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Le monde d’après ressemble à un rêve de Staline

« Le communisme apparaît lorsque le développement des techniques met en danger la société qui a permis leur épanouissement. »

– Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle, 1954.

« On avait depuis longtemps reconnu que la seule base sûre de l’oligarchie est le collectivisme. La richesse et les privilèges sont plus facilement défendus quand on les possède ensemble. Ce que l’on a appelé l’“abolition de la propriété privée” signifiait, en fait, la concentration de la propriété entre beaucoup moins de mains qu’auparavant, mais avec cette différence que les nouveaux propriétaires formaient un groupe au lieu d’être une masse d’individus.

Aucun membre du Parti ne possède, individuellement, quoi que ce soit, sauf d’insignifiants objets personnels. Collectivement, le Parti possède tout en Océania, car il contrôle tout et dispose des produits comme il l’entend. »

– George Orwell, 1984, ouvrage publié en 1949.

Traduction d’un article d’Ida Auken publié en 2016 par le Forum Économique Mondial[1]. Ancienne ministre de l’Environnement du Danemark, membre du parti social-démocrate (Socialdemokraterne) lui-même intégré au Parti socialiste européen, siégeant au comité consultatif de différentes entreprises dites « responsables » (vêtements bio, BTP, conseil en RSE[2]), Ida Auken décrit dans cet article à quoi pourrait ressembler l’avenir que réserve la civilisation technologique aux primates humains. Dans sa vision, nous aurions le choix entre un totalitarisme technologique et urbain d’un côté, et de l’autre, un mode de vie autosuffisant et low tech à la campagne. En réalité, il paraît hautement improbable que le premier mode de vie puisse tolérer la cohabitation avec le second. Et si un jour l’eau devenait imbuvable, l’air irrespirable, le sol stérile et le climat extrêmement instable, toute vie en dehors des murs de la cité-État technologique deviendrait impossible.

L’article est néanmoins intéressant, dans le sens où il confirme ce que Jacques Ellul anticipait déjà en 1954 dans La Technique ou l’Enjeu du siècle. Le capitalisme sous sa forme actuelle sera « broyé » par le progrès technique et remplacé par une forme de communisme ou de capitalisme d’État pour préparer le terrain à l’avènement de la société-machine.


Bienvenue en 2030. Je ne possède rien, je n’ai aucune vie privée, et la vie n’a jamais été aussi belle. (par Ida Auken)

Bienvenue en l’an 2030. Bienvenue dans ma ville – ou plutôt devrais-je dire « notre ville ». Je ne possède rien. Je ne possède pas de voiture. Je ne possède pas de maison. Je ne possède pas d’appareils électroménagers ni de vêtements.

Cela peut vous paraître étrange, mais c’est parfaitement normal pour nous dans cette ville. Tout ce que vous considériez autrefois comme un produit est maintenant devenu un service. Nous avons accès aux transports, au logement, à la nourriture et à toutes les choses nécessaires pour vivre au quotidien. L’une après l’autre, toutes ces choses sont devenues gratuites, si bien que la propriété privée n’avait plus de sens.

D’abord, les moyens de communication ont été numérisés puis sont devenus gratuits pour tous. Puis, lorsque l’énergie propre devint gratuite, les choses ont évolué rapidement. Le prix des transports a chuté de façon spectaculaire. Inutile de posséder une voiture, car nous pouvons commander presque instantanément un véhicule sans conducteur ou une voiture volante pour de longs trajets. Nous avons commencé à nous déplacer de façon beaucoup plus organisée et coordonnée lorsque les transports publics sont devenus plus accessibles, plus rapides et plus pratiques que la voiture. Aujourd’hui, j’ai du mal à croire que nous ayons accepté la congestion dans les transports en commun et les embouteillages sur la route, sans parler de la pollution atmosphérique due aux moteurs à combustion. Qu’avions-nous en tête ?

Parfois j’utilise mon vélo lorsque je vais voir des amis. J’aime l’exercice physique et la promenade, c’est stimulant pour l’esprit. Il est drôle de voir que certaines choses ne perdent jamais de leur intérêt : marcher, faire du vélo, cuisiner, dessiner et faire pousser des plantes. C’est parfaitement logique et cela nous rappelle que notre culture est née d’une relation étroite avec la nature [le contraire est vrai : cette culture est née d’une rupture totale avec la nature, condition nécessaire à l’émergence de la première révolution industrielle, NdT].

« Les problèmes environnementaux semblent lointains »

Dans notre ville, nous ne payons pas de loyer, car quelqu’un d’autre utilise l’espace laissé libre lorsque nous n’en avons pas besoin. Mon salon est par exemple utilisé pour des réunions d’affaires lorsque je ne suis pas là.

De temps à autre, je fais le choix de me préparer quelque chose à manger. C’est facile – les ustensiles de cuisine nécessaires sont livrés devant ma porte en quelques minutes. Depuis que le transport est devenu gratuit, nous avons cessé d’entasser des objets dans notre maison. Pourquoi garder une machine à faire des pâtes et une crêpière dans les placards ? Il suffit de les commander quand le besoin se fait sentir.

Le développement de l’économie circulaire fut facilité. Lorsque les produits sont transformés en services, plus personne ne s’intéresse aux objets ayant une courte durée de vie. Tout est conçu pour être durable, réparable et recyclable. Les matériaux circulent plus rapidement au sein de notre économie et peuvent être transformés en nouveaux produits assez facilement. Les problèmes environnementaux semblent bien loin, puisque nous n’utilisons que des énergies et des méthodes de production propres. L’air est pur, l’eau est propre et personne n’oserait toucher aux espaces naturels protégés tant elles sont précieuses pour notre bien-être. Dans les villes, nous avons beaucoup d’espaces verts, de plantes et d’arbres partout. Je ne comprends toujours pas pourquoi nous avons auparavant comblé avec du béton tous les espaces urbains libres.

La mort du shopping

Le shopping ? J’ai pratiquement oublié en quoi cela consistait. Pour la plupart d’entre nous, l’usage a remplacé l’achat. Je trouve ça amusant d’avoir le choix parmi un ensemble de produits à utiliser, mais parfois je laisse le soin à l’algorithme de choisir à ma place. Il connaît mes préférences mieux que moi maintenant.

Lorsque l’intelligence artificielle (IA) et les robots prirent la relève dans la plupart des domaines d’activités, ils nous ont permis de libérer du temps pour bien manger, bien dormir et profiter des autres. Le concept d’heure de pointe n’a plus de sens puisque le travail peut être effectué à tout moment. Je ne sais pas vraiment si on peut encore appeler ça du travail. Il s’agit plutôt de temps de réflexion, de création et de développement.

« Ils vivent différemment en dehors de la ville »

Pendant un certain temps, tout fut transformé en divertissement. Les gens ne voulaient plus s’embêter avec des questions difficiles. Ce n’est qu’au dernier moment que nous avons découvert comment mettre à profit toutes ces nouvelles technologies pour d’autres fins que de simplement tuer le temps.

Ma plus grande inquiétude concerne les gens qui vivent à l’extérieur de notre ville. Ceux que nous avons perdus en route. Ceux qui ont fait une overdose de toute cette technologie. Ceux qui se sont sentis obsolètes et inutiles quand les robots et l’IA ont accaparé une grande partie de nos emplois. Ceux qui ne croient plus au système politique et qui se sont révoltés. Leur mode de vie est différent en dehors de la ville. Certains ont formé de petites communautés autosuffisantes, d’autres vivent comme au XIXe siècle dans de petits villages en occupant les maisons vides et abandonnées.

Je suis parfois agacée de ne plus avoir de réelle intimité. Il n’y a aucun endroit où je peux aller sans être enregistrée. Tout ce que je fais, pense et rêve est enregistré quelque part. J’espère seulement que personne ne s’en servira contre moi.

Dans l’ensemble, la vie est belle. Bien meilleure que la voie empruntée à l’époque. Nous ne pouvions plus continuer avec le même modèle de croissance, c’est évident. Nous devions faire face à toutes ces choses terribles : maladies liées au mode de vie, changement climatique, crise des réfugiés, dégradation de l’environnement, villes totalement congestionnées, pollution de l’eau, pollution de l’air, troubles sociaux et chômage. Nous avons perdu beaucoup trop de personnes en cours de route avant de réaliser que nous pouvions faire les choses différemment.

Traduction et commentaire : Philippe Oberlé


[1] https://medium.com/world-economic-forum/welcome-to-2030-i-own-nothing-have-no-privacy-and-life-has-never-been-better-ee2eed62f710

[2] https://en.wikipedia.org/wiki/Ida_Auken

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