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L’assaut technologique contre l’empathie – contre l’humanité

Traduction d’un article de Sherry Turkle publié en 2018 sur le magazine en ligne Behavioral Scientist[i]. Anthropologue et psychologue, autrice de plusieurs livres, elle enseigne la sociologie des sciences et des technologies au Massachusetts Institute of Technology (MIT). D’abord technophile, Sherry Turkle se montre aujourd’hui assez critique des technologies numériques détruisant le tissu social et la capacité de l’humain à être – et rester – humain. Comme on pouvait s’y attendre, Sherry Turkle n’appelle pas à la Révolution Anti-Tech et reste une réformiste convaincue. Réformer pour rendre durable le désastre, on commence à connaître la chanson.

Bien que Turkle concentre son analyse sur les enfants et les technologies numériques/robotiques, l’effacement de l’empathie touche aussi les adultes utilisant frénétiquement les nouvelles technologies de l’information. Le cerveau étant un organe extrêmement malléable, qui s’adapte en permanence aux stimuli d’un environnement de plus en plus colonisé et façonné par la technologie, tout le monde est touché à des degrés divers par ce fléau. Cet assaut contre l’empathie ne date pas d’hier. Son origine est certainement liée à l’accélération vertigineuse du progrès technique depuis la première révolution industrielle, une évolution technologique bien plus rapide que l’évolution biologique du primate humain. Dans cette optique, le progrès technique n’a rien d’une émancipation, c’est un piège qui se referme peu à peu sur son créateur.

Par conséquent, ce processus d’ablation de l’empathie était en cours bien avant l’émergence de l’Internet et des ordinateurs qui n’ont fait qu’accélérer les choses. On peut raisonnablement supposer qu’il s’agit là d’une condition nécessaire au développement de la société industrielle fondé presque exclusivement sur l’accumulation matérielle. Dans son livre Se libérer du superflu – Vers une économie de post-croissance, l’économiste anti-industriel Niko Paech affirme que la structure de la société industrielle conditionne la nature du progrès social se résumant alors à une accumulation matérielle :

« Et puisque chaque facette de notre existence, chaque petite case de notre emploi du temps, se rattache à des objets de consommation et des infrastructures de confort, le social aussi doit être absorbé dans l’économique. Selon cette logique, être libre et participer comme il faut à la vie sociale, c’est pouvoir s’offrir autant de choses que les autres. Dès lors, le progrès social prend nécessairement la forme d’une expansion économique, et peu importe que ces nouveaux services soient fournis par le marché ou l’État. »

Et d’après les travaux du psychologue Dacher Keltner de l’université de Californie (Berkeley), la richesse anéantit la compassion chez l’animal humain[ii]. Bien qu’il se soit concentré sur l’inégalité de richesse entre individus aux États-Unis, il est hautement probable que le même phénomène s’applique à l’échelle mondiale entre pays riches et pays pauvres. Aujourd’hui, dans les pays développés et industrialisés, la majorité du cheptel humain matériellement riche ne semble pas très affecté de savoir (en tout cas pour ceux qui savent) que la plupart des aliments, objets, machines, bâtiments et produits à la base du mode de vie moderne sont imprégnés de la sueur et du sang d’esclaves – parfois des enfants – grattant la terre à mains nues à la recherche de métaux. D’autres miséreux sont exploités dans des plantations de cacao, d’huile de palme, d’hévéas, de coton, de fleurs, ou sur des chaînes industrielles d’assemblage, quelque part en Afrique, Asie ou Amérique du Sud. Et quand bien même le Français moyen se trouve émotionnellement affecté par les images d’enfants congolais trimant dans les mines de cobalt pour que l’Occident puisse s’offrir son progrès – téléphone « intelligent », objet connecté et autre voiture électrique –, en général il a une réaction binaire hautement prévisible : soit il pleurniche, soit il accuse les dirigeants. Jamais cela ne lui traverse l’esprit d’assumer ses responsabilités, de prendre les choses en main ni de faire tout ce qui est en son pouvoir – légalement ou illégalement – pour faire cesser le carnage.

En creusant, on s’aperçoit que l’empathie est un sentiment incompatible avec la violence inouïe, omniprésente et quotidienne de la société industrielle, avec le monde-machine que la Silicon Valley et la startup-nation nous préparent, ce qui a conduit le sociologue Charles Derber, auteur du livre Sociopathic Society, à faire le diagnostic suivant :

« Le comportement sociopathique ne provient pas d’une chimie cérébrale qui aurait mal tourné, mais du triomphe d’un système sociopathique d’institutions et d’élites qui ont réécrit les normes sociales, réécrit la loi, reconfiguré l’arène du pouvoir institutionnel de manière si extrême qu’elles ont créé une société dans laquelle les normes de comportement dominantes exigent une conduite de sociopathe pour survivre[iii]. »

Malheureusement, comme la plupart des gens de gauche (même parmi les plus radicaux), Charles Derber paraît négliger l’impact de la technologie dans ce « comportement sociopathique ». La gauche continue à faire miroiter à son électorat et à ses sympathisants que la technologie peut être maintenue sous contrôle, alors que de nombreux observateurs aguerris affirment le contraire depuis maintenant plus d’un siècle. En effet, comment contrôler quelque chose qui, par essence, échappe complètement à notre contrôle ?

« Les hommes sont devenus les outils de leurs outils. »

– Henry David Thoreau, Walden, 1854.

Poursuivons cette introduction avec quelques citations de Sherry Turkle glanées dans les médias.

Dans Le Figaro :

« Trop communiquer en ligne fait progressivement perdre la capacité à interpréter le langage du corps, le rythme d’une voix et les expressions faciales. Mais ce n’est pas là le point le plus préoccupant. Cela fait perdre aux enfants la capacité de s’ennuyer, ainsi que celle de rester seuls. Le fait d’être l’objet d’une stimulation permanente entrave leur imagination. Ne pas être à même de tolérer la solitude empêche de prêter réellement attention à ce que disent les autres et enjoint à interpréter leurs propos de façon égocentrée. Des enfants qui n’apprennent pas à être seuls sauront simplement être solitaires. L’intolérance à cette solitude est d’ailleurs l’un des problèmes de développement les plus significatifs chez l’enfant. Pour les besoins d’une expérience, on a demandé à des collégiens de s’asseoir calmement sans livre ni téléphone pendant quinze minutes. Après six minutes, cela devenait intenable pour bon nombre d’entre eux. La plupart cherchait à tout prix une stimulation, plutôt que de rester calmement assis et attentifs à leurs pensées. Au-delà de ça, les réseaux sociaux nuisent à la capacité de s’impliquer pleinement dans un moment, en incitant à préparer à l’avance ce que l’on pourra en partager. S’instaure une forme de “Je partage donc je suis”, en somme[iv]. »

Au sujet des « amitiés Facebook » dans Vox :

« C’était le mythe fondateur. Et c’était un mythe. Dans la mâchoire de Facebook, chacun d’entre nous est devenu un nouveau type de produit surveillé et manipulé. Notre “petite vie” est devenue le centre de ce qui est acheté et vendu par morceaux.

[…]

Tout cela s’est déroulé à la vue de tous et nous n’avons pas voulu regarder. Nous avons eu une histoire d’amour avec une technologie qui semblait magique. Et comme la magie, elle a fonctionné en retenant notre attention pour que nous détournions notre regard de ce qui était en train de se passer.

Aujourd’hui, nous devons vivre avec de nombreuses technologies qui remettent en question la démocratie et l’identité individuelle. Nous devrons faire face à tout, des machines qui peuvent prétendre nous aimer aux programmes qui peuvent suivre nos mouvements et autoriser où nous pouvons aller, ce que nous pouvons lire et ce que nous pouvons voir. Comment allons-nous réglementer les programmes qui peuvent faire dire n’importe quoi à n’importe quelle image ? Ce qui n’était au départ qu’un tour de passe-passe finit par devenir un outil de manipulation de masse[v]. »

Précisons ici que les « démocraties » occidentales ne sont pas des démocraties. Offrant un pouvoir démentiel à leurs propriétaires et à l’État sur les simples utilisateurs, les technologies numériques en question n’auraient jamais pu émerger dans une société réellement attachée aux idéaux démocratiques d’égalité et de liberté. Et puisqu’il faut le répéter, encore et encore : une « démocratie représentative » n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais une démocratie, même si de nombreux escrocs prétendent le contraire. La démocratie est directe ou n’est pas. Le pouvoir ne se délègue pas.

Autres citations de Turkle recueillies dans un article de blog sur le site du journal Le Monde :

 « Les gens apprennent à utiliser l’informatique, mais aussi parlent de se reprogrammer, de changer de logiciel, de leur mémoire vive ; ils en viennent à considérer leur psyché comme une machine charnelle. »

« Tout commence avec l’idée que les robots compagnons sont “mieux que rien”, car il n’y a pas assez de monde pour aimer et s’occuper des gens. Mais, de cette idée, on passe rapidement à une autre : les robots sont mieux que presque tout. De “mieux que rien” à “mieux que presque tout” : voilà les stations de notre voyage vers l’oubli de ce que signifie être humain. »

« Nous pouvons passer un repas de famille sans se parler, étant tous, enfants et parents, accaparés par nos machines. […] Notre moi virtuel, abstrait, l’a emporté sur le moi convivial, empathique, présent aux autres. La chaleur humaine et la conversation ne sont plus d’actualité[vi] ».

Une analyse du livre Seuls ensemble de Sherry Turkle est disponible ici : https://www.cairn.info/revue-sciences-et-actions-sociales-2017-2-page-147.htm

Autres compléments intéressants dans notre course à l’armement contre l’oppression technologique : la lecture du livre La Fabrique du crétin digital publié en 2019 par le neuroscientifique français Michel Desmurget ainsi que le visionnage de l’excellent documentaire Regardez la lumière mes jolis[vii].


L’assaut contre l’empathie

Un matin de novembre dernier, alors que ma fille était sur le point de me rendre visite et que mes pensées étaient occupées par les cadeaux de Noël, j’ouvrais ma boîte mail du MIT pour y découvrir un « appel à sujets » intriguant. Il décrivait un projet de recherche qui comptait utiliser la conversation avec des robots sociaux, dont certains étaient conçus pour être des jouets pour enfants (et qui étaient d’ailleurs commercialisés comme cadeaux de Noël), comme une étape pour « la construction de l’empathie ». C’était là, écrit noir sur blanc, un projet en préparation depuis des décennies : le robot présenté comme une machine à empathie – un objet qui se présente comme digne de votre réponse empathique, et comme ayant une réaction empathique envers vous. Mais les objets ne peuvent pas faire cela. Ils n’ont pas expérimenté une vie humaine. Ils ne peuvent pas se mettre à notre place. Ils ne peuvent que simuler ce qu’un être humain pourrait dire. Ils ne ressentent rien de la perte, de l’amour ou des problèmes humains que nous leur décrivons. Ou qu’ils nous décrivent.

Comment en est-on arrivé à cette absurdité ? Par petites étapes. Nous avons parlé à Siri, Alexa et Echo [enceintes connectées, NdT] de recettes, de listes de lecture et de pizzas pendant des années et nous avons pris plaisir à étendre la conversation à une sphère plus intime : nos rendez-vous, nos rêves, nos problèmes avec nos amis et nos familles. Aujourd’hui, les portes sont ouvertes aux robots de thérapie, aux robots-nounous, aux robots de soins pour personnes âgées et aux robots de toutes sortes.

En effet, cette année, en couverture du numéro annuel du magazine Time consacré aux « inventions de l’année » figure Jibo, un robot social qui répond à « Hey, Jibo » et qui, selon ses programmeurs, aspire à devenir un ami de la famille. Si Jibo passe avec succès dans le domaine de l’amitié, il passe aussi simultanément une version émotionnelle du test de Turing – un test conçu pour mesurer l’intelligence des machines en déterminant si un ordinateur avait la capacité de faire croire à des humains qu’il était une vraie personne. S’il y parvenait, nous le déclarions intelligent. Mais aujourd’hui, avec les jouets pour enfants qui déclarent leur amour et veulent discuter, nous avons réalisé un vieux fantasme. Les machines pourraient devenir nos compagnons de route. Non seulement elles peuvent sembler intelligentes, mais aussi se soucier de nous.

Sauf qu’ici nous nous heurtons à un problème : la pensée simulée peut s’apparenter à une forme de pensée, mais les sentiments simulés ne sont pas des sentiments, et l’amour simulé n’est jamais de l’amour. Notre « succès » dans la fabrication de robots qui prétendent faire preuve d’empathie implique une duperie aux conséquences graves. Les enfants peuvent apprendre à jouer aux échecs avec une machine à jouer aux échecs ; ils ne peuvent pas « apprendre l’empathie » avec des machines qui n’en ont pas à donner en retour. Au contraire, ils apprennent quelque chose de superficiel et peuvent penser qu’il s’agit d’une véritable connexion.

Ce déficit d’empathie n’est pas quelque chose dont les robots peuvent se débarrasser en grandissant. L’empathie humaine dépend de l’incarnation humaine et de l’expérience d’une vie humaine. Un programme ne sait pas ce que c’est que d’avoir besoin d’être nourri et protégé du froid, d’avoir des parents, de craindre la douleur, la maladie, la solitude ou la mort. J’étais dans la même pièce lorsque des personnes âgées évoquaient leurs sentiments lors de la perte d’un enfant avec des robots sociaux dotés d’une « empathie apparente ». Les roboticiens célèbrent ces moments, mais nous oublions que dans ces « conversations », personne n’écoute. Nous diminuons ce que nous sommes en tant qu’être humain en qualifiant d’empathie ce que la machine est capable de donner.

La guérison [ou réconciliation, NdT] qui découle d’une rencontre empathique vient de la promesse d’essayer de comprendre l’autre et d’assumer les responsabilités de cette compréhension. La simulation ne peut jamais tenir cette promesse. Lorsque nous offrons des compagnons artificiels à nos aînés, nous rompons le pacte générationnel – être là pour se soutenir les uns les autres. Lorsque nous offrons des jouets sociaux et des animaux domestiques virtuels à nos enfants, nous faisons de nos enfants les sujets humains d’une expérience grandeur nature. Aurons-nous l’honnêteté d’affronter le revers émotionnel de nos rêves robotiques ?

Les robots sociables ne forment qu’une petite partie de cette crise de l’empathie. Récemment, j’ai travaillé avec une école secondaire du nord de l’État de New York. Je leur ai demandé de consulter les professeurs sur ce qu’ils considèrent comme une perturbation dans la façon qu’ont les élèves de nouer des liens d’amitié. Dans son invitation, la directrice présentait les choses ainsi : « Les élèves ne semblent pas nouer des amitiés comme autrefois. Ils font des connaissances, mais leurs liens semblent rester superficiels. »

Le cas des relations superficielles au collège était convaincant. Ce que j’entendais ici donnait du sens à d’autres choses que j’entendais dans d’autres écoles, de la part d’autres enseignants et d’élèves plus âgés. Il a donc été décidé que je me joigne aux enseignants d’Holbrooke pour une réunion. J’ai apporté un nouveau carnet de notes ; au bout d’une heure, j’écrivais sur sa couverture : « Le journal de l’empathie ».

Car c’est ce que les enseignants de Holbrooke avaient à l’esprit : les enfants d’Holbrooke ne développaient pas l’empathie comme on l’avait anticipé. Ava Reade, la directrice de l’école, intervient rarement dans les relations sociales entre élèves, mais récemment, elle a dû le faire. Une élève de cinquième a essayé d’exclure un [ou une] camarade de classe d’un événement social de l’école. Mme Reade a convoqué l’élève dans son bureau et lui a demandé des explications. La fille n’avait pas grand-chose à dire :

[L’élève de cinquième] a répondu de façon presque machinale. Elle a dit : « Je n’ai pas de sentiments à ce sujet. » Elle ne pouvait pas lire les signaux indiquant que l’autre élève était blessé.

Selon Reade :

« Ces enfants ne sont pas cruels. Mais ils ne sont pas émotionnellement développés. Des enfants de douze ans jouent dans la cour de récréation comme des enfants de huit ans. La façon dont ils s’excluent les uns les autres est la façon dont des enfants de huit ans joueraient ensemble. Ils ne semblent pas capables de se mettre à la place des autres. Ils disent aux autres élèves : “Tu ne peux pas jouer avec nous.”

Ils ne développent pas ce mode de relation où ils écoutent et apprennent à se regarder et à s’entendre. »

Les enseignants d’Holbrooke sont des utilisateurs enthousiastes de la technologie éducative. Mais ils croient voir des problèmes se profiler à l’horizon. Et pire encore, des indices montrent que le mal est peut-être déjà fait. Il est difficile d’amener les enfants à se parler en classe, à s’adresser directement les uns aux autres et à débattre. Il faut lutter pour les amener à rencontrer le personnel de l’école. Un enseignant observe : « [Les élèves] sont assis dans le réfectoire et regardent leurs téléphones. Quand ils partagent des choses ensemble, ce qu’ils partagent, c’est ce qu’il y a sur leurs téléphones. » Est-ce là la nouvelle façon de tenir une conversation ? Si oui, elle ne fait pas le travail de l’ancienne manière de converser en face à face. Selon ces enseignants, la conversation enseignait auparavant l’empathie. Mais ces élèves semblent moins se comprendre les uns les autres.

Et en effet, des études portant sur des jeunes gens en âge d’étudier à l’université montrent ce que l’on pourrait appeler un déficit d’empathie. En 2010, une équipe de l’université du Michigan dirigée par la psychologue Sara Konrath a rassemblé les résultats de 72 études menées sur une période de 30 ans. Ils ont constaté une baisse de 40 % de l’empathie chez les étudiants, la plus grande partie de cette baisse ayant eu lieu après 2000. Les chercheurs ont été amenés à conclure que ce déclin était dû à la présence de la technologie mobile. Les jeunes gens se détournaient les uns des autres pour concentrer leur attention sur leurs téléphones.

J’ai été invité à Holbrooke parce que j’ai étudié pendant plusieurs décennies le développement des enfants au sein de la culture technologique. J’ai commencé à la fin des années 1970, lorsque quelques écoles expérimentaient l’utilisation d’ordinateurs personnels dans leurs salles de classe. Je travaille encore sur cette question aujourd’hui, alors que de nombreux enfants viennent à l’école avec leur propre tablette ou ordinateur portable, ou avec un appareil fourni par leur école.

Dès le début, j’ai constaté que les enfants utilisaient le monde numérique pour jouer avec les questions d’identité. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, les enfants utilisaient la programmation simple comme moyen d’expression. Une jeune fille de treize ans qui avait programmé son propre monde graphique disait : « Lorsque vous programmez un ordinateur, vous mettez un petit morceau de votre esprit dans l’esprit de l’ordinateur et vous en venez à vous voir différemment. » Plus tard, lorsque les ordinateurs personnels sont devenus des portails vers les jeux en ligne, et les enfants ont expérimenté l’identité en construisant des avatars. Les choses ont évolué avec les nouveaux jeux et les nouveaux ordinateurs, mais quelque chose d’essentiel est resté constant : l’espace virtuel est un lieu d’exploration du soi.

L’anxiété des adultes face aux enfants et aux machines a également été constante au cours de toutes ces années. Dès le début, enseignants et parents craignaient que les ordinateurs ne deviennent trop envoûtants. Ils ont observé avec tristesse les enfants s’égarer dans les jeux vidéo et oublier les gens qui les entouraient, leur préférant, durant de longues périodes, les univers à l’intérieur de la machine.

Un jeune de seize ans décrit ce refuge virtuel : « Sur les ordinateurs, lorsque les choses sont imprévisibles, c’est d’une manière prévisible. » Les mondes programmables peuvent être rendus excitants, mais ils offraient un sentiment de contrôle que certains ont commencé à qualifier d’« absence de friction ».

Dès les prémices de l’informatique, j’ai pu constater que les ordinateurs offraient l’illusion de la compagnie sans les exigences de l’amitié, puis, lorsque les programmes sont devenus vraiment bons, l’illusion de l’amitié sans les exigences de l’intimité. Parce que, face à face, les gens demandent des choses que les ordinateurs ne demandent jamais. Avec les gens, les choses se passent mieux si vous êtes attentif et si vous savez vous mettre à la place de l’autre. Les personnes réelles exigent des réponses à ce qu’elles ressentent à un moment précis, et pas n’importe quelle réponse.

Le temps passé dans une simulation du monde prépare les enfants à passer plus de temps dans une simulation. Le temps passé en compagnie d’autres gens apprend aux enfants à s’impliquer dans une relation, en commençant par la capacité à tenir une conversation. Et cela me ramène aux inquiétudes des enseignants de Holbrooke. Ils ont constaté qu’en passant plus de temps à envoyer des SMS, leurs élèves perdaient l’habitude des conversations en face à face. Cela signifie qu’ils ont perdu la pratique des arts de la compassion, c’est-à-dire l’apprentissage du contact visuel, de l’écoute et de l’attention aux autres.

La technologie mobile et les artefacts sociaux incarnent tous les deux cet assaut en cours contre l’empathie. Ironiquement, certains espèrent que la technologie contribuera également à restaurer l’empathie que nous avons peut-être perdue. Prenons l’exemple de l’autrice de l’étude qui suggère que la technologie mobile joue un rôle majeur dans la suppression de l’empathie, puisque la majeure partie de la baisse des scores d’empathie s’est produite au cours de la dernière décennie de l’étude. Déprimée par ce résultat, elle s’est mise à créer des applications pour iPhone afin de remédier à la perte générale d’empathie. Il est facile d’éprouver de la sympathie pour cette démarche. Nous voulons croire que lorsque la technologie crée un problème, la technologie pourra y remédier. Mais dans ce cas, lorsque nos pensées se tournent vers les robots émotifs ou les applications empathiques sur iPhone, nous oublions l’essentiel. Nous sommes l’application empathique. Des personnes, et non des machines, qui se parlent. La technologie peut nous faire oublier ce que nous savons de la vie. Il n’est pas trop tard pour s’en rappeler, pour lever les yeux des écrans, se regarder et entamer une conversation.

Traduction et commentaire en préambule : Philippe Oberlé


[i] https://behavioralscientist.org/the-assault-on-empathy/

[ii] https://greenwashingeconomy.com/selon-la-science-les-ultrariches-sont-des-pourritures/

[iii] https://medium.com/@greenwashingeconomy/la-soci%C3%A9t%C3%A9-sociopathique-charles-derber-9e3941b60ef9

[iv] https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2018/02/06/32001-20180206ARTFIG00105-sherry-turkle-les-reseaux-sociaux-modifient-notre-rapport-aux-vraies-conversations.php

[v] https://www.vox.com/technology/2019/2/4/18205138/facebook-15-anniversary-social-network-founded-date-2004

[vi] https://www.lemonde.fr/blog/fredericjoignot/2019/02/25/sherry-turkle-la-psy-des-nouvelles-technologies/

[vii] https://youtu.be/8OlWPY5v9mk

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