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Écomodernisme : des fous furieux veulent « piloter » la planète

« Mes amis ! Je vous promets de vous montrer comment créer en dix ans un paradis où chaque être humain pourra obtenir en surabondance tout ce qu’il désire dans la vie, sans travailler et sans payer ; où toute la nature sera transformée et prendra les formes les plus belles ; chaque homme pourra vivre dans les plus magnifiques palais, dans un luxe et un raffinement inimaginable, dans les jardins les plus délicieux ; il pourra accomplir en une année plus de choses que ce qu’il fallait jusqu’alors des milliers d’années pour réaliser ; niveler les montagnes, creuser des vallées, créer des lacs, assécher lacs et marécages, doter la terre d’un réseau de canaux magnifiques, de routes pour transporter de lourds chargements de plusieurs milliers de tonnes et se déplacer en vingt-quatre heures sur un millier de miles […] ; se libérer de presque tous les maux qui affligent l’humanité, à l’exception de la mort, et encore, il pourra en repousser l’échéance […]. N’importe quel habitant pourra se procurer tous les articles dont il a besoin quotidiennement par un simple tour de manivelle, sans quitter son appartement. »

– John Etzler, Le Paradis à la portée de tous les hommes, sans labeur, par les pouvoirs de la nature et des machines, 1833

Le délire d’une domestication totale des forces de la nature par le pouvoir des machines ne date pas d’hier. Cette obsession pathologique pour la puissance et le contrôle gangrène l’imaginaire collectif du monde occidental depuis maintenant quelques siècles. Aujourd’hui, cette lèpre s’est étendue au globe entier, la plupart des peuples ayant été contaminés par la pensée-machine à force d’être colonisés par des machines. Signe du caractère pathologique de cette pensée, après deux siècles de chaos croissant – éradication des biotopes et de leurs habitants non humains, colonisations, guerres, ethnocides, génocides, inégalités extrêmes, dégénérescence physique et mentale de l’espèce humaine – un certain nombre de fous furieux, pour la plupart membres des classes dominantes, osent encore affirmer que « ça valait le coup ». Pire, leur peur paranoïaque de l’effondrement de la civilisation industrielle conjuguée à l’ivresse de la puissance les incite à en remettre une couche. Désormais, ils se voient comme des « pilotes » d’une planète machinisée qui voguerait à travers le système solaire, tel un vaisseau spatial.

Ce délire technoscientifique d’une maîtrise infinie du monde peut prendre plusieurs formes. Il y a d’un côté les écomodernistes auxquels s’intéresse l’historien des sciences Christophe Bonneuil dans le texte ci-après. Les écomodernistes sont dans une négation totale des limites planétaires, de la dégradation de la biosphère ou encore de l’impossibilité physique de découpler croissance économique et dégâts environnementaux. Ils affirment explicitement vouloir prendre le contrôle de la biosphère aidés de la puissance technique. De l’autre, il y a ce mythe d’une décroissance planifiée initié par les cybernéticiens du Club de Rome qui ont été parmi les premiers à avoir utilisé une simulation informatique pour modéliser le système-Terre. Ces deux groupes, qu’on cherche souvent à opposer, ont en réalité plus de points communs que de différences, à commencer par la conception machinique de la vie sur Terre et une aspiration à en prendre le contrôle.

Le texte de Christophe Bonneuil est tiré du livre Greenwashing : manuel pour dépolluer le débat public paru en 2022.


L’écomodernisme pour piloter la catastrophe écologique ? (par Christophe Bonneuil)

Quand l’Anthropocène est apparu dans le champ scientifique et l’espace public au début des années 2000, personne n’y voyait quelque chose de positif. Cette nouvelle époque de l’histoire de la Terre dans laquelle les activités humaines structurées par la mondialisation du capitalisme industriel – avec ses façons massives d’exploiter, d’approprier, de mettre au travail, d’habiter et de consommer – sont devenues force tellurique, portait au contraire une annonce peu réjouissante. Celle de dérèglements profonds, multiples, synergiques et difficilement prévisibles de notre planète, risquant fort de rendre la Terre moins habitable pour les humains, comme pour des millions d’autres façons d’être vivant. Pourtant, certains en font désormais une bonne nouvelle, y voyant l’opportunité pour l’humanité d’atteindre la maîtrise complète de la planète. Comment et pourquoi un tel renversement ? Le ver n’était-il pas dans le fruit ?

De l’Anthropocène au « bon Anthropocène »

Si la montée en échelle planétaire et géologique de notre conscience de la gravité de la question écologique peut constituer une avancée intéressante, un ver de greenwashing techno-cornucopien[1] était en effet déjà logé dans ce fruit.

En premier lieu, donner le nom d’Anthropocène à une nouvelle époque ne pouvait-il pas aussi se lire comme une célébration de la puissance humaine, de la domination de l’esprit humain ou de son agir technique sur la biosphère[2] ? De là s’est affirmée une nouvelle idéologie proclamant la «  fin de la nature  ». Celle-ci ne se limite pas au simple constat d’une altération anthropique touchant désormais des milieux et processus terrestres autrefois indemnes ; ni au diagnostic d’une crise de l’ontologie de la modernité capitaliste occidentale qui séparait « Nature » et « Culture » en déniant agentivité et intériorité aux vivants autres qu’humains (mythe moderne en effet critiquable). Ce que les prophètes de la « end of nature » proclament, c’est l’inexistence de toute forme d’altérité, d’antériorité et d’autonomie dans le monde vivant non humain. Non seulement « l’Homme » (le terme masculiniste « Man » est en effet celui généralement employé) a atteint les limites de sa cage, mais il serait seul avec lui-même, et le bon fonctionnement du « système Terre » ne reposerait désormais plus que sur son génie (thèse du « planetary stewardship » plaçant « l’Homme » en pilote de la planète). En cela, elle radicalise plutôt une modernité agressivement anthropo-hégémoniste et techno-solutionniste qu’elle ne la critique ou ne l’infléchit.

En outre, un grand récit « historique » accompagna de façon dominante les discours de l’Anthropocène dans les arènes scientifiques et internationales, selon lequel la modernité industrielle aurait commencé à dérégler les fonctionnements et équilibres terrestres sans s’en apercevoir, pour accéder à la conscience écologique seulement depuis quelques décennies. Ce grand récit de l’éveil écologique (voir l’article prise de conscience) n’a-t-il pas eu comme effet principal de légitimer un pilotage complet et enfin «  éclairé  » de l’ensemble du système Terre, voire une conquête de l’espace ? Alors que l’industrialisme de l’âge de l’« improvement » et des Lumières, de Buffon, de Saint-Simon, proposait de corriger une nature laide ou sous-productive en industrialisant le globe, il s’agit aujourd’hui de légitimer la prise en main, « en pleine conscience » – nouveau déni des limites de notre connaissance et des récurrents effets non-intentionnels de l’agir techno-scientifique  –, par « l’espèce humaine » de tout ce qui est vivant et de tout ce qui est terrestre (à commencer par le climat). Tel s’énonce le nouveau récit des Lumières vert pâle : « avant, nous, humains, étions les pilotes inconscients et mal éclairés de la planète, sachons désormais assurer notre règne et la piloter en conscience, en  en contrôlant  par la technique tous les paramètres, comme sur un vaisseau spatial ».

En troisième lieu, l’étude fine des textes de Paul Crutzen, créateur du concept d’Anthropocène, montre que, bien avant que celle-ci ne finisse par être imposée comme sujet de discussion acceptable au GIEC, la légitimation de la géo-ingénierie (intervention technique d’ampleur sur le climat global de la Terre) était inscrite dans le logiciel discursif des promoteurs de l’Anthropocène dès ses débuts en 2000-2006. Ainsi le célèbre article de 2002 dans la revue Nature s’achevait-il sur ces phrases : « Une tâche colossale est à venir pour les scientifiques et ingénieurs, celle de guider la société vers une gestion durable sur le plan environnemental pendant l’ère de l’Anthropocène. Cela requerra un comportement humain approprié à toutes les échelles, et pourrait bien impliquer des projets de géoingénierie à grande échelle, acceptés au niveau international, par exemple pour “optimiser” le climat[3]. »

Genèse et réseaux de l’écomodernisme

Si les promesses de sauvetage de la planète et de l’abondance par la technologie viennent de toutes parts, un courant structurant et influent se dégage : le Breakthrough Institute créé par Michael Shellenberger et Ted Nordhaus. Les deux fondateurs ont travaillé ensemble dans des entreprises de communication et relation publique avant de lancer ce think tank en  2003 et de publier l’année suivante un brûlot : « La mort de l’environnementalisme : le réchauffement global dans un monde post-environnemental ». Ils y proclament la nécessité d’en finir avec l’environnementalisme né dans les années 1960. Jugé trop alarmiste, trop accroché à la défense de la nature et à la critique de la technologie, cet environnementalisme aurait failli face au changement climatique[4]. Suivent alors plusieurs dizaines de rapports et plusieurs livres dont Break Through : From the Death of Environmentalism to the Politics of Possibility en 2007 et An Ecomodernist Manifesto en 2015[5].

On peut situer le Breakthrough Institute au centre gauche du champ politique classique états-unien. Son appel à un pilotage techno-industriel de la planète a toutefois l’avantage de lui rallier aussi bien les intérêts industriels, néolibéraux et conservateurs (qui ne partagent pas son insistance sur le rôle de l’État fédéral dans les politiques d’innovation technologique), que l’orthodoxie marxiste ne jurant que par le développement des forces de production (de certains géographes universitaires marxistes aux accélérationnistes). Ted Nordhaus dirige toujours l’Institut tandis que Michael Shellenberger s’éloigne pour fonder en 2016 un autre think tank nommé Environmental Progress et publier en 2020 un livre traduit en français l’année suivante, Apocalypse zéro : pourquoi l’alarmisme environnemental nuit à l’humanité[6]. Parmi les signataires du manifeste écomoderniste, texte clé de 2015, on compte notamment le géographe Erle Ellis (promoteur en 2011 de l’idée d’un « good Anthropocene »), Steward Brand, connu comme protagoniste de la contre-culture des années 1970 et auteur de Whole Earth Discipline : Why Dense Cities, Nuclear Power, Transgenic Crops, Restored Wildlands, and Geoengineering Are Necessary (Atlantic Books, 2010), David Keith, physicien partisan de la géo-ingénierie et PDG de Carbon Engineering, ou encore le journaliste Mark Lynas, auteur de The God Species : Saving the Planet in the Age of Humans (2011). Autour du Breakthrough Institute gravitent également des personnalités comme Rachel Pritzker, milliardaire héritière de la famille Pritzker qui fonda la chaîne d’hôtels Hyatt et dont la fondation finance des recherches sur le nucléaire et sur la géo-ingénierie, ou l’ancien « nouveau philosophe » français Pascal Bruckner qui a préfacé Apocalypse zéro en fulminant à nouveau contre la « haine de soi » dont témoignerait la jeunesse engagée dans le mouvement climat.

Des « percées » technologiques pour gouverner la Terre : discours et promesses écomodernistes

Pour décrypter ce courant écomoderniste, on peut s’attarder sur sa rhétorique et ses « solutions ». Truquant leur biographie pour se faire passer pour d’anciens activistes écologistes ayant changé d’avis et ouvert les yeux (rhétorique du repenti), les écomodernistes accusent ceux qui sont restés écologistes d’avoir échoué à peser vers une transition écologique par immaturité, par romantisme, par incapacité à s’allier à la puissance de l’innovation technologique et à l’efficacité des entreprises et des institutions, bref à la capacité du capitalisme à s’autotransformer. Ce récit de la défaite des mouvements socio-écologiques depuis Rachel Carson place toute la responsabilité sur ces derniers, en occultant les stratégies déployées en face d’eux pour que rien ne change : rigidité des institutions, contre-révolution néolibérale, travail de marginalisation des alertes et des activistes, fabrique de l’ignorance, tactiques contre-insurrectionnelles de montage de mouvements anti-environnementaux tels le « wise-use movement » aux États-Unis ou les plus récents « fascismes fossiles », externalisation des dégâts écologiques les plus criants vers des territoires périphériques, etc.

Du côté des solutions, l’énergie nucléaire vient en première ligne du travail de lobbying du Breakthrough Institute[7] (d’où une stratégie de recherche de liens avec des influenceurs français, comme Bruno Latour, puis après le retrait de celui-ci[8], Pascal Bruckner). L’agriculture la plus intensive en pesticides est aussi prônée comme seule solution pour limiter la déforestation et préserver des espaces de biodiversité. Les techniques de capture du carbone ou d’intervention climatique (géo-ingénierie) brevetées par les start-up et entreprises de la galaxie de Bill Gates sont aussi avancées… non plus comme dernier recours en cas de catastrophe climatique imminente (comme chez Crutzen) mais comme une nouvelle option pour mieux piloter la planète. Enfin ces dernières années, le gaz naturel (y compris le « gaz de schiste ») a été fortement mis en avant par les écomodernistes. Ceux-ci consacrent beaucoup d’efforts à torpiller non seulement les mesures proposées pour l’efficacité ou la descente énergétique, mais aussi les énergies renouvelables. Cela peut sembler étrange pour des adorateurs des innovations technologiques vertes, mais s’explique si l’on sait que le Breakthrough Institute a été financé par des lobbies des énergies fossiles[9]. Pire, alors qu’au début des années 2000, les écomodernistes plaçaient le dérèglement climatique comme problème le plus urgent (afin de taxer les défenseurs des espaces naturels et de la biodiversité de « romantiques » passéistes et promouvoir le nucléaire et autres innovations brevetées promettant de stocker ou capturer le carbone), on observe une inflexion ces dernières années vers un discours qui fustige le «  catastrophisme climatique monomaniaque qui a pris le contrôle des institutions de développement occidentales[10] » et remet en question la gravité de la plupart des impacts du dérèglement climatique sur les sociétés humaines[11]. Le courant qui se dit « écomoderniste » ou « post-environnementaliste » constitue donc une machine de guerre contre les luttes écologistes, contre les politiques publiques de maîtrise des énergies fossiles, et même contre certains secteurs du capitalisme vert lui-même (énergies renouvelables). Reprenant un texte de Bruno Latour sur Frankenstein, les écomodernistes proposent fièrement d’aimer, de soigner et de perfectionner nos monstres, d’étendre la mégamachine techno-industrielle en arsenal de prise en main de l’ensemble de la planète[12]. En célébrant l’ingénierie généralisée d’une Terre devenue simple objet de pilotage par la technosphère, la promesse est de sauver la Terre sans rien changer aux fonctionnements du capitalisme. L’écomodernisme conçoit non seulement la nature mais aussi l’espèce humaine comme un produit socio-technico-économique qui doit « évoluer ». Cette vision alimente le projet d’un néocapitalisme prolongeant l’ère néolibérale (gouvernement économique financiarisé du monde, « croissance verte », privatisation-marchandisation des « services écosystémiques ») par un surcroît de disruption technologique monopoliste (smart everything, conquête spatiale, systèmes socio-écologiques pilotés comme des dispositifs cybernétiques, transhumanisme). Il ne s’agit rien moins que de faire de la Terre tout entière, vies et sociétés humaines comprises, un sous-système du système financier.

Christophe Bonneuil

Pour aller plus loin

« An ecomodernist manifesto », 2015, http://www.ecomodernism.org/s/AnEcomodernist-Manifesto.pdf

Christophe Bonneuil, «  The geological turn  : Narratives of the Anthropocene », in C. Hamilton, F. Gemenne et C. Bonneuil (dir.), The Anthropocene and the Global Environmental Crisis  : Rethinking Modernity in a new Epoch, Londres, Routledge, 2015, p. 15-31.

Frédéric Neyrat, La Part inconstructible de la Terre. Critique du géoconstructivisme, Paris, Seuil, 2016.


Commentaire introductif et retranscription : Philippe Oberlé


  1. Anglicisme en référence à la notion de corne d’abondance (cornu copiae).

  2. L’influence de la pensée de Teilhard de Chardin est perceptible dès les premiers textes sur l’Anthropocène. C’est contre cette prétention humaine à diriger la Terre que le terme de Chtulucène a été proposé par Donna Haraway, ou Capitalocène par Andreas Malm et Jason Moore.

  3. Paul J. Crutzen, « Geology of Mankind », Nature, 415, 3 janvier 2002, p. 23.

  4. https://thebreakthrough.org/articles/the-death-of-environmentalism

  5. Pour des critiques de la part de chercheurs proches de l’écologie politique, la transition et la décroissance, voir https://www.resilience.org/stories/2015-05-06/a-degrowth-response-to-anecomodernist-manifesto/

  6. Michael Shellenberger, Apocalypse zéro : pourquoi l’alarmisme environnemental nuit à l’humanité, Paris, L’Artilleur, 2021.

  7. https://thebreakthrough.org/articles/how-to-make-nuclear-cheap

  8. Bruno Latour avait accepté en 2010 d’être « Senior fellow » du Breakthrough Institute, mais, mis en garde par certains de ses amis et collègues, il finit en 2016 par publier une nette critique du Manifesto jugeant son modernisme « un anachronisme », cf. Bruno Latour, « Fifty shades of green », Environmental Humanities, 2016, vol. 7, no  1, p. 219-225.

  9. Parmi les bailleurs de fonds du Breakthrough Institute, on trouve la Cynthia and George Mitchell Foundation, liée à la fortune de George Mitchell provenant de l’extraction de gaz de schiste par fracturation hydraulique, et prônant activement cette énergie. Cf. Michael Mann, The New Climate War : The Fight to Take Back Our Planet, New York, Public Affairs, 2021, p. 330, note 32.

  10. Ted Nordhaus, https://thebreakthrough.org/issues/food/ecomodernism-in-action, 28 décembre 2021

  11. C’est un axe principal de Michael Shellenberger, Apocalypse zéro, op. cit.

  12. Bruno  Latour « Love your monsters », Breakthrough Journal, n°2, automne 2011, https://thebreakthrough.org/journal/issue-2/love-your-monsters ; Michael Shellenberger et Ted Nordhaus, « The monsters of Bruno Latour : Frankenstein’s true lesson », 2012, https://thebreakthrough.org/journal/online-content/the-monsters-of-bruno-latour

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