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L’avenir sera végan, que ça vous plaise ou non

Les avancées récentes des biotechnologies s’apprêtent à rendre l’usage des animaux et de leurs sous-produits obsolète dans les productions industrielles agroalimentaires et textiles. Selon le think tank RethinkX, la chute vertigineuse des coûts de production résultant de ce bond technologique va entraîner une transformation radicale et profonde de ces secteurs, et probablement une reconfiguration de l’économie mondiale.

Dans ce cadre, les joutes verbales entre partisans et opposants au véganisme n’ont d’autre utilité que de ralentir ou d’accélérer l’adoption du nouvel ordre alimentaire, mais en définitive, adoption il y aura. Car la mécanique de la société techno-industrielle repose sur le pouvoir, lui-même conditionné par les variables capital et technologie. Dans cette équation, le débat d’idées est une mascarade, la démocratie une illusion.

Quand une rupture technologique change les règles du jeu de l’économie, entreprises et États se lancent dans une course folle afin de déployer ladite technologie pour accroître leur pouvoir, s’en suit un bouleversement de la société. Peu importe l’avis du « bétail, doux, poli et tranquille »[i], la mégamachine contrôle le contenu de son auge. Avant de prendre la décision, en toute conscience, d’empoisonner la nourriture, l’eau et le sol avec un « innovant » et « disruptif » cocktail chimique hautement toxique, l’industrie agroalimentaire avait-elle pris la peine de consulter la plèbe ?

[Les sources sont bien présentes en fin d’article, seuls les liens de renvoi en bas de page ne fonctionnent pas en raison d’un souci technique qui sera bientôt corrigé, Ndr]


Le marché

Le marché mondial de l’alimentation pesait en 2017 près de 9 billions de dollars[ii] (1 billion = 1 000 milliards), en comparaison l’industrie pétrolière affichait des revenus de 3,3 billions de dollars en 2019[iii], le PIB de l’économie mondiale s’élevant quant à lui la même année à 86 billions de dollars. Le chiffre d’affaires mondial des seuls substituts végétaux à la viande attendu pour 2020 s’élève à 5 milliards de dollars[iv]. Cela peut paraître dérisoire, mais le marché croît à une vitesse stratosphérique (+ 18 % entre 2018 et 2019 aux États-Unis). Cinq milliards de dollars, c’est ce que pèse déjà le marché des substituts à base de plantes – lait, glace, yaourt, fromage, beurre, œuf, sauce, etc. – aux États-Unis, le pays du progrès[v].

Sur le site de Blue Horizon, une entreprise de capital risque investissant dans des startups véganes basée à Zürich et fondée en 2018 par Roger Lienhard et Michael Kleindl, il est écrit :

« Nous investissons dans les game-changers qui disruptent le plus important marché au monde, l’alimentation. »

La vision du groupe :

« Créer le plus important gestionnaire d’actifs pour une nourriture goûteuse, saine et durable. Pour tout le monde. »

Sa solution :

« Une nouvelle génération de produits à base de plantes, sains et innovants, qui répondent à la demande mondiale des consommateurs à des prix de grande distribution.

Les entrepreneurs innovants qui ont créé ces produits alimentaires à base de plantes s’associent de plus en plus avec les usines de production et les chaînes de distribution existantes.

Un soutien supplémentaire est apporté par les investissements directs des grands acteurs existants qui veulent tirer profit de l’inévitable évolution du marché. »

Dans une interview publiée en 2018 sur Youtube par le think tank Redesigning Financial Services[vi] basé lui aussi à Zürich, à la question « Comment pouvons-nous changer les habitudes alimentaires et promouvoir les options pour une alimentation durable ? », Roger Lienhard répond :

« Je pense qu’il y a deux éléments. En général, les gens vous parlent de trois éléments qui sont le goût, la disponibilité et le prix, moi je crois qu’il n’y a que deux éléments : le goût et le prix. Si cela a bon goût et que le prix est bas, vous allez le trouver partout et les gens vont l’acheter. C’est aussi simple que cela. Je pense que dans les trois à dix ans, en fonction du produit, nous y arriverons. Et le marché de la viande sera complètement disrupté. Et cela me remplit de bonheur évidemment ! »

Cargill, un géant mondial de la viande industrielle propriété à 90 % de la famille éponyme[vii], a déjà entrepris de diversifier ses activités pour transformer son modèle économique, notamment en investissant 75 millions de dollars dans Puris, l’un des plus grands fabricants de protéine de pois des Etats-Unis et fournisseur principal d’une autre entreprise américaine, Beyond Meat[viii]. Fondée en 2009 par Ethan Brown, aujourd’hui cotée au Nasdaq et pesant près de 8 milliards de dollars[ix], cette dernière fabrique des burgers végans et L214 se charge d’en faire activement la promotion dans ses communiqués de presse et ses tweets.

Un communiqué de presse de L214 datant du 11 juin 2020 titrait « 60 % des Français veulent des burgers végans dans les fast-foods »[x], un sondage réalisé pour L214 par la société YouGov. La première question du sondage, à laquelle 40 % des interrogés a répondu « oui », se présente sous cette forme :

« La production des ingrédients nécessaires à la fabrication d’un hamburger à base de viande émet 3,9 kg de CO2 contre 0,5 kg pour un burger à base de protéines végétales. Seriez-vous prêt(e) à tester un burger 100 % végétal aussi gourmand qu’une version classique ? »[xi]

On voit là toute l’arnaque des sondages d’opinion dont les résultats peuvent être manipulés et orientés à loisir. Si la question avait été formulée autrement, par exemple en précisant qu’obtenir un burger végétal « aussi gourmand » qu’un burger classique implique d’utiliser des technologies de manipulation des micro-organismes, dont la fermentation de précision, pas de doute que le résultat aurait été différent. De plus, étant donné la taille restreinte du secteur des burgers végétaux et de l’aveu même de certains entrepreneurs du milieu, l’impact réel de cette industrie naissante reste encore largement inconnu. Il est aujourd’hui impossible d’anticiper, encore moins de comptabiliser précisément l’impact global d’une technologie tant que celle-ci n’a pas été déployée à grande échelle, d’autant plus dans le cas d’une innovation de rupture. Dans le cas présent, le marché des substituts végétaux reste encore anecdotique. On retrouve ce même argumentaire fallacieux chez les promoteurs des éoliennes, des panneaux solaires, de la biomasse, des matériaux biosourcés, de la voiture électrique, etc. Dans son livre Se libérer du superflu : vers une économie de post-croissance, l’économiste allemand Niko Paech écrit ceci à propos des zélateurs du progrès :

« Le tragique de la situation, c’est que tous ces projets embraient sur la logique de progrès qui est à l’origine même du problème qu’ils cherchent à résoudre. La conception moderne du progrès ne consiste pas seulement à changer l’état actuel des choses, mais à nous transporter dans le pays des possibles, non conquis et donc non testés. Eviter les dangers de long terme impliquerait de prolonger la situation actuelle, ou de revenir à un état antérieur. Mais ces deux alternatives, l’état stationnaire et le retour au passé, représentent pour le dogme progressiste des antithèses repoussantes. »

En France, plus de 1,7 milliard de burgers ont été consommés en 2018 dans la restauration rapide et le cabinet Xerfi Precepta prévoit une explosion du marché des burgers végétaux consommés hors domicile. Le communiqué de L214 se réjouit également de la multiplication des alternatives végétales dans les restaurants réouvrant après le Covid en Chine et cite un article de la BBC[xii] sur le sujet. On y apprend que Beyond Meat a commencé à vendre ses produits à base de plantes dans 3 300 Starbucks à travers la Chine. Ses produits sont distribués dans d’autres pays d’Asie incluant Singapour, la Corée du Sud, la Thaïlande, le Vietnam et les Philippines. KFC va quant à lui tester du poulet végétal dans plusieurs régions chinoises.

Selon le journaliste de la BBC :

« Alors que la Chine se remet de l’épidémie de coronavirus, de plus en plus de personnes cherchent à adopter un mode de vie plus sain. »

Un porte-parole de Beyond Meat précise :

« Nous considérons l’Asie comme une région clé pour une stratégie de croissance à long terme et l’objectif de Beyond Meat est d’avoir une production localisée en Asie d’ici à la fin de 2020. »

Pas de doute, le choc de la pandémie est clairement mis à profit dans la très agressive stratégie de conquête de l’industrie des burgers végétaux. Pour « disrupter » le marché, on n’hésite pas à manipuler la peur pour coloniser les esprits avec de nouvelles pratiques culturelles. Cette stratégie de conquête a été théorisée par l’économiste ultralibéral Milton Friedman et analysée par la journaliste Naomi Klein dans son ouvrage La stratégie du choc – vers un capitalisme du désastre :

« Dans l’un de ses essais les plus influents, Friedman définit le remède universel que propose le capitalisme moderne et énonce ce que j’en suis venue à considérer comme la « stratégie du choc ». « Seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements, fait-il observer. Lorsqu’elle se produit, les mesures à prendre dépendent des idées alors en vigueur. Telle est, me semble-t-il, notre véritable fonction : trouver des solutions de rechange aux politiques existantes et les entretenir jusqu’à ce que des notions politiquement impossibles deviennent politiquement inévitables. » En prévision de désastres, certains stockent les boîtes de conserve et les bouteilles d’eau ; les disciples de Friedman, eux, stockent des idées relatives au libre marché. En cas de crise, le professeur de l’université de Chicago était convaincu qu’il fallait intervenir immédiatement pour imposer des changements rapides et irréversibles à la société éprouvée par le désastre. Ce n’est qu’à cette condition qu’elle échapperait durablement à la « tyrannie du statu quo ». Selon Friedman, « un nouveau gouvernement jouit d’une période de six à neuf mois au cours de laquelle il peut opérer des changements fondamentaux. S’il n’en profite pas pour agir avec détermination, une telle occasion ne se représentera plus. » Variation sur un thème cher à Machiavel, selon qui le mal devait « se faire tout d’une fois », cette idée constitue l’un des legs stratégiques les plus durables de Friedman. » »

Si le puissant Forum Économique Mondial – un groupe de lobbying composé de nombreuses multinationales parmi les plus nuisibles connu pour sa réunion annuelle à Davos en Suisse – vient de lancer sa campagne The Great Reset[xiii] pour 2021, suite à la pandémie de Covid, ce n’est pas le fait du hasard.

Dans son communiqué, L214 fait également l’éloge des substituts végétaux de fromage en citant les entreprises Linck et Nature rachetées par le groupe Bel, un poids lourd de l’industrie agroalimentaire spécialisé dans la fabrication de fromages industriels à pâte cuite, demi-cuite ou pressée. Le groupe Bel se montre évidemment très impliqué sur la question environnementale, puisqu’il collabore depuis 2012 avec le WWF pour « co-construire une filière laitière durable et pérenne » et « soutenir des filières responsables pour les tourteaux de soja et le PKE [Palm Kernel Expeller ou farine de palmiste, un co-produit de l’extraction d’huile de palme, Ndr][xiv]. » WWF et L214, même combat : rendre le business « durable ».

Il est évident que les biotechnologies permettant cet essor fulgurant des substituts de produits animaux à base de plantes renforceront l’hégémonie des firmes agroalimentaires existantes et enfanteront de nouveaux empires. Selon la militante féministe et écologiste Vandana Shiva, cette évolution progressive du modèle agricole, permise par les biotechnologies, vers un modèle totalement hors-sol et industrialisé, sonne le glas de notre existence en tant qu’ « être écologique ». Selon elle, « l’industrialisation totale de notre nourriture et de nos vies » va mener à « l’industrialisation ultime des humains », il s’agit de « la dernière marche pour mettre fin à notre lien avec la Terre »[xv].

Dans son portefeuille composé de plusieurs dizaines de jeunes entreprises, futures « licornes » de l’industrie végane, Blue Horizon compte Beyond Meat. Ethan Brown, son fondateur, explique ses motivations dans une interview :

« Nous avons commencé par reconnaître que la viande fait partie de notre culture, et puis nous nous sommes demandés : est-ce que la viande a vraiment besoin de provenir des animaux ? La réponse à cette question est non, vous pouvez l’obtenir à partir des plantes et cela vous donne une opportunité fantastique pour innover, et c’est vraiment excitant. Prenez par exemple votre Iphone qui tient dans la poche, c’est toujours un téléphone. Sauf qu’il est très différent du téléphone fixe, il est fabriqué et utilisé différemment, mais cela reste un téléphone. Et il a remplacé le téléphone fixe. Pouvons-nous avoir ce type d’impact avec la viande végétale ? […] Si les gens ont grandi en se régalant de saucisses, nous voulons être certains de les aborder avec amour et respect, en leur proposant un goût délicieux. Il y a littéralement plus de 1 000 molécules donnant à la viande sa saveur caractéristique, alors le jeu consiste à trouver des molécules similaires ou les mêmes molécules chez les plantes, puis de les combiner d’une certaine manière pour copier le goût de la viande. Chaque année, nous nous rapprochons de l’objectif. »

Des ultrariches comme Bill Gates investissent dans cette industrie émergente et il existe déjà des médias spécialisés sur la « vegéconomie » à l’image de Vegconomist – « le magasine du business végan ». Récemment, Matthew Glover, « entrepreneur végan » fondateur de l’ONG Veganuary chargée de promouvoir la consommation de produits végans, a lancé Veg Capital, un fonds d’investissement à but non lucratif. L’ensemble des profits doit être reversé à des organismes à but non lucratif défenseurs du bien-être animal et d’un régime végan, au Royaume Uni et en Europe.

Véganisme, ça rime avec capitalisme.

Innovation technologique, production industrielle, produits emballés dans des packaging soigneusement étudiés en amont par les équipes marketing, vente par les enseignes de la grande distribution, etc. Aucun changement de mode de vie, aucun changement de système, pour une catastrophe écologique durable.

La technologie

Si Blue Horizon parle de « disruption » et d’une « inévitable évolution du marché », c’est en raison des innovations technologiques, notamment dans les biotechnologies, rendant peu compétitive la production de protéines à partir d’animaux d’élevage par rapport aux protéines issues de la fermentation de précision. A terme, ce processus caractéristique de l’économie capitaliste baptisé « destruction créatrice » par l’économiste du XXe siècle Joseph Schumpeter pourrait aussi éliminer les cultures vivrières.

Dans une tribune titrant « La nourriture produite en laboratoire va tuer l’agriculture et sauver la planète » publiée dans le Guardian, l’éditorialiste George Monbiot cite une étude du think tank RethinkX :

« Les recherches du think tank RethinkX suggèrent que les protéines issues de la fermentation de précision seront environ dix fois moins chères que les protéines animales d’ici 2035. Le résultat, dit-il, sera l’effondrement presque complet de l’industrie de l’élevage. La nouvelle économie alimentaire « remplacera un système extravagamment inefficient, qui nécessite d’énormes quantités d’inputs et produit d’énormes quantités de déchets, par un système précis, ciblé et traçable ». Utilisant de minuscules surfaces de terre, avec des besoins en eau et en nutriments massivement réduits, elle « présente la plus grande opportunité de restauration environnementale de l’histoire de l’humanité ». »[xvi]

RethinkX a été fondé par Tony Seba, professeur à l’université de Stanford, entrepreneur et auteur d’un livre détaillant comment la Silicon Valley va sauver le monde, et James Arbib, un investisseur technophile et philanthrope basé à Londres. Dans son rapport, RethinkX définit la fermentation de précision comme « le procédé nous permettant de programmer les micro-organismes pour qu’ils produisent toutes sortes de molécules organiques complexes. » C’est un tsunami qui s’apprête à déferler sur l’économie mondiale. Aux États-Unis, la demande de produits issus des vaches devrait chuter de 70 % d’ici 2030, mais l’industrie de l’élevage aura fait faillite bien avant. En 2035, cette demande chuterait de 80 % à 90 %. La pêche industrielle ainsi que l’élevage de poissons devraient connaître le même sort. Dans le même temps, le think tank anticipe un effondrement de la valeur des terrains agricoles de 40 % à 80 %.

Le titre du rapport de RethinkX est évocateur :

« Repenser l’alimentation et l’agriculture 2020-2030 – La seconde domestication des plantes et des animaux, la disruption de la vache, et l’effondrement de l’élevage industriel »

Et voici comment débute le premier chapitre du rapport :

« Il y a dix mille ans, la première domestication des plantes et des animaux a marqué un point central de l’histoire de l’humanité. Pour la toute première fois, l’homme a commencé à cultiver des plantes et élever des animaux pour manger et pour les faire travailler. Il s’agissait de macro-organismes sauvages, allant des vaches aux moutons en passant par le blé et l’orge. Les humains ne chassaient plus et ne cueillaient plus leur nourriture, mais ont commencé à contrôler sa production, en sélectionnant les meilleurs traits et les conditions de culture de ces organismes. Ils ont donc, bien qu’involontairement, modifié leur évolution naturelle.

Un élément souvent négligé de cette première domestication est le rôle vital joué par les micro-organismes. Les micro-organismes existent naturellement au sein des macro-organismes, et utilisent des inputs de nutriments pour produire des outputs utiles. Par exemple, les micro-organismes dans le tube digestif d’une vache aident à produire les protéines et les acides aminés dont elle a besoin pour vivre et se développer. Non seulement les humains manipulaient alors involontairement l’évolution des macro-organismes, mais aussi celle des micro-organismes.

Un millier d’années plus tard, les humains manipulaient des micro-organismes plus directement par le biais d’expériences précoces en matière de fermentation. Dans le cadre d’environnements tels que les pots en céramique et les tonneaux en bois, l’homme a lentement découvert comment fabriquer de nombreux aliments de base tels que le pain et le fromage, comment conserver fruits et légumes, et comment produire des boissons alcoolisées. Il était désormais capable, de la façon la plus rudimentaire, de contrôler la production de nourriture. Durant des milliers d’années, le modèle de production alimentaire a très peu changé et s’est maintenu sur la base des enseignements de la première domestication.

Aujourd’hui, nous sommes à l’aube de la prochaine grande révolution dans la production alimentaire. De nouvelles technologies nous permettent de manipuler les micro-organismes à un degré bien plus élevé que nos ancêtres auraient pu imaginer. Nous pouvons maintenant entièrement déconnecter les micro-organismes des macro-organismes et les exploiter directement comme des unités supérieures et plus efficientes de production de nutriments.

C’est la deuxième domestication des plantes et des animaux. La première domestication nous a permis de maîtriser les macro-organismes. La seconde nous permettra de maîtriser les micro-organismes. »

L’économiste Geneviève Azam parlait dans une récente interview d’ « abandonner le délire prométhéen d’une maîtrise infinie du monde »[xvii], certains ont manifestement d’autres idées en tête. On retrouve le storytelling classique des fondamentalistes du progrès assimilant « l’humanité » à un tout homogène qui aurait suivi la même voie évolutive, depuis la révolution néolithique jusqu’à la révolution industrielle. « L’humanité » serait condamnée d’obéir à la tyrannie du progrès pour échapper aux châtiments divins – pandémies, changement climatique, pauvreté, violence ou « barbarie », « effondrement » de la biodiversité, etc. Il faudrait poursuivre sur cette unique trajectoire, à la manière d’une locomotive roulant sur des rails vers une destinée aux mains des dieux Science et Technologie.

Employer le terme « humanité » permet de réécrire l’histoire, d’effacer dans le discours et dans les esprits l’immense diversité culturelle qui a existé – et qui existe toujours – sur cette planète, aussi bien chez l’animal humain que chez le non humain d’ailleurs[xviii]. C’est une conception du monde absolutiste, dominatrice, oppressive et produisant une violence incroyable à l’égard de ceux refusant de s’y plier. Seul un esprit détraqué est capable de nommer cela « progrès ».

Le rapport détaille ensuite le nouveau système de production fabriquant une « alimentation moderne » produite par la « fermentation de précision », en opposition au « système industriel de production de nourriture » :

« Au sens biologique, les aliments sont simplement des paquets de nutriments, tels que des protéines, des graisses, des glucides, des vitamines et des minéraux. Parmi ceux-ci, les protéines – les grosses molécules qui sont nécessaires à toutes les cellules pour fonctionner correctement – sont les plus importantes. Elles sont, tout à fait littéralement, les éléments constitutifs de la vie.

Les macro-organismes produisent ces ensembles, mais accéder aux nutriments individuels en leur sein nécessite un traitement supplémentaire, ce qui ajoute un coût supplémentaire (et diminue la qualité nutritionnelle). Les molécules individuelles de ces emballages sont donc les plus difficiles et les plus chères à extraire.

Cependant, les micro-organismes produisent directement ces nutriments individuels. La domestication de micro-organismes nous permet donc de contourner simplement les macro-organismes que nous cultivons et élevons actuellement pour produire des aliments et accéder directement aux différents nutriments. Ce faisant, nous pouvons fabriquer des aliments à partir de ces nutriments selon les spécifications exactes de nos besoins plutôt que de décomposer les macro-organismes pour y accéder. Nous pouvons remplacer un système extravagamment inefficace qui nécessite d’énormes quantités d’inputs et produit d’énormes quantités de déchets avec une méthode précise, ciblée et traçable.

De plus, en déplaçant la production au niveau moléculaire, le nombre de nutriments que nous pouvons produire n’est plus limitée par le règne végétal ou animal. Alors que la nature nous fournit des millions de protéines uniques, par exemple, nous n’en consommons qu’une fraction parce qu’elles sont trop difficiles ou trop coûteuses à extraire des macro-organismes. Dans le nouveau système de production, non seulement ces protéines deviennent instantanément accessibles, mais aussi des millions d’autres qui n’existent pas encore aujourd’hui. Libres de concevoir des molécules selon les spécifications que nous souhaitons, la seule contrainte sera la limite de l’imagination humaine. Chaque ingrédient servira un objectif spécifique, nous permettant de créer des aliments avec les attributs exacts que nous désirons en termes de profil, structure, goût, texture et qualités fonctionnelles. Les inputs seront pratiquement illimités, par conséquent, les outputs seront pratiquement illimités aussi.

Ces protéines seront si abondantes et si peu coûteuses qu’elles perturberont non seulement l’industrie alimentaire et agricole, mais aussi les soins de santé, les cosmétiques et les matériaux. Elles enfanteront un nouveau système de production qui représentera un changement profond dans la  façon de conceptualiser, concevoir et fabriquer des produits dans tous ces secteurs. Nous allons être capables de concevoir et de personnaliser des molécules individuelles pour créer des produits précis au lieu de les décomposer à partir d’animaux, de plantes ou de pétrole. En bref, nous passerons d’un système de rareté à un système d’abondance. C’est le passage d’un système d’extraction à celui de création. »

La nourriture est présentée comme des « paquets de nutriments », un « output » produit à l’aide d’un « input » de manière plus « efficiente », moins « coûteuse », dans un « fermenteur » possédant les propriétés productives de la panse de la vache, sans le « châssis » de la vache. Logique d’économie de coût et de temps, refus pulsionnel des limites imposées par le règne du vivant, on retrouve la même perception du monde qui a mené à l’industrialisation de l’agriculture et de l’élevage.

D’après le rapport, cette technologie permettant de concevoir et d’assembler l’ADN pourrait produire des protéines de plantes et d’animaux disparus – développer du cuir ou de la viande de mammouth, de Moa géant ou de baleine grise de l’Atlantique – et des protéines qui n’ont jamais existé auparavant dans la nature. On a vu ce que cela a donné avec le PFOA, un composé perfluoré inexistant dans la nature créé par la société 3M et utilisé par le géant de la chimie DuPont pour produire le téflon : 98 % des Américains possèdent un très fort taux de PFOA dans le sang et pour les Français, c’est 100 %[xix]. Le PFOA a probablement contaminé la quasi-totalité de la biosphère. Que va-t-il se passer lorsque des milliers de nouvelles molécules inexistantes à l’état naturel vont se disperser dans les milieux vivants ? Nul ne le sait.

Sur son site, le think tank précise encore :

« L’actuel système industrialisé d’agriculture animale sera remplacé par un modèle de « Food-as-Software », où les aliments sont conçus par des scientifiques au niveau moléculaire et téléchargés dans des bases de données accessibles aux concepteurs d’aliments partout dans le monde. Il en résultera un système de production alimentaire beaucoup plus distribué, localisé, stable et résistant. »

Ces technologies risquent bien de bouleverser l’ordre économique mondial. RethinkX évoque la perte d’influence des grandes puissances agricoles exportatrices – Union Européenne, États-Unis, Brésil – sur les pays importateurs et en parallèle, les chaînes logistiques alimentaire mondiales rendues obsolètes vont faire évoluer les relations commerciales. Des millions d’emplois peu qualifiés dans l’agriculture et le secteur agroalimentaire vont être détruits pour être remplacés par un nombre certainement bien inférieur d’emplois très spécialisés demandant des qualifications élevées – exploitant d’usine de fermentation, bioingénieurs, ingénieur de protéines, ingénieur métabolique, biologiste cellulaire, computer scientist, food designer, etc.

Toujours d’après le rapport, la possibilité de modifier la nourriture au niveau moléculaire devrait permettre de « maximiser les nutriments bénéfiques et de minimiser les substances nocives. C’est pourquoi les régimes alimentaires pourraient être non seulement grandement améliorés mais aussi personnalisés aux individus sans le besoin de changer de comportement – les gens pourront continuer à manger autant de burgers qu’ils le souhaitent sans en ressentir les effets secondaires. »

C’était aussi la promesse des produits « light », en réalité ils favorisent l’obésité.[xx]

Plus loin :

« D’ici 2035, environ 60 % des terres actuellement utilisées pour l’élevage et la production d’aliments pour animaux seront libérées pour d’autres usages. Cela représente un quart du territoire continental des États-Unis, soit presque autant de terres que celles acquises lors de l’achat de la Louisiane en 1803. La possibilité de réimaginer le paysage américain en réaménageant ces terres est totalement inédite. »

Plus prosaïquement, dans 30 ans les gens boufferont de la « Food-as-Software » certifiée végane, que ça leur plaise ou non, car il n’y aura plus rien d’autre que cette saloperie pour subsister. Et il est fort probable que dans un avenir proche, grâce à une propagande publicitaire intensive sur les écrans proliférant partout, jusqu’au plus profond de notre sphère intime, l’immense majorité de la population considère cela comme un progrès. Ce type de régime politique a un nom : le totalitarisme techno-industriel.

Les biotechnologies nous sont présentées comme l’ultime solution à la faim dans le monde, avec des répercussions à la baisse sur la démographie mondiale. Il est permis d’en douter. De plus, si la production de nourriture se relocalise dans les villes, si les immenses surfaces autrefois dédiées à l’agriculture, l’élevage et à la biomasse se libèrent pour d’autres usages, les zones urbaines pourront poursuivre leur expansion. RethinkX s’attend à une forte dépréciation de la valeur des terres agricoles situées loin des villes et une augmentation du foncier proche des villes, si une politique d’aménagement urbain à des fins résidentielles ou commerciales est mise en place. Le think tank cite d’autres usages possibles pour maintenir la valeur productive des terres : ranchs, parcs nationaux, réserves naturelles, fermes solaires, développement industriel ou résidentiel, sylviculture, puits de carbone (reforestation et agriculture régénérative). RethinkX  a produit un rapport similaire sur les perturbations à venir du secteur des transports et de la logistique par les technologies émergentes (voiture autonome électrique, drones, robots, etc.), il précise :

« Une disruption simultanée du secteur des transports par des véhicules électriques autonomes à la demande réduira la congestion et augmentera la vitesse des transports, permettant ainsi aux villes de s’étaler si elles en décident ainsi. »

Si la civilisation industrielle réduit drastiquement la surface nécessaire à la production alimentaire, que l’industrie agroalimentaire se soustrait aux aléas climatiques à l’aide d’usines à fermentation alimentées en électricité issue du nucléaire, rien n’empêcherait la population mondiale de poursuivre sa croissance. C’est le souhait de Jeff Bezos :

« Nous profitons tous d’une extraordinaire civilisation, celle-ci est alimentée par l’énergie et par la population. C’est pourquoi les centres urbains sont si dynamiques. Nous voulons que la population poursuive sa croissance sur cette planète. Nous voulons continuer à utiliser toujours plus d’énergie par habitant. »[xxi]

Les biotechnologies vont peut-être exaucer les souhaits du patron d’Amazon, le premier milliardaire à voir sa fortune dépasser les deux cent milliards de dollars[xxii]. Tout cela ressemble à un scénario de science-fiction, mais les startups du secteur brassent déjà des milliards, et ce n’est probablement qu’un début.

Avec cinq cent millions de dollars de fonds levés en mars 2020 et une valorisation potentielle de quatre milliards de dollars, la firme Impossible Foods s’impose comme un nouvel acteur de poids aux côtés de Beyond Meat sur le marché des substituts végétaux à la viande[xxiii]. Sa force ? Un burger végétal capable d’imiter le goût de la viande rouge. Selon son PDG, Pat Brown, cité dans le rapport de RethinkX :

« Contrairement à la vache, nous devenons chaque jour meilleur pour faire de la viande. »

 Il y a dans les muscles des vertébrés – particulièrement des mammifères – une métalloprotéine appelée myoglobine contenant du fer. Cette myoglobine renferme de l’hème, une « structure aromatique contenant un atome de fer » d’après Futura-Sciences[xxiv]. David Lipman, chef de l’équipe scientifique d’Impossible Foods, a été interviewé par le média technoscientifique WIRED :

 « Quand vous cuisinez un morceau de viande, ce qui se passe, c’est que la protéine contenant l’hème – la myoglobine dans les muscles – s’ouvre et catalyse un certain nombre de réactions créant les composants volatiles donnant cette odeur et cette saveur rendant la viande si attractive. »

Les plantes contiennent aussi des globines. La société Impossible Foods s’est donc intéressée aux racines du soja où l’on trouve de la leghémoglobine fixatrice du dioxygène, celle-ci contient de l’hème mais en quantité trop restreinte. David Lipman a trouvé la solution :

« L’approche la plus efficiente que nous avons trouvée est de concevoir une levure capable de produire de très grandes quantités de cet hème. »

En 2017, au moment où le reportage de WIRED a été publié sur Youtube, Impossible Foods annonçait le passage de sa production de 130 000 à plus de 450 000 tonnes par mois. D’après le patron de Blue Horizon, la viande de poulet sera la prochaine à se faire « disrupter » par les substituts végétaux, mais le secteur des biotechnologies en plein boom ne va pas s’arrêter en si bon chemin, bien au contraire[xxv].

Après avoir annoncé en 2016 la production d’une boulette de viande conçue à partir de cellules prélevées sur des animaux et cultivées en machines, Memphis Meats a levé 161 millions de dollars auprès de plusieurs investisseurs en janvier 2020, dont des sociétés d’investissement (SofBank, Norwest et Temasek), des ultrariches (Bill Gates, Richard Branson et Kimbal Musk, frère d’Elon) et des géants de la viande industrielle (Cargill et Tyson Foods). Un article du journal La Tribune précise que la société va utiliser cet argent pour « construire une usine de production, étoffer ses équipes et lancer ses produits sur le marché. »[xxvi]

Fondée par Ryan Bethencourt, l’entreprise Wild Earth s’est spécialisée dans la production de nourriture végane pour animaux de compagnie à partir de champignons. Elle est soutenue financièrement par le milliardaire Peter Thiel, cofondateur avec Elon Musk et Reid Hoffman de Paypal. Les trois fondateurs de la solution de paiement font par ailleurs partie d’un groupe d’investisseurs surnommé la « mafia végane »[xxvii]. Wild Earth a aussi obtenu le soutien de Mars Veterinary, le plus important fabricant mondial de nourriture pour animaux de compagnie, et la jeune entreprise travaille aussi à produire de la viande de souris in vitro destinée à nourrir les chats domestiques[xxviii].

La startup finlandaise Solar Foods, membre du Business Incubation Program de l’Agence spatiale européenne (ESA), a réussi à produire de la nourriture à partir d’air, d’électricité, de nutriments minéraux et de microbes. Selon son PDG Pasi Vainikka, la poudre ainsi créée peut être consommée de trois manières : en suppléments à des aliments existant, comme les pains ou les boissons ; comme un ingrédient d’alternatives végétales à la viande, notamment les steaks végétariens ; comme une source renouvelable d’acides aminés nécessaires à la création de viandes de laboratoire. Interviewé par le magazine VICE, il utilise lui aussi l’argument environnemental pour défendre les biotechnologies :

« Il ne suffit pas de changer notre système énergétique, nous devons aussi changer ce que nous mangeons et comment nous le mangeons » explique Pasi Vainikka, contacté par téléphone. « Si vous voulez… réduire l’impact environnemental, vous devez abandonner l’utilisation des sols, et c’est désormais ce que nous pouvons faire grâce à cette technologie. Nous n’utilisons aucun produit agricole dans nos produits, nous pourrions faire de la nourriture dans l’espace, le désert ou l’Arctique. »[xxix]

Rien que dans le secteur de l’agroalimentaire, on trouve des dizaines, peut-être des centaines de nouveaux entrants sur le marché, tous plaçant les biotechnologies au cœur d’une stratégie très offensive visant à tuer la concurrence, en cassant les prix grâce à des procédés industriels optimisés bien plus efficients – réduction de l’énergie, des matières premières et de l’espace utilisés – et en proposant des produits au potentiel addictif encore plus important. L’objectif consiste à croître très rapidement pour ne plus pouvoir être rattrapé, atteindre une position de quasi-monopole et dominer le marché sur le modèle des pionniers : les GAFAM – Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft – et plus récemment BlaBlaCar, Uber, Deliveroo, Netflix, Airbnb ou Spotify. Les médias emploient souvent le terme d’ « ubérisation » pour ce qui devrait s’appeler « concentration du pouvoir ».

Les applications des biotechnologies se retrouvent dans de nombreuses autres industries. Pour l’industrie de la mode et du textile, la société allemande AMSilk a fabriqué une bactérie qui, enfermée dans un bioréacteur, produit de la protéine de soie transformée ensuite en fibre. L’entreprise travaille avec Adidas à la création de baskets fabriquées à partir de cette nouvelle matière première. Elle a aussi fabriqué un bracelet pour la marque de montres de luxe Omega. Interviewé par le média Labiotech, Jens Klein, PDG d’AMSilk, se félicite de sa contribution au progrès :

« En termes de conception, vous pouvez calibrer les propriétés des matériaux au niveau moléculaire, ce qui vous permet de bien mieux contrôler le produit final qu’avec les matériaux traditionnels. »[xxx]

Labiotech d’ajouter :

« Du point de vue de la durabilité, le matériau n’a besoin d’aucune matière animale ni de pétrole. »

Plus loin, Jens Klein précise :

« L’industrie de la mode, comme beaucoup d’autres, lutte pour satisfaire des demandes antinomiques de performance et de durabilité. D’une part, les consommateurs veulent des produits avec de meilleures propriétés de performance, et d’autre part, ils exigent des matériaux et des méthodes de production plus durables. Les matériaux traditionnels ne peuvent répondre à ces deux exigences, mais les matériaux biofabriqués le peuvent. »

Algalife, une entreprise germano-israélienne, fabrique de son côté des fibres et des teintures à partir d’algues. Sa fondatrice, Renana Krebs, prétend que ses produits sont « sans allergène, sans produit chimique, sans pesticide et nourrissants pour la peau ».

La firme hollandaise NEFFA a inventé un procédé de production à partir du mycélium – les racines de champignons. Ces dernières sont cultivées sur des disques soudés entre eux pour former des vêtements sur-mesure. Selon la fondatrice C :

« En sautant les étapes de filature, de tissage, de coupe et de couture des vêtements, nous réduisons non seulement les déchets tout au long de la phase de production, mais aussi les ressources comme l’eau, les terres agricoles et le transport ».

Aniela Hoitink ajoute :

« Après l’avoir porté, vous pouvez simplement enterrer le vêtement dans le sol et il se décomposera. »

La Britannique Faber Futures fait partie de ces entreprises cherchant à révolutionner l’industrie de la mode avec les biotechnologies, et c’est aussi une femme qui est à l’initiative, preuve que pour changer le monde en pire, ces dernières sont aussi de la partie. Pour cela, la fondatrice Audrey Chieza mise sur le développement de méthodes de teintures basées sur la fermentation de précision, à l’aide de bactéries comme Streptomyces coelicolor.

Évidemment, nous n’avons aucune idée de ce qui va réellement se passer lorsque des millions de vêtements de ce type se retrouveront dans la nature. De l’aveu même d’Audrey Chieza, il est impossible de savoir quel impact réel auront les biotechnologies sur l’environnement tant que les procédés ne seront pas industrialisés :

« Ce qui doit être mesuré, et personne ne l’a encore fait parce que la mise à l’échelle est toujours en cours, c’est une analyse du cycle de vie complet »

Ou encore :

« Nous devons nous rappeler que la fermentation est liée au carbone, qui provient actuellement du sucre. Nous devons envisager la durabilité en termes d’inputs. »

Dans l’industrie des cosmétiques aussi, la révolution biotechnologique est en marche. Le média Vegconomist annonçait en avril 2020 le lancement par la startup californienne Geltor du tout premier produit à base d’élastine végétale obtenue par fermentation. Geltor fabrique également du collagène humain certifié sans produit animal – le collagène des cosmétiques est un produit secondaire de l’industrie de l’élevage de vaches et de cochons[xxxi].

Afin de stimuler l’innovation sur ce nouveau marché, le groupe Upfield – propriétaire des marques Violife et Flora – a investi 50 millions d’euros dans une usine de production de fromage végan à Wageningen aux Pays-Bas, une ville surnommée la « Silicon Valley of Food ». Selon The Good Food Institute, un think tank faisant la promotion des alternatives végétales à la viande, la Wageningen Unversity of Research (WUR) figure parmi les centres de recherche les plus à la pointe sur la viande végane pour l’industrie agroalimentaire. Un des projets de l’université au nom d’un goût douteux – « Plant Meat Matters » – cherche à développer des méthodes pour rendre la texture de la viande végane plus réaliste. Le centre de recherche a travaillé avec des géants de l’agroalimentaire dont l’Empire Unilever (50,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2018) qui est l’un des plus importants acheteurs d’huile de palme dans le monde, le fabricant suisse d’arômes, de parfums et d’ingrédients actifs cosmétiques Givaudan (6,2 milliards CHF de chiffre d’affaires en 2019) ou encore l’Américain Ingredion (5,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019) produisant principalement de l’amidon, des amidons modifiés, du sirop de glucose et du sirop à haute teneur en fructose[xxxii].

En 2019, Unilever a investi 85 millions d’euros à Wageningen pour y construire son centre d’innovation nommé « Hive » avec pour mission d’« accélérer la technologie et l’innovation » des alternatives à base de plantes. Pour profiter de l’ébullition hollandaise autour du véganisme, Beyond Meat a aussi choisi ce pays pour y ouvrir sa première usine en Europe[xxxiii].

Une nouvelle industrie est en train de naître et, comme toute industrie, elle étoffe son outil de propagande pour préparer sa percée.

Une usine de production appartenant à la startup végane Impossible Foods.

La propagande

Dans le dernier chapitre du rapport de RethinkX, les auteurs mettent sans le vouloir en lumière le caractère profondément antidémocratique du progrès technique :

« Les principaux agents de changement dans cette rupture technologique sont les décideurs politiques, les investisseurs, les entreprises, et les consommateurs. Les choix faits par ces groupes s’influencent mutuellement, affectent la rapidité d’adoption des technologies alimentaires modernes et la disruption de l’agriculture industrielle. Les choix qui seront faits détermineront si la société peut saisir pleinement les avantages potentiels de cette perturbation.

L’impact économique des technologies alimentaires modernes est telle que la rupture aura lieu peu importe les actions menées par chaque groupe dans un pays donné, mais ces groupes ont le pouvoir d’accélérer ou de ralentir l’adoption des nouvelles technologies. Nous pensons que les possibilités pour les entreprises et les investisseurs de créer de la richesse, pour les consommateurs de pouvoir acheter des aliments moins chers et plus sains, et pour les décideurs politiques d’obtenir d’extraordinaires bénéfices économiques, sanitaires, sociaux et environnementaux signifie que chaque groupe adoptera ces technologies beaucoup plus rapidement que le discours dominant ne le laisse suggérer. »

Que ça vous plaise ou non, « la rupture aura lieu ».

En d’autres termes, il est seulement possible d’accélérer ou de ralentir le progrès technique, pas de l’empêcher. Le système technologique se répand de manière autonome grâce aux comportements des agents économiques – entreprises et ménages – cherchant à maximiser leur intérêt personnel au sein de l’économie de marché. Adopter rapidement la technologie donne plus de pouvoir et, par conséquent, un avantage concurrentiel pour assurer sa subsistance au sein de la civilisation techno-industrielle. Individus, entreprises et États ne pouvant ou refusant de se soumettre au despotisme technologique se mettent en situation de faiblesse ; les entreprises font faillite, les États sont colonisés et les individus sont marginalisés, exploités, broyés, réduits en esclavage et certains finissent par crever d’une overdose sur un trottoir après une existence misérable.

Associations et ONG sont donc mises à contribution par les détenteurs de capitaux pour accélérer le « cycle vertueux » de l’adoption, mais la propagande n’est qu’un catalyseur et non la cause du changement sociétal. L’association de défense des animaux L214 est par exemple à l’initiative d’Improved (IMaginer les PROpositions VEgétales de Demain) décrite comme une « campagne de l’association L214 ayant pour mission d’accompagner les entreprises agroalimentaires dans le développement des alternatives végétales. »

Quelques précisions sont données sur cette campagne dans un communiqué de presse :

« Improved met en relation des entrepreneur⋅e⋅s, des fournisseurs, des distributeurs, des directeur⋅trice⋅s de la restauration et des chef⋅fe⋅s de cuisine pour favoriser la transition vers une alimentation plus respectueuse de l’environnement, de la sécurité alimentaire, de la santé et des animaux.

Improved intervient aussi sur demande auprès des personnels de cuisines collectives (en poste ou en formation) afin de leur apporter une vision globale des multiples possibilités offertes par les alternatives végétales.

Les services d’Improved sont pris en charge intégralement par l’association L214. Ils fournissent aux professionnels des outils et des connaissances pour développer des propositions de repas éthiques et durables. »[xxxiv]

L214 parle aussi de « préparer l’avenir des fast-foods » en réalisant peu à peu une transition à la viande végétale. L214, une « association » ? Quelle blague, plutôt un cabinet de conseil en stratégie d’entreprise.

Pour promouvoir le véganisme, les mêmes arguments sur les bénéfices environnementaux et sanitaires reviennent souvent. Les consommateurs pourraient non seulement contribuer au bien-être animal, réduire le risque sanitaire lié à l’élevage industriel et mettre fin aux pandémies, mais ils pourraient aussi stopper la dévastation environnementale. Pour cela, rien de plus simple, il leur suffirait simplement de passer à des burgers aux protéines végétales qui auront, par-dessus le marché, bientôt le double avantage d’être meilleurs en goût et moins chers. Grâce au progrès technique, les consommateurs auraient maintenant le pouvoir de sauver la planète tout en continuant à s’empiffrer de burgers.

L’inconnu vers lequel nous transporte le progrès technique sert de terrain fertile à l’évangélisation des masses par des récits niaiseux s’appuyant sur la science. Heureusement, il suffit d’un peu de bon sens paysan pour se prémunir de l’endoctrinement. Ce matraquage publicitaire neutralise l’esprit critique et la volonté de s’impliquer, incite à collaborer avec l’ennemi plutôt que de le combattre.

Le fonds d’investissement Blue Horizon a investi deux cent millions de dollars dans le lancement de Livekindly.co, un média végan chargé de propager la bonne parole. Sur le site de l’entreprise de capital risque, il est écrit que Livekindly « a les plus hauts taux de croissance et d’engagement parmi l’ensemble des médias traitant de l’industrie végane, faisant de ce média la principale source d’information pour des millions de personnes peu importe leur régime alimentaire. »[xxxv]

La philosophie de Livekindly :

« La gentillesse, c’est simple. C’est notre vraie nature. Nous croyons fermement qu’il faut être le changement que nous voulons voir dans ce monde. Pour l’humanité, notre foyer et ceux qui le partagent avec nous, nous créons de nouveaux choix, meilleurs et plus gentils, pour tous nous aider à vivre gentiment. »

Et vive l’idiocratie.

Leurs valeurs – honnêteté, inclusivité, conscience, audace et impatience – se retrouvent chez de nombreux autres mouvements antispécistes, notamment en France. Quand l’État français met sous surveillance le mouvement animaliste via la cellule Demeter, il ne fait que renforcer ce discours et ce positionnement de pseudo-rebelle. Mais en voulant défendre le bien-être animal, L214 défend aussi les intérêts d’une industrie végane naissante. Preuve que les choses commencent à bouger chez les bureaucrates, l’Union Européenne a commandé un rapport sur le bien-être animal où l’on voit apparaître le terme « sentience ». On peut y lire dans la partie « Perspectives de politiques européennes relatives au bien-être animal » :

« L’application des règles concernant le bien-être des animaux et l’éducation à ce sujet sont favorisées par les échanges d’informations, par exemple sur l’internet. Le pôle scientifique sur le bien-être animal (Animal Welfare Science Hub) est une bonne manière d’arriver à ce résultat, car il est impartial et fait l’objet d’un contrôle de qualité.

Les industries utilisant des animaux, les groupes de protection des animaux et les responsables politiques s’accordent sur le fait que les politiques et la législation concernant le bien-être animal doivent se fonder sur la science. La recherche sur le bien-être animal doit continuer à être encouragée activement par l’Union. Un réseau européen des centres scientifiques sur le bien-être animal devrait être mis en place. »[xxxvi]

Afin de convertir à l’obédience végane des masses décérébrées par un temps croissant passé sur Facebook, Snapchat, Instagram et Youtube, rien de plus efficace que d’invoquer la puissante et impartiale Science pour faire avancer la cause animale. La science étant la religion dominante au sein de la civilisation techno-industrielle, oser la critiquer ou la remettre en cause, c’est blasphémer, prendre le risque de se voir assimiler à un païen, voire carrément à un barbare ou à un sauvage. L’être humain civilisé désirant incarner le Progrès voue un culte à la Science.

La propagande antispéciste s’appuie donc sur la science et sur la morale pour construire une doctrine fondamentaliste fonctionnant comme un accélérateur de l’innovation technologique. Mais la science, comme nous l’ont appris des travaux de plusieurs générations d’anthropologues, n’est pas omnisciente, loin de là. Voilà ce que disait Claude Lévi-Strauss à ce sujet dans Tristes Tropiques (1955) :

« Qu’ai-je appris d’autre, en effet, des maîtres que j’ai écoutés, des philosophes que j’ai lus, des sociétés que j’ai visitées et de cette science même dont l’Occident tire son orgueil, sinon des bribes de leçons qui, mises bout à bout, reconstituent la méditation du Sage au pied de l’arbre ? Tout effort pour comprendre détruit l’objet auquel nous étions attachés, au profit d’un effort qui l’abolit au profit d’un troisième et ainsi de suite jusqu’à ce que nous accédions à l’unique présence durable, qui est celle d’où s’évanouit la distinction entre le sens et l’absence de sens : la même d’où nous étions partis. Voilà deux mille cinq cents ans que les hommes ont découvert et ont formulé ces vérités. Depuis, nous n’avons rien trouvé, sinon – en essayant après d’autres toutes les portes de sortie – autant de démonstrations supplémentaires de la conclusion à laquelle nous aurions voulu échapper. »

En voulant pousser la recherche sur le bien-être animal, les antispécistes ne font que détruire l’objet même de leur étude. Preuve en est une conférence de Thomas Lepeltier – un antispéciste notoire auteur de plusieurs livres – intitulée « Faut-il sauver la gazelle du lion ? » où il justifie une forme d’interventionnisme pour limiter la souffrance animale dans le monde sauvage en empêchant la prédation et en nourrissant les carnivores avec des steaks végans[xxxvii]. Il agrémente sa conférence de vidéos où l’on aperçoit de grands félins sauvages apprivoisés caressés par des humains, le tout accompagné de commentaires du type « ces animaux aiment les câlins ». Mettre fin à la prédation signifierait une totale domestication du monde sauvage par la puissance technique. Pour arriver à cet objectif, il propose la nourriture végane, le contrôle de la circulation, des naissances et la reprogrammation génétique. Un tel discours séduirait assurément les Bill Gates, Jeff Bezos et Elon Musk. C’est aussi un discours qui résonne étrangement avec le positionnement de certains conservationnistes célèbres et influents, dont Richard Leakey qui disait récemment ceci dans une interview publiée dans la revue American Scientist :

« Les humains ont pratiqué l’élevage de volailles, de moutons, de chèvres et de bovins depuis des temps anciens, et il n’y a aucune raison pour que nous ne puissions pas considérer la faune sauvage comme quelque chose qui doit être géré de manière intensive. Nous devons contrôler la diversité génétique et la santé des animaux. Nous devons gérer la possible interruption de la relation prédateur-proie. Il y a beaucoup de choses que nous devons faire. Et nous sommes forcés de le faire. »[xxxviii]

Conférence de Thomas Lepeltier « Faut-il sauver la gazelle du lion ? » :

Les antispécistes passent leur temps à mettre en avant les découvertes scientifiques en matière de bien-être animal pour faire avancer leurs idées nuisibles. Mais la science est une discipline subjective influencée par la culture, elle-même façonnée par le milieu dans lequel évoluent les membres d’une société. Les membres de la société techno-industrielle vivant hors-sol, presque totalement coupés de la nature depuis maintenant plusieurs générations, sont pour la plupart incapables d’observer et d’écouter, encore moins de comprendre le fonctionnement de la communauté du vivant. C’est pourquoi cette culture enfante des spécimens comme Thomas Lepeltier capable d’écrire ceci au sujet de l’écologie :

« Par définition, l’antispécisme considère que l’espèce n’est pas en soi un critère de considération morale. À la place, pour éviter toute forme d’arbitraire, il estime que c’est la sensibilité (au sens de sentience) qui confère une valeur morale. Comme seuls des individus peuvent être sensibles à ce qui leur arrive, l’antispécisme n’attribue pas de valeur morale aux populations ou aux espèces. Un poisson peut souffrir ; pas l’espèce à laquelle il appartient. Pour la même raison, l’antispécisme ne considère pas qu’il faille moralement prendre en considération les plantes. De fait, incapables de souffrir, d’éprouver du plaisir, de ressentir des émotions et d’avoir un sens de leur individualité, rien de ce qui leur arrive ne leur importe. Il en est de même pour les écosystèmes et la biodiversité. Une destruction de plantes, de la biodiversité ou d’un écosystème peut bien sûr poser un problème d’un point de vue antispéciste, mais uniquement dans la mesure où elle entraînerait une nuisance pour les individus sensibles qui en seraient impactés. »[xxxix]

Très pratique pour justifier moralement les futurs ravages écologiques et sociaux de la quatrième Révolution Industrielle attendue comme le Messie par le club de Davos.[xl]

Dans l’antispécisme, l’un des concepts centraux est la sentience, un mot repris directement de la langue anglaise. D’après un article sur le sujet publié dans la revue scientifique The Conversation, un être sentient est capable « d’évaluer les actions des autres en relation avec les siennes et de tiers ; de se souvenir de ses actions et de leurs conséquences ; d’en évaluer les risques et les bénéfices ; de ressentir des sentiments ; d’avoir un degré variable de conscience. »[xli]

Astrid Guillaume, sémioticienne, maître de conférences à la Sorbonne et auteure de l’article, indique que le concept d’ « être sentient » est utilisé dans plusieurs religions – hindouisme, bouddhisme, sikhisme et jaïnisme – car « l’on ne saurait violenter un être sentient dans la pratique de ces religions. »

Elle poursuit en citant les Cahiers Antispécistes :

« Aujourd’hui, les antispécistes, qui ne postulent aucune hiérarchie entre les espèces, l’ont totalement intégré à leur vocabulaire dans le cadre de la protection animale :

« Lorsque les humains percevront pleinement que les animaux sont sentients […] ils ne pourront plus poursuivre froidement la barbarie envers eux. »

Le mot est donc déjà utilisé. Reste à l’intégrer plus largement dans les pratiques, avec un sens bien connu de tous. »

Sauf que les antispécistes, comme souvent, racontent n’importe quoi. Car ils reconfigurent au contraire la hiérarchie du vivant sur la base du concept de sentience. D’un côté les animaux sentients dont l’exploitation serait péché, de l’autre, tout le reste – plante, algue, champignon, bactérie, virus, etc. Le règne du vivant se trouve ainsi classé en deux catégories – sentient et non sentient. Cette nouvelle hiérarchie du vivant permet, comme nous l’avons vu plus haut, de disséquer, détruire et d’exploiter sans relâche les espèces vivantes qui ont eu la malchance de tomber dans la seconde catégorie. Mais où se trouve le respect de la nature et du vivant dans les biotechnologies développées par Beyond Meat, Impossible Foods ou Memphis Meat ?

Comme l’explique Neil Evernden, ancien professeur d’écologie à l’université de York :

« [Pour le scientifique] Difficile de percevoir le monde autrement que comme une collection d’objets pouvant être étudiés et contrôlés individuellement. Un gorille, après tout, n’est rien d’autre que la manifestation d’un type d’ADN particulier. Le bétail n’est rien d’autre qu’un amas de protéines, une montagne rien d’autre que des roches et des minéraux. Un arbre est une structure de support en cellulose, une rivière de l’énergie (perdue, à moins qu’elle soit endiguée), et le corps humain un agrégat de produits chimiques valant à peine quelques euros. Nous sommes fiers de notre capacité à disséquer en profondeur les mystères de la vie, c’est-à-dire à les réduire à leurs composantes élémentaires. Le monde est fait de pièces, comme une voiture. Et, connaissant la nature de ces pièces et la façon dont elles sont assemblées, l’homme peut non seulement comprendre mais aussi contrôler la nature. La révélation de « la façon dont le monde est » fait partie du programme implicite des systèmes éducatifs de l’Occident industrialisé. Mais il ne s’agit pas tant de transmettre des informations que d’inculquer un article de foi. »

Il explique ensuite comment l’ « endoctrinement scientifique » est nécessaire à la formation de l’étudiant. Ce formatage consiste à remplacer la perception naturelle de l’enfant pour qui le monde est « vivant et sensible » par des abstractions. Le scientifique peut ainsi disséquer des animaux, des macro-organismes assimilés à « du matériel sur lequel tester une théorie. »

Neil Evernden poursuit :

« Le rite de passage menant à la manière scientifique d’être est centré sur la capacité de porter le couteau aux cordes vocales, non seulement du chien sur la table, mais de la vie elle-même. Intérieurement, le biologiste doit être capable de couper les cordes vocales de sa propre conscience. Extérieurement, l’effet visé est la destruction du larynx de la biosphère, une action essentielle à la réduction du monde au rang d’un objet matériel soumis aux lois de la physique classique. Il lui faut nier la vie pour pouvoir l’étudier. »[xlii]

Aujourd’hui, les entrepreneurs végans utilisent la pseudoscience antispéciste afin de nier la vie microscopique pour pouvoir l’étudier, la manipuler et la modeler à leur image. L’antispécisme justifie moralement cette logique de domination, cette fois-ci sur le vivant non sentient. Avec une telle doctrine, les capitalistes peuvent investir massivement et développer l’esprit tranquille des technologies poussant l’exploitation du vivant à son paroxysme en descendant à l’échelle moléculaire, en disséquant, créant, cultivant et recomposant plantes, champignons, bactéries et algues. L’antispécisme devient une condition préalable pour mener à bien le délire prométhéen de domination du monde. Les ultrariches, ces psychopathes, n’en demandaient pas tant.

Le courant de pensée antispéciste existe depuis des décennies déjà. S’il gagne du terrain seulement depuis quelques années, ce n’est pas grâce au combat et aux sacrifices des valeureux soldats végans adeptes de l’automutilation se laissant volontiers marquer au fer rouge en signe de soutien aux animaux d’élevage[xliii], mais pour des raisons liées à l’argent et au pouvoir, et parce que le progrès technique rend désormais possible une utopie – ou une dystopie – végane. Dit autrement, le progrès technique a libéré le capitalisme de sa dépendance aux animaux. Il a rendu superflu les macro-organismes en domestiquant les micro-organismes, décuplant ainsi sa puissance technologique indispensable à la poursuite de son expansion.

Afin de mieux comprendre les forces à l’œuvre dans l’évolution de la civilisation industrielle, prenons l’exemple de l’esclavage. Son abolition par les grands pays occidentaux n’a rien à voir avec un progrès moral. Les esclaves ont été écartés par souci d’efficacité, parce que le progrès technique a permis de remplacer des machines organiques faites de chair et d’os, souvent défaillantes, par des monstres de métal bien plus productifs. Depuis la révolution industrielle, l’accélération vertigineuse du progrès technique n’a eu de cesse d’accentuer l’exploitation des humains, leur asservissement au rythme des machines. Mais la mégamachine prend les atours du jardin d’Eden pour dissimuler l’enfer, elle use de subterfuges sophistiqués pour ensorceler ses sujets, pour les garder en laisse. Cet endoctrinement fonctionne si bien sur les habitants privilégiés des pays du Nord qu’ils évoquent la colonisation et l’esclavage au passé, comme s’ils s’agissaient d’événements malheureux appartenant à l’histoire. Et bien entendu, tout irait mieux aujourd’hui, grâce au Progrès. Quelle farce. Ces phénomènes – colonisation et esclavage – qui subsistent de nos jours ont pris une ampleur inégalée, et tout indique qu’ils sont structurels à la civilisation. Selon l’Organisation Internationale du Travail, il existerait au moins 40 millions d’esclaves et 152 millions d’enfants qui travaillent dans le monde[xliv].

Selon toute logique, la libération animale voulue par les antispécistes n’abolira pas l’exploitation des êtres sentients, elle pourrait au contraire l’accroître et la diversifier. Cette exploitation prendra en apparence des formes plus « durables » compatibles avec le dogme antispéciste, toujours grâce au progrès technique, avec l’aide des technologies numériques et autres objets connectés parasitant déjà notre existence (télévision pour chien, application de rencontre pour propriétaires de chien, Uber des animaux de compagnie, litière pour chat connectée, services funéraires et autres joyeusetés[xlv]). Dans son ouvrage La fabrique du crétin digital, le neuroscientifique Michel Desmurget met en lumière les nuisances de ces technologies sur l’animal humain, on ne voit pas pourquoi il en serait autrement pour l’animal non humain.

C’est pourquoi la libération animale est matériellement impossible au sein de la civilisation industrielle, en raison de l’asservissement de l’ensemble de ses sujets humains et non humains à la tyrannie des machines. Faire appel à l’État pour donner des droits aux animaux paraît donc bien absurde. Cela ne conduira pas à une libération mais à une pérennisation de leur exploitation, là réside l’escroquerie soigneusement dissimulée sous le vernis du progrès. La civilisation, c’est l’antithèse de la liberté. C’est la soumission à un ordre, la domestication, la dépendance et l’exploitation. Cela explique aussi pourquoi RethinkX a intitulé son rapport évoquant l’exploitation des micro-organismes « la seconde domestication des plantes et des animaux ». De plus, un grand félin domestiqué, ayant subi un processus d’habituation à l’homme dès son plus âge pour tolérer les « câlins », nourri aux steaks industriels végans, drogué aux contraceptifs chimiques et maintenu en captivité toute sa vie sans avoir la possibilité de se déplacer sur de grandes distances, du point de vue de l’animal, cela ressemble plus à un cauchemar qu’à la liberté.

Les antispécistes amalgament confort et liberté, or le confort mutile l’animal humain comme le non humain. L’un et l’autre sont frappés par de multiples pathologies dites de « civilisation » – anxiété, obésité, dépression, cancers, diabète, etc. En France par exemple, 30 % des chiens et 35 % des chats sont en surpoids, un chiffre atteignant les 50 % aux États-Unis[xlvi]. Certains parlent de « tyrannie de la commodité »[xlvii] ou de servitude volontaire fonctionnant selon le triptyque addiction-frustration-récompense. Les entrepreneurs de la Silicon Valley[xlviii] ont étudié de près ce mécanisme pour concevoir des applications de smartphone manipulant le système endocrinien du cerveau humain.

Exiger la libération animale sans remettre en cause le capitalisme dans son entièreté n’a aucun sens. Dans le cadre du système actuel, l’antispécisme défend paradoxalement la soumission, la domestication, l’exploitation et la captivité des non-humains. Si les animaux de ferme étaient libérés de leurs enclos et si leur volonté de se déplacer était vraiment respectée, ils causeraient probablement des perturbations dans les infrastructures de transport et dans les villes, une menace intolérable pour ces organes vitaux de la civilisation industrielle. Bien que doté d’une forme d’intelligence, un cochon ne peut comprendre et respecter le code de la route. Pour des raisons similaires concernant cette fois la vie sauvage, le conservationniste Richard Leakey considère qu’il faut investir de l’argent dans la gestion des parcs abritant des animaux sauvages pour « limiter les troubles qu’ils causent ». Il précise que « la présence de la faune sauvage en dehors des parcs devient très discutable. » Dans un monde devenu végan, les animaux domestiques libérés des élevages industriels finiront probablement leur vie dans des endroits similaires. Appelés « sanctuaires » dans la novlangue antispéciste, ces zoos d’un nouveau genre, ces prisons sans barreaux devront exploiter d’une manière ou d’une autre leurs hôtes non humains afin d’en tirer les revenus nécessaires à la perpétuation de cette nouvelle forme d’exploitation.

Au final, on retrouve dans le courant antispéciste des symptômes de cette pulsion de mort si caractéristique de la culture dominante et qui se matérialise par une vive hostilité à l’égard du sauvage. Mais une négation de la vie sauvage, c’est une négation de la vie tout court. Seuls les territoires sauvages sont propices à l’autonomie et donc à l’épanouissement de la liberté. Et de la liberté, il ne subsiste de par le monde civilisé que de frêles îlots assiégés de toutes parts. La plupart finiront écrasés sous les chenilles des bulldozers avec la bénédiction des antispécistes, ces idiots utiles du capitalisme.


[i] https://www.partage-le.com/2017/03/21/je-hais-mon-epoque-de-toutes-mes-forces-par-antoine-de-saint-exupery/

[ii] https://www.plunkettresearch.com/industries/food-beverage-grocery-market-research/

[iii] https://www.investopedia.com/ask/answers/030915/what-percentage-global-economy-comprised-oil-gas-drilling-sector.asp

[iv] https://www.bluehorizon.com/

[v] https://www.gfi.org/marketresearch

[vi] https://youtu.be/7c9fl4xDzc0

[vii] https://www.investopedia.com/articles/markets/121615/cargill-stock-doesnt-exist-heres-why.asp

[viii] https://www.novethic.fr/actualite/environnement/agriculture/isr-rse/comment-cargill-la-pire-entreprise-du-monde-veut-reduire-son-empreinte-carbone-148104.html

[ix] https://www.nasdaq.com/market-activity/stocks/bynd

[x] https://www.l214.com/communiques/2020/06/11-enquete-burger-vegan/

[xi] https://visuels.l214.com/sites/www.l214.com/2020/communiques/juin/improved/Resultats-Yougov-L214_burger-vegan.pdf

[xii] https://www.bbc.com/news/business-52391517

[xiii] https://www.weforum.org/great-reset/about

[xiv] https://www.groupe-bel.com/fr/bel-et-le-wwf-pour-une-production-laitiere-durable/

[xv] https://theecologist.org/2020/jan/24/rewilding-food-rewilding-farming

[xvi] https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/jan/08/lab-grown-food-destroy-farming-save-planet

[xvii] https://sciences-critiques.fr/genevieve-azam-abandonner-le-delire-prometheen-dune-maitrise-infinie-du-monde/

[xviii] https://news.mongabay.com/2020/06/podcast-animals-have-culture-too-and-for-some-its-crucial-to-their-survival-and-conservation/

[xix] https://www.huffingtonpost.fr/entry/dans-dark-waters-le-pfoa-est-au-coeur-dun-scandale-sanitaire-de-quoi-sagit-il_fr_5e53f207c5b66729cf5fda07

[xx] https://sante.lefigaro.fr/article/les-boissons-light-favoriseraient-l-obesite/

[xxi] https://www.theverge.com/2016/6/1/11830206/jeff-bezos-blue-origin-save-earth-code-conference-interview

[xxii] https://www.forbes.com/sites/jonathanponciano/2020/08/26/worlds-richest-billionaire-jeff-bezos-first-200-billion/

[xxiii] https://www.forbes.com/sites/chloesorvino/2020/03/16/impossible-foods-raises-500-million-and-braces-for-volatility-from-coronavirus/

[xxiv] https://www.futura-sciences.com/sante/definitions/biologie-heme-7445/

[xxv] https://www.livekindly.co/vegan-chicken-investor-roger-lienhard/

[xxvi] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/agroalimentaire-biens-de-consommation-luxe/viande-de-laboratoire-levee-de-fonds-record-pour-la-start-up-memphis-meats-838068.html

[xxvii] https://www.cnbc.com/2017/08/11/vegan-mafia-food-investor-network-includes-bill-maris-kyle-vogt.html

[xxviii] https://www.businessinsider.fr/us/peter-thiel-pet-food-startup-lab-grown-mouse-meat-2018-7

[xxix] https://www.vice.com/fr/article/43zdag/une-startup-finlandaise-veut-nourrir-le-monde-avec-de-la-poudre-de-microbe

[xxx] https://www.labiotech.eu/industrial/biofabrication-fashion-industry/

[xxxi] https://vegconomist.com/fashion-und-beauty/geltor-announces-plantbased-elastin-for-skincare-market/

[xxxii] https://www.livekindly.co/vegan-cheese-research-facility-silicon-valley-food/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Unilever
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ingredion
https://fr.wikipedia.org/wiki/Givaudan

[xxxiii] https://vegconomist.com/food-and-beverage/beyond-meat-begins-its-first-production-in-europe-in-facility-owned-by-meat-company-zandbergen/

[xxxiv] https://www.l214.com/communiques/2020/06/11-enquete-burger-vegan/

[xxxv] https://www.bluehorizon.com/blue-horizons-roger-lienhard-launches-a-new-global-plant-based-food-company-the-livekindly-co-backed-by-a-200-million-investment/

[xxxvi] https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2017/583114/IPOL_STU(2017)583114_FR.pdf

[xxxvii] https://youtu.be/hMU0_cXB_gs

[xxxviii] https://www.americanscientist.org/article/first-person-richard-leakey

[xxxix] https://lamorce.co/lecologie-va-t-elle-tuer-lantispecisme/

[xl] https://fr.weforum.org/agenda/2017/10/la-quatrieme-revolution-industrielle-ce-qu-elle-implique-et-comment-y-faire-face/

[xli] https://theconversation.com/les-animaux-ces-etres-doues-de-sentience-82777

[xlii] https://www.partage-le.com/2020/05/24/couper-les-cordes-vocales-du-monde-par-neil-evernden/

[xliii] https://reporterre.net/Pour-sauver-les-animaux-ils-s-aspergent-de-sang-et-se-font-marquer-au-fer-rouge

[xliv] https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_574719/lang–fr/index.htm

[xlv] https://www.forbes.com/sites/richardkestenbaum/2018/11/27/the-biggest-trends-in-the-pet-industry/#46f2054bf099

[xlvi] https://www.sudouest.fr/2018/05/09/chez-les-animaux-domestiques-l-obesite-est-aussi-un-fleau-5043108-6095.php

[xlvii] https://www.nytimes.com/2018/02/16/opinion/sunday/tyranny-convenience.html?mtrref=t.co&assetType=opinion

[xlviii] https://www.theverge.com/2017/11/9/16627724/sean-parker-facebook-childrens-brains-feedback-loop

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