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La masse des productions de la civilisation industrielle excède la biomasse vivante

D’après une étude publiée le 9 décembre 2020 dans la revue Nature[i], la masse anthropogénique – constructions et infrastructures principalement – est aujourd’hui équivalente à la biomasse terrestre vivante estimée à 1,1 tératonne, soit 1 100 milliards de tonnes. Dans les deux cas, il s’agit de la masse « sèche », c’est-à-dire excluant l’eau. Selon les auteurs, la masse anthropogénique « est définie comme la masse incorporée dans les objets solides inanimés fabriqués par l’homme (qui n’ont pas été démolis ou mis hors service, que nous définissons comme « déchets de masse anthropique ») ». On y trouve l’ensemble des matériaux utilisés par le secteur du BTP et l’industrie : béton, agrégats, briques, métaux, bois utilisé pour l’industrie papetière, ou encore verre et plastique. L’étude estime également que la seule masse du plastique sur Terre (déchets compris) excède celle de tous les animaux terrestres et marins.

Qu’est-ce que la biomasse ? Il s’agit de la masse de l’ensemble des espèces vivantes, c’est-à-dire les plantes – 90 % de la biomasse – suivies des bactéries, champignons, archées, protistes, et pour finir, les animaux. Pour cette étude, la masse de la population humaine et de leurs animaux domestiques a été comptabilisée dans la biomasse.

Tel un cancer, la civilisation industrielle a métastasé sur l’ensemble des continents au XIXe siècle, avec pour conséquence une croissance exponentielle de la masse anthropogénique depuis le début du XXe siècle. En 1900, celle-ci s’élevait à 95 Gt, soit 3 % de la biomasse terrestre. Mais, grâce aux « progrès » vertigineux réalisés en un siècle, l’année 2020 (+/- 6 ans) se situe aux environs du point de dépassement de la première sur la seconde. La mégamachine techno-industrielle produit chaque semaine une masse d’objets sans vie supérieure à la « biomasse » de l’humanité tout entière, et ainsi s’alourdit de 30 milliards de tonnes par an ; à ce rythme, elle atteindra les 3 tératonnes en 2040.

Au cours des 100 dernières années, la masse anthropique a augmenté rapidement – doublant à la manière de la loi de Moore environ tous les 20 ans – contrairement à la biomasse totale, qui n’a pas changé de manière aussi marquée (affectée par une interaction complexe entre la déforestation, le reboisement et l’effet croissant de fertilisation par le CO2 [L’effet fertilisant du CO2 est l’augmentation du taux de photosynthèse chez les plantes résultant de l’augmentation de la teneur de l’atmosphère en dioxyde de carbone, NdT], entre autres).

L’effet fertilisant du CO2 est l’augmentation du taux de photosynthèse chez les plantes résultant de l’augmentation de la teneur de l’atmosphère en dioxyde de carbone. Cela se traduit par une croissance accélérée des plantes et une densité végétale plus importante.

« Les variations de la masse totale d’origine anthropique sont liées à des événements mondiaux, tels que les guerres mondiales et les crises économiques majeures. Plus particulièrement, l’augmentation continue de la masse anthropique, qui atteint un pic de plus de 5 % par an, marque la période qui suit immédiatement la Seconde Guerre mondiale. Cette période, souvent appelée « Grande accélération », se caractérise par une augmentation de la consommation et du développement urbain. Si les tendances actuelles se poursuivent, la masse anthropique, y compris les déchets, devrait dépasser 3 tératonnes d’ici 2040, soit presque le triple de la biomasse sèche sur Terre. »

Bientôt, plus un seul mètre carré sur Terre sans bulldozer, excavatrice, SUV électrique, maison individuelle, immeuble, bureaux, centre commercial, éolienne, panneau solaire, centrale nucléaire, barrage hydroélectrique, usine, centre commercial, station-service, station d’épuration, route, autoroute, aéroport, parking, champ de monoculture industrielle, forêt de monoculture industrielle et élevage industriel.

Les auteurs de l’étude précisent qu’ils n’ont pas pris en compte les matières extraites de la croûte terrestre lors d’une construction (excavation pour les fondations d’un immeuble par exemple), ni les déchets miniers ainsi que le bois inutilisé (chutes) par l’industrie forestière. Même chose pour les sédiments aspirés par d’immenses dragues, par exemple pour extraire du zircon et de l’ilménite, deux minéraux lourds stratégiques pour de multiples secteurs industriels (nucléaire, peinture industrielle, médecine, etc.). Quant aux immeubles abandonnés, zones industrielles et routes désaffectées, ces constructions devenues obsolètes ne sont pas non plus comptabilisées.

Cette propension à la destruction du monde vivant, qui caractérise une partie seulement de l’humanité, coïncide avec le développement d’une structure sociale très récente à l’échelle de l’histoire d’Homo Sapiens, une anomalie nommée civilisation. À l’opposé, les peuples autochtones non encore assimilées prennent soin de 80 % de la diversité biologique restante au niveau mondiale[ii]. Depuis la première révolution agricole, il y a seulement quelques millénaires, l’humanité civilisée a réduit de moitié environ la masse des plantes – 90 % de la biomasse – à la surface de la planète, passant d’approximativement deux tératonnes à environ une tératonne aujourd’hui. Bien que l’agriculture moderne utilise une part gigantesque de la surface terrestre, la masse des cultures domestiquées (0,01 tératonne) reste « infiniment » en-deçà de la masse des plantes éradiquées par « la déforestation, l’industrie forestière et les autres changements d’usage des terres. »

Une autre étude parue il y a quelques années évaluait la masse de la technosphère à 30 000 milliards de tonnes[iii], mais ce que les auteurs incluent dans la technosphère se différencie de la masse anthropogénique. Dans un article publié par l’UNESCO, l’un des auteurs de cette étude, Jan Zalasiewicz fournit des précisions sur le contenu de la technosphère :

« La technosphère, elle aussi, est non seulement faite de nos machines, mais aussi de nous autres, humains, et de tous les systèmes sociaux et professionnels grâce auxquels nous interagissons avec la technologie : usines, écoles, universités, syndicats, banques, partis politiques, Internet. Elle contient les animaux domestiques que nous élevons en nombre pour nous nourrir, les plantes que nous cultivons pour notre alimentation et celle de nos animaux, et les terres agricoles dont l’état naturel a été profondément modifié à cette fin.

[…]

La technosphère englobe aussi les routes, voies de chemin de fer, aéroports, mines et carrières, champs pétroliers et gaziers, villes, ouvrages fluviaux et bassins de retenue. Elle a généré des quantités phénoménales de déchets ‒ des centres d’enfouissement à la pollution de l’air, des sols et de l’eau.

[…]

Quelle est la taille de la technosphère ? On peut la mesurer grossièrement en calculant la masse de ses parties physiques, depuis les villes et les mètres cubes de terre excavés et déplacés pour établir leurs fondations, jusqu’aux terres agricoles, routes, voies de chemin de fer, etc. Un ordre de grandeur estimatif évaluait à quelque 30 000 milliards de tonnes les matériaux que nous utilisons, ou avons utilisés et jetés, sur l’ensemble de la planète. »

Dans sa frénésie expansionniste, la civilisation industrielle consume littéralement la vie sur Terre pour la remplacer par un tsunami de choses inertes, mortes. Technocrates, scientifiques et médias parlent de « déclin de la biodiversité », de « disparition d’espèces », mais le terme extermination décrit avec plus d’exactitude le phénomène en cours. Comble de la folie, l’humanité civilisée, qui décime la vie pour s’édifier des prisons statiques et mouvantes faites de béton et de métal, a nommé ce processus « progrès ». Je ne suis pas psychiatre, mais cela ressemble fort à une maladie mentale qui aurait été en quelque sorte retranscrite en des règles et des normes, en un système légal, une culture qui reste curieusement acceptée et même largement célébrée par une écrasante majorité de membres du monde civilisé.


[i] https://www.nature.com/articles/s41586-020-3010-5

[ii] https://theconversation.com/protecting-indigenous-cultures-is-crucial-for-saving-the-worlds-biodiversity-123716

[iii] https://fr.unesco.org/courier/2018-2/insoutenable-poids-technosphere

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