Le livre du siècle ?
« Aucun fait social, humain, spirituel, n’a autant d’importance que le fait technique dans le monde moderne. Aucun domaine, pourtant, n’est plus mal connu. »
– Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle.
Publié pour la première fois en 1954 et mis à jour en 1960, cet excellent ouvrage de l’historien du droit, sociologue et théologien Jacques Ellul reste d’une étonnante actualité près de 70 ans après sa parution. Afin de s’attaquer à la civilisation industrielle, il est nécessaire de la disséquer pour mieux appréhender son anatomie, au moins dans les grandes lignes. Même chose pour le monde vivant, l’idée étant à terme d’élaborer un plan stratégique pour nous sortir du bourbier présent.
Loin de moi l’intention, arrogante au possible, de « comprendre la totalité du monde[1] » comme y aspire l’effondrologue Vincent Mignerot. Ce collectionneur de contradictions et d’absurdités représente l’archétype du confusionnisme et du fatalisme ambiants. La lâcheté est un trait caractéristique de l’humain civilisé et progressiste, ainsi que John Stuart Mill et Carl von Clausewitz le soulignaient. Dans un entretien publié en 2017 par Mr Mondialisation, un média à sa hauteur, Vincent Mignerot associe l’être humain à un nuisible qui, depuis toujours, perturberait les « équilibres naturels[2] ». Si Vincent Mignerot s’était donné la peine de consulter la littérature scientifique sur le sujet, ou par exemple d’ouvrir le livre Balance of Nature – Ecology’s Enduring Myth du biologiste John Kricher, il aurait appris que les écologues ont abandonné depuis des décennies déjà la notion d’équilibre dans les écosystèmes, d’un « climax » qui serait le résultat stable et éternel d’une succession d’étapes précises[3].
Pour ma part, j’ai lu deux livres écrits par des effondrologues, cette nouvelle espèce exotique et envahissante de pseudo-intellectuels – Comment tout peut s’effondrer (Servigne, Stevens) et Les cinq stades de l’effondrement (Orlov). Après les avoir terminés, je ne savais toujours pas ce qu’était une civilisation. Comment peut-on prétendre faire une étude sérieuse de l’effondrement des civilisations sans au préalable avoir défini son objet d’étude (c’est-à-dire définir une civilisation matériellement, techniquement, idéologiquement ou politiquement par rapport aux autres sociétés humaines non-civilisées) ? Que de telles personnes soient aujourd’hui médiatisées, écoutées et respectées en dit long sur l’inanité de notre époque, le Médiocracène. Il suffit par exemple de reprendre Claude Lévi-Strauss pour se faire une idée de la pente descendue jusqu’à Vincent Mignerot et son fantasme d’omniscience :
« Qu’ai-je appris d’autre, en effet, des maîtres que j’ai écoutés, des philosophes que j’ai lus, des sociétés que j’ai visitées et de cette science même dont l’Occident tire son orgueil, sinon des bribes de leçons qui, mises bout à bout, reconstituent la méditation du Sage au pied de l’arbre ? »
– Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955.
Les ridicules capacités cognitives du cerveau humain ne suffiront jamais à comprendre la complexité de ce monde. Il est même dangereux pour la santé mentale du primate humain de se fixer un tel objectif, comme nous l’apprend Jacques Ellul citant le psychiatre Carl Jung :
« Le mystère (non au sens catholique) est un élément de la vie de l’homme. Jung a montré qu’il est catastrophique de rendre clair et superficiel ce qui est caché au plus profond de l’homme. Celui-ci doit comporter un arrière-plan, une profondeur sur lesquels s’asseoient sa raison et sa conscience claire. Le mystère de l’homme est peut-être producteur du mystère de la nature dans laquelle il vit. Peut-être ce mystère n’est-il que création de l’homme, peut-être aussi est-il réalité, rien ne peut en décider. Mais qu’il soit l’un ou l’autre, cela ne change rien à ce fait que ce mystère est une nécessité de la vie humaine.
Le sentiment du sacré, le sens du secret sont des éléments sans lesquels l’homme ne peut absolument pas vivre. Les psychanalystes (sauf marxistes et encore !) sont d’accord là-dessus. »
Pour s’en convaincre, il suffit de faire une expérience de pensée en imaginant ce monde cauchemardesque où la science aurait éliminé le mystère pour le remplacer par une vérité universelle et objective. Il n’y aurait plus rien à apprendre ni d’histoire à raconter ; l’inattendu, l’improvisation et la spontanéité – toutes les choses qui rendent la vie excitante, qui sont la vie – auraient disparu. Aucun humain ne pourrait survivre à un tel enfer sans finir parfaitement cinglé.
« Or l’invasion technique désacralise le monde dans lequel l’homme est appelé à vivre. Pour la technique il n’y a pas de sacré, il n’y a pas de mystère, il n’y a pas de tabou : et cela provient justement de l’autonomie dont nous avons donné des exemples. Elle n’accepte pas qu’il y ait de règle en dehors d’elle, de norme et moins encore de jugement sur elle. Par conséquent partout où elle pénètre, ce qu’elle fait est permis, licite, justifié.
[…]
La technique n’adore rien, ne respecte rien ; elle n’a qu’un rôle : dépouiller, mettre au clair, puis utiliser en rationalisant, transformer toute chose en moyen. Bien plus que la science qui se borne à expliquer des “comment”, la technique est désacralisante, car elle montre, par l’évidence et non par la raison, par l’utilisation et non par des livres, que le mystère n’existe pas. La science perce à jour tout ce que l’homme avait cru sacré, la technique s’en empare et le fait servir. Le sacré ne peut pas résister. La science va vers les grands fonds de mer pour photographier les poissons inconnus qui hantent les abîmes ; la technique les capture, les ramène à l’air pour voir s’ils sont comestibles, mais avant d’arriver sur le pont du navire, ils ont éclaté. Et pourquoi la technique ne le ferait-elle pas ? Elle est autonome, elle ne connaît comme barrières que les limites temporaires de son action.
Au-delà, ce n’est point à ses yeux le mystère mais la terre momentanément inconnue sur laquelle il faut mettre la main. Bien loin en effet d’être retenue par un scrupule devant le sacré, la technique n’a de cesse d’y faire son travail. Tout ce qui n’est point encore technique doit le devenir ; elle est poussée par elle-même, par son auto-accroissement. Déjà donc avant d’être entrée, la technique nie le mystère. Celui-ci est seulement ce qui n’est pas encore technicisé.
Elle apprend à refaire entièrement la vie et son cadre parce qu’ils étaient mal faits. Comme l’hérédité est pleine d’aléas, elle supprimera l’hérédité pour avoir les hommes qu’il faut avoir pour le service idéal. L’homme idéal deviendra très bientôt une simple opération technique. Il n’est plus nécessaire de compter sur les hasards de la famille ni sur la virilité personnelle qui s’appelle vertu. La biogénétique appliquée apparaît comme l’un des points les plus clairs où la technique désacralise ; mais il ne faut pas oublier dans le même sens la psychanalyse, où le rêve et les visions, où le psychisme ne sont plus qu’objets. Il ne faut pas davantage oublier la pénétration et l’utilisation des secrets de la terre. Les rapides travaux modernes, surtout aux États-Unis, tentent aujourd’hui une reconstitution du milieu humique que l’exploitation massive, l’usage des engrais chimiques avaient altéré. Nous pénétrerons bientôt dans la fonction chlorophyllienne et transformerons par-là les conditions tout entières de la vie. Par ailleurs, les plus récents travaux (1960) sur l’électronique ont mis en lumière l’importance du D.N.A., et aboutissent peut-être à trouver le pont entre l’inorganique et la vie. »
C’est pourquoi Ellul en conclut que les humains modernes reportent leur sens du sacré sur la technique. Faut-il y voir un mécanisme de survie inconscient protégeant leurs fonctions vitales ?
« Plus rien n’est le domaine des dieux, des puissances non naturelles. L’homme qui vit dans le milieu technique sait bien qu’il n’y a plus de spirituel nulle part. Et cependant nous assistons à un étrange renversement ; l’homme ne peut vivre sans sacré ; il reporte son sens du sacré sur cela même qui a détruit tout ce qui en était l’objet : sur la technique. – Dans le monde où nous sommes c’est la technique qui est devenue le mystère essentiel. »
Comprendre le monde n’est pas notre objectif, nous voulons stopper sa destruction engendrée par le culte de la technique. Pour cela, il faut dégager les règles ou les lois régissant le fonctionnement de la civilisation en général et de la civilisation industrielle en particulier, et voir en quoi celles-ci sont incompatibles avec l’évolution du vivant sur Terre. En faisant de la civilisation notre objet d’étude, il est possible de dégager des schémas qui se répètent au cours de l’histoire, voire un modèle qui évolue au gré des progrès techniques. En ce sens, l’ouvrage de Jacques Ellul me paraît être une saine lecture pour apprendre à nous familiariser avec l’ennemi.
« Connais ton ennemi et connais-toi toi-même ; eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent fois vous serez victorieux. »
– Sun Tzu, L’Art de la guerre.
Vous trouverez sur notre site une première note de lecture introductive au livre La Technique ou l’Enjeu du siècle. Elle sera suivie d’une seconde note plus conséquente détaillant les caractères nouveaux de la technique moderne depuis le XVIIIe siècle, à savoir : automatisme, auto-accroissement, unicité (ou insécabilité), entraînement des techniques, universalisme et autonomie.
[1] https://www.partage-le.com/2016/08/24/la-nuisance-fataliste-lexemple-de-vincent-mignerot/
[2] https://mrmondialisation.org/le-declin-de-notre-civilisation-est-ineluctable-et-cest-une-bonne-nouvelle-interview/
[3] https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691138985/the-balance-of-nature