« La plupart des maladies naissent de la mal-adaptation à l’environnement qui nous entoure » (par Céline Bon)
« Le niveau de santé ne s’améliore plus, alors qu’augmentent les dépenses médicales : il faut donc conclure soit à l’inefficacité globale croissante de l’entreprise médicale, soit que la société devient rapidement plus malsaine. Je crois pouvoir démontrer que, pour une bonne part, c’est la médecine actuelle qui rend la société plus malsaine. La prise en charge institutionnelle de la population par le système médical enlève progressivement au citoyen la maîtrise de la salubrité ; dans le travail et le loisir, la nourriture et le repos, la politique et le milieu, elle constitue un facteur essentiel de l’inadaptation croissante de l’homme à son environnement. Il faut avoir une vision profondément déformée de la réalité, par une scolarité médicale très prolongée, pour soutenir le contraire comme c’est la mode courante en France, et faire croire au public épaté par la technologie médicale que la santé d’une société augmente au fur et à mesure que ses membres en viennent à dépendre de prothèses sous forme de médicaments, thérapeutiques, enfermements divers et contrôles préventifs. »
– Ivan Illich, Némésis médicale : l’expropriation de la santé, 1974
Reproduction d’un texte paru dans l’ouvrage collectif Archéologie de la santé, anthropologie du soin (2019). Paléogénéticienne et anthropologue, Céline Bon est maître de conférences au Muséum national d’histoire naturelle.
L’essor vertigineux des maladies liées au mode de vie (ou maladies de civilisation) depuis les débuts de l’âge industriel provient d’un décalage croissant entre l’évolution de l’animal humain (évolution biologique) et l’évolution de son milieu de vie (évolution culturelle conditionnée par le progrès technique). Ce milieu de vie est peu à peu artificialisé pour permettre aux machines de coloniser le monde, un processus qui rejette des quantités astronomiques de gaz à effet de serre dans l’atmosphère et intoxique le sol, l’air et l’eau. Le biologiste d’Harvard Daniel E. Lieberman liste par exemple plus de 50 nouvelles maladies liées à cette « inadéquation évolutive[1] ». Depuis la première révolution industrielle, un développement technologique hors de tout contrôle, de plus en plus intrusif, bouleverse constamment et en profondeur notre mode de vie, nos comportements, notre perception du monde. L’évolution biologique se produisant sur un temps long, nos corps constitués d’os et de chair manquent de temps pour s’adapter à l’écosystème artificiel des machines. Ils n’y parviendront probablement jamais. Pour le dire autrement : plus la technologie se développe et gagne en puissance, plus elle mène à des transformations profondes et rapides de notre habitat, moins nous y sommes adaptés et plus nous tombons malade.
Partant de ce constat, les plus cinglés des techno-progressistes, à l’image du transhumaniste Ray Kurzweil, estiment que le problème est à chercher du côté des déficiences de notre ADN, ce « programme obsolète[2] ». Dans cette perspective technophile, qui s’apparente à une négation de la condition humaine, il faudrait qu’Homo sapiens fusionne avec la machine pour rattraper son retard évolutif, s’adapter au système technologique pour cesser d’entraver son expansion. D’autres pensent au contraire que ce système constitue une menace existentielle pour l’humanité, qu’il doit être démantelé pour sortir de l’engrenage suicidaire de la modernité et réajuster l’évolution culturelle (technique) sur le rythme de l’évolution biologique.
Image : « La dépression est une maladie de civilisation » selon le professeur de psychologie clinique Stephen Ilardi : « Nous n’avons jamais été conçus pour le rythme effréné de la vie moderne, pour cette existence sédentaire, enfermés dans des espace clos, privés de sommeil, socialement isolés et gavés au fast-food. » La dépression est une pathologie engendrée par le mode de vie moderne, par l’environnement matériel dans lequel évoluent les humains des nations industrielles. La dépression est inexistante chez les individus des sociétés traditionnelles injustement qualifiées de « primitives » (en tout cas chez celles qui n’ont pas encore été partiellement ou totalement dévastées par le développement « durable »).
L’homme et ses maladies, histoire d’une coévolution (par Céline Bon)
Si tous les hommes ont tenté de répondre à la présence de maladies en créant un système de soins et de santé, la première réponse à ces maladies est d’ordre biologique : en présence d’un micro-organisme inconnu, non reconnu comme appartenant au « soi », le système immunitaire met en route une série de réactions visant à l’éradication du pathogène et au retour à l’état de santé.
Adaptation à un environnement pathogénique
Ce système de réponse aux pathogènes a été modelé par des milliards d’années d’évolution, et se retrouve, sous des formes variées, dans tous les règnes du vivant. En effet, il s’agit d’une pression de sélection extrêmement forte. Un individu atteint d’une pathologie voit sa fertilité diminuer : sa probabilité de survie, et donc ses chances de se reproduire, baisse ; s’il a déjà des petits, ses capacités de veiller sur eux, de les nourrir et de les protéger sont amoindries. Ainsi, ceux qui portent des variants génétiques capables de les protéger contre telle ou telle maladie augmentent leurs chances de se reproduire, et par conséquent accroissent la fréquence des variants protecteurs à la génération suivante. C’est la base de la théorie de l’évolution décrite par Darwin en 1859 [Darwin, 1859].
Ainsi, la plupart des maladies naissent de la mal-adaptation à l’environnement qui nous entoure. Or cet environnement, l’ensemble des facteurs intrinsèques et extrinsèques qui affectent un individu, peut être compris de multiples manières. Si l’environnement naturel, biotique, climatique est le premier qui nous vient à l’esprit, l’homme est un animal bien particulier qui, grâce à ses pratiques culturelles ou sociales, modèle son environnement, et peut ainsi contribuer, par ses déplacements, son régime alimentaire, ses pratiques quotidiennes, à l’émergence de nouvelles pathologies.
Il a été montré que l’une des forces sélectives les plus puissantes agissant sur les populations humaines réside dans l’environnement pathogénique qui les entoure [Fumagalli et al., 2011]. L’adaptation réciproque des hôtes aux pathogènes et des pathogènes aux hôtes conduit à une course aux armements infinie. Cette observation conduit Van Valen à définir en 1973 la « Théorie de la Reine Rouge » [Van Valen, 1973] : en prenant appui sur Alice au pays des Merveilles de Lewis Carroll, où Alice s’étonne auprès de la Reine Rouge qu’il faille toujours courir pour rester sur place et s’entend répondre : « Now, here, you see, it takes all the running you can do to keep in the same place » [Ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit]. Van Valen explique que, dans un environnement sans cesse mouvant, les espèces se doivent d’évoluer pour conserver la même capacité reproductive et, ainsi, éviter l’extinction – les espèces pouvant être tour à tour les pathogènes ou leurs hôtes. En étudiant les traces laissées dans le génome[3] par la sélection naturelle, il devient ainsi possible de retracer l’émergence de quelques-unes de ces maladies dans l’histoire humaine. Il serait trop long de faire la somme de l’ensemble des traces évolutives laissées par cette exposition aux maladies : les mutations touchant des protéines utilisées par les pathogènes pour initier l’infection, ou des gènes impliqués dans la réponse immunitaire… Dans certains cas, le pathogène contre lequel l’organisme se défend a pu être identifié : six gènes de défense contre la malaria, deux gènes impliqués dans la lutte contre la fièvre Lassa en Afrique de l’Ouest ont pu être mis en évidence [Quach et Quintana-Murci, 2017], mais la plupart des réponses immunitaires sont trop générales pour permettre de pointer vers un seul pathogène.
Une histoire des maladies intimement liée à l’histoire humaine
L’histoire humaine a également contribué à transformer la réponse biologique de l’espèce humaine aux maladies. Lors de sa sortie d’Afrique, il y a entre 80 000 et 60 000 ans, l’homme moderne s’est trouvé en contact avec de nouveaux environnements et, en particulier, de nouvelles maladies. En se métissant avec les lignées humaines locales (Néandertal, Denisova) [Green et al., 2010 ; Meyer et al., 2012], Homo sapiens a acquis dans son génome des variants adaptatifs à ces nouveaux pathogènes. Les gènes de l’immunité innée[4], les premiers à intervenir en présence d’un pathogène, sont, plus souvent que les autres gènes, d’origine néandertalienne et ont fréquemment été sélectionnés. Des gènes permettant la réponse aux infections virales (STAT2, OAS1) et des gènes permettant la reconnaissance de la surface des micro-organismes (TLR 6-1-10) ont également été touchés par cette introgression d’ADN d’origine néandertalienne de matériel génétique [Deschamps et al., 2016].
De la même façon que l’hôte s’est adapté aux pathogènes qui le touchaient, ces derniers ont également évolué au cours du temps, comme le montrent les articles de Morten Allentoft sur la peste et Thierry Wirth sur la tuberculose.
Il n’y a pas qu’en conquérant de nouvelles niches écologiques que l’homme se trouve confronté à un environnement changeant : il agit lui-même sur son environnement qu’il peut alors transformer. Bien avant la révolution néolithique, sur laquelle l’article d’Aline Thomas reviendra, la domestication du feu a eu un impact sur notre biologie. Alors que l’exposition à certains composés cycliques[5] produits par la combustion partielle de matières organiques conduit à produire des intermédiaires toxiques chez des primates non humains et même chez Néandertal, une mutation dans la lignée des hommes modernes bloque cette synthèse, ce qui a permis à l’homme de pouvoir utiliser intensément le feu [Hubbard et al., 2016].
Le principal changement écologique dans l’histoire récente humaine réside dans le Néolithique. Ce changement se traduit par des modifications alimentaires, une augmentation des contacts avec les animaux (via l’élevage ou le commensalisme, où des animaux, comme les souris ou les moineaux, se nourrissent des déchets laissés par l’être humain), une densification de l’habitat qui favorisent la transmission des pathogènes. En effet, en vivant à proximité d’animaux, les éleveurs sont sensibles aux zoonoses[6]. Des cas de transmission de pathogènes d’un animal à l’homme sont connus encore aujourd’hui et ont conduit au développement, par exemple, de grippes d’origine aviaire dans des élevages de volailles. Ils ont dû se produire dans le passé. Cependant, si l’hypothèse d’une augmentation de la fréquence des zoonoses due à la domestication animale est souvent évoquée, il est difficile de mettre en évidence une maladie dont la transmission à l’homme remonte au Néolithique [Karlsson, Kwiatkowski et Sabeti, 2014]. En revanche, beaucoup d’événements de sélection sur les gènes de l’immunité innée sont datés entre 13 000 et 6 000 ans avant notre ère, au moment de la transition néolithique [Deschamps et al., 2016]. Ainsi, le génome conserve des traces d’exposition plus fréquentes à des pathogènes durant cette phase, sans que le ou les pathogènes soient facilement identifiables aujourd’hui. Il est possible que l’adaptation de l’homme à ces pathogènes ait été suffisante pour diminuer sa sensibilité à ses maladies et les faire disparaître, gagnant la course de la Reine Rouge explicitée en amont.
La transition néolithique ne peut toutefois se réduire à une augmentation des contacts entre l’homme et l’animal. La première et la plus importante conséquence sur la biologie humaine est liée à la modification du régime alimentaire, ainsi la consommation du lait à l’âge adulte qui a laissé une trace significative dans le patrimoine culinaire, mais également dans la biologie de nombreuses populations humaines [Ségurel et Bon, 2017]. En effet, le sucre du lait, le lactose, conduit à des troubles intestinaux majeurs s’il n’est pas digéré. Or l’enzyme permettant de digérer ce sucre n’est exprimée chez la plupart des mammifères que durant la petite enfance – l’exposition au lait cessant après le sevrage. Il n’y a que dans quelques populations humaines, avec une tradition pastorale ou agropastorale ancienne, que le variant permettant de consommer du lactose à l’âge adulte est présent en fréquence élevée. On peut faire remonter l’origine de cette mutation à environ 5 000 ans avant notre ère en Europe, une date cohérente avec l’arrivée du Néolithique dans cette région ; cependant, des analyses paléogénétiques[7] ne trouvent ce variant avec une fréquence appréciable qu’à partir de la fin du Néolithique.
Depuis le Néolithique, d’autres transformations profondes des modes de vie ont eu lieu. L’amélioration des transports, d’abord maritimes, puis ferroviaires et aériens, depuis quelques siècles, a permis une exploration du monde sans précédent. Elle pose la question de la diffusion des pathogènes par ces explorateurs et ces commerçants, comme l’illustre l’article de Pascal Sellier sur la lèpre. La colonisation qui a pu suivre les explorateurs a également soumis les populations locales à un changement brusque et extrême de mode de vie, dont les conséquences se sont fait sentir sur leur santé, ainsi que le développe Clark Spencer Larsen.
Nous vivons aujourd’hui dans une nouvelle transition : les changements alimentaires se multiplient ; le mode de vie devient plus sédentaire, ce qui contribue à l’apparition de troubles métaboliques. L’homme explore de plus en plus profondément le monde sauvage, favorisant l’apparition de nouvelles zoonoses, que l’augmentation de la densité humaine et des transports contribue à disséminer. Enfin, l’adaptation millénaire de notre système immunitaire à une exposition fréquente aux micro-organismes peut avoir des conséquences négatives sur l’organisme aujourd’hui, dans une société postmoderne où l’hygiène est plus développée, conduisant au risque de maladies auto-immunes ou d’inflammation. Pour ne pas avoir à compter sur le temps long de l’adaptation biologique, c’est auprès des transformations de nos pratiques et l’évolution de nos systèmes de santé qu’il faudra se tourner.
Céline Bon
Bibliographie
DARWIN C. (1859), On the Origin of the Species. Darwin, vol. 5, Londres, John Murray.
DESCHAMPS M. et al. (2016), « Genomic signatures of selective pressures and introgression from Archaic Hominins at human innate Immunity genes », American Journal of Human Genetics, vol. 98 (1), p. 5-21.
FUMAGALLI M. et al. (2011), « Signatures of environmental genetic adaptation pinpoint pathogens as the main selective pressure through human evolution », PLoS Genetics, vol. 7 (11).
GREEN R. et al. (2010), « A draft sequence of the Neandertal genome », Science (New York, N.Y.), vol. 328 (5979), p. 710-722.
HUBBARD T. D. et al. (2016), « Divergent Ah receptor ligand selectivity during Hominin evolution », Molecular Biology and Evolution, vol. 33 (10), p. 2648-2658.
KARLSSON E. K., KWIATKOWSKI D. P. et SABETI P. C. (2014), « Natural selection and infectious disease in human populations », Nature Reviews Genetics, vol. 15 (6), p. 379-393.
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Daniel E. Lieberman, L’histoire du corps humain : évolution, dysévolution et nouvelles maladies, 2013. ↑
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Interview de Ray Kurzweil dans le film documentaire Welcome to the machine réalisé par Avi Weider en 2012 : « Dès 2029, les ordinateurs rivaliseront d’intelligence avec les humains. Nous les utiliserons pour développer notre propre intelligence. Ils pénétreront dans le cerveau de façon non invasive, à travers les vaisseaux capillaires, pour interagir avec les neurones biologiques. Objectif : étendre la mémoire et accroître les performances cognitives. Il s’agit de reprogrammer le logiciel obsolète dans notre corps. Nous avons un vrai logiciel en nous. Nos gènes sont de minuscules programmes. Ils ont évolué il y a des milliers d’années lorsque les conditions étaient radicalement différentes. Notre cerveau biologique ne change pas tant que ça. Certes, l’évolution biologique poursuit son cours. Mais l’évolution technologique est un million de fois plus rapide. Donc pour toutes les fonctions utilitaires dans notre société moderne, l’évolution biologique s’est arrêtée. » ↑
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Génome : le génome est l’ensemble de l’ADN présent dans un organisme vivant, et correspondant d’une part à son ADN cellulaire (dont une partie est codante et l’autre non codante), d’autre part à l’ADN du microbiome (intestinal, buccal, cutané, génital) vivant en symbiose avec cet organisme. ↑
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Immunité innée : système de défense existant dans l’ensemble du règne animal et végétal permettant une défense immédiate contre un agent infectieux. Cette protection repose sur des barrières anatomiques, des réactions physiologiques comme l’inflammation, et la mise en œuvre de cellules (granulocytes, phagocytes) chargées d’éliminer les germes. L’immunité innée se distingue de l’immunité dite adaptative qui repose sur l’action des lymphocytes. ↑
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Composé cyclique : terme de chimie organique qui désigne des molécules comportant des atomes réunis par des liaisons produisant des figures fermées (composés saturés) ou ouvertes (composés insaturés), notamment hexagonales avec un atome de carbone à chaque sommet. Ils peuvent être produits par la combustion de matières organiques. ↑
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Zoonose : maladie transmissible d’origine animale (zoon), partagée entre l’espèce humaine et les autres vertébrés. On parle de zooanthroponoses pour un passage de l’homme à l’animal, et d’anthropozoonose dans le sens inverse. ↑
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Paléogénomique : ensemble de méthodes permettant la reconstitution des génomes anciens, qui sont l’objet de la paléogénétique. Cette approche repose sur l’extraction de l’ADN présent dans des tissus anciens, l’élimination des ADN contaminants, le séquençage de l’ADN endogène et son alignement, grâce à des procédés informatiques, pour former des segments plus longs. ↑