère peut nager des centaines de kilomètres aux côtés de son petit, puis, lorsqu’il fatigue, d’autres centaines de kilomètres en le portant sur son dos. Imaginez un membre du gouvernement dire – non, mieux, imaginez plutôt que nous soyons toutes et tous d’accord pour dire – qu’il est inimaginable de vivre sans gorfous sauteurs (au moment où j’écris ces lignes, les plus grandes aires de nidification des gorfous sauteurs, une espèce de pingouins en voie d’extinction, sont menacées par une marée noire). Imaginez que nous affirmions qu’il est inimaginable de vivre sans le prodigieux battement d’ailes des chauves-souris, virevoltant et plongeant soudain dans la nuit, et sans le chant des grenouilles au printemps. Imaginez que nous affirmions ne pas pouvoir vivre sans la grâce solennelle des tritons, sans le vol enjoué des bourdons (certaines régions de la Chine sont tellement polluées que tous les pollinisateurs sont morts, ce qui signifie que toutes les plantes à fleurs sont mortes, autrement dit que des centaines de millions d’années d’évolution ont été détruites). Imaginez que ce ne soit pas de cette culture destructrice – et de ses usines textiles, de ses briqueteries, de ses hauts fourneaux, de ses transports ferroviaires électriques et de ses processus industriels complexes – dont nous ne puissions nous passer, mais du monde réel.

À quel point nos actions et réactions seraient-elles différentes si nous étions capables de dire ces choses et de les penser vraiment ? Comment agirions-nous si nous n’étions pas fous (au sens le plus profond, c’est-à-dire complètement déconnectés de la réalité physique, du monde réel) ? Qu’y a-t-il de si difficile à comprendre dans le fait que les humains peuvent très bien vivre (et ont vécu) sans économie industrielle, mais que l’économie industrielle – ni aucune autre sorte d’économie – ne peut survivre sans une planète vivante ?

En vérité, le responsable japonais, de même que tous ceux qui affirment ne pas pouvoir imaginer vivre sans électricité, ferait bien de commencer à essayer, pour la bonne raison que la production industrielle d’électricité n’est pas soutenable, ce qui signifie qu’un jour, qui plus est relativement proche, les gens devront non seulement imaginer vivre sans électricité, mais aussi réellement vivre sans électricité, aux côtés des deux milliards et plus qui s’en passent déjà. À propos de cette perspective, voici ce qu’un Hapa (une personne hawaïenne aux origines ethniques variées) m’a récemment rapporté : « Beaucoup d’entre nous ne font que prendre leur mal en patience en attendant de retourner au mode de vie des anciens. Il ne peut rester que quelques décennies à attendre, tout au plus. Ici, nous nous en sommes très bien sortis sans micro-ondes, sans popcorn, sans tondeuses et sans jet skis. »

Ce qui m’amène au troisième article, intitulé « Qu’êtes-vous prêt à sacrifier pour renoncer à l’énergie nucléaire ? » L’auteur y discutait, comme l’avaient fait avant lui le fonctionnaire japonais et pratiquement tous ceux qui tiennent l’économie en plus haute estime que la vie sur Terre, de l’importance d’une énergie bon marché pour l’économie industrielle. Mais il avait tout faux. La véritable question est en fait : qu’êtes-vous prêt à sacrifier pour la perpétuation de l’énergie nucléaire ? Et plus généralement : qu’êtes-vous prêt à sacrifier pour la perpétuation du mode de vie industriel ?

Étant donné que la production d’électricité industrielle n’est pas soutenable et que de nombreuses personnes, y compris non humaines, sont régulièrement tuées par cette technique, voici une autre question qui mériterait d’être posée : que restera-t-il du monde lorsque nous viendrons au terme de la production électrique ? De même que pour la capacité temporaire des humains industriels à se déplacer à de grandes vitesses, nous devons nous demander combien de temps (certains) humains auront encore accès à de l’électricité produite industriellement et, surtout, à quel prix. Je ne sais pas pour vous, mais je préfère vivre sur une planète saine et en mesure de soutenir la vie plutôt que sur une planète qui ressemble aux régions désolées où sont extraites les terres rares et les autres matières premières nécessaires à la construction des routes, des gratte-ciel, des panneaux solaires, des éoliennes, des centrales nucléaires, etc. Et je suis qu’il en va de même des non-humains.

Derrick Jensen


  1. Langdon Winner, La Baleine et le réacteur : à la recherche de limites au temps de la haute technologie, 1986.

  2. Alain Gras, Les Macro-systèmes techniques, 1997 :

    « Dans cette infrastructure technique un ensemble de systèmes – les macro-systèmes techniques – joue un rôle décisif. Nous allons les décrire en détail mais contentons-nous pour l’instant de les définir grossièrement comme des ensembles composés d’objets techniques liés par des réseaux d’échanges. Les macro-systèmes combinent donc :

    — un objet industriel, au sens large, telle la centrale électro-nucléaire ;

    — une organisation de la distribution des flux, pour continuer le même exemple, le réseau électrique ;

    — une entreprise de gestion commerciale pour relier l’offre et la demande, EDF dans le cas français.

    On verra qu’ils instituent ainsi un territoire qui leur est propre et alimentent une sorte d’obsession de la puissance, indépendamment des conditions de temps et d’espace. Nous en retrouverons l’origine imaginaire à l’aube des Temps modernes, lorsque l’émergence de la vision scientifique du monde et de l’esprit capitaliste vont bouleverser les rapports de l’homme et de la nature. L’expansion de la grande technologie et la mondialisation de l’économie, l’organisation planétaire des échanges et la lutte pour la possession des sources d’énergie sont des tendances qui, toutes, s’inscrivent dans les macro-systèmes techniques. On comprend donc aisément non seulement leur importance géopolitique mais encore leur valeur idéologique. Ils incarnent, en effet, le progrès lorsque celui-ci prolonge le rêve cartésien de rendre l’homme comme maître et possesseur de la nature. »

  3. Michel Desmurget, La Fabrique du crétin digital, 2019.

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