Les infrastructures : socle des Empires, nuisance sociale et écologique millénaire (1/3)
« Les infrastructures regroupent l’ensemble des voies de communication et de transport, matériels ou immatériels (routes, voies, canaux, câbles…), et des installations terminales telles que les aérogares, les ports, les gares. Elles organisent, structurent et irriguent l’espace[1]. »
– Site Géoconfluences (ENS Lyon)
« L’infrastructure stratégique de l’Empire romain se compose principalement du réseau routier et des structures fortifiées, qui comprennent les villes, les bourgs et le limes le long des frontières de Rome. Bien entendu, d’autres infrastructures, telles que les canaux, les systèmes d’irrigation et les aqueducs, étaient toutes cruciales pour le maintien de l’économie romaine, qui constituait le fondement de toutes les actions stratégiques. Mais ces infrastructures n’ont pu être construites et entretenues que dans un environnement où la puissance militaire romaine maintenait globalement la paix. Or, le maintien de la paix exigeait avant tout des routes et des forts[2]. »
– James Lacey, professeur de stratégie
Cet article en trois parties s’inscrit dans une perspective matérialiste[3] et a pour but de montrer trois choses :
1) Les infrastructures de transport et de communication ont été construites par les premières cités-États – puis étendues par les Empires – pour surveiller et contrôler leur territoire. En second lieu, il s’agissait d’intégrer culturellement et économiquement les peuples conquis, d’uniformiser l’espace sous domination de l’État. Le discours selon lequel le développement des systèmes de transport et de communication aurait « libéré » les humains est une fable progressiste.
2) La construction de grands systèmes d’infrastructures, leur gestion et leur entretien exigent une organisation sociale étendue et complexe avec division et spécialisation du travail, une organisation forcément hiérarchique et inégalitaire, donc anti-démocratique.
3) Les infrastructures sont indissociables d’une surexploitation de la nature. En effet, dès les premières civilisations, les concepteurs d’infrastructures ont permis à des sociétés déjà destructrices de l’être encore davantage. Ce que les écologistes contemporains appellent « résilience », c’est la capacité pour une société hautement destructrice et très inégalitaire de repousser le moment de son effondrement grâce à des réformes sociales et au progrès technique.
Image en une : un pont romain bâti au IIe siècle de notre ère sur le Tage près du village d’Alcántara dans la province de Cáceres en Estrémadure (Espagne).
Pas d’État sans infrastructures ni d’infrastructures sans État
Les premiers réseaux de transport et de communication à longue distance ont été développés en premier lieu à des fins militaires, pour accroître la capacité de l’État à surveiller et contrôler son territoire. Il s’avère que la plupart des « grandes » civilisations disposaient de routes et de systèmes pour communiquer rapidement sur de longues distances. En Europe par exemple, les cités de la Grèce antique avaient déjà bâti des réseaux routiers :
« La recherche archéologique des dernières décennies a mis au jour l’existence, dans l’ensemble du monde grec antique, de réseaux routiers denses et structurés, comptant notamment un nombre important de routes carrossables. La technicité de certaines voies est remarquable. Par ailleurs, l’étude des mobilités a mis en évidence la prépondérance des déplacements à pied dans les pratiques de l’Antiquité grecque. Ainsi, des chemins, même non carrossables, pouvaient constituer des axes non négligeables dans un réseau local ou régional[4]. »
Et des réseaux de communication rapide à distance :
« On croirait, en effet, à lire les auteurs grecs, qu’aux temps primitifs de son histoire, la Grèce était couverte de tours et de phares destinés à produire ces “flammes messagères” dont parle Eschyle. […] Les Grecs employaient encore, comme signaux, d’autres moyens que le feu. Ils faisaient usage de la voix, du bruit, de la fumée et des drapeaux. […] C’est surtout pendant la guerre que ces moyens étaient en usage[5]. »
Ce réseau de tours était appelé fryktories du grec fryktos qui signifie « torche ». Mais le plus ancien système de communication de ce type, basé sur l’échange de messages codés à l’aide du feu, remonte à près de 4 000 ans. Il était employé par les Benjaminites dans l’actuelle Syrie[6].
Les Romains ont continué sur la lancée des Grecs, en construisant un gigantesque réseau routier de de 400 000 km (dont 80 000 km de routes pavées[7]). C’était probablement le plus important système routier de l’histoire avant la révolution industrielle.
« Sous les empereurs, tous les pays soumis à la domination romaine étaient, comme on le sait, sillonnés d’admirables routes. Le long de ces routes, s’élevaient, de distance en distance, des tours, destinées à transmettre les signaux. On avait relié ensemble l’Asie et l’Afrique par des tours allant de la Syrie à l’Égypte et d’Antioche à Alexandrie. Une multitude de villes étaient ainsi rattachées à la métropole des bords du Tibre. En Italie 1 197 villes, 1 200 dans les Gaules, 306 dans l’Espagne, 500 en Asie, formaient du nord-ouest au sud-ouest, une ligne télégraphique qui n’avait pas moins de 1 400 lieues de longueur[8]. »
D’autres sources confirment le perfectionnement du système de communication à longue distance dans l’Empire romain :
« Dans un monde Romain qui s’étend, les axes de transports deviennent progressivement un élément majeur pour assurer une communication facile au sein de la République. Le développement des voies dallées, la multiplication des liaisons maritimes permettent d’acheminer rapidement les messages. Les résultats sont cependant inégaux. Si Curion transmet entre Ravenne et Rome (390 kilomètres) une lettre de César au Sénat en trois jours, Cicéron attend 33 jours une lettre envoyée de Bretagne. Il n’y a pas de poste régulière, mais des messagers au service des particuliers et des magistrats.
À mesure que l’Empire s’affirme, c’est une “communication à l’échelle du monde” qui se met en place. La quantité d’information transmise et enregistrée s’accroît. L’apparition au premier siècle de la sténographie l’atteste. Elle bouleverse les habitudes. Les discours sont “enregistrés” [pour être] utilisés rapidement. L’évolution technique se poursuit, le parchemin tend à remplacer systématiquement le papyrus, à l’approche du troisième siècle. L’armée, qui voit ses lignes de communication considérablement distendues, a recours à des systèmes plus sophistiqués. Les pigeons voyageurs sont ainsi parfois utilisés tandis que des “lignes” de signaux visuels permettent d’acheminer des informations sommaires. On songera même, à la fin du quatrième siècle, à un “véritable télégraphe avec des poutres s’abaissant ou s’élevant suivant un code.” Partout donc dans l’Empire, la communication s’affirme comme une activité essentielle, le développement de la poste d’État soulignant tout particulièrement le phénomène[9]. »
Le système postal de l’Empire romain avait pour nom cursus publicus :
« Stratégique pour les liaisons entre l’empereur, l’administration des provinces romaines et les unités militaires, ce service prend rapidement de l’importance et assure la circulation des correspondances d’État, des personnalités officielles et des impôts perçus. Il permet également la mise en place d’un système d’espionnage centralisé. Les particuliers ne peuvent en faire usage qu’avec une autorisation écrite, rarement accordée. Ils utilisent des connaissances ou des commerçants pour acheminer leur courrier ou leurs colis[10]. »
Selon le professeur en stratégie James Lacey, le réseau routier de l’Empire romain devait remplir deux objectifs stratégiques majeurs : accélérer les déplacements des légions et étendre à tout le territoire impérial le cursus publicus, le « système nerveux de Rome ». Il signale en outre un doublement du temps moyen de transmission des messages entre Rome et l’Égypte durant le Ve siècle, période de désintégration de l’Empire, ce qui a certainement eu « un énorme impact sur la conduite de la stratégie politique et des opérations militaires[11] ».
La plupart des grands Empires du monde antique possédaient un système postal[12]. Pour rappel, un Empire est un ensemble de sociétés étatiques ou non, soumises militairement et exploitées économiquement par un État dominant. Mais de nos jours, on parle également d’empire industriel pour désigner une entreprise très puissante aux ramifications internationales. Une caractéristique commune des Empires est de contraindre de nombreux groupes humains, parfois très éloignés géographiquement et culturellement, à coopérer en vue d’accroître les flux de matières premières et de bien commerciaux depuis la périphérie jusqu’au centre du pouvoir (souvent la ville-mère de l’Empire). Cette coopération étant rarement volontaire pour des sociétés autosuffisantes, il faut souvent les contraindre par la force[13]. C’est ici qu’interviennent les militaires et les infrastructures.
Qu’en est-il ailleurs dans le monde ? Les Incas ont construit un réseau routier qui, selon les sources, couvrait entre 22 500[14] et plus de 40 000[15] km. Contrairement aux routes grecques et romaines, le réseau inca a certainement été construit dans l’intérêt du peuple, pour améliorer la condition humaine, n’est-ce pas ?
« Les routes facilitaient le déplacement des armées, des personnes et des marchandises à travers les plaines, les déserts et les montagnes. Elles reliaient les colonies et les centres administratifs, et constituaient un symbole physique important du pouvoir et du contrôle impériaux.
[…]
L’étendue du réseau des routes permettait aux Incas de mieux déplacer les armées à travers leurs territoires afin de poursuivre l’expansion de l’empire ou d’y maintenir l’ordre. Les biens commerciaux et le tribut des peuples conquis – marchandises et personnes – pouvaient également être facilement transportés vers et depuis les principaux centres incas, généralement à l’aide de caravanes de lamas et de porteurs (il n’y avait pas de véhicules à roues). Les fonctionnaires administratifs incas se déplaçaient également le long des routes pour rendre la justice ou tenir des registres tels que la production agricole locale, les quotas de tributs et les recensements. Les gens ordinaires n’étaient pas autorisés à utiliser les routes à des fins privées, à moins d’avoir une permission officielle. Ils devaient aussi parfois payer des péages pour ce privilège, notamment aux ponts[16]. »
L’entretien de ces infrastructures était réalisé par les populations locales dans le cadre de leur tribut impérial[17]. Au-delà du déplacement des armées et des marchandises, les routes servaient également de voies de communication rapides à longue distance.
« Une autre caractéristique intéressante des routes incas était l’utilisation de coureurs (chaski ou chasquis). Se déplaçant aussi vite qu’ils le pouvaient, ils opéraient en relais, transmettant des informations à un nouveau coureur posté tous les six à neuf kilomètres. Cependant, ce ne sont pas seulement des messages qui étaient transportés entre les centres de population, mais aussi des denrées périssables comme du poisson frais et des fruits de mer pour les tables des nobles incas. Grâce à ce système, les informations (et le poisson) pouvaient parcourir jusqu’à 240 km en une seule journée. Les messages transportés sur de longues distances devaient faire l’objet de centaines d’échanges oraux, et pour préserver le sens correct du message original, des quipu – un assemblage codé de cordes et de nœuds – étaient probablement utilisés pour aider la mémoire des coureurs[18]. »
Qu’en est-il de la Chine impériale ?
« La Chine disposait d’un système routier construit à peu près à la même époque et avec le même objectif que la route royale perse et le réseau routier romain. Son développement majeur a commencé sous l’empereur Shihuangdi vers 220 avant notre ère. De nombreuses routes étaient larges, recouvertes de pierres et bordées d’arbres ; les montagnes escarpées étaient traversées par des escaliers pavés de pierres aux marches larges et basses. En l’an 700 de notre ère, le réseau s’étendait sur environ 40 000 km[19]. »
Quel était donc cet « objectif » partagé par les différentes autorités centrales des Empires romain, chinois et perse ?
« Les Romains étaient les plus grands constructeurs de routes de l’Antiquité. Ils avaient bien conscience des avantages militaires, économiques et administratifs que leur procurait un bon réseau routier[20]. »
Rien à voir avec une prétendue intention progressiste en vue de favoriser la liberté, l’émancipation et la démocratie.
L’Encyclopedia of Global Archaeology apporte quelques précisions sur la volonté étatique de domination de l’espace, du temps, et plus généralement de la nature incarnée par les monumentales infrastructures romaines.
« Le système routier romain, avec le réseau de transport maritime, représente l’un des moyens structurels essentiels, les moles necessariae (Plin. HN 30.75), grâce auxquels l’État romain s’est d’abord établi et a ensuite maintenu son empire. Entre-temps, la civilisation romaine, en partie grâce à son réseau routier, a réussi à assimiler, à fusionner et à transformer les influences et les apports culturels et économiques les plus dissemblables et les plus éloignés, ce qui a permis à la civilisation romaine d’acquérir ce caractère d’universalité garant de sa longévité[21] (Quilici 1990 : 11, 22). »
Ainsi que le remarque l’anthropologue James C. Scott, « l’État antique s’efforce de créer un paysage suffisamment lisible, mesurable et uniforme[22] ». Toutefois, il fait l’erreur habituelle d’associer la montée en puissance des États antiques principalement à la culture de céréales – ce qui est faux, puisque des États basés sur d’autres modes de subsistance ont existé[23] – au lieu de s’intéresser davantage au rôle stratégique de la technique, et plus particulièrement des infrastructures de transport et de communication.
Sur les voies romaines, encore :
« La construction des voies romaines est régie par un fort processus d’abstraction qui simplifie la complexité du paysage afin d’obtenir un modèle environnemental et un outil capable d’organiser et de gérer l’espace. La terre est privée de ses caractéristiques naturelles, elle est isolée de son contexte. Les “repères naturels”, tels que les arbres, les rivières, les collines, les rochers, etc., ne conviennent plus pour fixer un point dans l’espace, en raison de leur évolution permanente ; ils cèdent donc la place aux repères bien définis de l’État romain. Il s’agit de bornes en pierre placées sur le bord d’une route pour indiquer la distance en miles. Une borne fixe une fois pour toutes un point dans l’espace et marque ainsi le temps. Ainsi, d’immenses territoires prennent pour la première fois un contour précis, les points de repère militaires et économiques sont permanents et les temps de voyage déterminés avec plus de précision (Cat. Orig. 1.6 ; Dion. Hal. Ant. Rom. 2.49 ; Strabon 5.2.10 : 20-25). La mesure des distances et le fait d’avoir des points de référence bien définis/fiables sur le sol sont la base d’une planification efficace des activités politiques, militaires, économiques et administratives. Cette approche romaine de la connaissance et de l’organisation du territoire découle d’un système scientifique complexe, résultant d’un mélange de géométrie, ingénierie, géographie, ethnographie, et d’économie : cette approche leur permet de redéfinir et contextualiser l’espace de manière cohérente, en l’adaptant aux besoins de l’État romain[24]. »
Selon une autre source, « les routes existent physiquement en tant que “repères”, conditionnant le développement continu de la zone et les modifications ultérieures du paysage[25]. » Ce qui se rapproche beaucoup des simplifications effectuées par les États modernes décrites par James C. Scott dans L’œil de l’État. Les millénaires passent, mais la mécanique générale de la machine étatique reste inchangée. James Lacey, déjà évoqué plus haut, donne un exemple précis pour illustrer l’importance stratégique du réseau routier et du cursus publicus romain :
« Une armée romaine, même généreusement pourvue en chariots et en mulets chargés de ravitaillement, ne pouvait parcourir qu’environ deux cents miles, et encore, à condition de laisser périr les bêtes de somme plutôt que de leur faire faire le voyage de retour. Au-delà de cette distance, le chargement des chariots et des mulets se réduirait à des céréales et du fourrage pour les animaux, ressources qui seraient rapidement consommées. Pour qu’une armée romaine puisse se déplacer sur plus de mille kilomètres, comme c’était souvent le cas, les ordres devaient être envoyés tout au long de l’itinéraire de marche des semaines ou des mois à l’avance. Cela obligeait les fonctionnaires locaux à rassembler des provisions à des points sélectionnés tout au long de l’itinéraire. À moins que l’itinéraire ne puisse être approvisionné par transport maritime ou fluvial, il n’y avait pas d’autre moyen d’accomplir cette tâche[26]. »
Dans un autre article au sujet de la Chine impériale et de l’Empire mongol, l’anthropologue Didier Gazagnadou souligne l’importance des systèmes de communication à distance :
« Pour la dynastie des Tang (612-907), nous possédons une étude du système postal, qui nous livre une carte du réseau des routes postales qui maillaient l’espace impérial, et de nombreuses informations. Ce réseau de routes équipées en relais de poste couvrait la quasi-totalité de l’Empire chinois et reliait la capitale impériale (Chang’an, aujourd’hui Xi’an) à toutes les villes principales et à tous les points stratégiques. L’administration postale était sous le double contrôle de la grande chancellerie impériale et du ministère des armées. Toute une série de personnels civil et militaire y était rattachée, tant à la capitale que dans les préfectures et les sous-préfectures. Ces personnels devaient veiller à la mise en circulation rapide et régulière, dans la capitale et en province, des correspondances, des décrets et des directives de l’État qui étaient remis à l’administration postale par les bureaux des autres administrations[27]. »
Les Mongols étendent le système pour sécuriser leur Empire :
« Lorsqu’au début du XIIIe siècle, les Mongols s’emparent de la Chine du Nord (Pékin est prise en 1215), ne possédant que de simples messagers (elci), du fait aussi de l’extension considérable de leurs lignes de communication et de la nécessité d’une transmission régulière et rapide des informations ; ils empruntent le système chinois de relais de poste et l’installent progressivement dans tout leur empire, au fur et à mesure de leur conquête.
[…]
L’ensemble du réseau de routes et de parcours équipés en relais de poste de l’empire mongol, au meilleur moment de celui-ci et d’après différents éléments, a dû représenter près de 60 000 km (30 000 pour la Chine ; 20 000 pour la Mongolie, l’Asie centrale, la Russie et autour de 10 000 pour l’Iran-Irak). On peut donc supposer l’existence de 2 500 à 3 000 relais de poste, la présence d’environ 125 000 à 150 000 chevaux de poste (Marco-Polo dit 200 000) et peut-être 7 000 à 8 000 personnes affectées à ces relais. Cette organisation de la transmission des nouvelles a sans aucun doute été un des facteurs décisifs des victoires foudroyantes des armées mongoles à une telle échelle et de l’assujettissement rapide des populations[28]. »
Bien que son empreinte matérielle soit certainement inférieure au réseau routier et au cursus publicus romains, on voit mal comment bâtir et maintenir dans le temps une telle infrastructure sans un pouvoir centralisé et sans une organisation sociale autoritaire.
L’anthropologue insiste sur l’impératif stratégique que représente tout réseau de communication à distance pour l’appareil d’État :
« La question de la transmission des nouvelles intéresse l’histoire et l’anthropologie politique car elle est intimement liée à la formation, à la stabilité et à la domination de tout appareil d’État. […] Seul, en effet, un appareil d’État possède les moyens militaires et financiers de mettre en place et de faire fonctionner, avec régularité, vitesse et sécurité c’est-à-dire par le biais de relais, un réseau postal assurant le transport de ses correspondances sur un territoire donné[29]. »
Il ajoute encore :
« L’information transportée était de nature fiscale, militaire, politique et diplomatique. La question de la transmission des informations par la poste à relais d’animaux concerne l’anthropologie politique et l’histoire d’une part en ce qu’elle pose des problèmes techniques non négligeables comme par exemple ceux de l’approvisionnement en animaux, de la gestion et de l’organisation des réseaux postaux (bâtiments et personnels) ; d’autre part, en ce qu’elle touche d’une manière centrale et décisive à la formation de l’État, c’est-à-dire à sa capacité de contrôle de territoires et des populations, de la fiscalisation de ces populations et de la stratégie militaire. Enfin, l’organisation de la transmission des informations de l’État et par l’֤État lui est essentielle, car sans poste et sans relais, il n’y a pas de territorialisation possible. L’histoire des appareils d’État territorialisés est liée à une véritable politique de l’information qui fut, très tôt et jusqu’aux XVe-XVIe siècles (à l’exception, il est vrai du cursus publicus romain), surtout une caractéristique des États d’Orient et d’Extrême-Orient et le signe du haut niveau de leurs développements bureaucratiques[30]. »
Annexe : le rôle des infrastructures au Moyen-Âge et après
Ce processus de centralisation et de simplification par l’État restera inchangé par la suite, durant l’époque médiévale, puis à la Renaissance et avec l’industrialisation au XIXe siècle. Au contraire, cette dynamique accélère constamment avec le progrès technique, avec l’augmentation de la capacité humaine à agir sur la matière. C’est ce que montre l’anthropologue James C. Scott quand il expose les efforts de l’État pour rendre son territoire et sa population plus « lisibles ».
« Dans le cas français également, le réseau routier refléta longtemps les ambitions centralisatrices des seigneurs locaux et des monarques.
[…]
À partir de Colbert, les grands modernisateurs de l’État français furent déterminés à surimposer à ce schéma une grille de centralisation administrative soigneusement planifiée. Leur idée, jamais mise en œuvre jusqu’à son terme, consistait à aligner les grandes routes, les canaux et, plus tard, les voies ferrées afin qu’ils rayonnent depuis Paris comme les barreaux d’une roue. La similarité entre cette grille et celle d’une coupe de “tire et aire” de la forêt étatique bien gérée pensée par Colbert n’est pas accidentelle. Toutes deux furent imaginées afin de maximiser l’accès et de faciliter le contrôle par le centre. Le type de simplification en jeu était, une fois de plus, entièrement relatif au lieu. Pour un agent de l’État placé au centre, il était désormais bien plus facile d’aller de A à B en empruntant les nouvelles routes. Le système, construit “pour servir le pouvoir central et les villes, sans un vrai réseau secondaire de voies de communication, avait forcément peu à voir avec les habitudes ou les besoins du peuple. Les grand-routes étaient faites pour les déplacements des troupes ou pour la perception des impôts[31]”. »
Paris devait dominer la province matériellement, et pour cela il faut pouvoir projeter efficacement la puissance du pouvoir central sur l’ensemble du territoire. Pour reprendre le vocabulaire de Clausewitz, l’État cherche à diminuer « l’effet de friction[32] » dans la guerre qu’il mène contre la nature :
« La centralisation linguistique provoquée par l’imposition du français parisien comme standard officiel fut répliquée dans la centralisation des transports. Comme les nouvelles règles en matière linguistique firent de Paris le centre des communications, les nouveaux réseaux routiers et ferroviaires favorisèrent de plus en plus les mouvements de et vers Paris au détriment du trafic local ou interrégional. Cette politique s’apparentait, pour employer le langage informatique, à une forme de “connectique” qui rendit les provinces bien plus accessibles et bien plus lisibles aux autorités centrales que tout ce que les rois absolutistes avaient pu imaginer[33]. »
Cette unification matérielle du territoire accroît l’efficacité du travail de l’administration dans l’éradication des particularismes locaux. Un processus nécessaire à la constitution et au renforcement des États qui cherchent à mieux connaître leurs sujets et leur environnement :
« […] la création de patronymes permanents, la standardisation des unités de poids et de mesure, l’établissement de cadastres et de registres de population, l’invention de la propriété libre et perpétuelle, la standardisation de la langue et du discours juridique, l’aménagement des villes et l’organisation des réseaux de transports me sont apparus comme autant de tentatives d’accroître la lisibilité et la simplification. Dans chacun de ces cas, des agents de l’État se sont attaqués à des pratiques sociales locales d’une extrême complexité, quasiment illisibles, comme les coutumes d’occupation foncière ou d’attribution de noms propres, et ils ont créé des grilles de lecture standardisées à partir desquelles les pratiques pouvaient être consignées et contrôlées centralement[34]. »
La seconde partie de cet article portera sur les impacts dévastateurs des systèmes d’infrastructures indispensables à l’essor des sociétés à État.
-
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/infrastructures ↑
-
James Lacey, Rome : Strategy of Empire, 2022, Oxford university press. ↑
-
En philosophie, le matérialisme postule que les idées et la pensée sont le résultat, après traitement par notre système oculaire et notre cerveau, de l’environnement dans lequel nous vivons et avec lequel nous interagissons. L’idéalisme postule que le monde réel n’existe qu’à travers les idées. Pour cette école philosophique, le monde et l’être se réduisent aux représentations que nous en avons. Dans notre cas, l’idéaliste pense que les technologies – dont les infrastructures – sont neutres pour l’organisation sociale et politique, il s’imagine que toutes les technologies peuvent s’accorder avec n’importe quel régime politique. Le matérialiste pense que c’est impossible, car les technologies, selon qu’on prenne pour exemple un couteau ou une fusée Ariane 6, n’ont pas du tout les mêmes exigences matérielles. ↑
-
https://journals.openedition.org/kentron/5484 ↑
-
Louis Figuier, Les Merveilles de la science ou description populaire des inventions modernes, Tome 2, « Le télégraphe aérien », 1868. ↑
-
Νikos Panagiotakis, Marina Panagiotaki, « The Earliest Communication System in the Aegean », Electryone, 2013. ↑
-
https://fr.wikipedia.org/wiki/Voie_romaine ↑
-
Louis Figuier, op. cit. ↑
-
https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1992_num_10_51_1934 ↑
-
https://fr.wikipedia.org/wiki/Cursus_publicus ↑
-
James Lacey, op. cit. ↑
-
https://worldhistory.org/trans/fr/2-1442/lettres-et-courrier-dans-le-monde-antique/ ↑
-
Sur ce point, l’exemple des guerres de l’opium menées par les Européens au XIXe siècle pour forcer la Chine – autrefois autosuffisante – à devenir dépendante des puissances occidentales, particulièrement de l’Empire britannique, est assez édifiant. ↑
-
https://fr.wikipedia.org/wiki/Chemins_incas ↑
-
https://www.worldhistory.org/trans/fr/2-757/reseau-de-routes-andin/ ↑
-
https://www.worldhistory.org/trans/fr/2-757/reseau-de-routes-andin/ ↑
-
Ibid. ↑
-
Ibid. ↑
-
https://www.britannica.com/technology/road
Ailleurs, on apprend que les Chinois misaient également sur un système perfectionné de canaux : https://www.newcivilengineer.com/archive/chinas-ancient-roads-04-03-1999/ ↑
-
Ibid. ↑
-
Claire Smith, Encyclopedia of Global Archaeology, 2020. ↑
-
James C. Scott, Homo domesticus, 2019. ↑
-
https://www.terrestres.org/2020/06/26/comment-en-sommes-nous-arrives-la/ ↑
-
Claire Smith, op. cit. ↑
-
Filippo Carlà-Uhink, « The Impact of Roman Roads on Landscape and Space : The Case of Republican Italy », Brill, 2022. ↑
-
James Lacey, op. cit. ↑
-
Voir Didier Gazagnadou, « Les postes à relais de chevaux chinoises, mongoles et mameloukes au XIIIe siècle : un cas de diffusion institutionnelle » dans La circulation des nouvelles au Moyen-Âge, 1993. ↑
-
Ibid. ↑
-
Ibid. ↑
-
Ibid. ↑
-
James C. Scott, L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, 1998. ↑
-
Voir Clausewitz, De la guerre, 1832. ↑
-
Ibid. ↑
-
Ibid. ↑