Industrie floricole au Kenya : un commerce inéquitable au doux parfum de colonialisme
Traduction d’une enquête publiée le 21 mars 2020 dans le média panafricain The Elephant et parue originellement dans plusieurs journaux néerlandais ainsi que sur la plateforme de journalisme d’investigation Investico. Romy van der Burgh and Linda van der Pol, les auteurs du texte, sont deux journalistes freelance basés aux Pays-Bas.
Les producteurs néerlandais dominant le secteur des fleurs coupées au Kenya faisaient déjà la une des journaux en raison des violations de l’environnement et des mauvaises conditions de travail. Aujourd’hui, comme l’ont découvert les journalistes d’investigation Romy van der Burgh et Linda van der Pol, ils sont également accusés d’échapper à l’impôt au Kenya tout en portant fièrement l’insigne du « commerce équitable ».
Une large route goudronnée et très fréquentée serpente autour du lac d’eau douce de Naivasha, à une centaine de kilomètres de la capitale Nairobi. Les conducteurs manœuvrent d’un côté à l’autre de la route afin d’éviter les importants nids de poule mesurant jusqu’à un demi-mètre de profondeur. Les conducteurs de matatus (minibus) préfèrent souvent les pistes de terre de chaque côté de la route, où le risque d’éclatement des pneus est moindre. Il arrive que des individus soient aperçus en train de mettre leur vie en danger, poussant une brouette chargée avec des pierres pour boucher un nid de poule sur la route. L’état de la route de Moi South Lake contraste avec les routes bien entretenues qui s’en éloignent, ces dernières menant à des enceintes clôturées où se trouvent des gardes armés. Le drapeau du club de football professionnel néerlandais, le Feyenoord, flotte derrière l’une de ces portes. Les fermes à fleurs nichées entre la route du lac Moi South et le lac Naivasha appartiennent pour la plupart à des agriculteurs néerlandais et semblent être en parfait état.
Aux Pays-Bas, la culture des roses a diminué de façon spectaculaire au cours des dernières décennies. Entre 2000 et 2019, la superficie consacrée à la culture des roses aux Pays-Bas est passée de 932 à 200 hectares. De nombreux producteurs néerlandais ont déplacé leurs entreprises vers des pays africains tels que le Kenya et l’Éthiopie. Les prix de la main-d’œuvre, de l’énergie, de l’eau et des terres sont plus bas en Afrique de l’Est qu’aux Pays-Bas et le climat de l’Afrique de l’Est est favorable à la culture des roses. Les roses prolifèrent dans un environnement ensoleillé et chaud. La fleur coupée est devenue la principale marchandise exportée par le Kenya, et c’est aussi un secteur qui emploie à 500 000 Kényans. Cependant, l’industrie floricole kenyane a fait l’objet de critiques ces dernières années en raison des mauvaises conditions de travail, de l’utilisation à grande échelle de pesticides toxiques et de l’impact négatif sur l’environnement, notamment la pollution du lac Naivasha.
Récemment, la lumière a été faite sur une autre controverse : les entreprises floricoles ne payent pas leursvimpôts au Kenya. C’est ce qu’a révélé la plateforme néerlandaise de journalisme d’investigation Investico. Une recherche effectuée dans les enregistrements et les rapports annuels nous montre comment les entreprises florales évitent les impôts locaux par le biais de sociétés d’exportation aux Pays-Bas et de trusts situés dans des paradis fiscaux tels que les îles Caïmans et les îles Vierges britanniques, le Liechtenstein et Jersey. D’autres vendent leurs revenus à des sociétés sœurs à Dubaï pour un prix artificiellement bas, ce qui signifie que les bénéfices ne sont pas enregistrés par l’exploitation horticole kenyane, mais par une entité étrangère où l’impôt sur les bénéfices est également beaucoup plus faible qu’au Kenya. Sur les 32 sociétés sur lesquelles nous avons enquêté, 13 au moins sont d’origine néerlandaise et 45 % d’entre elles peuvent être liées à des paradis fiscaux. Presque tous les producteurs néerlandais installés au Kenya ont transféré une partie de leur activité chez une société néerlandaise. Les entreprises créant un groupe international de plusieurs sociétés peuvent transférer et répartir leurs profits et pertes au sein de ce groupe. Elles peuvent ainsi s’assurer d’abaisser au maximum le bénéfice dans le pays où le taux d’imposition est le plus élevé. Le Kenya ayant un taux d’imposition élevé sur les bénéfices, ce modèle est intéressant pour les entreprises qui y opèrent. Les Pays-Bas ont conclu des conventions fiscales avec de nombreux autres pays, il est donc plus facile de faire transiter de l’argent par les Pays-Bas vers un paradis fiscal que par le Kenya.
Bien que les producteurs évitent de payer des impôts dans un pays comme le Kenya, où 36 % de la population vit dans la pauvreté, ils appellent toujours leur activité « commerce équitable ». En fait, plus de la moitié des entreprises passées en revue arborent un certificat de commerce équitable. Fairtrade, un label de qualité pour le commerce équitable entre l’Occident et les pays africains, ne prend pas en compte l’évasion fiscale. « Le commerce équitable, c’est un oxymore », déclare Alvin Mosioma, directeur de Tax Justice Network Africa. « Il n’y a rien d’équitable dans ce commerce. Ni pour les travailleurs qui coupent les fleurs, ni pour le gouvernement. »
Dans une petite salle de l’école primaire Oserian à Naivasha, les parents se précipitent pour s’emparer de chaises en plastique sur lesquelles est écrit « Église Oserian ». Elles ont été empruntées à une église voisine et placées en rangées bien ordonnées. Au cours de cette cérémonie, les dix meilleurs élèves de l’examen national de l’année dernière sont honorés : l’un d’entre eux pourrait même rejoindre les cinq cents meilleurs élèves du pays et bientôt, les journalistes se presseront autour de lui pour enregistrer un court témoignage. Mais d’abord, le directeur de l’école ouvre la cérémonie par une prière et, dans la même phrase, il remercie Dieu et la compagnie des fleurs Oserian pour la réussite des élèves.
Oserian est une grande entreprise aux racines néerlandaises : elle fut fondée en 1969 par l’ex-marine Hans Zwager et compte aujourd’hui parmi les plus grands exportateurs de roses et de fleurs coupées en Afrique. Un million de roses sont tranformées chaque jour. Une partie est transportée par avion à Schiphol pour être vendue aux enchères à Aalsmeer (Pays-Bas) ; le reste est livré directement aux supermarchés européens tels que Sainsbury’s. Plus de quatre mille employés travaillent dans la pépinière, et des centaines dans le reste du domaine Oserian.
Oserian est la bannière de l’industrie florale kenyane. Elle déploie beaucoup d’efforts pour conserver la faune et la flore et, sur son terrain, se trouvent des écoles, un hôpital et des maisons pour le personnel. Le fondateur Hans Zwager a été décoré par l’ancien président Daniel Arap Moi, récemment décédé, pour son travail de pionnier dans l’industrie horticole kenyane et pour sa pratique de l’entrepreneuriat socialement responsable.
Depuis la route de Moi South Lake, on aperçoit un palais avec des flèches blanches dépassant la cime des arbres. Il appartenait autrefois à la famille coloniale britannique Delamère, mais il est aujourd’hui occupé par la famille Zwager. « Oh, vous disparaissez là-bas », dit Fredrick, 46 ans, un ancien employé d’Oserian, tout en se resservant du poisson. Situé à quelques kilomètres de la pépinière de fleurs, le café Hollywood est plein le soir. L’espace est chauffé par des monticules de charbon de bois sur lesquels sont cuits des tilapias fraîchement pêchés. « L’Oserian fournit toutes les installations. Quand j’étais en vacances, je ne savais pas où donner de la tête, comme s’il n’y avait plus rien en dehors de l’entreprise ».
Pendant près de vingt ans, Fredrick a veillé à ce que les boutons de roses soient fertilisés. Il travaille maintenant à son propre compte : il répare et loue des vélos. Au départ, Fredrick travaillait pour l’entreprise floricole pour 12 000 shillings kenyans (environ 110 euros) par mois, mais selon lui le nombre de personnes touchant ce salaire a progressivement été réduit ; les nouveaux employés gagnent la moitié de ce montant. Ce chiffre nous est confirmé le lendemain matin, lorsque nous rencontrons par hasard un nouveau coupeur de roses à Oserian et que nous lui donnons un coup de main. Elle avoue qu’elle ne reçoit que 59 euros pour un mois de travail. Un troisième employé, à qui nous parlons lorsque nous dévions de l’itinéraire lors d’une visite étroitement guidée du centre de tri, nous parle du même montant – soit une somme à peu près égale au salaire minimum pour le personnel non qualifié au Kenya. Cependant, Mary Kinyua, la directrice administrative d’Oserian, affirme que le salaire moyen d’un travailleur d’Oserian est de 167 euros.
En 2017, Oserian a scindé la société en deux sur le papier. Certaines activités, telles que l’emballage de roses, ont été transférées à une nouvelle société. Cette entreprise échappe à la convention collective de travail (Collective Labour Agreement ouCAO) du secteur fixant un salaire minimum de 10 000 shillings (91 euros). Dans la pratique, il semble qu’il y ait peu de différences entre les employés de l’une ou l’autre entreprise. Dans les serres vert pâle qui s’étendent à perte de vue, les employés des deux entreprises interagissent ensemble. Les deux groupes ne se rapprochent pas du salaire de subsistance calculé par Hivos à Naivasha, qui est de 2 852 euros par an. Néanmoins, le label Fairtrade est actuellement en accord avec le salaire minimum et la CAO du secteur.
Les floriculteurs néerlandais se sont installés en Afrique en raison de la prospérité qui leur était promise. Mais au Kenya, les choses ont considérablement changé depuis ; la culture des fleurs y est également en déclin. « Mes seize hectares aux Pays-Bas produisent un rendement supérieur aux soixante-dix hectares du Kenya », déclare le floriculteur Arie van den Berg, qui travaille à la fois aux Pays-Bas et au Kenya. En Europe, les roses néerlandaises sont toujours disponibles chez le fleuriste pour quelques euros chaque jour de la Saint-Valentin, mais les roses africaines sont vendues chez Lidl (une chaîne européenne de supermarchés) à un prix dérisoire de 1,99 euros par bouquet. Parfois, les prix des enchères sont si bas qu’il est plus avantageux de détruire un chargement de roses que de devoir payer les frais de vol pour l’envoyer aux enchères dans l’ouest des Pays-Bas.
La concurrence s’intensifie dans le monde entier et les pays africains tentent de rivaliser les uns avec les autres : l’Éthiopie a commencé à faire jouer la concurrence en offrant des exonérations fiscales – et il n’est pas du tout question de salaire minimum. Un autre problème au Kenya pour les entrepreneurs étrangers, les taxes sont élevées : l’impôt sur les sociétés s’élève à 37,5 %. Dans un marché où chaque centime compte, certaines entreprises font tout ce qu’elles peuvent pour se libérer de cette charge fiscale.
Il y a quelques années, en 2012, les équipes de football Oserian FC et Karuturi Sports, sponsorisées et nommées d’après deux pépinières de roses concurrentes, se sont affrontées en Premier League, la plus haute division de football au Kenya. Le « derby de Naivasha » a attiré les foules. À peine deux ans après ce point culminant, le destin a pris un tournant dramatique et les joueurs de Karuturi Sports ont dû raccrocher les crampons en 2014. Le site de Karuturi a depuis été abandonné. Les serres vacantes s’étendent sur des centaines de mètres. Les structures de fer s’étendent à perte de vue, interrompues occasionnellement par un individu cueillant une rose perdue au milieu des plantes sauvages poussant dans les serres abandonnées.
Cinq ans après la faillite, un ancien employé vit toujours dans une cabane à l’entrée des locaux de l’entreprise. Il espère qu’on lui versera les trois mois de salaire qui lui sont dus, plus sa pension majorée. « Au cours des derniers mois avant la fermeture de la plantation, les conditions de travail étaient terribles. Il n’y avait plus de protection contre les pesticides et les masques que nous portions n’étaient même pas vraiment adaptés à la poussière, encore moins au poison », dit-il.
Mais la fermeture de Karuturi n’avait rien à voir avec l’utilisation de pesticides. La société a été reconnue coupable d’avoir échappé à plus de 18 millions d’euros d’impôts. Bien que Karuturi et les autorités fiscales soient parvenus à un accord pour un règlement de 4 millions d’euros, cela s’est avéré suffisant pour mettre la société en faillite. Les roses étaient systématiquement exportées à un prix extrêmement bas vers une autre entreprise dont Karuturi était propriétaire, à Dubaï, d’où elles étaient ensuite distribuées sur le marché. La succursale kenyane était déficitaire, tandis que la succursale engrangeait des profits aux Émirats. Mais Karuturi n’a payé aucun impôt sur ce bénéfice : les Émirats arabes unis n’ont pas d’impôts sur le revenu, les bénéfices ou les dividendes, ni aucun droit d’importation à régler sur les marchandises en transit. Alors que l’impôt sur les sociétés au Kenya s’élève à 37,5 %, à Dubaï il est de 0 %.
Dubaï est un nouveau paradis fiscal. Les zones franches sont en progression. L’anglais y est la langue officielle et les entrepreneurs étrangers peuvent être propriétaires en totalité de leur entreprise. Selon divers rapports annuels de la Chambre de commerce néerlandaise, trois pépinières néerlandaises présentes au Kenya ont déjà trouvé un foyer dans les Émirats. Oserian en fait partie. Celle-ci a ouvert un centre logistique – Airflo FZE (Free Zone Enterprise) – à l’aéroport de Dubaï.
En plus des taxes peu élevées, Dubaï offre une grande confidentialité aux propriétaires d’entreprises : les rapports annuels ne sont pas obligatoires et il est impossible d’en faire la demande. C’est pourquoi nous ne pouvons pas vérifier si Oserian applique les mêmes règles que Karuturi. Karuturi a finalement échoué parce qu’elle a dû divulguer davantage d’informations en tant que société cotée en Inde. Les sociétés néerlandaises ne sont pas obligées de divulguer des documents financiers au public parce qu’elles ne sont pas enregistrées en bourse.
Nous avons suivi le commerce offshore et le fonctionnement des entreprises néerlandaises pour la première fois via la base de données FlowerCompanies.com, une plateforme fondée par un entrepreneur néerlandais. Sur 21 entreprises africaines, le pays d’établissement ne mentionne pas le Kenya ou l’Éthiopie, mais les îles Caïmans, un endroit ensoleillé, mais sans une seule méga-ferme.
« Je ne sais pas pourquoi, c’est dingue. C’est un bug dans le site web », a dit le fondateur quand nous l’avons eu au téléphone. Après quelques heures, les adresses ont été supprimées du site, mais nous avons découvert par d’autres moyens que la majorité de ces sociétés ont effectivement des succursales dans des paradis fiscaux tels que les îles Caïmans. Il est plus difficile de prouver qu’elles ne paient pas ou peu d’impôts au Kenya.
Selon la loi, tous les résidents kenyans ont le droit de demander des données aux agences gouvernementales et aux entreprises privées. Comme nous ne sommes pas des résidents kenyans, un étudiant en droit fiscal à Nairobi nous a aidés à consulter les rapports annuels des producteurs néerlandais au Kenya. Lors de sa première visite à la Chambre de commerce du Kenya, il a été convoqué pour communiquer ses choix via l’internet. Lors de sa deuxième visite, il n’a reçu qu’un dossier vide. Lors de sa troisième visite, il a finalement obtenu le dossier Oserian. Il a payé plus de six euros pour l’inspecter.
Il est interdit de prendre des photos à la Chambre de commerce et les caméras de sécurité dissuadent les visiteurs de le faire. Notre « informateur » est réticent à utiliser une caméra cachée. Appelant les Pays-Bas, il parcourt le livre contenant un audit indépendant de Deloitte, dans lequel les recettes d’Oserian pour 2013 sont estimées à 2,7 millions d’euros. En dessous de la ligne, il ne reste que 3 910 euros de bénéfice dans leurs documents financiers, dont Oserian a versé un peu moins de 1 041 euros aux autorités fiscales.
Nous avons écrit, conformément à la loi, une lettre à la Chambre de commerce du Kenya, demandant des copies du dossier – mais les papiers que l’étudiant kenyan avait vus quelques jours auparavant ont soudainement été « perdus ». L’entreprise refuse également de transmettre toute information sur ses finances.
La famille Zwager, propriétaire d’Oserian, a construit tout un réseau d’entreprises autour de la pépinière qui, ensemble, couvrent toute la chaîne, de la production à la vente et jusqu’à la distribution. Une entreprise aux Pays-Bas s’occupe de la « vente et de la commercialisation de fleurs coupées ». La société néerlandaise de Peter Zwager a réalisé un chiffre d’affaires brut de 47 millions d’euros en 2010. La plupart des employés, selon la référence LinkedIn, travaillent simplement depuis le Kenya. Il ne peut en être autrement, car il n’y a pas de lieux de travail à Amsterdam : l’entreprise a été transférée au bureau fiduciaire Align.
Mavuno Group Holding Company Establishment apparaît comme la partie prenante ultime de toutes ces sociétés « néerlandaises ». C’est un trust dans le paradis fiscal du Liechtenstein, qui est à nouveau géré par un bureau fiduciaire. Aucun pays européen ne prélève aussi peu d’impôts que le Liechtenstein, et surtout, le public n’a aucun droit de regard. Les deux seuls actionnaires que nous identifions sont une société située à la même adresse dans la principauté, et une autre près du port pittoresque de Road Town, la capitale des îles Vierges britanniques, qui possède à son tour toute une série de sociétés, dont une société immobilière en Floride.
D’autres branches d’Oserian finissent également par disparaître dans le dédale d’actionnaires et de directeurs sur des îles tropicales où ni les rapports annuels ni les propriétaires ultimes ne sont rendus publics. Nous identifions la Nouvelle-Zélande, les Bahamas et Jersey.
« Nous ne vendons rien au Liechtenstein, nous n’y faisons pas de commerce, nous n’y bénéficions certainement pas d’un avantage fiscal – c’est juste un trust », explique la directrice administrative Mary Kinyua. « Le propriétaire de l’Oserian, Peter Zwager, y place ses avoirs. » Lorsqu’on lui demande pourquoi Oserian au Kenya ne fait qu’environ 2 000 euros de bénéfices, elle n’a pas de réponse.
« Il est très clair qu’il y a tentative d’échapper à l’impôt ici », déclare Vincent Kiezebrink de la Research Foundation for Multinational Enterprises (SOMO) lorsque nous présentons la structure élaborée d’Oserian. « On dirait qu’elle peut essayer d’en tirer le meilleur parti », dit-il en riant. « Tous les paradis fiscaux y passent. Vous n’avez pas besoin d’autant de paradis fiscaux pour échapper à l’impôt. De nombreuses grandes entreprises investissent aujourd’hui dans leur image publique : elles ne s’installent plus aux Bahamas mais dans des paradis fiscaux moins connus comme l’Irlande ou Chypre, car ces pays prétendent encore prélever environ 15 % d’impôts. Je ne vois pas cette conscience ici. Cela ne me surprendrait pas que cette société pense : « Plus on se rapproche de zéro, mieux c’est. »
Une foule d’avocats et de comptables astucieux assiste les agriculteurs émigrés et leur fait visiter le Kenya et, si nécessaire, les aide pour les terres agricoles et les aménagements fiscaux. Parmi eux, on trouve le cabinet d’avocats Raffman Dhanji Elms & Virdee, basé à Nairobi. Sur son site web, le cabinet juridique déclare « Le cabinet s’est fortement impliqué dans le conseil aux industries floricoles et horticoles au cours de la dernière décennie, en particulier en ce qui concerne les investissements étrangers dans ce pays et les méthodes d’acquisition des terres et les structures d’entreprise requises. Cela a conduit à la création de coentreprises entre des investisseurs kenyans et étrangers et à la protection et l’équilibre des intérêts respectifs. »
L’avocat controversé de la ville, Guy Spencer Elms, est l’un des trois noms qui nous ont été donnés. Il était autrefois tristement associé à de multiples scandales de corruption au Kenya. Néanmoins, il n’a jamais été condamné et maintient pour sa défense qu’il fait l’objet d’un complot d’un cartel criminel. Guy Spencer Elms affirme qu’il s’occupe lui-même de la planification fiscale de diverses pépinières néerlandaises et qu’il aide également les agriculteurs lors de transactions concernant des terres agricoles. Lorsque nous lui présentons les constructions offshore, il déclare : « Les gens pensent immédiatement à quelque chose de mauvais quand ils entendent parler d’un trust au Liechtenstein ou dans les îles Vierges britanniques, mais souvent il ne s’agit que d’une façon de planifier sa succession. Les trusts ne sont pas nécessairement une mauvaise chose. »
« L’impôt, c’est la vie ! », tel est le slogan de la célébration des 100 ans de l’impôt sur le revenu au Kenya. Le luxueux Safari Park Hotel de Nairobi a été choisi par l’université de Nairobi pour organiser la conférence sur l’impôt. Joan, une étudiante, prend une note de crédit dans son sac, et pointe du doigt la TVA à 16 %. « C’est pourquoi je pense que la fiscalité est si importante. Les impôts peuvent sortir le Kenya de la boue », dit-elle.
Les étudiants parlent des obligations fiscales en termes élogieux ; ils y voient l’avenir. Le lieu où ce changement doit avoir lieu, tout le monde tombe d’accord là-dessus, c’est au niveau du gouvernement. L’experte en fiscalité Attiya Waris, professeure de droit fiscal, souligne les lacunes dans la collecte d’impôts dans toute l’Afrique. Selon l’OCDE, l’Afrique perd chaque année 46 milliards d’euros de recettes fiscales en raison des pratiques des multinationales. Les Nations unies estiment ce montant à 92 milliards d’euros. Waris a fait des recherches pendant longtemps sur les entreprises floricoles du pays : « Le Kenya transfère ses terres à des sociétés étrangères, mais les bénéfices qu’elles réalisent tombent ailleurs. Ce n’est pas une situation où tout le monde est gagnant ».
La société néerlandaise Berg Roses doit régler 1,8 million d’euros d’impôt sur le revenu avec effet rétroactif. L’entreprise a été accusée par les autorités fiscales kenyanes d’organiser un montage avec sa société mère aux Pays-Bas. La succursale kenyane vendrait la plupart de ses fleurs à des prix extrêmement bas à la société mère aux Pays-Bas, de sorte que le bénéfice ne serait pas réalisé au Kenya, mais aux Pays-Bas.
Le procès est toujours en cours car Van den Berg a contesté l’affaire : « Nous veillons à réaliser cinquante pour cent de profit au Kenya et cinquante pour cent aux Pays-Bas. Nous pensons que c’est juste. Si nous perdons cette affaire, ce sera le coup de grâce pour notre entreprise. » Van den Berg connaît des sociétés qui canalisent les bénéfices vers des trusts offshore et, selon lui, nous n’en entendons jamais parler.
« Dans le secteur horticole comme au sein du gouvernement, tout le monde pense en termes de profit et non à ce qui est bon pour le pays », précise l’experte fiscal Waris à la fin de la célébration. Elle resserre un peu plus son écharpe colorée autour de ses épaules et poursuit en murmurant lorsque deux gardes armés passent devant elle : « Ce devrait être une obligation morale de payer des impôts dans un pays dont on exploite la terre, l’eau et les gens. »
Mais la surveillance de l’industrie floricole laisse souvent à désirer car le monde des affaires et l’élite politique sont étroitement liées – un euphémisme pour désigner la corruption. Cela est apparu clairement, par exemple, dans les Paradise Papers – des fuites de dossiers du cabinet d’avocats Appleby – montrant que Sally Jemngetich Kosgei, l’ancienne patronne de la fonction publique, et propriétaire d’une pépinière de fleurs au Kenya, a acheté un appartement luxueux à Londres par l’intermédiaire d’une société offshore basée à l’Île Maurice. Kosgei a déclaré au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) qu’elle avait acheté l’appartement avec ses fonds personnels.
Les organisations du commerce équitable ne considèrent pas l’éthique fiscale comme de leur responsabilité. La page de couverture d’un récent numéro de Fairtrade International est ornée d’une photo de la pépinière Waridi Limited, une société presque entièrement entre les mains d’une entreprise basée aux îles Vierges. Presque toutes les pépinières néerlandaises du Kenya sont en possession de la marque de qualité Fair Trade, signifiant une production dans de bonnes conditions.
« Oserian vend 14 % de sa production de roses en tant que commerce équitable », déclare Tara Scally, porte-parole pour Fair Trade aux Pays-Bas. Une partie des recettes provenant des roses estampillées Fair Trade, qui sont souvent plus chères, est reversée dans un pot commun que les employés de l’exploitation peuvent écouler eux-mêmes : ils l’investissent par exemple dans l’éducation ou dans le salaire d’un médecin.
Le commerce équitable se concentre sur les conditions des agriculteurs et des travailleurs, explique M. Scally. Les constructions fiscales n’en font pas partie. De plus, la recherche fiscale exige beaucoup de connaissances spécialisées et de ressources financières, ajoute-t-elle. Elle craint que les entreprises ne participent plus au programme si elles sont obligées de divulguer ce qui figure dans leurs livres comptables. « En conséquence, les travailleurs pourraient perdre une partie de leurs revenus. Nous préférerions que cela n’arrive pas. »
Un raisonnement ridicule, rétorque Alvin Mosioma, fondateur et directeur de Tax Justice Network Africa. « Arborer un label Fair Trade tout en ne payant pas vos impôts ? C’est un oxymore. » Mosioma considère le commerce équitable comme un gadget marketing :
« Les gens n’achètent pas une rose avec du sang dessus. La responsabilité sociale s’intègre à la marque de ces entreprises. Elles construisent des hôpitaux et des écoles. Cela donne l’impression au consommateur achetant une telle rose qu’il fait une bonne action. Cela lui donne l’impression qu’il contribue au développement d’un pays. Mais rien n’est plus éloigné de la vérité. Ces personnes travaillent dans des conditions très précaires pour le salaire minimum. C’est plutôt une vision paternaliste : vous leur donnez un emploi et une école. Mais vous achetez aussi les gens avec cela. Ils sont heureux d’un tel investissement et disent au gouvernement : « Regardez, cette entreprise s’occupe de nous, le gouvernement ne fait pas ça ». Si le gouvernement ne fait pas cela, c’est parce qu’il n’a pas d’argent, et aussi parce que ces mêmes entreprises pratiquent l’évasion fiscale agressive. »