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Promesse maladive de la santé parfaite, déni suicidaire de la mort (par Jacques Luzi)

Reproduction d’une critique du système de santé moderne parue dans le journal d’écologie politique de Suisse romande Moins! (numéro 58, mai et juin 2022). De nombreux écologistes continuent de se leurrer sur les bénéfices réels de la médecine moderne tout en cultivant le déni sur son coût humain, social et environnemental. Comble de l’absurde, ils exigent que tout soit fait pour sauvegarder l’industrie médicale, bien que sa dépendance aux carburants fossiles et à la pétrochimie soit totale[1], et malgré les alertes de l’historien des techniques Jean-Baptiste Fressoz sur le mirage de la transition énergétique[2].


Le rapport à la mort est propre à chaque société, et peut être considéré comme un pilier fondamental guidant les individus qui la composent sur le chemin de la vie. Jacques Luzi, auteur de Au rendez-vous des mortels. Le déni de la mort dans la culture occidentale, de Descartes au transhumanisme (La Lenteur, 2019) et coordinateur de plusieurs numéros de la revue Écologie & Politique[3], analyse notre conception occidentale, néo-libérale, de la santé comme une négation autoentretenue de la condition humaine. Il nous offre ainsi un regard lucide sur nos angoisses et le vide existentiel que crée notre système industriel et l’illusion de maîtrise absolue qu’il nous offre.

Depuis quelques décennies, les maladies propres au mode vie industriel, son alimentation chimique, son atmosphère polluée, ses liens sociaux dégradés, ses pandémies répétées, etc., se répandent de façon inquiétante : cancers, diabètes, hypertension, maladies cadio-vasculaires, dépressions… Pour neutraliser les conséquences politiques d’une prise de conscience collective des causes premières de cette dégradation sanitaire généralisée, la santé est devenue un enjeu majeur, pratique et symbolique, de la domination techno-capitaliste. Là comme ailleurs, règnent le solutionnisme technologique et l’impérialisme du numérique. Là comme ailleurs, les populations sont sommées d’adhérer sans réserve à la promesse de la santé parfaite, voire de l’immortalité, toutes deux technologiquement assistées. Et, sous le contrôle de l’ « happycratie », la « pensée positive » et le « score de bonheur », bonheur entendu dans un sens strictement individualiste et commercial, deviennent des impératifs existentiels et professionnels[4]. Coexistent ainsi la catastrophe et le déni de la catastrophe, la montée de l’insignifiance et la volonté narcissique d’un « retour à l’utérus[5] ».

Les organismes officiels, comme les médias autorisés, ne tarissent pas d’éloges envers l’émergence de cette « santé numérique », c’est-à-dire de la médecine cybernétique, fondée sur la constitution des dossiers informatiques de santé, la surveillance et le suivi algorithmique des individus via leur smartphone, et la généralisation des téléconsultations (sans parler des robots d’aide à domicile, l’impression numérique d’organes de rechange, etc.). Sous couvert d’ « accroître la réactivité et la productivité des soins de santé », il s’agit, au prix de la déshumanisation du soin et de l’extension du fichage électronique, d’imposer le marché mondial de la santé numérique, estimé à plus de 1 000 milliards de dollars et promis à « une croissance de 33,4 % par an de 2020 à 2027[6] ».

Ce marché s’inscrit dans la planification par l’OCDE de l’extension des biotechnologies, ainsi que dans la religion transhumaniste de l’ « augmentation » des êtres humains, dans leurs fonctions de « super travailleur » et de « super soldat[7] ». Chacun, enjoint d’être un « entrepreneur de soi », doit régler sa vie privée afin de s’auto-constituer en un rouage docile, enthousiaste et performant au service de la pérennité de la société-machine. Dès 1999, Ivan Illich pressentait ce moment où la santé, ne relevant plus d’une évaluation autonome, mais d’un « optimum cybernétique », ferait de chacun un malade en puissance et un consommateur insatiable de produits pharmaceutiques :

« Chacun exige que le progrès mette fin aux souffrances du corps, maintienne le plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse, et prolonge la vie à l’infinie. Ni vieillesse, ni douleur, ni mort. Oubliant ainsi qu’un tel dégoût de l’art de souffrir est la négation même de la condition humaine[8]. »

Nier la mort, tuer en toute impunité

Toutes les sociétés font irrémédiablement face à l’indétermination du sens de leur existence terrestre et au tragique de la condition humaine, mais l’orientation dans laquelle chacun s’engage pour y répondre est propre à son imaginaire social. Celui-ci peut soit être une affirmation soit une négation de la condition humaine. L’imaginaire de la maîtrise, qui imprègne la société industrielle, est fondamentalement une négation autoentretenue de cette condition. Et cette négation est inscrite dans son appétit de domination, c’est-à-dire dans sa volonté de dénier sa propre mort et de tuer impunément. Comme le notait Elias Canneti dès 1942 :

« La promesse de l’immortalité suffit pour mettre sur pied une religion. L’ordre de tuer suffit pour exterminer les trois quarts de l’humanité. Que veulent les hommes, vivre ou mourir ? Ils veulent vivre et mettre à mort, et, aussi longtemps qu’ils voudront cela, ils devront se contenter des diverses promesses d’immortalité[9]. »

Dans le même esprit, l’anthropologue Louis-Vincent Thomas désignait, en 1978, la société industrielle comme « nécrophobe et mortifère ». Nécrophobe, au sens où cette société tend non seulement à expulser la mort de l’espace public, mais également à la considérer comme une maladie dont la technologie aurait pour vocation de nous délivrer[10]. Ce déni de l’influence toxique de la mort sur le comportement des vivants, qui alimente pourtant le fantasme de la jeunesse éternelle et de la santé parfaite, favorise la compensation de l’angoisse du mourir par l’avidité, le paraître et l’inconstance du divertissement, qui permettent à l’individu, en le rendant continûment étranger à lui-même, d’ « arriver insensiblement à la mort[11] ». Et la société industrielle, depuis son émergence, a élevé cette fuite de chacun devant sa propre mort au rang de force indispensable au Progrès. Il n’est donc pas étonnant de voir la révolution industrielle actuelle, fondée sur les NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), réactiver la chimère de la « mort de la mort[12] ».

Mortifère, la société industrielle l’est par son obsession d’accumuler sans fin de la puissance, accroissant sans cesse sa capacité de donner la mort aux Autres et à la Nature. Jusqu’à ce que, « procédant par une opiniâtre négation » d’elle-même, cette société devienne semblable « au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue[13]. » Ainsi, la foi dans la santé parfaite et l’immortalité suppose l’aveuglement face aux côtés obscurs de cette accumulation. La violence envers les Autres, notamment quand leurs « ressources » attisent la voracité des complexes militaro-industriels, est alimentée par la « course technologique préventive » à laquelle se livrent tous les états industriels avancés. Drones, exosquelettes, capteurs de réalité augmentée, usage de neurostimulants, etc.

« Après la poudre à canon et les armes nucléaires, les rapides progrès de la robotique et les performances de l’intelligence artificielle marquent pour certains une troisième révolution des techniques de guerre. En l’absence de garde-fous, la sophistication croissante pourrait conduire à la mise au point de systèmes d’armes létaux autonomes », dont certains sont déjà en exercice[14].

En d’autres termes, les NBIC sont d’abord des instruments de mort, autant que des moyens d’échapper à la mort.

Refuser la domination techno-thérapeutique

De plus, la prolifération des puces électroniques et du numérique n’aboutit qu’à la poursuite de la vivisection de la Nature. En effet, ces technologies nécessitent une croissance explosive de l’extraction, du traitement et du transport mondial d’une multitude de minerais, ce qui aboutit à la déforestation et à des pollutions diverses, aboutissant à leur tour à des maladies anciennes et émergentes. Enfin, l’avènement de la société cybernétique conduit à étouffer sous une obsession de pureté toute forme de spontanéité et d’imprévisibilité. La santé numérique est une composante particulière de la numérisation de toutes les dimensions de l’existence, dont la finalité est d’empêcher les mutations que la réflexion critique impose. Car, sous couvert des bienfaits supposés de l’intelligence artificielle et des feedbacks automatiques qu’elle est susceptible d’animer sans relâche, ce sont plutôt la surveillance, le contrôle et la manipulation des comportements qui se renforcent, en faisant de chacun une « machine communicante » incorporée à la société-machine, dans un but de normalisation des comportements et de sécurisation de la « normalité ». Ce système, en s’autonomisant, tend vers une forme anonyme de totalitarisme exerçant une pression omniprésente et continue sur les volontés et les actions de chacun et s’immunisant, une fois inscrit dans la normalité, contre toute critique.

La révolution industrielle en cours n’est pas neutre. Elle procède des caractères nécrophobes et mortifères de la société industrielle, et les accentue jusqu’à l’absurde. De même que la critique des apories humaines et écologiques de l’abondance artificielle n’implique pas l’apologie de la misère mais seulement le rejet égalitaire du superflu, le constat ici dressé ne doit pas être confondu avec le renoncement au souci de la santé et de certains soins médicaux, mais le refus de la domination techno-thérapeutique. La santé est incompatible avec une société ayant perdu le sens des limites et prolongée uniquement par le déni des destructions qui la nourrissent, à l’abri (provisoire) dans ses zones de jouissance non perturbée. Au sein de cette société aliénée, la santé, elle-même aliénée, ne peut être qu’inégalitaire et mensongère.

Ceux qui, légitimement, se soucient de la santé humaine sans céder au chant des sirènes industrielles, ne peuvent la concevoir qu’en accord avec la condition humaine vécue dans la conduite autonome d’un mode de vie sain et conscient de sa précarité et de sa finitude. Cette perspective n’est envisageable qu’en accordant à la souffrance une place constructive au sein de la société, par exemple dans l’apprentissage « [du] sang-froid, [de] la résistance, [du] sérieux, [de] la présence d’esprit et [de] la dignité[15]. » De même que la consolidation des liens entre les vivants et les morts, en limitant le « divertissement », favoriserait l’épanouissement d’une « anthroposophie, synthèse de l’art de bien vivre et de bien mourir. Connaissant mieux la mort, l’homme ne s’évertuerait plus à la fuir ou à l’occulter ; il apprécierait peut-être mieux la vie, il la respecterait davantage chez autrui [humain et non humain[16]]. »

Jacques Luzi


  1. https://orionmagazine.org/article/medicine-after-oil/

  2. https://youtu.be/mMQwdUxF_bQ

  3. https://www.ecologie-et-politique.info/

  4. E. Cabanas et E. Illouz, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Paries Premier Parallèle, 2018.

  5. Z. Bauman, Retrotopia, Premier Parallèle, 2019 [2017].

  6. Organisation Mondiale de la Santé, 9 septembre 2020, Health/news/

  7. OCDE, La Bioéconomie à l’horizon 2030 : quel programme d’action ?, oecd.org, 2009.

  8. I. Illich, « Un facteur pathogène prédominant. L’obsession de la santé parfaite. », Le Monde Diplomatique, mars 1999.

  9. E. Canetti, Le Livre contre la mort, Paris, Albin Michel, 2018 [2014]

  10. L.-V. Thomas, Mort et pouvoir, Paris, Payot, 2010 (1978). Voir aussi P. Ariès, L’Homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, Tome 2.

  11. B. Pascal, Pensées, Paris, LGF, 2000 [Pascal y travailla jusqu’à sa mort, en 1662]

  12. L. Alexandre, La mort de la mort. Comment la techno-médecine va bouleverser l’humanité, Paris, JC Lattès, 2011.

  13. C. Baudelaire, Écrits sur l’art, Paris, LGF, 1999.

  14. E. Pfimlin, « Les Nations Unis contre Terminator », Le Monde Diplomatique, mars 2017.

  15. M. Mauss, « Les techniques du corps », in Techniques, technologie et civilisation, Paris, PUF, 2012 [1935].

  16. L.-V. Thomas, Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1976.

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