La colonisation technologique
« On commence à s’apercevoir que la société technicienne risque d’être radicalement invivable (du moins pour ce qui, jusqu’à présent, a été considéré comme étant l’homme…) : on se hâte alors de détourner l’attention du problème de la technique en elle-même pour la fixer sur certaines conséquences visibles et grossières. On évite de montrer le rapport qu’il y a entre les faits nocifs, on les présente comme des accidents auxquels on va remédier. On détourne l’opinion des questions décisives en la passionnant pour les faits secondaires et spectaculaires.
S’intéresser à la protection de l’environnement et à l’écologie sans mettre en question le progrès technique, la société technicienne, la passion de l’efficacité, c’est engager une opération non seulement inutile, mais fondamentalement nocive. »
– Jacques Ellul, Plaidoyer contre la « défense de l’environnement », janvier 1972.
Avec le déploiement de la 5G, des objets connectés, de « l’Internet des Objets », une offensive technologique sans précédent contre l’humanité et, dans une plus grande mesure, contre la vie sur Terre, se prépare. Vider l’être humain de sa substance humaine n’est pas seulement rendu possible par les nouvelles technologies de l’industrie digitale, c’est devenu un prérequis indispensable pour maintenir en état de marche la mégamachine techno-industrielle.
Depuis les années 60-70, le développement technologique expérimente une phase de croissance exponentielle avec l’arrivée de l’informatique, ainsi que nous l’explique Klaus Schwab, fondateur et président du Forum Économique Mondial[i]. Depuis le tournant des années 2000 et l’apparition de l’Internet haut débit puis, quelques années plus tard, des smartphones, la colonisation de la vie humaine par la technologie se rapproche – et sur certains points dépasse – les dystopies imaginées par Aldous Huxley et George Orwell. Comme l’avaient déjà anticipé Jacques Ellul et Simone Weil en leur temps, la société technicienne deviendrait bientôt infernale pour les humains réduits à l’état de rouages mécaniques d’une gigantesque machinerie en accélération perpétuelle.
Ceci explique pourquoi, tout au long de l’histoire de la société industrielle, depuis le mouvement des luddites aux prémices de la Révolution Industrielle en Angleterre, jusqu’aux libraires se rebellant contre le géant Amazon, les bonds technologiques ont à chaque fois rencontré des résistances. Très souvent et à juste titre, l’opinion publique perçoit le progrès technique comme une menace.
« L’histoire montre que toute application technique, depuis ses débuts, présente certains effets secondaires imprévisibles qui sont plus désastreux que ne l’aurait été l’absence de cette technique. »
– Jacques Ellul
Il y a certainement un sentiment de dépossession, de spoliation chez les personnes remplacées par la machine. De leur côté, les apologistes du progrès technique se défendent en se référant à la « destruction créatrice » décrite par l’économiste Joseph Schumpeter, le phénomène par lequel l’innovation détruit des emplois et des secteurs économiques pour en créer d’autres. D’abord, on peut constater l’absence totale d’empathie – donc d’humanité – dans une telle analyse réduisant l’humain à l’état de pièce interchangeable dans la société des machines. Ensuite, les nouveaux métiers enfantés par le progrès technique ne suffisent pas à compenser la destruction d’emplois en un lieu de l’économie globale. Résultat, ici des emplois spécialisés et rares, là-bas des emplois d’esclaves dans les mines de fer, de cuivre ou de cobalt. De plus, la spécialisation croissante retire à chaque évolution technique davantage de sens au travail humain, ce qui explique en partie l’explosion des maladies mentales liées au travail depuis quelques décennies. Pour finir, il y a un décalage temporel entre la destruction et la création ; ceux qui perdent leur emploi ne bénéficieront jamais des « avantages » de l’innovation, le savoir et l’expérience acquis au cours d’une vie devenant du jour au lendemain inutiles.
Mais l’explication à cette résistance ne peut se résumer à une concurrence entre d’un côté les propriétaires d’une technique devenue obsolète, et de l’autre, les propriétaires de la technique qualifiée de « disruptive ». Il existe aujourd’hui un mouvement massif d’opposition aux géants de la Silicon Valley prenant racine dans toutes les strates de la société : pauvres, classes moyennes et aisées confondues se liguent contre l’oppression technologique. Beaucoup d’opposants s’accordent à dire que l’industrie numérique menace l’existence même de la vie privée, et par conséquent la liberté. Mais il s’agit là d’une continuité, non d’une nouveauté. Car le progrès technique a, en seulement deux siècles, radicalement modifié l’environnement et la nature des rapports sociaux au sein de la civilisation industrielle. Comment un être vivant, peu importe la taille de son cerveau et le niveau de son intelligence, pourrait-il s’adapter à un environnement instable et changeant perpétuellement ? Comment peut-il conserver un état psychologique sain lorsqu’il doit, pour survivre, s’adapter à un rythme de vie en accélération constante ? C’est impossible, et il serait aisé de trouver des analogies entre ce milieu artificiel changeant de façon perpétuelle et certaines techniques de torture utilisées par la CIA. Il y a donc quelque chose de profondément nocif et malsain dans l’évolution de la technique. Par conséquent, on peut voir la résistance à la technologie comme une manifestation naturelle d’un animal sensible, en détresse, cherchant à se défendre contre une agression, une oppression. Ce qui est anti-naturel, c’est d’accueillir à bras ouverts l’innovation technologique, ou de finir par l’accepter suite à une violente répression et au matraquage de la propagande étatique et médiatique.
« Avance vite et casse des trucs »
En anglais « move fast and break things ». Cette phrase caractérisant l’état d’esprit des petits génies de la Silicon Valley révèle la logique implacable du progrès technique : « casser » la société, briser les humains pour « avancer » toujours plus vite. Vers où ? Aucune importance, les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et leurs dirigeants n’ont qu’une obsession : le pouvoir.
« Le pouvoir, par définition, ne constitue qu’un moyen ; ou pour mieux dire posséder un pouvoir, cela consiste simplement à posséder des moyens d’action qui dépassent la force si restreinte dont un individu dispose par lui-même. Mais la recherche du pouvoir, du fait même qu’elle est essentiellement impuissante à se saisir de son objet, exclut toute considération de fin, et en arrive, par un renversement inévitable, à tenir lieu de toutes les fins. C’est ce renversement du rapport entre le moyen et la fin, c’est cette folie fondamentale qui rend compte de tout ce qu’il y a d’insensé et de sanglant tout au long de l’histoire. L’histoire humaine n’est que l’histoire de l’asservissement des hommes, aussi bien oppresseurs qu’opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu’ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l’humanité vivante à être la chose de choses inertes. »
– Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934.
Mais les élites ont appris de leurs expériences passées et savent que passer en force est une stratégie pouvant générer une forte instabilité (révolution, conflit civil, etc.), et l’économie ne supporte pas l’instabilité ; d’où l’importance d’obtenir le soutien de l’opinion publique. C’est pourquoi la propagande tient une place déterminante. Selon le stratège militaire David Galula, c’est même l’outil le plus efficace pour conquérir et conserver le pouvoir, bien plus que l’usage de la force armée. Les principes fondamentaux de la propagande restent grosso-modo les mêmes depuis maintenant plus d’un siècle. L’un de ces principes consiste à donner l’illusion aux masses d’une pluralité des points de vue. Dans la presse française, que l’on prenne Le Figaro ou Libération, Marianne ou Les Échos, on remarque qu’ils se chamaillent sur des détails presque insignifiants et s’accordent sur le principal : la société industrielle, la légitimité de l’État, le capitalisme, la technologie, la propriété privée, etc. Ils défendent au final une société de même nature et se différencient seulement sur le degré des nuisances imposées au peuple. Tout l’intérêt de la propagande consiste à anéantir les idées radicales, celles proposant de cibler la racine du mal. Le mouvement écologiste a subi le même sort. Parmi les influenceurs les plus médiatisés associés à l’écologie, de Greta Thunberg à Aurélien Barrau en passant par Jean-Marc Jancovici ou Gaël Giraud, personne ne met en cause l’État, le capitalisme ou l’industrialisme. Le désastre socio-écologique planétaire aurait pour origine un léger défaut de gouvernance ; il suffirait d’une petite correction du modèle économique des entreprises pour que la fête puisse continuer. On assiste simplement à une opération de rebranding du capitalisme rebaptisé « stakeholder capitalism » (capitalisme des parties prenantes) par le monde des affaires[ii]. Le marketing politique et la manipulation de la langue ne datent pas d’hier. Par exemple, l’enseignant-chercheur québécois Francis Dupuis-Déri raconte, dans son livre Démocratie : histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France, comment les élites politiques du XIXe siècle, pour la plupart des antidémocrates déclarées, ont manipulé le mot démocratie pour requalifier le régime électoral et s’attribuer les faveurs de la foule.
« Toute notre civilisation est fondée sur la spécialisation, laquelle implique l’asservissement de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent ; et sur une telle base, on ne peut qu’organiser et perfectionner l’oppression, mais non pas l’alléger. »
– Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppresion sociale, 1934.
Tirer parti du mouvement anti-tech
La Silicon Valley travaille depuis déjà de nombreuses années à combattre l’essor d’un mouvement anti-tech. C’est à cela que servent les figures comme Tristan Harris. Cofondateur de la startup Apture rachetée par Google en 2011, un géant pour lequel il travaillera entre 2013 et 2016 en tant que spécialiste du design « éthique », Tristan Harris connait une révélation divine (« Mais qu’avons-nous fait ? ») en 2013. Il crée alors, avec avec Aza Raskin, le mouvement Time Well Spent (« Temps bien dépensé ») qui deviendra plus tard le Center for Humane Technology[iii] (« Centre pour une bonne technologie », à peu près). Après plusieurs TED Talks très regardées et de nombreuses interviews dans divers mass-médias, y compris un passage dans la célèbre émission états-unienne 60 minutes, Tristan Harris apparaît en 2020 comme un des principaux narrateurs d’un film documentaire pseudo-critique de la pandémie numérique[iv] intitulé The Social Dilemma (titre français : Derrière nos écrans de fumée). Financé par Netflix et visionné par plus de 38 millions d’abonnés au 21 octobre 2020[v], ce documentaire a sans surprise été massivement relayé et encensé par les médias de masse (Le Monde, Le Nouvel Obs, Télérama, Les Inrocks, etc.).
Le patron de Netflix avait pourtant lui-même affirmé que son principal compétiteur était le sommeil[vi] ; de vrais altruistes ces hommes de la Silicon Valley.
Aux États-Unis, la campagne Time Well Spent a été relayée en 2017 par le média technophile WIRED[vii] ainsi que par le blog de Thrive Global[viii], une entreprise fondée et présidée par Arianna Huffington.
Nous reviendrons plus tard sur Thrive Global.
Le 23 mai 2018, Tristan Harris était invité par Emmanuel Macron au sommet « Tech for Good » (« La technologie pour le bien ») organisé à Paris. Sommet auquel il sera à nouveau invité en 2019[ix]. Les gilets jaunes qui manifestaient en continu depuis 2017 ont eu à de multiples reprises l’occasion de goûter à cette technologie « pour le bien » : des milliers de blessés par arme de guerre, dont des centaines gravement – yeux perforés, mains arrachées, etc. On notera que des vidéos de manifestations des gilets jaunes sont utilisées dans le documentaire The Social Dilemma afin d’illustrer l’instabilité politique générée par les théories du complot se propageant sur les réseaux sociaux, sans qu’il ne soit mentionné aucune des revendications sociales tout à fait légitimes des gilets jaunes. Ce film documentaire réduit donc un mouvement social s’opposant au pouvoir et traversés de tout un ensemble de revendications politiques à une bande d’abrutis manipulés par des théories conspirationnistes. Voilà un avant-goût du monde rêvé par Tristan Harris et ses copains soi-disant repentis de la « tech ». À quand les rafles et les camps de travail ?
Voici comment le Center for Humane Technology (CHT) de Tristan Harris présente le problème :
« Les plateformes technologiques génèrent des milliards de dollars en nous faisant cliquer, défiler et partager sur des écrans. Un arbre possède une plus grande valeur une fois transformé et une baleine vaut plus morte que vivante ; de la même manière dans l’économie de l’extraction de l’attention, un humain possède une plus grande valeur quand nous sommes déprimés, révoltés, divisés et accros.
Cette économie d’extraction de l’attention accélère la dégradation massive de notre capacité collective à résoudre les menaces mondiales, des pandémies aux inégalités en passant par le changement climatique. Si nous ne pouvons pas donner un sens au monde tout en faisant des choix toujours plus importants, un nombre croissant de préjudices détruira l’avenir de nos enfants, la démocratie et la vérité elle-même.
Nous avons besoin d’une infrastructure technologique et de modèles économiques radicalement repensés et qui soient réellement conformes aux intérêts de l’humanité. »
Rien à voir avec une remise en question de la technologie, il s’agit au contraire de la rendre « durable ». Parmi les « préjudices » cités par le CHT, tout en haut de la liste figure la « désinformation, les théories conspirationnistes et les fake news[x] ».
Une liste de sources journalistiques et scientifiques dresse le tableau de la menace :
« “64% de toutes les adhésions de groupes extrémistes sont dues à nos outils de recommandation […] nos systèmes de recommandation aggravent le problème”, a noté une présentation interne de Facebook en 2016. »
Ou encore :
« Par rapport à toutes les autres émotions, la colère est l’émotion qui circule le plus vite et qui touche le plus de monde sur les médias sociaux. Par conséquent, ceux qui affichent des messages de colère auront inévitablement la plus grande influence, et les plateformes de médias sociaux auront tendance à être dominées par la colère. »
En Happycratie, ta colère en toi tu garderas, ou au goulag tu finiras.
Toujours sur le site du CHT :
« Les fake news se répandent six fois plus vite que les vraies informations. Selon les chercheurs, cela s’explique par le fait que les fake news attirent davantage notre attention que les informations authentiques : les fake news ont généralement un contenu émotionnel plus élevé et contiennent des informations inattendues, ce qui signifie inévitablement qu’elles seront partagées et rediffusées plus souvent. »
Le CHT s’inquiète aussi du fait que les gouvernements étrangers tentent de manipuler et de diviser la population américaine. Bien avant les dégâts physiques et mentaux irréversibles provoqués par les industries du numérique, le CHT se soucie surtout de l’instabilité politique générée par les puissants instruments mis gratuitement entre les mains de monsieur tout le monde par les petits génies de la Silicon Valley.
En deuxième position dans la liste des conséquences négatives résultant d’une « priorisation de l’engagement et de la croissance » :
« Les interruptions constantes de la technologie et les distractions ciblées avec précision nuisent à notre capacité de penser, de nous concentrer, de résoudre les problèmes et d’être présents les uns avec les autres. »
L’abrutissement des masses montre ses limites ; un certain équilibre entre bêtise et intelligence s’avère donc nécessaire pour éviter l’effondrement du système, un scénario anticipé dans le film Idiocracy.
Plus loin, on retrouve encore une fois le sujet politique qui inquiète le CHT :
« Propagande, dialogue faussé et processus démocratique perturbé »
Quand les médias de masse perdent le monopole de la Vérité, rien ne va plus. Le CHT considère évidemment les régimes politiques des pays occidentaux comme des démocraties, même si ce type de gouvernance n’a rien à voir avec la définition originelle de la démocratie donnée par Francis Dupuis-Déri : « un régime politique où le peuple se gouverne seul, sans autorité suprême qui puisse lui imposer sa volonté et le contraindre[xi]. »
À travers des campagnes adressées au public, aux dirigeants politiques et aux innovateurs, le CHT défend une technologie plus « humaine ». Mais la machine est anti-humaine par essence. Depuis la première révolution industrielle, le progrès technique détruit et remplace les processus biologiques, comme par exemple la substitution des engrais biologiques (fumier, compost) par des engrais issus des innovations de l’industrie de la pétrochimie.
Difficile d’anticiper comment vont évoluer les industries du numérique suite à des initiatives comme le CHT, mais la tendance à l’autocritique et à l’autorégulation du secteur privé s’affirme comme la « nouvelle normalité ». Par exemple, dans le cas de la lutte contre la propagation de fake news sur Facebook, le réseau social s’appuie sur le travail de vérifications de près de 60 rédactions et associations dans le monde, dont Les Décodeurs du journal Le Monde, propriété de Xavier Niel[xii]. De son côté, l’ONG controversée Avaaz critique fermement Facebook pour ses efforts insuffisants dans la promotion de la Vérité[xiii].
La « démocratie » est saine et sauve.
Écraser la résistance anti-tech
Le Forum Économique Mondial (FEM), une organisation à but non lucratif défendant les intérêts des plus puissantes organisations à but lucratif, est à la manœuvre pour contrer le « tech-backlash » (réaction violente contre la technologie). Pour l’occasion, le FEM va tenir une petite fête spéciale à Davos en 2021, un rendez-vous intitulé The Great Reset présenté comme une « grande remise à zéro » du capitalisme pour en faire un « capitalisme des parties prenantes[xiv] » (stakeholder capitalism).
En 2019, le FEM a inauguré le Global Council to Restore Trust in Technology (« Conseil global pour restaurer la confiance dans la technologie ») dont l’objectif est clairement affiché sur le site de l’organisation :
« Des décideurs et des experts de haut niveau des secteurs public et privé, de la société civile et du monde universitaire participent à la réunion inaugurale du Conseil de la quatrième révolution industrielle mondiale à San Francisco.
[…]
Couvrant les domaines technologiques les plus urgents de l’intelligence artificielle, de la mobilité autonome, de la blockchain, des drones, de l’internet des objets et de la médecine de précision, les conseils mondiaux rassemblent plus de 200 dirigeants des secteurs public et privé, de la société civile et des universités du monde entier[xv]. »
Le gratin du capitalisme techno-industriel se met en ordre de bataille pour gérer le mouvement anti-tech qui menace sa Quatrième Révolution Industrielle. Lectrice assidue de L’Art de la guerre de Sun Tzu, la classe dirigeante compte faire un usage massif des armes de l’influence offertes par la recherche scientifique sur la psychologie humaine. Un article intitulé « pourquoi devons-nous accepter le mouvement anti-tech » publié sur le blog du FEM nous en dit un peu plus sur les événements se déroulant en arrière-plan, loin de l’agitation médiatique autour du Covid.
Les auteurs de cet article sont Hilary Sutcliffe, directrice de Society Inside, une énième organisation à but non lucratif dédiée à « l’alignement de l’innovation sur les valeurs, les besoins et les inquiétudes », et Conrad von Kameke, 20 années d’expérience dans l’industrie des biotechnologies dont un passage chez Monsanto, directeur de TIGTech, une société où l’on retrouve Hilary Sutcliffe qui a pour objectif de concevoir une « techno-gouvernance ayant de solides chances de gagner la confiance de la société et du monde politique ».
Quelques extraits de leur article :
« La rébellion que l’on observe actuellement en opposition à la mentalité de la Silicon Valley – “avance vite et casse des trucs” –, par exemple, n’est peut-être pas tant une réaction contre les grandes entreprises technologiques, mais plutôt une remise en cause intuitive de ce modèle commercial par les citoyens. Ils soulignent que les entreprises du secteur technologique sont déphasées et ne parviennent pas à gagner la confiance de la société. C’est une bonne, et non une mauvaise nouvelle, même pour les entreprises technologiques dont l’activité est remise en cause. Nous prévoyons qu’elles en sortiront renforcées, même si elles ne le voient pas de cette façon pour le moment.
Au cœur de tous ces débats, il semble y avoir un mouvement croissant qui remet en question la vision techno-centrée de la quatrième révolution industrielle et qui exige une vision beaucoup plus centrée sur la planète et sur l’être humain pour l’avenir. Ce mouvement met au défi les acteurs promouvant et créant de nouvelles technologies afin qu’ils s’engagent dès le départ à faire davantage pour répondre aux défis sociaux et environnementaux.
[…]
Il faut construire la gouvernance de manière à la rendre capable de gagner la confiance des parties prenantes, y compris de la société, en tenant compte des différences sur les valeurs et les priorités. Il ne s’agit pas seulement de nouvelles idées techniques sur la conception de la gouvernance. Les théories juridiques et centrées sur la technologie échouent souvent parce qu’elles ne prennent pas en compte, avec empathie et respect, les aspects humains et la psychologie conduisant à la confiance ou à la méfiance.
[…]
Habituellement, la gouvernance technologique est axée sur la sécurité et les questions techniques et juridiques, mais nous soutenons que cette orientation est limitée dans sa compréhension de ce qui est nécessaire pour gagner la confiance des parties prenantes. En particulier, ceux qui élaborent ou s’efforcent d’influencer l’objectif et la conception de la gouvernance n’ont pas fait suffisamment d’efforts, selon nous, pour prendre en compte la science de la pensée humaine afin de rendre la gouvernance plus fiable[xvi]. »
Selon les prophètes du technologisme, si la Quatrième Révolution Industrielle suscite la peur et la méfiance de la société civile, il ne faut pas chercher l’origine du problème dans la technologie elle-même, mais dans la psychologie humaine. Il ne faut pas cesser au plus vite le développement technologique pour revenir à un rythme de vie supportable et empêcher la dévastation continue de la biosphère, il faut au contraire habiller autrement cette révolution industrielle, changer l’emballage, le packaging, en d’autres termes faire quelques ajustements marketing afin de réorienter la campagne de communication pour mieux vendre la « Quatrième Révolution Industrielle ».
Le totalitarisme techno-industriel dans toute sa splendeur et sa folie.
Colonisation technologique
Thrive Global, une société créée en 2016 et présidée par Arianna Huffington, cofondatrice du média The Huffington Post, incarne déjà ce virage stratégique en cours dans l’industrie numérique.
Sa mission :
« Améliorer la résilience mentale de vos employés, leur santé, leur productivité. Pour la nouvelle normalité et au-delà. »
Son approche :
« Nous sommes particulièrement bien placés pour modifier durablement les comportements en touchant les gens à la maison, au travail et par le biais de la technologie qu’ils utilisent déjà. Notre offre à plusieurs volets permet une approche révolutionnaire pour mettre fin à l’épidémie de stress et d’épuisement professionnel[xvii]. »
D’après Business Wire, un média appartenant au conglomérat Berskhire Hathaway, propriété du milliardaire Warren Buffet, Thrive Global a réuni 30 millions de dollars auprès de plusieurs investisseurs lors d’une deuxième levée de fonds en 2016[xviii]. Ce tour de table était mené par la firme IVP, un fonds d’investissement sur le site duquel on peut lire des choses comme « la croissance est notre doctrine » ou encore « nous ne connaissons pas seulement la croissance ; nous pilotons l’hypercroissance ». IVP a entre autres investi dans Snapchat, SoundClound, Netflix, DropBox, Twitter et ZenDesk[xix].
Le milliardaire états-unien Marc Benioff, né à San Francisco, est l’un des autres investisseurs importants présents au capital de ThriveGlobal. Benioff est fondateur et PDG de Salesforce, l’entreprise à l’origine de la conception du logiciel commercial (CRM) et devenue un mastodonte de l’industrie numérique. Salesforce figure au rang de premier employeur de la ville de San Francisco, ses employés travaillant dans une tour flambant neuve de 326 mètres inaugurée en 2018. La même année, Benioff a racheté le magazine Time pour la coquette somme de 190 millions de dollars. La raison avancée ? Soutenir la « presse de qualité ». Précisons que Marc Benioff siège au conseil d’administration du Forum Économique Mondial, et exerce la fonction de premier président du Centre pour la Quatrième Révolution Industrielle à San Francisco[xx].
Désireux de « placer la philanthropie dans l’architecture de l’entreprise », Marc Benioff défendait dans un entretien au journal Le Monde une métamorphose du capitalisme :
« Le capitalisme tel que nous le connaissons est mort. Les patrons ne peuvent plus se préoccuper seulement de leurs actionnaires. Ils doivent se soucier des parties prenantes, tous ceux qui participent à la société[xxi]. »
Benioff est très actif dans le milieu de la philanthropie. Il a fait don de plus de 250 millions de dollars à l’université de Californie, de près de 100 millions de dollars aux « middle schools » de la baie de San Francisco et de 17,2 millions de dollars à d’autres écoles de San Francisco et d’Oakland. À travers la Benioff Ocean Initiative, le projet Deep Sea Mining Watch a été lancé avec l’objectif de promouvoir la transparence de l’exploitation minière à grande échelle des fonds marins. Aucun média ou presque n’en parle, mais les fonds marins sont sur le point d’être ravagées par l’industrie minière à la recherche des matières premières indispensables à la quatrième révolution industrielle – manganèse, zinc, cuivre, or, cobalt, nickel, etc., ainsi que des métaux rares (molybdenum, yttrium, tellurium, etc.). Marc Benioff a tout anticipé et pris les devants pour protéger les intérêts du monde des affaires. La « nouvelle normalité », c’est l’autorégulation[xxii].
Suite au scandale Cambridge Analytica, Marc Benioff a fermé son compte Facebook. Il est même allé jusqu’à nommer un responsable de l’éthique après que ses salariés aient dénoncé la collaboration de leur entreprise avec le service fédéral de l’immigration aux États-Unis. Marc Benioff a aussi publié un livre intitulé Trailblazer (pionnier ou innovateur) avec le sous-titre suivant : « L’entreprise, plateforme incontournable du changement ».
Un sacré rebelle, ce Marc.
Revenons à Thrive Global. L’article de Business Wire nous en apprend un peu plus sur son métier :
« Dès sa première année, Thrive Global est devenu le leader mondial de la lutte contre le stress et l’épuisement professionnel (burnout) en proposant aux entreprises et aux particuliers des solutions basées sur la science pour améliorer le bien-être, la productivité, la performance et apporter du sens, pour créer une relation plus saine avec la technologie.
Parmi les éléments fondamentaux de Thrive Global, on peut citer :
– une plateforme médiatique destinée à devenir un “hub” mondial sur les discussions autour du bien-être et de la performance ;
– des services d’entreprise comprenant des ateliers numériques et en présentiel, des cours en ligne et des produits visant à changer les comportements, des évaluations organisationnelles, des mesures et du marketing interne et externe ;
– une suite de produits technologiques de changement de comportement qui comprend les “Pathways” (chemins), les “Journeys” (voyages) et les “Microsteps” (petits pas) basés sur la science de Thrive Global, ainsi que la Thrive App, lancée en janvier pour nous aider à créer une relation plus saine avec la technologie, et ThriveAway, l’outil de messagerie électronique pour les vacances. »
15 000 célébrités (Selena Gomez, Ashton Kutcher, Katy Perry, Jennifer Aniston, entre autres) et influenceurs provenant de divers horizons (monde des affaires, sportifs de haut niveau, experts des neurosciences, étudiants, etc.) sont mis à contribution pour « raconter comment ils réussissent sans subir de burn out. »
Toujours d’après l’article de Business Wire :
« Le nouveau financement permettra à Thrive Global d’amplifier sa croissance en développant des produits numériques modifiant les comportements pour les marchés interentreprises [business to business pour les intimes, NdT] et des consommateurs particuliers [business to consumer ou de l’entreprise au consommateur, NdT]. Thrive Global compte y arriver en étoffant son écosystème connecté de produits numériques lui permettant de récolter, d’analyser et de mesurer des données de la plus haute qualité pour fournir aux utilisateurs des conseils personnalisés afin de modifier leur comportement. Grâce à ces données, Thrive Global devrait aussi être capable de fournir une mesure du retour sur investissement pour les entreprises investissant dans le bien-être de leurs employés. Thrive Global investira également davantage dans sa production de contenus vidéo afin de diffuser du contenu numérique dans toute une série de formats, notamment des séries premium, des versions abrégées, des vidéos d’entreprise et des cours de formation en ligne. En outre, Thrive Global poursuivra son expansion internationale avec de nouveaux partenariats en Chine, en Australie et au Moyen-Orient. »
Jusqu’ici, Thrive Global fait penser à une tentative de « disruption » du secteur du développement personnel, grâce aux innovations numériques. AirBnB a fait de même avec le secteur de l’hôtellerie ; Uber avec le transport des personnes.
Récolter toujours plus de données implique d’accélérer la colonisation technologique totale de la vie privée permise par les objets connectés, par exemple l’adoption d’un matelas connecté récoltant des données biométriques – battement cardiaque ou rythme de la respiration. C’est pourquoi l’entreprise Sleep Number collabore activement avec Thrive Global. Shelly Ibach, PDG de Sleep Number, écrit des articles pour le blog de Thrive Global où elle explique comment améliorer son sommeil et « booster sa productivité » grâce au « 360 smart bed[xxiii] ».
Autre fait intéressant, selon le média TechCrunch l’entreprise Thrive Global a racheté en 2019 la startup Boundless Mind. Baptisée originellement Dopamine Labs, la jeune entreprise a été fondée en 2015 pour diversifier les applications de la technologie addictive utilisée par Facebook et développer ce qu’on appelle dans l’industrie digitale le « taux d’engagement » (temps d’utilisation, nombre de likes, de partages, de commentaires, de clics, etc.[xxiv]).
Arianna Huffington, propriétaire et PDG de Thrive Global, précise au sujet de Boundless Mind :
« Nous avons été très impressionnés par l’intelligence artificielle basée sur les neurosciences qu’ils utilisent pour modifier les comportements. […] Nous pouvons utiliser la technologie qui rend accro les gens pour les désintoxiquer des comportements malsains. [Boundless Mind] est le parfait exemple illustrant l’utilisation de la technologie pour encourager des habitudes saines. »
Arianna Huffington considère que les problèmes de santé aux États-Unis proviennent uniquement de mauvaises habitudes :
« Jusqu’à il y a 100 ans, les gens mourraient de maladies infectieuses. Maintenant, la plupart des gens meurent en raison de leurs comportements. »
Bien sûr, si les gens meurent en majorité de cancers et de maladies cardiovasculaires dans le monde, ce n’est pas à cause de la nourriture ultra-transformée, de la privation de mouvement imposée par un environnement façonné par la technologie, encore moins des quantités stratosphériques de polluants rejetés dans l’environnement par les industriels.[xxv]
TechCrunch en révèle un peu plus sur la mission de Boundless Mind chez Thrive Global :
« La technologie de Boundless Mind fonctionne en surveillant l’activité sur l’écran tactile du téléphone (similaire à la surveillance du temps d’écran d’Apple). Boundless Mind analyse ces données et crée des messages pour encourager les comportements, de la même manière que les applications d’autres entreprises disposent de notifications pour inciter à se reconnecter.
[…]
Boundless Mind prend en charge des données d’applications couvrant la santé, l’activité physique, la productivité, les finances et le commerce électronique. Les résultats varient, mais l’entreprise annonce par exemple 60 % d’augmentation de la marche, 30 % d’augmentation de la productivité et 21 % d’augmentation de l’engagement dans les domaines de l’alimentation et de l’exercice physique. »
Thrive Global a déjà signé avec de grandes firmes multinationales provenant de secteurs aussi variés que la finance, l’hôtellerie ou l’industrie des biens de consommation courante – Accenture, JPMorgan, Hilton, Bank of America et Procter & Gamble.
Le bien-être et la santé sont utilisés comme prétexte pour défendre la colonisation de la vie humaine par la technologie. La frontière entre vie privée et vie professionnelle s’estompe peu à peu. Il se produit une captation totale du temps de vie individuel par les entreprises, par le capitalisme, pour optimiser les comportements des « ressources humaines » et augmenter leur productivité. Seul un fou peut défendre une telle idée et la présenter comme un progrès pour l’humanité.
Sans surprise, des événements similaires se répètent indéfiniment dans l’évolution de la société technicienne. On pourrait nommer les phases successives : bond technologique – déstabilisation de la société et apparition d’un mouvement de résistance – écrasement des opposants les plus radicaux par la force – captation du mouvement d’opposition pour désamorcer la critique radicale – propagande massive insistant sur les bienfaits du progrès technique.
Depuis la Première Révolution Industrielle au XIXe siècle, les lois protégeant les ouvriers ont empêché les machines de broyer l’être humain afin de rendre supportable le progrès technique, ce qui a permis en retour d’assurer sa « durabilité ». C’est ainsi que la société industrielle assure sa stabilité. La limitation du temps de travail est un bon exemple d’ajustement résultant des mouvements sociaux des XIXe et XXe siècles. Fierté de la gauche, la plupart des avancées sociales n’ont servi à rien d’autre qu’à renforcer la résilience du capitalisme techno-industriel. Car sans le progrès social, l’hubris des grands patrons d’industrie, si prompts à tirer le maximum des ressources à leur disposition, aurait très certainement conduit à des révoltes ouvrières de plus en plus virulentes, puis à un possible effondrement systémique.
Chaque innovation technologique de grande ampleur
bouleverse la vie humaine et déstabilise la société. Le système réagit alors en
déclenchant une série d’ajustements. Nous nous situons actuellement dans cette
période d’instabilité résultant d’une importante accélération du rythme des
innovations. Ne tombons pas dans le même piège que la gauche ; à nous de
jouer pour organiser la résistance, perturber au maximum les ajustements en
cours et ainsi saper la résilience du système techno-industriel ravageant la
planète. Pas seulement dans l’intérêt de l’humanité, mais dans l’intérêt de la
vie.
[i] https://fr.weforum.org/agenda/2017/10/la-quatrieme-revolution-industrielle-ce-qu-elle-implique-et-comment-y-faire-face/
[ii] https://www.weforum.org/agenda/2020/01/stakeholder-capitalism-principle-practice-better-business/
[iii] https://www.humanetech.com/
[iv] https://www.partage-le.com/2020/09/21/derriere-nos-ecrans-de-fumee-the-social-dilemma-ou-le-leurre-de-la-critique-superficielle-par-nicolas-casaux/
[v] https://www.hindustantimes.com/hollywood/netflix-releases-viewership-numbers-for-enola-holmes-project-power-social-dilemma-but-nothing-can-beat-extraction/story-y3DjJWQOf9oDOy43gySyRK.html
[vi] https://www.independent.co.uk/life-style/gadgets-and-tech/news/netflix-downloads-sleep-biggest-competition-video-streaming-ceo-reed-hastings-amazon-prime-sky-go-now-tv-a7690561.html
[vii] https://www.wired.com/story/our-minds-have-been-hijacked-by-our-phones-tristan-harris-wants-to-rescue-them/
[viii] https://thriveglobal.com/stories/60-minutes-is-about-to-dive-deep-into-the-attention-economy/
[ix] https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2018/05/31/32001-20180531ARTFIG00004-tristan-harris-beaucoup-de-ficelles-invisibles-dans-la-tech-nous-agitent-comme-des-marionnettes.php
https://www.lopinion.fr/edition/economie/tristan-harris-quand-technologie-connait-vos-faiblesses-c-est-elle-qui-187030
https://www.businessinsider.fr/xavier-niel-jack-ma-voici-la-liste-des-dirigeants-recus-a-lelysee-par-emmanuel-macron-aujourdhui/
[x] https://ledger.humanetech.com/
[xi] Francis Dupuis-Déri, Démocratie : histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France
[xii] https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/04/16/facebook-va-avertir-les-utilisateurs-qui-ont-reagi-a-des-messages-dangereux-lies-au-covid-19_6036820_4408996.html
[xiii] https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-planete/20151113.RUE0976/cop21-comment-avaaz-le-roi-de-la-petition-veut-faire-le-show.html
[xiv] https://fr.weforum.org/agenda/2020/06/le-temps-de-la-grande-remise-a-zero/
https://www.weforum.org/great-reset/
[xv] https://www.weforum.org/press/2019/05/world-economic-forum-inaugurates-global-councils-to-restore-trust-in-technology/
[xvi] https://www.weforum.org/agenda/2018/01/embrace-the-tech-backlash/
[xvii] https://thriveglobal.com/
[xviii] https://www.businesswire.com/news/home/20171129005301/en/Thrive-Global-Raises-30-Million-Series-Funding
[xix] https://www.ivp.com/about/
[xx] https://www.weforum.org/agenda/authors/marc-benioff
[xxi] https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2019/10/22/marc-benioff-le-saint-patron-de-la-silicon-valley_6016408_4500055.html
[xxii] https://deepseaminingwatch.msi.ucsb.edu/
https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2020/01/20000-feet-under-the-sea/603040/
[xxiii] https://thriveglobal.com/stories/stress-quality-sleep-improve-mood-kindness-empathy-compassion-coronavirus/
[xxiv] https://techcrunch.com/2019/10/16/arianna-huffingtons-thrive-global-is-buying-a-startup-that-uses-neuroscience-to-boost-app-usage/
[xxv] https://ourworldindata.org/causes-of-death