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École : l’usine à produire des individus adaptés à une société malade

« Tant qu’on n’apprendra pas dès l’enfance s’il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux etc., l’État ne formera point une nation ; il reposera sur des bases incertaines et vagues ; il sera constamment exposé aux désordres et aux changements. »

« Mon but principal, dans l’établissement d’un corps enseignant, est d’avoir un moyen de diriger les opinions politiques et morales. »

— Napoléon Bonaparte (1806)

« Nos écoles sont, dans un sens, des usines, dans lesquelles les matériaux bruts – les enfants – doivent être façonnés en produits… Les caractéristiques de fabrication répondent aux exigences de la civilisation du XXème siècle, et il appartient à l’école de produire des élèves selon ses besoins spécifiques[i]. »

– Elwood P. Cubberley, doyen de L’école d’enseignement et éducation à l’Université de Stanford (1898).

C’est la rentrée, l’occasion pour nous de célébrer cette vénérable institution qu’est l’Éducation nationale avec un extrait (assez long) de l’excellent La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954) de Jacques Ellul. Il s’attaque ici plus particulièrement à « l’école nouvelle » ou « éducation nouvelle », ce courant pédagogique voulant faire de l’enfant un acteur de sa propre formation. L’apprentissage ne doit plus être une accumulation de connaissances, un bourrage de crâne, mais devrait se baser sur les centres d’intérêt de l’enfant, insister sur son esprit d’exploration et de coopération (Wikipédia).

Jacques Ellul est convaincu que cette éducation contribue au bien-être individuel par rapport aux anciennes méthodes, mais il considère ce progrès dangereux. Car cette technique d’éducation « crée des hommes heureux dans un milieu qui devrait normalement les rendre malheureux. » Tout au long du livre, il montre que l’efficacité et l’efficience guident le progrès technique dans tous les domaines ; que l’amélioration des techniques coïncide avec le bien-être humain ne signifie pas que le bien-être soit le but poursuivi. La gauche progressiste se targue par exemple d’avoir arraché des « acquis sociaux » au méchant patronat, alors qu’en réalité, il s’agit d’ajustements successifs destinés à graisser les rouages de la mégamachine sociale. Le stratège militaire Carl von Clausewitz parlait dans De la guerre (1832) du phénomène de « friction » pouvant gripper la « machine militaire » composée d’individus potentiellement défaillants (car humains) : « Le bataillon reste toujours composé d’un certain nombre d’hommes dont le plus insignifiant peut, au gré du hasard, arrêter ou même dérégler la machine. »

Si des ingénieurs améliorent l’ergonomie des machines dans les usines Renault et des architectes d’intérieur le confort des bureaux chez Google, c’est pour augmenter la productivité du bétail humain. Si les techniques du divertissement prolifèrent depuis le début du XXe siècle (radio, cinéma, télévision et le reste), c’est pour pallier l’absence de sens d’une vie en milieu urbano-industriel, pour que l’individu puisse se réfugier dans une autre réalité où il aurait le pouvoir d’influencer le cours des choses. Au sein de la civilisation industrielle, le divertissement n’a d’autre utilité que la « résilience » du primate humain forcé de subsister dans un environnement extrêmement hostile à sa santé mentale.


Technique de l’école (par Jacques Ellul)

Nous avons tous, nous adultes en 1950, connu les sombres écoles où le maître est l’ennemi, où la punition est constamment menaçante, où les fenêtres sont étroites et grillagées, les murs marron sombre, les bancs sculptés par des générations qui toutes également s’embêtaient ; où l’odeur de lait aigre, de tablier sale et de morve, formait un composé spécifique bien connu des pions. Nous avons encore devant les yeux les livres sans images, les leçons incompréhensibles qu’il fallait indéfiniment apprendre par cœur, et la discipline et l’ennui. Nous avons gardé la crainte du maître à quoi s’opposait notre ruse ; et la crainte des voisins (celui de derrière surtout contre qui nous étions désarmés) qui se divisaient exclusivement en plus forts et plus faibles. Embryon de politique, les ligues des faibles se formaient vite : concurrence impitoyable que venait accroître la concurrence des études, des notes et des places.

Les catégories étaient alors simples, le travail était une damnation, l’école un monde hostile, la société devait être semblable. Les supérieurs étaient des ennemis ; les hommes se divisaient en rampants qui veulent réussir, en durs qui sont assez forts pour s’en passer, et tout le reste était soumis ou révolté, suivant l’autorité supérieure. Voici que ces catégories, bien établies depuis qu’il y a une école, sont bouleversées par l’extension d’une série de techniques : ce qu’on appelle les techniques de l’école nouvelle.

Il n’y a aucun doute à avoir : elles ont pour but le bonheur de l’enfant. Salles claires, professeur compréhensif, travail amusant… Toutes les formules sont bien connues. L’enfant doit se détendre et se réjouir à l’école, il doit se trouver dans un milieu équilibré, il doit liquider les complexes qu’il pouvait avoir ; il s’amusera tout en apprenant. C’est un programme parfaitement valable. De même que la grande tendance qui se fonde sur la célèbre phrase de Montaigne : on renonce à un bourrage de crâne, à un bachotage intensif ; on cesse d’accumuler une connaissance encyclopédique dans un cerveau surchargé et au détriment de toutes les autres activités ; on recherche au contraire le développement équilibré de toutes les activités de l’enfant, activité physique, manuelle, psychique, aussi bien qu’intellectuelle, et dans celle-ci on insiste davantage sur les qualités d’observation, de raisonnement, d’éducation personnelle que sur les qualités de mémoire ou de connaissance. Le tout avec le minimum de contrainte possible.

Il est essentiel, dans cette pédagogie, d’avoir le plus grand respect pour la personne de chaque enfant, d’individualiser au maximum l’enseignement. Celui-ci d’ailleurs est englobé dans une éducation totale, et ne s’adresse plus à la seule intelligence. Et la méthode, s’inspirant de la maïeutique de Socrate, consiste à faire découvrir par l’enfant lui-même l’objet qu’il lui faut connaître, ou le principe, à partir des faits qu’il aura observés. Nous sommes en présence cependant d’une technique, combien raffinée, minutieuse, mais aussi combien rigoureuse, exigeante. Exigeante du technicien lui-même, car il faut un remarquable pédagogue pour l’appliquer. Nous ne sommes pas en présence d’une technique mécanique, s’appliquant presque ipso facto. Mais ceci est vrai de la plupart des techniques de l’homme dont nous parlerons ici. La personne du technicien compte infiniment, dans la mesure même où elles sont dans l’enfance.

Il est évident que l’enfant ainsi formé devient beaucoup plus équilibré, en même temps qu’il peut développer sa personnalité particulière. Inutile, en face de ce programme, de noter l’insuffisance de l’application en France et des médiocres résultats obtenus. Difficultés de recrutement de professeurs, en assez grand nombre et assez compétents, pour répartir les élèves en classes de quinze au maximum ; difficultés d’adapter ces méthodes aux programmes des examens qui restent inchangés, ce qui fausse absolument tout car on aboutit à une surcharge de l’enfant ; difficultés relatives aux locaux, au matériel, tout cela sur lequel on s’achoppe habituellement ne me paraît que très secondaire : ce sont des questions d’adaptation, c’est une période de transition, sans plus ; et normalement, si l’on continue dans cette voie, ces échecs disparaîtront.

Dans une société normalisée, l’école nouvelle est le seul système possible, et, comme l’on y aura compris l’importance de l’éducation, aucun sacrifice ne sera épargné pour l’application de la méthode. Il suffit de penser aux sacrifices du régime hitlérien et du régime communiste pour l’éducation de la jeunesse. C’est une pièce maîtresse de tout système politique actuel ; c’est une pièce maîtresse de la technique dans son ensemble.

Car nous abordons ici un des premiers problèmes soulevés par cette méthode : il s’agit de développer la personnalité de l’enfant. Il s’agit de le situer le mieux possible, de le préparer le mieux possible aux tâches qui l’attendent. Ce sont là des phrases que l’on rencontre partout.

Voici quelques indications de 1949, tirées d’une déclaration de Mme Montessori à l’UNESCO :

« Il faut éveiller dans l’enfant la conscience sociale. Je sais que c’est une question complexe de l’éducation, mais il faut que l’enfant qui deviendra homme puisse comprendre la vie et ses besoins, la raison fondamentale de toute existence : la recherche du bonheur… (Il faut) qu’ils sachent exactement ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire pour le bien de l’humanité… Il faut pour cela préparer l’enfant à comprendre la signification et la nécessité de l’entente entre toutes les nations. C’est à l’éducation plus qu’à la politique qu’incombe l’organisation de la paix. Pour la recherche pratique de la paix, il faut concevoir une éducation humaine, psychopédagogique, qui touche non seulement une nation, mais tous les hommes du monde… L’éducation doit devenir une véritable science humaine pour orienter tous les hommes au discernement de la situation présente. »

Ces déclarations me semblent très remarquables : elles désignent sans fard le but de cette technique psychopédagogique dans le meilleur des cas possibles, c’est-à-dire dans le cas d’une conception libérale de l’homme, de l’État et de la société, car Mme Montessori est libérale et parle pour des États démocratiques. Nous les prendrons à titre d’exemple, mais il me serait possible d’étudier les buts de cette technique à partir de bien d’autres études de pédagogues publiées dans ces dernières années. Elles convergent toutes vers les objectifs résumés ici par Mme Montessori.

Or nous voyons d’abord que cette technique doit être rigoureusement exercée par l’État. Seul il possède les moyens et l’ampleur nécessaires pour édifier le système. L’application stricte de la technique psychopédagogique est la ruine de l’enseignement privé – donc d’une liberté. Ensuite cette technique est « pantocrator » : elle doit s’exercer sur tous les hommes de la terre. Tant qu’un homme n’aura pas été formé selon ces méthodes, il risque de devenir un nouvel Hitler. Elle ne peut alors s’exercer que dans l’obligation pour tous les enfants d’y entrer, dans l’obligation de tous les parents d’y soumettre les enfants.

Cela est rigoureusement exact. Cette technique ne résoudra rien si une minorité seulement y est soumise. C’est pourquoi la formule de Mme Montessori n’est ni une image ni une exagération : il faut atteindre tous les hommes du monde. On voit déjà ce caractère agressif de la technique déjà étudiée : et Mme Montessori souligne qu’« il faut libérer l’enfant de l’esclavage scolaire et familial » pour le faire entrer dans le cycle de la liberté due à cette technique. Seulement cette liberté consiste en une minutieuse surveillance en profondeur, en un complet modelage intérieur de l’enfant, en un étroit chronométrage de son temps, où l’enfant s’habitue à un servage dans la joie. Mais le plus important c’est encore le fait de l’orientation donnée forcément à cette technique : elle est (et ne peut pas être autre chose) une force sociale. Elle est alors tournée vers un but social. Ce n’est pas pour lui tout simplement que l’on forme l’enfant. Mais il doit recevoir une conscience sociale, comprendre que le sens de la vie c’est de faire le bien à l’humanité, saisir la nécessité de l’entente entre les nations. Or ces notions sont beaucoup moins vagues qu’on ne le croit. Faire le bien de l’humanité, ce n’est pas une notion confuse, comme voudraient le faire croire les philosophes. Cela peut être une notion variable selon le régime politique, et c’est tout. Et encore cette variation est de plus en plus faible.

Il suffit de comparer Life [magazine états-unien publié de 1883 à 2000] et Les Nouvelles Soviétiques [« bulletin périodique de la société pour les relations culturelles entre l’URSS et l’étranger »] pour voir que l’on conçoit à peu près de même le bien de l’humanité ; la grande différence porte sur les personnes chargées de l’assurer. Le bien se résout à quelques données concrètes, précises. Par conséquent, cette technique a une direction précise : il faut donner à l’enfant un certain conformisme social. Il faut qu’il soit adapté à la société, qu’il n’entrave pas le développement de celle-ci, qu’il soit bien intégré dans le corps social avec le moins de difficulté possible.

Remarquons que cette technique de prétendue libération de l’enfant ne peut pas être orientée différemment : même si l’on se refuse à l’orienter (ce qui est pratiquement impossible), le sens même de cette technique c’est permettre l’expansion de l’enfant, le développement de sa personnalité, son bonheur et son équilibre : c’est un fait bien connu que l’opposition à la société, l’inadaptation produisent des troubles sérieux de la personnalité, empêchent le bonheur et provoquent un déséquilibre psychique.

L’un des facteurs profonds de cette éducation sera donc par nécessité la meilleure adaptation possible à la société, c’est-à-dire que, malgré toutes les déclarations possibles, ce n’est pas l’enfant en lui-même, et pour lui-même qui est formé : c’est l’enfant dans la société et pour la société. Remarquons qu’il ne s’agit nullement d’une préparation à une société idéale, toute de justice et de vérité, mais à la société telle qu’elle est. On insiste suffisamment sur la connaissance et l’adaptation au milieu : nous sommes placés sur plan concret. Lorsqu’une société devient de plus en plus totalitaire (je dis société, non pas État), elle provoque de plus en plus de difficultés d’adaptation, elle exige de plus en plus des hommes conformes : ainsi cette technique devient de plus en plus nécessaire.

Qu’elle conduise à créer des hommes plus équilibrés et plus heureux, je n’en doute pas. Mais c’est précisément là son danger. Elle crée des hommes heureux dans un milieu qui devrait normalement les rendre malheureux, s’ils n’étaient pas travaillés, pétris, formés pour ce milieu. Ce qui semble le sommet de l’humanisme est en réalité le sommet de la soumission de l’homme : on prépare le plus exactement possible l’enfant à être exactement ce que la société attend de lui. Il doit avoir la conscience sociale qui lui permettra de rechercher spontanément les buts mêmes de la société. Il est évident que lorsque les enfants auront été ainsi préparés par la technique psychopédagogique, il n’y aura plus beaucoup de difficultés sociales ni politiques. Tous les gouvernements sont possibles, toutes les transformations sociales pour des individus perpétuellement adaptés. Le grand mot des techniques de l’homme, c’est : adaptation.

Nous allons le retrouver dans toutes les directions. Ces méthodes pédagogiques répondent d’ailleurs exactement au rôle assigné à l’enseignement dans la société moderne. L’idée napoléonienne que les lycées devaient fournir des administrateurs de l’État et des directeurs de l’économie en conformité avec les besoins et les tendances de la société, n’a fait que grandir et s’est pratiquement étendue dans le monde entier. L’enseignement n’a plus un but humaniste, il n’a plus aucune valeur par lui-même, il n’a qu’un but : faire des techniciens. Une enquête du journal Combat en 1950 s’intitulait : « L’enseignement des Facultés ne correspond pas aux besoins de l’industrie. » Une enquête du journal Le Monde en 1952 commence : « Trop de demi-intellectuels, pas assez de techniciens… » Il est inutile de multiplier les références ; elles sont innombrables puisqu’elles correspondent exactement aux sentiments de chacun. Ce que l’on enseigne doit être utile dans la vie : or la vie actuelle est technique, il faut donc que l’enseignement soit d’abord cela. Ceci va dans le sens de l’individu dont la préoccupation est d’avoir un métier ; mais nous trouvons la même tendance dans le sens de la société : « Nous avons besoin de techniciens. » Une fois de plus, la technique réconcilie les individus et la société. L’enseignement, même en France, s’oriente vers cette œuvre fragmentaire, parcellaire, de création de techniciens et par conséquent d’individus utiles en groupes selon les critères d’utilité en cours ; d’individus conformes et aux structures et aux exigences du groupe. L’homme formé intellectuellement ne doit plus être un modèle, une conscience, une lucidité en mouvement qui animent le groupe, fût-ce en le combattant. Il est le servant le plus conformiste possible des instruments techniques : le cerveau de l’homme doit se conformer au cerveau tellement plus perfectionné de la machine, explique M. Couffignal. Et l’enseignement ne doit plus être une imprévisible aventure dans l’édification d’un homme, mais une conformisation et l’apprentissage d’un certain nombre de « trucs » utiles dans un monde technique.

Commentaire en préambule : Philippe Oberlé


[i] https://www.partage-le.com/2017/01/03/sur-la-nature-sauvage-des-enfants-scolariser-le-monde-par-carol-black/

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