Blog Image

Le mythe de la croissance verte (par Niko Paech)

L’arnaque du développement durable ou la fable de la transition énergétique auraient aussi très bien pu faire l’affaire comme titre. J’ai retranscrit un chapitre intéressant du livre écrit par l’économiste allemand Niko Paech Se libérer du superflu : vers une économie de post-croissance. Il est sorti en 2012 en Allemagne et en 2016 dans sa version française traduite. Pour un livre un peu technique, ce dernier a connu un vrai succès en Allemagne avec plus de 30 000 exemplaires vendus. Aucun grand média français n’a cru bon d’interviewer Niko Paech ni même d’évoquer son ouvrage. Peut-être parce qu’il y démontre que des choses comme la mondialisation, la société techno-industrielle ou encore l’ultra-mobilité permise par les machines – peu importe l’énergie utilisée – ne seront jamais écologiques ? Que le « progrès » est une croyance et pas une réalité ? Que cette idéologie nuisible ne fait que déplacer les problèmes pour en créer d’innombrables autres ? Que c’est une bombe à retardement ? Que notre mode de vie occidental repose sur un pillage écologique systématique des ressources des pays du Sud et l’exploitation de leurs habitants ?


L’immense majorité de l’humanité est encore loin d’avoir tiré les conséquences de ce système d’approvisionnement mondialisé [il parle de la société industrielle globalisée]. Il est bien sûr difficile de renoncer à ces chères « conquêtes » dont l’irresponsabilité est masquée par le vernis des belles idées de liberté et de progrès. Nous voilà dépendants de ce système parce que nous avons perdu toute habitude de faire autrement. Un observateur impartial, contemplant ce spectacle depuis l’espace, se demanderait sûrement si les sociétés de consommation sont encore réformables ou seulement mûres pour le divan. Hélas, nous n’avons pas de psychothérapeute. Au contraire, nous vivons sous un feu permanent d’encouragements. Et dans ce chœur, la voix la plus séduisante nous promet le meilleur des mondes.

Les experts de la politique, de l’économie et des sciences nous content doctement la fable d’une croissance « qualitative », « découplée » de tout impact sur l’environnement ou encore « dématérialisée ». Ce tour de magie, certains l’appellent « croissance verte », « New Deal Vert » ou encore « troisième révolution industrielle » [Le Forum Economique Mondiale parle de Quatrième Révolution Industrielle]. Les produits, technologies et infrastructures dits durables doivent faire d’une pierre deux coups : préserver l’environnement et satisfaire les perspectives d’accomplissement et de gains matériels de chacun. L’ensemble tient de la diète miracle : « Mangez deux fois plus et perdez du poids ! » Tant que cette chimère ne sera pas dénoncée comme telle, les positions critiques sur la croissance n’auront pas la moindre chance d’être adoptées ou même seulement entendues.

Cette idée de réconcilier l’écologie et l’expansion économique grâce à d’ingénieuses innovations se décline en deux versions. Première version : nous réussirons grâce à une hausse de la productivité et de l’efficacité. La machine à produire les richesses fera plus avec moins. Un réservoir de trois litres nous permettra de conduire deux fois plus de longtemps ; une maison passive – qui consomme très peu d’énergie, voire même en produit – deviendra cinq à sept fois plus efficace qu’une résidence individuelle classique. Dans ces deux cas, on n’attend rien de l’utilisateur ou des entreprises dans leur ensemble : production, consommation et mobilité peuvent continuer à croître. Seuls les objets auront changé. Seconde version : développer les cycles fermés de matière et d’énergie, que l’on appelle l’économie circulaire. Il s’agit ici de copier le fonctionnement de l’écosphère, donc d’adapter la qualité des matériaux employés afin de tout réutiliser : emballages, T-Shirt et sièges d’avion biodégradables, ordinateurs aux composants entièrement réutilisables. Les énergies renouvelables sont l’emblème de cette modernisation écologique. Grâce à elles, nous pourrions officiellement poursuivre notre modèle de développement énergivore tout en ménageant l’environnement, en particulier le climat.

Non seulement cette promesse optimiste n’a pas été tenue, mais elle a conduit à certains « progrès pour le pire », en particulier dans le domaine de l’énergie. Cela ne tient plus à des maladresses évitables, mais à des raisons essentielles. Ceux qui défendent mordicus cette vision efficacité – économie circulaire s’acharnent à dénoncer des insuffisances d’ordre politique, comme si une théorie irréprochable achoppait sur une réalité pleine d’erreurs. Ce faisant, ils échappent à une question gênante : comment ce qui même en théorie ne fonctionne pas pourrait-il aboutir en pratique ?

Distinguons découplage relatif et découplage absolu. Le découplage relatif signifie que les dommages environnementaux diminuent tendanciellement par point de PIB supplémentaire (concrètement, par exemple, la quantité moyenne de CO2 rejetée diminue pour chaque euro dépensé). Le découplage absolu vise une baisse absolue des dommages environnementaux, parallèle à une hausse de PIB. La bonne nouvelle, à première vue, c’est que le découplage relatif est devenu une norme qui s’applique à beaucoup de secteurs de l’économie moderne ainsi qu’au PIB de quelques pays isolés. La mauvaise nouvelle, c’est que cette norme ne fait qu’aggraver la situation. Je montrerai d’abord pourquoi le découplage relatif échoue systématiquement, puis j’examinerai l’hypothèse encore plus improbable d’un découpage absolu.

EFFETS REBONDS MATÉRIELS

Le découplage repose sur des mesures supplémentaires pour gagner en efficacité et renforcer l’économie circulaire, qui ne sont jamais immatérielles. Dans le meilleur des cas, elles nécessitent moins de matière et d’énergie que les produits et technologies déjà en place. Un avantage largement anéanti par les exigences matérielles induites par ces nouvelles mesures (biens d’usage ou d’investissement, infrastructures, lieux et capacités de production, etc.), exigences d’autant plus fortes que la solution en question est plus innovante. Par exemple, les maisons passives : la plus grande partie des acteurs de la construction traditionnelle n’est pas encore capable de répondre aux exigences spécifiques de ce type de bâtiment. Il ne faut donc pas s’étonner de voir apparaître, en plus du marché conventionnel, un nouveau marché de l’habitat durable.

Évaluer cet effet d’addition dans les domaines combinés de la mobilité électrique et des énergies renouvelables, formules présentées comme l’Éden sur terre, est une gageure. Combien de nouveaux sites de production, de lignes électriques, d’usines de support de stockage d’information et de matériel électronique pour les « compteurs intelligents » et l’automatisation, de bornes de recharge pour véhicules électriques, de centres de traitement des batteries usagées, forment les réquisits ou les conséquences de ces technologies ?

Des innovations incontrôlables

Le découplage écologique présuppose un progrès technique par bonds, une succession d’innovations. Mais avec le degré d’innovation croissent les risques, liés aux effets collatéraux de toutes ces nouveautés ou à leurs conséquences à long terme. Qui savait, à la fin des années 1980, qu’un seul catalyseur de pot d’échappement « pèse » trois tonnes de matière, du seul fait de ses besoins en platine ? Bien après leur massification, on apprenait que les pots catalytiques émettent aussi des métaux précieux, des fibres de céramique, du protoxyde d’azote et de l’ammoniac, probablement responsable de la prolifération de mousse et de lichen sur le bord des routes fréquentées.

Autre exemple : beaucoup de stratégies de découplage actuelles reposent sur des innovations dans les domaines de la microélectronique et des semi-conducteurs pour la communication sans fil. Or il n’existe jusqu’à présent aucune étude fiable sur les effets à long terme d’une exposition continue aux rayonnements, pour ne mentionner qu’une des questions soulevées par ce nouveau paradigme technologique. Cela n’a rien d’étonnant, car quel protocole expérimental peut approcher un phénomène d’une portée si complexe et vaste dans le temps et l’espace ? La généralisation des antennes-relais et des appareils récepteurs joue donc à la fois le rôle de l’expérimentation et du cas réel. Nous sommes tous des rats de laboratoires. Les effets collatéraux seront découverts au plus tôt lorsque le fait sera accompli. Il sera ensuite trop tard pour rectifier le tir : d’abord parce que les dommages sur la santé et l’environnement seront irréversibles ; ensuite parce que les intérêts économiques seront trop puissants ; enfin parce que les appareils mobiles connectés font désormais partie de l’attirail symbolique de la représentation de soi et de l’accomplissement. S’il s’avérait, par exemple, que les rayonnements augmentaient le risque de tumeurs et de mutations génétiques, qui pourrait sérieusement envisager de collecter tous les téléphones mobiles ?

Les solutions d’isolation « durable » illustrent aussi les ambivalences incontrôlables de l’innovation. Les émissions de formaldéhydes de certaines mousses isolantes particulièrement bon marché pourraient avoir de graves conséquences sur la santé. Mais lorsqu’on saura le démontrer empiriquement, il sera déjà trop tard pour les personnes concernées, et la réfection des murs isolés coûtera beaucoup trop cher. L’industrie exploitant ce produit sera d’ailleurs devenue un lobby inattaquable. Un meilleur exemple encore : l’énergie issue de la biomasse. Ici l’espoir technologique s’est très rapidement révélé désastreux sur les plans écologique et social. Mais il est trop tard : les intérêts et les investissements en jeu sont trop grands, la dynamique du « fait accompli » est en marche. Les prochaines vagues de problèmes liés à des innovations technologiques se dessinent déjà : mobilité électrique, champs d’éoliennes, Desertec, stockage géologique du carbone, stations de pompage-turbinage d’eau douce et d’eau de mer, « maisons intelligentes », etc.

Le tragique de la situation, c’est que tous ces objets embraient sur la logique de progrès qui est à l’origine même du problème qu’ils cherchent à résoudre. La conception moderne du progrès ne consiste pas seulement à changer l’état actuel des choses, mais à nous transporter dans le pays des possibles, non conquis et donc non testés. Éviter les dangers de long terme impliquerait de prolonger la situation actuelle, ou de revenir à un état antérieur. Mais ces deux alternatives, l’état stationnaire et le retour au passé, représentent pour le dogme progressiste des antithèses repoussantes.

La voie qu’on nous indique est un maquis foisonnant de divers risques qui se cumulent et parfois se renforcent. Au milieu de ces dangers se dressent d’alléchantes opportunités de progrès – de nouveaux symboles de liberté ou de richesse, ou d’anciens symboles chèrement acquis. Les risques qui leur sont liés se concrétiseront plus tard, ailleurs ou indirectement. Et c’est justement cette imprévisibilité du risque qui permet de donner une image propre et nette de la richesse, comme si tous ces dangers n’étaient que des erreurs de montage qui allaient disparaître à la prochaine génération. Vouloir freiner cette dynamique technologique est une quête sans fin. Chaque vague d’innovations amène des conséquences négatives, qui appellent à leur tour une nouvelle vague d’innovations…La nécessité du découplage, et du même coup son absurdité, se font sentir à chaque fois plus impérieusement. Cette montagne de risques accumulés renvoie, ironiquement, les sociétés modernes à une situation que la modernité se proposait de dépasser : la dépendance au hasard du sort.

Déplacement des problèmes écologiques

Beaucoup de soi-disant progrès réalisés grâce à cette stratégie du découplage correspondent en fait à un simple déplacement des problèmes écologiques. En voici quelques exemples :

  • Déplacement temporel. Que deviendront les « premières générations » de panneaux photovoltaïques et de matériaux isolants, lorsqu’il faudra les remplacer ? Sous prétexte qu’on leur donne au moins vingt années d’utilisation, on ne pose jamais la question, au moment de les installer, de leur mise au rebut.
  • Déplacement de medium. Le potentiel des énergies renouvelables consiste à transformer un dommage – des émissions de carbone volatiles – en un autre – la perte de surfaces disponibles. L’électricité renouvelable, économe en carbone, occupe beaucoup d’espace, et affecte le paysage et la biodiversité dans un contexte de raréfaction des terres disponibles (peak soil).
  • Déplacement de matériaux. La mobilité électrique est censée nous libérer des ressources fossiles. Mais parallèlement, le besoin en métaux rares, comme le lithium, augmente. Nous l’avons déjà dit : tous les appareils et structures de production d’électricité renouvelable intègrent des terres rares. C’est aussi le cas des équipements électroniques sur lesquels repose une bonne part des scénarios de découplage. Un scénario de pénurie, parfois plus grave, en remplace donc un autre. Et les pénuries peuvent bien sûr se cumuler. Ainsi la fabrication de panneaux solaires implique des énergies fossiles, parce que le silicium utilisé doit être chauffé entre 1 200 et 1 400 °C, températures inatteignables avec les seules énergies renouvelables. Les éoliennes posent le même problème : leur construction se fait-elle sans énergies fossiles ? Tant que cette condition n’est pas remplie, l’énergie renouvelable échoue à se renouveler elle-même.

À ce genre d’objections, on répond que le bilan énergétique reste positif parce que cet input en énergies fossiles ne représente qu’une faible part de ce qui sera produit plus tard en énergie renouvelable. Mais comment cette croissance du renouvelable pourrait-elle réparer ou compenser les dégâts  causés par ce recours aux combustibles fossiles ? La seule possibilité est que l’énergie renouvelable se substitue à l’énergie fossile dans d’autres cadres de production, par exemple l’éclairage public, ce qui implique un démantèlement de toute la chaîne de valeur des combustibles fossiles. Cette évolution créera-t-elle de la croissance ? Si ce n’est pas le cas, alors on ne peut pas parler de découplage.

  • Déplacement géographique. En 2006, une étude du ministère suisse de l’Environnement a montré que l’empreinte écologique des citoyens de la Confédération se retrouve pour plus des deux tiers à l’étranger[i]. C’est sûrement le cas pour de nombreuses autres sociétés de consommation dont l’empreinte écologique est énorme. Délocaliser les maillons les plus polluants des chaînes de production est une des caractéristiques de l’approvisionnement mondialisé. Dans l’électronique et les technologies de l’information, on a aussi vu des chaînes de production implantées dès le départ en Asie.
  • Déplacement technologique. L’exemple du numérique montre quel point certaines innovations a priori plus efficaces sur le plan énergétique peuvent affecter l’environnement. L’accumulation de déchets électroniques atteint des dimensions quantitatives et qualitatives inouïes. Les ampoules basse consommation sont un autre exemple : non seulement il est difficile de s’en débarrasser de façon écologique, mais les risques pour la santé paraissent sérieux.

EFFET REBOND FINANCIER

Efficacité et effet rebond

En 1865, dans The Coal Question, William Stanley Jevons explique que la consommation d’une ressource ne baisse pas lorsque l’efficacité énergétique des machines augmente. Ce qu’on appellera plus tard « effet rebond » s’explique par la baisse des coûts accompagnant le progrès technique. Lorsque les coûts de production d’une entreprise diminuent et qu’elle baisse ses prix en conséquence, cela dynamise la demande. Il est même possible que l’input – les combustibles et autres ressources – finisse aussi par augmenter. Même mécanisme lorsque les consommateurs profitent de produits plus économiques – maisons passives, voitures consommant trois litres aux cent kilomètres, appareils domestiques basse consommation –, et placent leurs gain de pouvoir d’achat dans d’autres biens. À travers la hausse de la demande, un découplage relatif peut aboutir à son contraire.

Pour éviter cet engrenage, l’économiste Ernst Ulrich von Weizsäcker propose d’augmenter le prix des ressources dont la productivité augmente. Or on conçoit difficilement qu’une telle solution, dépassant largement le niveau homéopathique des taxes environnementales actuelles, et bloquée jusqu’à présent, soit soudainement acceptée au nom de la destruction des gains d’efficacité. Une fiscalité ciblant une seule branche ou un seul acteur dont la productivité aurait augmenté serait tout de suite perçue comme une discrimination envers ceux, producteurs et consommateurs, qui poussent à l’efficacité énergétique. Dans le cas d’une taxation globale de l’énergie, la réaction du système ne se limiterait pas au seul secteur innovant. C’est la production totale qui risquerait d’être fragilisée, ce qui porterait un coup à la croissance économique : encore un échec pour la stratégie de découplage. Il faut bien voir que la croissance du revenu réel qui résulte d’une hausse de l’efficacité peut conduire à un surplus de dépenses dans n’importe quel segment économique ou dans n’importe quel endroit du monde. Une personne qui habite une maison passive, conduit un véhicule Dieseil 1,5 litre et privilégie les produits d’occasion pourrait utiliser ses économies pour partir en Inde, et multiplier là-bas les activités énergivores. Ces effets ne pourraient être évités que si tous les avantages financiers liés à l’efficacité pouvaient être empêchés ou détruits, du côté du producteur comme du consommateur. Mais cela aurait deux conséquences : d’abord, une moindre incitation à investir dans l’efficacité ; ensuite, moins de croissance du PIB à terme.

L’investissement écologique : effet-capacités et effet-revenus

Chaque investissement dans de nouvelles structures de production a en général un effet-capacités et un effet-revenus. Le premier augmente l’output total, via le renforcement des capacités productives ; le second augmente les revenus des ménages même lorsque l’effet rebond sur la demande lié à la baisse des prix (exposé plus haut) n’entre pas en jeu.

Ces deux effets se vérifient dans le cas de l’électricité renouvelable. Les installations liées à ce type d’énergie ne permettent ni aux consommateurs ni aux fournisseurs de faire des économies. Simplement l’électricité créée est plus écologique. Les investissements dans l’éolien, le solaire et la biomasse accroissent le revenu disponible et par conséquent le pouvoir d’achat global. Ils peuvent aussi bien conduire à une augmentation de la demande d’énergie – le courant des centrales à charbon et nucléaires n’est pas remplacé, mais complété par du courant « vert » – qu’à un renforcement de la demande pour d’autres biens.

Arrêtons-nous sur cette dernière possibilité. On entend souvent que, si nous avions plus d’argent à dépenser, nous investirions volontiers dans les matériaux et services moins énergivores tels que l’éducation, la santé, les services sociaux, les expériences et soins de bien-être, les médias, les activités artistiques, « l’économie de la création » et autres avatars d’une croissance « qualitative »… Passons sur le fait que, derrière leur façade immatérielle, ces activités recouvrent souvent des modes de vie particulièrement gourmands en énergie. L’idée d’une croissance verte qui s’en nourrirait semble difficilement réalisable. Supposons qu’on place dans l’éducation les revenus supplémentaires engendrés par l’éolien et le solaire. Investir dans des structures matérielles – bâtiments, meubles, objets, logiciels ou kérosène (pour les voyages scolaires et les stages à l’étranger) – serait incompatible avec toute neutralité écologique. Pour garantir une croissance purement qualitative, il faudrait que cet argent serve à embaucher du personnel, des professeurs par exemple ; et que ceux-ci n’aient qu’un seul souhait, l’embauche de nouveaux professeurs, qui à leur tour, souhaiteraient la même chose… Mais les enseignants réclameront les mêmes biens matériels que le reste de la population. Selon plusieurs études, chaque euro disponible à la consommation représenterait plusieurs kilogrammes de CO2 rejetés dans l’atmosphère.

Dans cet exemple, la baisse du prix de l’électricité suite à l’extension de l’offre aggrave la situation car elle nous incite à garnir notre environnement privé et professionnel d’esclaves énergétiques et d’ordinateurs, et ceci, indépendamment même de l’effet-revenus. Au total, trois éléments dynamisent la demande : l’efficacité énergétique fait baisser les prix ; les nouveaux investissements appellent une hausse des revenus ; les biens dont la production (à peine plus soutenable) consomme cette électricité renouvelable coûtent moins cher.

En réponse à cela, on suggère parfois une stratégie en plusieurs étapes qui consisterait à développer dans un premier temps des capacités de production et des produits durables, pour ensuite remplacer les structures. Après une période de cohabitation, on reviendrait à un niveau d’approvisionnement quantitativement équivalent, et qualitativement meilleur. Or toutes les tentatives pour limiter notre niveau de richesse paraissent sans espoir au vu de la formidable diffusion des modes de vie énergivores, en particulier lorsque petites et grosses machines deviennent des marqueurs d’accomplissement et que l’on s’est habitué au confort qu’elles procurent. Ce serait là exiger une œuvre de réduction, exiger quelque chose que l’idéologie de la « croissance verte » doit précisément nous éviter.

EFFETS REBONDS PSYCHOLOGIQUES ET POLITIQUES

Malgré ces difficultés, on représente habituellement, dans les démocraties modernes, le découplage relatif comme un succès de la politique environnementale. On valorise la production de maisons passives, d’éoliennes, etc. sans considération pour leur caractère addictif. On est conduit à justifier les dommages écologiques qui, dans d’autres contextes, ne seraient politiquement pas acceptables. L’introduction du pot catalytique montre à quel point une amélioration de façade peut déboucher sur une aggravation des problèmes. Toute remise en cause de la motorisation fossile a été tuée dans l’œuf par la technique du catalyseur présentée comme la panacée. Aussi les optimisations de détail sont-elles contre-productives tant qu’elles contribuent à justifier un système globalement insoutenable. Cet effet rebond psychologique est identifiable à deux niveaux.

  • Au niveau politique. Tout comme le pot catalytique a levé toute inhibition quant à la motorisation individuelle, la maison passive facilite la délivrance de permis de construire. Voilà une nouvelle impulsion donnée à la bétonisation, l’expansion de la surface habitable par personne et l’étalement urbain. Idem pour l’usage de la surface habitable par personne et les installations qui vont avec. Le découplage relatif, par son effet de légitimation, provoque des dégâts supplémentaires, car ni les pots catalytiques, ni les maisons passives, ni les panneaux solaires ne sont disponibles à un coût écologique zéro.
  • Au niveau individuel. Savoir que l’on pollue moins grâce à un objet de consommation justifie un usage plus intense de celui-ci. Le biocarburant ou le moteur électrique est un alibi parfait pour conduire davantage, et la maison passive nous pousse à acquérir un logement individuel plutôt qu’un appartement. De même, celui qui choisit un fournisseur d’électricité renouvelable a une bonne raison de ne pas se tracasser avec des économies d’énergie. L’alibi joue souvent avant même que la solution miracle existe réellement ou ait donné la moindre preuve de son efficacité. Il suffit d’une campagne habilement orchestrée par des scientifiques illuminés ou un prédicateur charismatique. Que les médias s’en fassent l’écho, et le décor est planté pour accueillir un cortège de décisions engageant notre avenir. Nombre d’entreprises et d’instances politiques dont l’avenir dépend de promesses mirobolantes de découplage ont tout intérêt à ces mises en scène.

L’apparition d’innovations capables de soulager réellement l’environnement dépend de tant de contingences techniques, économiques, administratives et culturelles qu’elle reste hautement incertaine. Mais on ne peut que croire à la bénédiction du progrès. Prendre pour acquis de pures hypothèses théoriques n’est pas seulement commode parce qu’il est plus facile de croire que de savoir, mais parce que les électeurs et les consommateurs s’emparent avec gratitude de toutes les croyances qui répondent à leurs intérêts. Votes et décisions d’achats « écologiques » livrent à domicile la justification de notre routine de consommation et de mobilité. La maxime présidant à ces fausses solutions est si simple et magnifique qu’elle peut fédérer toute une société : « Continuons comme avant, et laissons le saint Progrès régler les problèmes ! »

LE DÉCOUPLAGE ABSOLU

La diminution même relative des dommages écologiques échoue systématiquement parce qu’elle se prend les pieds dans un entrelacs d’effets rebonds et d’effets de déplacements. Quelles chances de réussite alors pour le découplage absolu ? Cela impliquerait non seulement de développer des produits plus écologiques – électricité renouvelable, maisons passives –, mais de remplacer systématiquement l’output existant. Ne pas construire d’installations supplémentaires, telles que de nouvelles usines, et développer les énergies renouvelables tout en démantelant les centrales nucléaires et fossiles : ce serait la seule manière d’éviter des flux de matières et d’énergie supplémentaires, vendus aujourd’hui comme une solution écologique globale. Cependant, même dans ce cas de figure, on se heurte à de délicats problèmes de démantèlement et de (re)traitement des déchets. Même chose pour l’habitat. Quand on construit des maisons passives en plus des bâtiments existants, on augmente les flux et stocks matériels. Se pose alors la question de la démolition écologique des anciens bâtiments. Idem pour la fabrication de véhicules électriques : que faire des anciennes usines et voitures ? Le nombre incalculable de moteurs, machines-outils et appareils domestiques pour lesquels une alternative plus efficace est en théorie possible nous expose à une question : que faire des objets de l’ancienne génération ?

Le découplage absolu achoppe sur une contradiction interne. D’un côté, il faudrait remplacer tous les équipements pour éviter les effets d’accumulation. Mais de l’autre, ce changement structurel, une « destruction créatrive » dans le sens de Schumpeter [économiste du début XXème siècle célèbre pour ses travaux sur l’innovation], cause un déplacement des problèmes considérable, en raison de la masse de déchets, matières et systèmes énergétiques dévalorisés qu’il engendrerait. Soumis à l’impératif de croissance économique, ce processus de remplacement risquerait de toucher également des objets qu’il vaudrait mieux optimiser ou réparer, plutôt que remplacer trop tôt. En d’autres termes : verra-t-on un jour des éoliennes et des panneaux solaires jetables au nom de la croissance verte ?

Le concept se heurte à une deuxième difficulté. Supposons que ce projet réussisse : le PIB pourrait-il réellement croître ? Les centrales traditionnelles importent constamment et massivement des matières premières comme le charbon et l’uranium, ce qui génère de la valeur sur de longues filières. Or la valeur dans le secteur des renouvelables vient surtout des équipements eux-mêmes et de l’électricité vendue. Si le développement des énergies renouvelables allait de pair avec le démantèlement des capacités fossiles et nucléaires, le solde aurait peu de chance d’être positif. C’est d’ailleurs pourquoi le miracle des « jobs verts » peut disparaître aussi vite qu’un feu de paille.

Enfin, si l’on tentait d’assurer la croissance du secteur de l’énergie grâce au retraitement des déchets des centrales, comment garantir cette prospérité une fois les centrales disparues ? Pour que le PIB continue de croître, il nous faudrait développer les énergies renouvelables jusqu’à finalement nous heurter à des limites spatiales : quelles surfaces faudra-t-il encore mobiliser ? Bref, si l’on veut la croissance économique, impossible de soulager l’écosphère, et inversement. Le découplage absolu paraît donc bien absurde.

APPROCHE PAR L’OBJET, APPROCHE PAR LE SUJET

Explorer l’échec spectaculaire des stratégies de découplage nous confronte à leurs multiples effets rebonds, et à ce qu’on pourrait appeler l’approche par l’objet de la soutenabilité. Il s’agit de l’idée profondément ancrée selon laquelle l’on peut donner aux produits, technologies, services et autres résultats du travail humain un caractère intrinsèquement écologique. Or, à partir du moment où la croissance du marché des produits « durables » se révèle pure addition de biens, ou une compensation symbolique d’une non-durabilité florissante, elle ne signifie rien.

Pourquoi une voiture consommant trois litres aux 100 kilomètres serait-elle plus écologique qu’une vieille Opel Admiral engouffrant 20 litres, si le propriétaire de la première roule 200 kilomètres pour aller au travail, quand le second, par ailleurs fier détenteur d’une carte de réduction ferroviaire, la conduit cinq fois l’an pour rejoindre une destination régionale où il n’y a pas de gare ? En quoi une maison passive contribue-t-elle au développement durable si son propriétaire prend l’avion chaque semaine ? Même chose pour le fidèle client d’un supermarché bio chauffeur de 4 x 4, ou pour la famille qui choisit l’électricité renouvelable après avoir équipé chaque chambre de la maison d’un écran plat, d’un ordinateur et d’un ensemble hi-fi stéréo.

Justement parce que les produits sont des instruments de communication et d’affirmation de l’identité, l’affichage d’une consommation durable sert généralement à en cacher ou en compenser une autre, moins durable. Ainsi le greenwashing, dont il est souvent question, ne sert pas en premier lieu la réputation des entreprises. C’est d’abord une stratégie marketing permettant aux consommateurs de garder les mains propres dans le monde de l’éco-symbolique. Cela va des produits Bionade à la compensation climatique « Atmosfair », en passant par l’esthétique de la maison passive.

Cette logique de compensation morale ne se limite pas aux biens de consommation, elle inclut des actions symboliques de toutes sortes. L’éco-activiste cool de la scène berlinoise alternative ne fait pas exception : hier à planter des choux dans un jardin partagé, aujourd’hui à étendre ses jambes dans un club de jazz à New York, puis à nouveau à Berlin : rien n’est impossible dans le village global. La société multi-options ouverte par Ryanair & Co permet le développement d’identités, de vies et de pratiques sociales parallèles. Dans l’éventail, on trouve toujours moyen de caser un engagement écologique fort – à temps partiel et en plus du reste, bien entendu.

Les gros labels et certifications, attestant d’une soi-disant soutenabilité, ont pour rôle d’immuniser notre modèle d’approvisionnement contre les changements nécessaires. Mais tout cela ne sert à rien, car il n’existe pas de technologies ni d’objets durables en soi : seuls les modes de vie peuvent l’être. Seule la somme des effets écologiques de toutes les activités exercées par un individu permet de tirer un bilan de ses performances écologiques. Celles-ci ne peuvent donc être calculées qu’à l’aide d’écobilans individuels. Si l’on suit l’approche budgétaire déjà évoquée, chaque habitant de cette planète dispose du droit d’émettre 2,7 tonnes de CO2 par an d’ici 2050. Celui ou celle qui refuse cette exigence a rendu les armes face au changement climatique, ou bien ne veut pas d’une justice mondiale. Ce chiffre est à rapprocher des 11 tonnes émises en moyenne par chaque citoyen allemand.

Cette approche par le sujet peut prendre différents formes. On peut reprocher à l’ « empreinte carbone » de se fonder uniquement sur les rejets de CO2, faisant ainsi l’impasse sur les autres problèmes environnementaux. L’ « empreinte écologique » est une alternative. Elle vise à convertir la totalité des pressions exercées par un individu sur l’environnement en unités de surfaces. Tous les écobilans sont confrontés à la difficulté de collecter des informations fiables et de comptabiliser des actions isolées. Ils sont pourtant indispensables. Depuis quelques années, l’analyse du « cycle de vie » (ACV) de produits et services s’est aussi développée. De plus en plus de projets et d’entreprises l’utilisent afin de rendre compte des effets écologiques cumulés de telle ou telle filière – depuis l’extraction des ressources jusqu’à la mise au rebut par le consommateur final.

Les entreprises pourraient être légalement tenues de mettre à disposition des consommateurs ce type d’informations. Chaque niveau de production pourrait utiliser les données cumulées des fournisseurs, les compléteraient avec les siennes propres et les transmettrait au niveau suivant. Le détaillant mettrait à disposition de sa clientèle ces éléments ou lui indiquerait où les trouver sur Internet. Chaque consommateur serait ainsi en mesure d’estimer approximativement son bilan écologique. Les entreprises pionnières qui proposeront ce service avant qu’une loi ne l’impose à toutes prendraient une longueur d’avance sur la concurrence et imposeraient des normes. Il existe d’ailleurs déjà des moyens faciles d’établir son bilan carbone sur la base de valeurs moyennes pour la consommation ou la mobilité. Parmi eux, certains compteurs de CO2 en ligne sont remarquablement bien conçus.

Même si nous n’atteindrons pas du jour au lendemain cette valeur de 2,7 tonnes de CO2 rejetées par habitant, elle constitue un horizon incontournable dans la perspective d’un développement durable digne de ce nom. Pour y parvenir, nous n’avons pas besoin d’un gouvernement mondial ni d’une éco-dictature, mais seulement d’un peu d’honnêteté. En attendant, les initiatives écologiques qui font l’impasse sur cette approche par le sujet ne sont pas seulement superflues, mais dangereuses. Elles perpétuent la schizophrénie d’une société dont les ambitions durables n’ont jamais été aussi affirmées, et dont les pratiques n’en ont jamais été aussi éloignées.

Niko Paech


[i] « L’empreinte écologique de la Suisse, une contribution au débat sur la durabilité », Office fédéral de la statistique, 2006. Sur le site de la Confédération, on pouvait lire en juillet 2016 : « Le mode de vie n’est pas durable car la consommation suisse par personne est 3,3 fois plus grande que les prestations et ressources environnementales globales disponibles par personne (1,7 hectare global). Nous vivons dons aux dépens des générations futures et d’autres régions du globe.


Nota Bene

Si l’analyse déroulée par Niko Paech tout au long de son livre mérite notre attention pour sa pertinence, il sombre dans les écueils classiques des libéraux quand il aborde les solutions. C’est ce qui ressort à la fin de ce chapitre. Il semble nier le fait que de grandes firmes hégémoniques ont depuis longtemps supplanté les États, que ce sont elles qui font et défont les lois, détiennent les médias et donc la capacité d’influencer les masses, de fabriquer leur consentement, etc. Niko Paech imagine un changement sociétal global par une prise de conscience du bas de la pyramide, au niveau des plus bas niveaux hiérarchiques. C’est mal comprendre le fonctionnement du capitalisme.

Plus loin dans le livre :

« Mais qui voterait pour une politique mettant en cause notre mode de vie et sapant ses fondements matériels ? Il suit de là qu’une critique sociale utile, du moins dans cette perspective de post-croissance, devrait avant tout s’attaquer à la question des modes de vie. Quant aux projets de société critiquant la croissance mais dépendant, pour leur application, de réformes politiques, ils constituent une pure perte de temps. Toutes les propositions excessivement focalisées sur la question du « pouvoir » ou du « système » nous ont d’ailleurs menés, jusqu’à présent, dans l’impasse.

Aucun régime démocratiquement élu ne pousse à un changement social, car il encourait alors trop de risques. C’est toujours le changement social qui précède et amène une évolution politique. Ne faisons donc pas l’erreur de déléguer les transformations nécessaires à la politique ou à la technique. Nos décideurs politiques se sentiront encouragés à un tel programme lorsque nous leur enverrons suffisamment de signaux crédibles, leur signifiant ainsi que nous sommes prêts à supporter le changement. »

Donc, pour Niko Paech, nous vivons en démocratie. Selon lui, la démocratie est fonctionnelle en Allemagne et en Europe. La crise grecque, la soumission de tout un peuple contre sa volonté à la troïka européenne (Commission Européenne, Banque Centrale Européenne, Fonds Monétaire International), les résultats des référendums ignorés par les bureaucrates européens, tout cela ne semble pas interpeller Niko Paech (voir le film Adults in the Room de Costa Gavras pour un rappel de ces événements). Quant à la question du pouvoir, c’est parce qu’elle est constamment ignorée que les idées de Niko Paech ne séduisent qu’une minorité d’urbains, souvent blancs et privilégiés, qui n’ont pas affaire quotidiennement à la violence systémique de la société industrielle capitaliste. Je vous conseille à ce sujet le texte de Max Wilbert, La violence quotidienne de la culture moderne.

Print Friendly, PDF & Email