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La propagande technophile des nazis

Mis à jour le 27/10/2023

Des crapules de l’intelligentsia gauchiste tentent régulièrement de faire passer l’ensemble du mouvement anti-industriel pour un mouvement « réactionnaire » (donc une mouvance d’extrême droite). Diverses méthodes sont employées à cet effet (révisionnisme historique, dissimulation, sophisme par association, etc.). Certains léninistes verts nous expliquent par exemple que l’attachement à la terre et à la beauté des paysages naturels serait caractéristique de la pensée réactionnaire. Mais si on appliquait ce raisonnement délirant à d’autres groupes représentant la diversité humaine sur Terre, la plupart des peuples autochtones et des communautés paysannes se retrouveraient classés à l’extrême droite. Et si ce raisonnement était vrai, si les principaux courants historiques d’extrême droite avaient réellement été anti-technologie, si la conservation de la nature avait eu une place centrale dans leur système d’idées, ils auraient systématiquement démantelé les infrastructures, les machines et les usines pour revenir à des sociétés paysannes peu voire pas mécanisées du tout. Comme chacun sait, les régimes d’ultra-droite ont toujours fait exactement le contraire !

Pour rétablir la vérité et mieux comprendre la relation ambiguë de l’extrême droite avec la technologie moderne, j’ai reproduit un passage de l’excellent ouvrage Le modernisme réactionnaire : haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme (1984) de l’historien Jeffrey Herf. Dans l’extrait ci-après, ce dernier discute de la propagande de Joseph Goebbels, le chief et sa volonté de réconcilier les Allemands avec la technologie moderne.

Ce que Jeffery Herf appelle « modernisme réactionnaire » désigne cette entreprise très allemande de réconciliation de la technologie et de l’irrationalité. Le national-socialisme était donc techno-progressiste – jamais cette idéologie n’a consisté en un rejet intégral du monde moderne et de ses valeurs. Les nazis, tout comme les fascistes, n’ont jamais été contre le progrès technologique et industriel, bien au contraire. Les hauts dignitaires nazis n’ont jamais eu la nostalgie du passé, encore moins l’envie de créer une société rurale basée sur une économie de subsistance artisanale et paysanne.

D’après Jeffrey Herf, l’opposition binaire faite habituellement par les sociologues entre tradition et modernité ou progrès et réaction empêche de comprendre la particularité du nazisme et ses paradoxes. Les nazis rejetaient seulement certains traits spécifiques de la modernité, comme le matérialisme, le multiculturalisme ou le capital financier (qu’ils opposaient au capital productif, c’est-à-dire l’industrie). Les élites intellectuelles, scientifiques et techniques ont été séduites par le national-socialisme car celui-ci constituait une bonne synthèse des idées propagées par ces mêmes élites durant la révolution conservatrice sous la République de Weimar (1918-1933). Il promettait également d’accorder aux ingénieurs le pouvoir et la reconnaissance auxquels ils aspiraient depuis des décennies.

Mené sous Weimar par des intellectuels de la classe moyenne (Hans Freyer, Ernst Jünger, Carl Schmitt, Werner Sombart, Oswald Spengler entre autres), le mouvement conservateur a contribué « à ce que la technologie soit adoptée sur un mode irrationaliste et nihiliste. » Leur romantisme était très sélectif. Carl Schmitt et Ernst Jünger critiquaient sévèrement certains traits du romantisme dont sa passivité et son caractère efféminé. Fortement impacté par l’expérience de la Première Guerre mondiale, Jünger utilisait des expressions à l’aide desquelles il tentait de naturaliser la technologie et la guerre, par exemple en l’assimilant à un « orage d’acier ».

Mais les intellectuels droitiers n’étaient pas les seuls parmi les élites du pays à espérer une renaissance nationale grâce au progrès industriel. Dès le XIXe siècle, des « ingénieurs idéologues » ont fortement contribué à œuvrer pour la réconciliation entre Kultur et Technik.

« Les ingénieurs allemands s’étaient retrouvés face au dilemme culturel suivant : comment intégrer la technologie dans une culture nationale manquant de traditions libérales fortes et qui encourageait d’intenses sentiments romantiques et anti-industriels ? L’enjeu consistait à légitimer la technologie sans succomber pour autant au rationalisme des Lumières. Exactement comme les hommes de lettres, les ingénieurs entendaient démontrer que le progrès technologique était compatible avec une révolte nationaliste germanique contre le positivisme. Ils s’attachèrent donc à séparer la technologie de toute la trame du rationalisme libéral auquel elle avait été associée en Grande-Bretagne, en France et aux États-Unis. La “politique des ingénieurs”, une politique culturelle à sa manière, consista à élaborer un ensemble de symboles, de termes clés, de métaphores au fort potentiel émotionnel visant à instaurer des passerelles entre la conscience corporatiste des ingénieurs et un nationalisme allemand toujours plus ambitieux et plus puissant. »

Toujours selon Jeffrey Herf, le philosophe romantique « Walter Benjamin fut l’un des premiers à comprendre et décrypter cette tentative de réconciliation entre le sentiment germanique de la nature et le paysage industrialisé ». Il a repéré les liens établis par les modernistes réactionnaires entre l’esthétique et la guerre. La fascination pour la guerre totale et l’idolâtrie de la puissance, deux choses qui devaient faire renaître la nation, a permis de réconcilier la droite avec la technologie moderne. Contrairement à ce que certains ont pu prétendre, l’analyse critique de Walter Benjamin n’a pas été inspirée par l’état d’esprit anticivilisationnel des intellectuels droitiers de Weimar. Il avait au contraire compris que l’extrême droite était en train de se réconcilier avec le culte moderne de la technologie – obligatoire au vu de ses ambitions d’expansion, de contrôle et de conquête.

Ainsi, les élites de droite ont su récupérer et instrumentaliser le sentiment anti-industriel instinctif qui grandissait en Allemagne pour finalement le retourner, et le mettre au service d’une relance industrielle. Une accélération de l’industrialisation qui bénéficia évidemment en premier lieu aux élites, à la technocratie.

Les similitudes avec la situation contemporaines sont frappantes. D’ailleurs dans la préface à la traduction française parue en 2018, Jeffrey Herf estime « fort possible que d’autres nations, hors le continent européen, reproduisent à leur manière la synthèse moderniste réactionnaire, cette combinaison de progrès technologique et de rejet de la démocratie libérale comme de la modernité culturelle. » Peu après les attentats du 11 septembre 2011, il écrivait :

« Faire s’encastrer des Boeing 757 pleins de kérosène dans les tours jumelles du World Trade Center et le Pentagone constitue un acte de rage moderniste réactionnaire d’une terrible évidence. Exactement de la même façon que le fascisme et le nazisme avaient fait leur apparition dans des sociétés mises au défi par une modernisation rapide et cherchant un moyen de marier modernité et tradition, le fondamentalisme islamiste emprunte à l’Occident sa technologie dans le but de le détruire. »

Ce à quoi il ajoute :

« Mohammed Atta et les autres membres de la cellule de Hambourg qui menèrent ces attaques – et qui étaient étudiants en ingénierie –, démontèrent alors que maîtriser la technologie moderne ne suppose en rien d’adhérer aux valeurs et institutions politiques libérales. En dépit de contextes culturels spectaculairement différents, les formes du modernisme réactionnaire écloses au fil des deux premières décennies du XXIe siècle ne peuvent qu’évoquer son apparition, en Allemagne, au début du XXe siècle. »

Les éclairants constats de Jeffrey Herf nous permettent d’anticiper l’émergence de mouvements « modernistes réactionnaires » toujours plus extrêmes et violents au fur et à mesure que la technologie se développe et broie l’humanité.


Joseph Goebbels et la propagande technophile des nazis (par Jeffrey Herf)

Le ministre de la Propagande d’Hitler, Joseph Goebbels, s’échina à convaincre les Allemands que la technologie moderne n’allait pas menacer leurs âmes. Si les discours que Goebbels consacra à cette question méritent l’attention, c’est parce qu’ils s’adressaient à l’opinion publique dans son ensemble et, tout autant, aux ingénieurs en particulier. Ils combinaient ainsi des éléments de la Révolution conservatrice, une certaine dimension propre au romantisme, une idéologie völkisch aussi, avec un culte du modernisme technologique. Dans un discours de 1932, Goebbels devait par exemple relayer l’idée suivante de Hitler : le véritable homme politique était un artiste dont la tâche consistait à donner forme à ce « matériau brut » qu’étaient les masses. En ce siècle de la politique de masse, le dirigeant politique devait avoir lui-même recours aux moyens de propagande les plus modernes, comme la radio, afin d’encourager une « mobilisation spirituelle » [geistige Mobilmachung]. Au mois de mars 1933, il assura à son public qu’il n’était en rien « un homme du passé, un antimoderne, secrètement opposé à la radio, mais, bien au contraire, un passionné de presse, de théâtre, de radio ». La radio, selon lui, ne devait pas être utilisée dans le but de créer une objectivité illusoire, mais dans celui de contribuer à la mobilisation spirituelle que le régime national-socialiste appelait de ses vœux. Les Allemands, affirmait-il, devaient retenir la leçon primordiale de la Grande Guerre : loin de devoir être imputée à des déficiences matérielles, la défaite de l’Allemagne devait l’être à des déficiences spirituelles. « Nous n’avons pas perdu la guerre parce que nos canons n’ont pas fonctionné, mais parce que nos armes spirituelles n’ont pas fait feu. » La radio offrit au national-socialisme la possibilité – sans précédent – de toucher les masses avec ce message, cet appel à mener une révolution spirituelle.

Une image de propagande qui montre Hitler donnant le premier coup de pelle de son programme de construction d’autoroutes. Sur les 6 900 kilomètres prévus en 1933, seulement 3 900 sont effectivement construits et les travaux s’arrêtent en 1942 à cause de la guerre. Hitler n’a pas inventé les autoroutes – un premier tronçon a été inauguré en Allemagne dès 1921 – et leurs bénéfices économiques ont été en grande partie fabriqués de toutes pièces par la propagande. Mais cette propagande glorifiant les grands travaux d’infrastructures balafrant les campagnes montre que l’attachement traditionaliste du régime nazi à la préservation du paysage était largement factice lui aussi.

De la première radiodiffusion de l’un de ses discours à la dernière, Goebbels ne cessa de revenir sur une thématique moderniste réactionnaire par excellence. En novembre 1933, pour la première fois, il célébrait un « romantisme d’acier » [stahlernde Romantik] grâce auquel, à nouveau, enfin, « la vie allemande méritait d’être vécue ». Ce nouveau romantisme n’ignorait pas « la dureté de la vie » ni ne rêvait de se réfugier dans le passé. Au lieu de cela, il se confrontait « héroïquement » aux problèmes des temps modernes. Goebbels traita à intervalles réguliers de la signification du stahlernde Romantik, ses discours étant ensuite reproduits dans Deutsche Technik (Technique allemande), un mensuel qui parut de 1933 à 1942. La couverture d’un numéro datant du mois de février 1939 en offre, c’est le cas de le dire, une illustration particulièrement exemplaire. Elle montre Goebbels en plein discours, avec, à sa gauche, une Volkswagen et, à sa droite, Hitler. Le passage suivant témoigne de l’habileté oratoire de Goebbels et de sa capacité à mettre en scène une tradition culturelle construite de toutes pièces – ce que Horkheimer présenta plus tard comme une orchestration bureaucratique de la révolte de la nature :

« Nous vivons à l’ère de la technologie. Le rythme accéléré de notre siècle affecte tous les aspects de notre vie. Il n’y a guère d’entreprise qui puisse échapper à son influence puissante. C’est pourquoi un danger se profile, incontestablement : que la technologie prive les hommes de leur âme. Le national-socialisme n’a jamais rejeté ni combattu la technologie moderne. Une de ses tâches principales fut au contraire de la soutenir consciemment, de lui instiller une âme, de la discipliner et de la place au service de notre peuple et de son niveau culturel. Les déclarations publiques nationales-socialistes se sont toujours référées au romantisme d’acier de notre siècle. Aujourd’hui, cette phrase a atteint sa pleine signification. Nous vivons à une époque qui est à la fois romantique et semblable à l’acier, une époque qui n’a rien perdu en profondeur de sentiment. Bien au contraire, elle a découvert un nouveau romantisme dans les produits des inventions modernes et de la technologie moderne. Alors que la bourgeoisie s’était opposée à la technologie en faisant preuve à son égard de beaucoup d’incompréhension, et même d’hostilité ouverte, et que les sceptiques modernes l’avaient considérée comme la cause la plus profonde de l’effondrement de la culture européenne, le national-socialisme a compris comment s’emparer de ce cadre sans âme de la technologie afin de le remplir du rythme et des chaudes impulsions de notre temps. »

Voilà un résumé remarquable des thématiques modernistes réactionnaires. Goebbels ne cessa jamais d’affirmer que la crise culturelle que le conservatisme allemand avait tant crainte avait été « surmontée » par le national-socialisme. Instiller une âme à la technologie relevait tout autant de la vie quotidienne la plus pratique. La Volkswagen venait signifier que la technologie moderne était désormais accessible aux masses, et d’une manière qui, à n’en pas douter, diffusait « le rythme et les chaudes impulsions de notre temps ».

Tout au long des années de guerre, Goebbels poursuivit sa propagande : le national-socialisme, fanfaronnait-il, avait développé un « nouvel idéal de culture », qui s’était affranchi du « romantisme faux et mielleux » du passé. À Heidelberg, au moins de juillet 1943, il expliqua ainsi à son auditoire quel était le type de romantisme qui caractérisait le national-socialisme :

« Chaque époque a son romantisme, sa présentation poétique de la vie. […] La nôtre aussi. Notre romantisme est plus dur et plus cruel que celui d’antan, mais il reste romantique. Le romantisme d’acier de notre temps se manifeste dans des actes et des actions placés au service d’un grand objectif national, dans un sentiment de devoir, élevé au niveau d’un principe qui ne saurait être enfreint. Nous sommes tous plus ou moins romantiques, dépositaires d’un nouvel état d’esprit allemand. Le Reich des moteurs qui grondent, des grandioses créations industrielles, d’un espace presque illimité, non fini, qu’il nous faut peupler afin de préserver les meilleures qualités de notre Volk – ce Reich-là est notre romantisme. »

Pour Goebbels, les années de guerre devaient être une période « débordante d’actions », en fort contraste avec « l’intellectualisme outré » de la vie politique et culturelle sous Weimar. Les victoires allemandes n’étaient possibles que parce que les ingénieurs et les scientifiques allemands montraient à l’égard de leur travail « le même fanatisme et la même détermination sauvage » que les soldats, ouvriers et paysans allemands. La dernière année de la guerre, Goebbels revint une nouvelle fois sur le stahlernde Romantik, le romantisme d’acier. La mobilisation spirituelle [geistige Mobilmachung] devait à nouveau épauler le « génie allemand de l’invention » [deutsche Erfindungsgenie] afin d’épargner à la nation une défaite imminente. Au mois de juillet 1944, Goebbels promit à son peuple que le rôle de guide de Hitler, l’esprit du Volk, du peuple, et les missiles V-1 et V-2 s’associeraient tous ensemble pour arracher la victoire.

Jeffrey Herf

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