Selon une légende moderne, tous les peuples convoiteraient le Progrès
Afin de démystifier cette légende progressiste qui a causé tant de souffrance, j’ai traduit un extrait du livre Victims of Progress (1975) de l’anthropologue John H. Bodley où il détaille la notion d’ethnocentrisme – la préférence pour son groupe culturel d’appartenance. Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales définit l’ethnocentrisme ainsi :
« Comportement social et attitude inconsciemment motivée qui conduisent à privilégier et à surestimer le groupe racial, géographique ou national auquel on appartient, aboutissant parfois à des préjugés en ce qui concerne les autres peuples[1] »
Pour le sociologue américain William Graham Sumner qui a forgé le terme, l’ethnocentrisme est « cette vue selon laquelle notre propre groupe est le centre de toutes choses, tous les autres groupes étant mesurés et évalués par rapport à lui[2] ». Selon Bodley, l’ethnocentrisme est « vital pour l’intégrité d’une société », mais il peut être instrumentalisé par les élites d’un groupe culturel pour légitimer la domination d’autres groupes. Aujourd’hui, l’ethnocentrisme est mobilisé par l’élite technocratique pour naturaliser l’industrialisme, le progrès technique et les catastrophes socio-écologiques qui en découlent ; pour anéantir tout espoir d’habiter autrement la Terre.
L’une des leçons principales à tirer de ce texte sur l’ethnocentrisme, c’est qu’il invalide le discours progressiste dominant selon lequel les peuples tribaux seraient naturellement attirés par le progrès, la civilisation industrielle, sa science et sa technologie. Rien n’est plus éloigné de la réalité. Si tous les groupes humains sont fiers de leur culture et prêts à mourir pour la défendre, cela signifie que les laudateurs du monde moderne ont systématiquement dû employer la violence physique et la manipulation pour convertir les populations traditionnelles, autonomes et low tech. Quant aux communautés qui semblent adopter de leur plein gré les valeurs et les techniques de la culture industrielle dominante, elles appartiennent en réalité à des groupes culturels déjà en déclin et en cours de désintégration. Précisons que Bodley s’intéresse surtout aux peuples tribaux hors Occident, mais les travaux des historiens (François Jarrige, Jean-Baptiste Fressoz, Thomas Le Roux, Guillaume Carnino, etc.) montrent que des processus similaires ont été mis en œuvre en Europe par les élites afin d’imposer l’industrialisation à des populations majoritairement de culture paysanne.
LE RÔLE DE L’ETHNOCENTRISME
Bien que l’exploitation des ressources soit clairement une cause fondamentale de la destruction des groupes traditionnels et de leurs cultures, il est important d’identifier les attitudes ethnocentriques sous-jacentes qui sont souvent utilisées pour justifier l’invasion des territoires indigènes afin d’en extraire les ressources. L’ethnocentrisme, c’est-à-dire la croyance en la supériorité de sa propre culture, est vital pour l’intégrité de toute société, mais il peut menacer le bien-être d’autres peuples lorsqu’il sert de base pour imposer des normes inadaptées à une autre culture. Les anthropologues peuvent à juste titre s’attribuer le mérite d’avoir dénoncé l’ethnocentrisme des auteurs du XIXe siècle qui décrivaient les peuples indigènes comme ayant grand besoin d’être améliorés. Mais jusqu’à récemment, un ethnocentrisme similaire se retrouvait couramment dans la littérature professionnelle sur le développement économique. Ironiquement, l’ethnocentrisme menace encore aujourd’hui les cultures de petite échelle, car il accompagne des politiques gouvernementales ethnocidaires.
Ethnocentrisme et Ethnocide
Historiquement, les anthropologues se sont empressés de souligner les soi-disant déficiences des cultures tribales pour justifier les changements imposés de l’extérieur ou pour rejeter les propositions visant à accorder l’autonomie politique aux populations tribales. Par exemple, en 1940, l’anthropologue britannique Lord Fitzroy Raglan, qui devint plus tard président de l’Institut royal d’anthropologie, déclara que les croyances tribales en la magie étaient une des principales causes de « folie et de malheur » et des « pires maux de l’époque ». Selon lui, tant que les populations tribales persisteront dans de telles croyances, le reste du monde ne pourra être considéré comme civilisé. Selon lui, les tribus existantes constituent des « foyers d’épidémies » qui menacent de réinfecter les régions civilisées, et l’imposition rapide de la civilisation est la seule solution. Il déclare :
« Nous devons leur apporter notre justice, notre éducation et notre science. Peu de gens nieront qu’elles sont supérieures à tout ce que les sauvages possèdent[3]. »
L’anthropologue américain Arthur Hippler s’est fait l’écho des remarques de Raglan. Arguant des mérites de l’autonomie tribale en 1979, il a soutenu que le nationalisme religieux était supérieur aux « terreurs chamaniques[4] ». Il trouvait « notre propre culture » plus excitante, plus intéressante, plus variée et plus apte à exploiter le potentiel humain que les cultures tribales « arriérées ». Il supposait aussi que tous les groupes tribaux seraient inévitablement attirés par notre culture. Selon Hippler, seule l’oppression exercée en interne par les anciens de la tribu empêchait ces groupes d’ « améliorer » leur culture. Il n’est pas surprenant que Hippler se soit spécifiquement opposé aux propositions d’autonomie pour la défense des sociétés tribales parce que l’autonomie aurait maintenu contre leur volonté ces gens dans l’« arriération ». En outre, il affirme que la « culture » est une abstraction, et non quelque chose qui peut être défendu ou « sauvé » de l’extinction. L’ethnocide, c’est-à-dire la destruction d’un groupe culturel ou ethnique, ne peut donc pas avoir lieu[5].
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Ethnocentrisme technologique
Avec des tracteurs et des produits chimiques à vendre, les auteurs experts du développement ont fait preuve de plus d’ethnocentrisme dans leur traitement des systèmes économiques traditionnels que pour n’importe quel autre aspect des sociétés tribales de petite échelle. Ces auteurs partaient automatiquement du principe que les économies basées sur l’artisanat étaient improductives et technologiquement obsolètes, c’est pourquoi ils ont systématiquement ignoré les nombreuses preuves invalidant leurs préjugés. Il a longtemps été de bon ton de dénoncer la prétendue inefficacité de l’agriculture itinérante et du pastoralisme nomade, ainsi que la précarité des économies de subsistance en général. Mais il est désormais largement reconnu que ce sont les techniques industrielles de subsistance qui sont inefficaces et précaires. La monoculture, avec ses céréales hybrides et sa dépendance aux engrais chimiques, pesticides et machines onéreuses, consomme d’énormes quantités d’énergie et se révèle très instable en raison de sa vulnérabilité aux maladies, aux insectes et à l’épuisement des minéraux et des combustibles essentiels. La complexité du système de distribution alimentaire dans la société consumériste globalisée le rend également vulnérable à l’effondrement en raison de potentielles ruptures dans la longue chaîne qui va du producteur au consommateur. En revanche, les systèmes de petite taille sont très productifs en termes de flux d’énergie et sont écologiquement beaucoup plus stables. Ils disposent également de systèmes de distribution alimentaire efficaces et fiables, ce en raison de leur petite taille.
Les réformateurs culturels s’accordaient largement à dire que tous les peuples partagent notre désir de ce que nous définissons comme l’abondance matérielle, la prospérité et le progrès. Les autres cultures n’existeraient qu’en raison de leur ignorance des alternatives technologiques supérieures offertes par la culture globalisée, et il suffirait de les y exposer pour qu’il y ait adoption. Les partisans de cette vision ont constamment minimisé les difficultés liées à la création de nouveaux besoins dans une société. Ces mêmes réformateurs culturels ont formulé les hypothèses discutables et ethnocentriques suivantes :
– Les valeurs matérialistes des sociétés commerciales seraient des universels culturels.
– Les sociétés de petite taille seraient incapables de satisfaire les besoins matériels de leurs populations.
– Les biens commerciaux seraient, en fait, toujours supérieurs à leurs équivalents produits localement et artisanalement.
Les valeurs culturelles des sociétés tribales traduisent incontestablement un rejet des valeurs matérialistes de la culture mondiale. De nombreux habitants des pays à revenu élevé s’efforcent aujourd’hui de réduire l’empreinte matérielle de leur propre société afin d’améliorer notre bien-être et la soutenabilité de leur mode de vie[6]. Cependant, les individus peuvent être amenés à rejeter leurs valeurs traditionnelles, moins matérialistes, si des intérêts extérieurs créent les conditions nécessaires à ce rejet. L’action de ces intérêts extérieurs s’étend bien au-delà d’une démonstration de la supériorité de leur culture marchande.
L’ethnocentrisme de la deuxième hypothèse est évident. Il est clair que les sociétés de petite échelle n’auraient pas pu survivre pendant un demi-million d’années si elles s’étaient montrées incapables de satisfaire raisonnablement les besoins humains fondamentaux.
La troisième hypothèse – la supériorité des biens et techniques de la culture commerciale globalisée – mérite un commentaire spécifique. En effet, il existe de nombreuses preuves qui indiquent que la sophistication de la société consumériste globale a un coût réel insoutenable, quel que soit l’intérêt initial des biens et techniques concernés. Pour citer un exemple précis, on pourrait affirmer que l’arc est supérieur au fusil dans certains contextes culturels et environnementaux, parce qu’il est beaucoup plus polyvalent et plus efficace à fabriquer et à entretenir. Un seul arc peut être utilisé à la fois pour la pêche et la chasse d’une grande variété d’animaux. En outre, les utilisateurs d’arcs ne dépendent pas d’une économie extérieure imprévisible, car les arcs peuvent être construits avec des matériaux locaux et ne nécessitent pas l’importation de munitions coûteuses. En même temps, l’utilisation de l’arc impose certaines limites au prélèvement du gibier et exige une relation plus étroite entre l’homme et l’animal, ce qui peut avoir une grande signification adaptative. Les Indiens d’Amazonie qui ont adopté les fusils de chasse ont considérablement augmenté leurs rendements à la chasse[7]. Mais ces gains ne compensent pas entièrement le travail supplémentaire qu’il faut fournir pour trouver l’argent nécessaire à l’acquisition de cette nouvelle technologie. En outre, l’efficacité accrue de la chasse signifie également que les espèces vulnérables sont plus susceptibles d’être décimées.
Nombre des interprétations ethnocentriques des cultures traditionnelles sont compréhensibles. Les auteurs de la littérature sur le développement leur ont souvent attribué à tort des conditions de vie misérables (famine, mauvaise santé et pauvreté). Dans les faits, ces conditions sont plutôt liées aux inégalités croissantes qui accompagnent souvent l’industrialisation et la commercialisation. Les sociétés tribales autosuffisantes ne peuvent être pas considérées comme sous-développées. La « pauvreté » est un concept inadéquat dans ces petites sociétés ; elle n’est pas le produit d’une économie de subsistance mais de sa destruction.
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CONSCRITS DE LA CIVILISATION MALGRE EUX
Il semble maintenant opportun de poser la question suivante : que pensent les peuples tribaux autonomes de l’idée de participer au progrès de la civilisation marchande ? En raison du pouvoir dont elles disposent, les cultures commerciales sont devenues si agressivement ethnocentriques qu’elles ont même du mal à imaginer qu’un autre mode de vie – en particulier un mode de vie fondé sur des prémisses fondamentalement différentes – puisse avoir de la valeur et apporter une satisfaction personnelle aux peuples qui l’adoptent. Persuadées de leur propre supériorité culturelle, beaucoup de personnes appartenant aux sociétés commerciales estiment que les membres d’autres cultures ont conscience de leur obsolescence et de leur infériorité. Dans cette perspective, on s’imagine que les membres de cultures tribales désirent ardemment le progrès vers une vie « meilleure ». Cette croyance persiste alors qu’il est abondamment prouvé que les peuples tribaux indépendants ne sont pas désireux de se débarrasser de leur culture et préfèrent poursuivre leur propre mode de vie sans être dérangés par une incursion extérieure. Les peuples qui ont déjà choisi leurs principaux modèles culturels et qui ont passé des générations à les adapter aux conditions locales se moquent de savoir qu’une autre culture puisse être supérieure à la leur. En effet, on peut supposer que les membres de toute culture autonome et autosuffisante préfèrent être laissés tranquilles. Livrés à eux-mêmes, il est peu probable que les peuples tribaux se portent volontaires pour rejoindre la civilisation ou entamer un processus d’acculturation. Au contraire, « [l]’acculturation a toujours été une question de conquête […] les réfugiés des groupes autochtones peuvent adopter les normes de la société la plus puissante afin de survivre en tant qu’individus. Mais ce sont des conscrits de la civilisation, pas des volontaires[8] ».
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Nous demandons à être laissés en paix
A ce stade se pose à nouveau la question de savoir si les peuples tribaux choisissent librement le progrès. En réalité, les peuples tribaux indépendants confrontés au monde commercial ont répondu à cette question à de nombreuses reprises : (1) ils l’ont ignoré, (2) l’ont évité ou (3) ont réagi avec une arrogance provocatrice. Chacune de ces réponses peut être interprétée comme un refus d’embrasser le « progrès » de la civilisation.
De nombreux aborigènes australiens auraient choisi la première réponse lors de leurs premiers contacts avec des membres de la civilisation occidentale. Selon le récit du capitaine Cook racontant son premier contact avec le continent australien, les Aborigènes sur la plage ont ignoré son navire et ses hommes jusqu’à ce que ces derniers deviennent hostiles. A. P. Elkin[9] a confirmé que ce manque total d’intérêt pour les habitudes, les biens matériels et les croyances des Blancs était caractéristique des Aborigènes lors de plusieurs premiers contacts. Dans de nombreux cas, les peuples tribaux ont montré peu d’intérêt lors des premiers contacts avec des visiteurs civilisés. Les autochtones estimaient simplement que les visiteurs partiraient bientôt et qu’ils seraient à nouveau libres de poursuivre leur propre mode de vie sans être dérangés.
Parmi les peuples tribaux contemporains qui conservent leur autonomie culturelle, le rejet de l’ingérence extérieure est un phénomène universel impossible à ignorer. Les fourrageurs de la forêt congolaise incarnent un exemple classique de résistance obstinée aux incursions de la civilisation. L’anthropologue Colin Turnbull[10] a étudié de manière extensive les Mbuti dans leur environnement forestier. Il a été impressionné de constater que ces personnes avaient réussi à rejeter la domination culturelle étrangère pendant des centaines d’années. Les tentatives des autorités coloniales belges de les installer dans des plantations se sont soldées par un échec total. Les Mbuti n’étaient pas disposés à sacrifier leur culture en faveur d’un mode de vie modelé pour eux par des étrangers dont les valeurs n’avaient rien à voir avec leur environnement et leur culture. Selon Turnbull, les Mbuti ont délibéré sur les changements proposés par le gouvernement et ont choisi de rester sur leur territoire traditionnel et de poursuivre leur propre mode de vie. Leur décision était claire :
« Pour les Pygmées [Mbuti], en un sens, il n’y a pas de problème. Ils ont vu suffisamment de choses du monde extérieur pour se sentir capables de faire un choix, et leur choix est de préserver le caractère sacré de leur propre monde jusqu’à la fin. Comme les Pygmées sont ce qu’ils sont, ils joueront sans doute un magistral jeu de cache-cache, mais ils ne sacrifieront pas facilement leur intégrité[11]. »
L’anthropologue Luigi Cavalli-Sforza[12] a coordonné une série d’études multidisciplinaires à long terme portant sur les fourrageurs des forêts, ou Pygmées, dans toute l’Afrique à partir de 1966. Il a validé la conclusion fondamentale de Turnbull concernant leur rejet des changements culturels imposés de l’extérieur. Il attribue leur remarquable durabilité durant deux mille ans, en tant que peuple distinct, à l’attrait de leur mode de vie et à l’efficacité de leurs pratiques d’enculturation. Mais comme Turnbull, il cite également l’importance de la forêt elle-même et la symbiose réussie entre les fourrageurs de la forêt et leurs voisins agriculteurs basés dans des villages. Les menaces les plus graves qui pèsent sur les populations forestières sont aujourd’hui la déforestation et la perturbation de leurs relations traditionnelles d’échange causées par l’arrivée de nouveaux colons et de nouveaux projets de développement[13]. Au fur et à mesure que la forêt se rétrécit, il n’y a tout simplement plus de place pour les Pygmées en tant que peuples de la forêt. Robert Bailey met en garde :
« À moins que des zones forestières suffisantes ne soient préservées, une culture de subsistance unique basée sur la chasse et la cueillette des ressources de la forêt sera à jamais perdue dans l’Ituri [forêt tropicale] et dans toute l’Afrique centrale[14]. »
Échapper au progrès : ceux qui choisissent de fuir
Chercher à échapper au progrès, ce que l’on appelle aujourd’hui « l’isolement volontaire », est un modèle de survie culturelle très répandu et établi de longue date. En Amérique du Sud et dans de nombreuses autres régions du monde, de nombreux peuples tribaux non hostiles ont clairement exprimé leur refus du progrès : ils ont choisi comme les Pygmées de jouer à cache-cache et d’éviter activement tout contact avec les étrangers. Aux Philippines, un terme signifiant « ceux qui s’enfuient » est utilisé pour qualifier les peuples tribaux qui ont choisi de fuir afin de préserver leur culture de l’influence du gouvernement[15].
De nombreux peuples tribaux méconnus, disséminés dans des régions isolées du monde entier, ont en fait réussi à conserver leur intégrité culturelle et leur autonomie jusqu’au XXIe siècle. Ils se sont enfoncés discrètement et de plus en plus loin dans des zones refuges encore plus isolées. Alors que l’expansionnisme de la culture dominante a peu à peu englouti les tribus autonomes, le monde extérieur a périodiquement été surpris par la découverte de petites poches de peuples inconnus de l’ « âge de pierre » qui s’accrochent coûte que coûte, avec ténacité, à leurs cultures. En Amérique du Sud, tout au long du XXe siècle, de nombreux groupes différents ont été découverts, dont les Xeta, les Kreen-Akore au Brésil[16], divers locuteurs du panoan comme les Amahuaca et les Isconahua dans les zones de l’Amazonie péruvienne, et les Akuriyo du Suriname. Ces groupes utilisaient des outils en pierre et évitaient délibérément tout contact avec les étrangers. Au Pérou, ces groupes sont désormais officiellement considérés comme vivant dans un « isolement volontaire ». Ces peuples déterminés sont généralement pacifiques, sauf lorsqu’ils sont trop souvent harcelés. Pour éviter tout contact, ils préfèrent déserter leurs maisons et leurs jardins et disposer des flèches pointées vers le haut sur leur chemin plutôt que de recourir à la violence. Tout ce que les visiteurs civilisés, même les plus persévérants, trouvent généralement – s’ils parviennent à localiser les villages bien cachés des indigènes – ce sont des maisons vides et peut-être des restes de feux de bois encore fumants. Si un village est perturbé trop souvent par des contacts extérieurs, les habitants abandonnent le site et se réinstallent dans un endroit plus isolé. À la suite d’un empiétement continu, quand leurs ressources se réduisent au point de ne plus pouvoir subvenir aux besoins de leur population et qu’il n’y a plus d’endroit où ils peuvent se retirer, ou lorsque les attaques violentes des pillards civilisés et les maladies introduites réduisent leur nombre au point qu’ils ne constituent plus une société viable, ils doivent se rendre au progrès. La plupart des groupes que nous connaissons ont cessé de se cacher. Les groupes les plus prospères seraient restés totalement introuvables.
Le cas des Indiens Akuriyo du Suriname montre à quel point certains de ces groupes ont réussi à éviter tout contact. Ce peuple de fourrageurs a été observé pour la première fois par une expédition hollandaise qui arpentait en 1937 la frontière entre le Suriname et le Brésil. Après cette brève rencontre, les Akuriyo sont restés cachés durant près de trente ans, jusqu’à ce que des missionnaires américains commencent à trouver des traces de leurs campements. Les missionnaires étaient déterminés à entrer en contact avec eux afin de les convertir au christianisme. Il leur a fallu trois ans pour y parvenir, avec l’aide de dix Indiens missionnés, de radios à ondes courtes et d’avions. Ils ont suivi les Akuriyo le long de leurs sentiers dissimulés et sont tombés sur plusieurs camps abandonnés à la hâte. Ils ont fini par rattraper quelques femmes et enfants et un vieil homme qui, visiblement mécontent, a demandé au premier étranger rencontré : « Êtes-vous un tigre pour avoir réussi à me flairer ? ». Ce petit groupe avait été abandonné par d’autres qui étaient partis à la recherche de canne flèche [ou roseau à flèche, une grande plante herbacée utilisée par les populations amérindiennes pour la confection de flèches, NdT] pour se défendre contre les intrus. Les Indiens n’ont autorisé le groupe de missionnaires à rester avec eux qu’une seule nuit. Refusant de révéler aussi bien leur identité tribale que leurs noms, les membres de la tribu ont mangé et échangé des biens avec les intrus avant d’insister pour qu’ils partent. Les Indiens de la mission ont chanté des hymnes et essayé de leur parler de Dieu, mais les Akuriyo n’ont pas été impressionnés.
Selon les missionnaires : « Le vieux chef fit remarquer que Dieu devait vraiment être bon. Il a dit qu’il ne savait rien de Lui et qu’il devait maintenant partir pour aller chercher de la canne flèche[17]. »
Il est évident que ces gens exprimaient leur désir d’être laissés tranquilles de la façon la plus digne et la plus élégante. Mais les missionnaires ont continué à élaborer des stratagèmes pour placer des travailleurs indiens christianisés parmi eux et ont demandé, « pour le bien de cette tribu », que le gouvernement du Suriname accorde à leur mission la permission exclusive de superviser d’autres contacts avec les Akuriyo. En peu de temps, le contact a été rétabli et la mission a pu encourager une cinquantaine d’Akuriyo à s’installer dans les villages de la mission. Malheureusement, en à peine deux ans, 25 % du groupe était mort et il ne restait plus qu’une douzaine de personnes dans la forêt[18].
Si les Akuriyo sont un bon exemple de groupe évitant tout contact dans une région isolée, on peut citer de nombreux autres exemples de petites tribus ayant survécu avec succès en marge des zones civilisées. L’un des cas les plus remarquables a été la découverte, en 1970, que des bandes d’Indiens inconnus vivaient secrètement dans les limites du parc national d’Iguazú, en Argentine[19].
Certains observateurs affirment que ces cas ne représentent pas un véritable rejet de la civilisation et du progrès. Ces groupes tribaux n’auraient pas eu le choix, car leurs voisins civilisés et hostiles refusaient de partager équitablement les bienfaits de leur civilisation. Les groupes tribaux auraient alors été contraints de faire semblant de refuser les avantages de la culture étrangère. Les critiques soulignent que ces personnes issues de groupes tribaux volent régulièrement des outils en acier ou échangent volontiers leurs biens pour en obtenir. Cet argument passe à côté de l’essentiel et ne prend pas en compte la nature du changement culturel. La stabilité et l’ethnocentrisme sont des caractéristiques fondamentales de toutes les cultures qui sont parvenues à édifier un système socioculturel durable. Un certain degré de changement, tel que l’adoption d’outils en acier, peut très bien se produire pour renforcer la résilience du système socioculturel existant et empêcher que des changements plus importants ne se produisent.
John H. Bodley
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https://www.cnrtl.fr/definition/ethnocentrisme ↑
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Ethnocentrisme ↑
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Lord Fitzroy R. S. Raglan, 1940, “The future of the savage races,” Man 40: 62. ↑
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Arthur E. Hippler, 1979, “Comment on ‘Development in the non-Western world,’” American Anthropologist 81: 348–49 (reprinted in Bodley, 1988a). ↑
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For a point-by-point critique of Hippler’s argument, see Gerald Weiss, 1988, “The tragedy of ethnocide: A reply to Hippler,” in Tribal Peoples and Development Issues: A Global Overview, ed. John H. Bodley, Mountain View, CA: Mayfield, 124–33. ↑
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Ibid. ↑
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Robert Bailey, 1982, “Development in the Ituri Forest of Zaire,” Cultural Survival Quarterly 6(2): 23–25; John A. Hart and Terese B. Hart, 1984, “The Mbuti of Zaire,” Cultural Survival Quarterly 8(3): 18–20; Nadene Peacock, 1984, “The Mbuti of Northeast Zaire,” Cultural Survival Quarterly 8(2): 15–17. ↑
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Efforts to contact the Kreen-Akore by Orlando and Cládio Villas Boas in 1970 are dramatically portrayed in the documentary film The Tribe That Hides from Man (1970), which can be viewed at http://documentarystorm.com/the-tribe-that-hides-from-man/ and http://www.youtube.com/watch?v=ruO8xrddCIg. They were brought into contact in 1973 and have since been known as the Panará. ↑
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