Selon la Science, les (ultra)riches sont des pourritures
Traduction d’une interview de Dacher Keltner réalisée en 2015. Il est professeur de psychologie à l’université de Californie, Berkeley. Pour approfondir les sources et les études citées, je vous laisse consulter la publication originale du site de l’université[1].
Lorsque la Science démontre de manière implacable que les riches sont des pourritures, notamment parce que le pouvoir accumulé par un individu, l’apologie de la méritocratie et l’absence d’exposition à la souffrance dans un environnement aseptisé détruisent sa capacité à ressentir de l’empathie, ou encore que les technologies numériques anéantissent la capacité des enfants à ressentir de la compassion[2], personne ne nous dit « d’écouter les scientifiques ». Curieux, n’est-ce pas ?
Interviewer : La plupart d’entre nous pensent que les personnes riches sont plus généreuses. Le sont-elles ?
Dacher Keltner : Les personnes riches donnent plus d’argent aux œuvres caritatives parce qu’elles ont plus d’argent à donner. Mais les études montrent que les personnes de la classe moyenne et les plus pauvres donnent, en proportion, une plus grande part de leur argent à des œuvres caritatives. Dans le cadre de nos propres recherches, lorsque nous avons donné à des volontaires de différents niveaux de revenus 10 dollars qu’ils pouvaient partager avec un étranger, les personnes à faible revenu ont donné davantage. À ce jour, nous avons réalisé plusieurs études sur la façon dont la richesse, l’éducation et le prestige de votre carrière ou de votre famille permettent de prévoir la générosité. Et les résultats sont cohérents : les personnes plus pauvres aident davantage les autres que les personnes aisées.
IT : C’est contre-intuitif. Quelle est votre théorie sur la raison ?
DK : Lorsque vous manquez de soutien institutionnel, lorsque vous êtes confronté à des menaces dans la vie, la seule façon de survivre dans votre environnement est de vous connecter avec d’autres personnes. Vous allez plus vers les gens. Vous créez des liens sociaux forts. Vous avez besoin d’eux, et ils ont besoin de vous. Lorsque vous êtes plus pauvre, vous aidez quelqu’un à se rendre au travail si sa voiture est en panne, ou à s’occuper de son enfant pendant qu’il court au magasin – et il fait de même pour vous. Les humains ont cette merveilleuse capacité à créer des liens face à la menace. C’était le fondement de notre théorie.
Nous avons commencé à faire des recherches, et maintenant nous avons des preuves concrètes. Nous avons réalisé des études dans lesquelles nous mesurons l’activité du nerf vague, qui s’étend de notre système cérébral à notre abdomen. Ce nerf est le lien physiologique avec la compassion, et lorsqu’il est actif, la plupart d’entre nous éprouvent une sensation chaleureuse, le sentiment que nous éprouvons lorsque nous sommes émus. Plus votre nerf vague s’active, plus vous ressentez de la compassion.
Dans une étude, nous avons montré à des étudiants de premier cycle de différentes origines des photos d’enfants atteints de cancer. Les étudiants issus de milieux modestes avaient une réponse élevée du nerf vague. Mais nous n’avons pas vraiment obtenu de réponse chez les étudiants de classe supérieure. En fait, dans toutes les études que nous avons faites, les personnes les plus pauvres ont une réponse plus forte du nerf vague. Pour moi, c’est une preuve solide.
IT : Mais les personnes plus riches n’ont-elles pas aussi besoin de relations ?
DK : Oui, mais généralement pas pour les protéger d’une menace réelle et physique. Il suffit de regarder l’environnement d’une personne de classe moyenne supérieure. Appartenir à une telle classe permet d’évoluer dans un environnement où vous souffrez moins, et heureusement. Nos enfants ne meurent pas au même rythme que les enfants pauvres. Ils sont en bonne santé. Ils vivent dans des quartiers plus sûrs. Mais ce que nous perdons, ironiquement, c’est l’exposition à la souffrance. Nous n’apprenons pas à gérer les gens dans le besoin.
C’est d’autant plus vrai aux États-Unis, où la ségrégation par classes est très forte. Les enfants des riches ou de la classe moyenne supérieure vont dans des écoles et des collèges privilégiés, vivent dans des quartiers aisés et occupent des postes de cadres. Ils ne voient tout simplement pas le reste du monde.
IT : Voulez-vous dire que les personnes plus riches sont moins compatissantes parce qu’elles ne connaissent pas de personnes pauvres ?
DK : C’est une partie de la réponse. La deuxième partie est plus inquiétante. La classe sociale s’accompagne d’une idéologie quasi Ayn Randienne qui consiste à faire passer son intérêt personnel en premier [« Ayn Rand est considérée comme la théoricienne d’un capitalisme individualiste et prônant les valeurs de la raison, du mérite et de “l’égoïsme rationnel”, son concept central[3]. », NdT]. Nos recherches auprès d’étudiants de l’UC Berkeley montrent que ceux issus de la classe supérieure ont des explications presque essentialistes sur la façon dont les gens se retrouvent là où ils sont dans l’échelle sociale.
Cela se résume à ce type de pensée : « Les personnes extraordinaires atteignent le sommet. Et les gens en bas de l’échelle ont fini là à cause de leurs défauts de caractère. »
C’est une façon de penser très ancienne. Avant que les médecins et les politiciens ne sachent que les bactéries causaient la tuberculose, ils accusaient les pauvres d’en être responsables, parce que ces derniers en souffraient le plus. Avant la microbiologie, la théorie médicale dominante considérait que la tuberculose avait quelque chose à voir avec le caractère des pauvres.
Nous avons découvert que les personnes des couches inférieures ont une vision plus sophistiquée de la vie : l’endroit où l’on finit est en partie dû à l’éducation, en partie à son caractère et en partie à ses opportunités.
IT : Pourquoi étudiez-vous cette question ? Quelle est la préoccupation du public ?
DK : Les humains ont évolué pour partager. Nous sommes faits pour partager, c’est ainsi que les gens ont survécu dans les premières sociétés de chasseurs-cueilleurs. L’absence de partage entraîne d’énormes inégalités sociales, et c’est ce qui se passe aujourd’hui.
Cette inégalité a des répercussions sur la santé des gens et sur la santé publique en général. Lorsque nous étudions le profil émotionnel des personnes issues des classes inférieures, nous constatons qu’elles sont très anxieuses, qu’elles se sentent continuellement menacées, qu’elles ont honte, qu’elles sont stigmatisées. Et c’est mauvais pour le corps et pour la santé.
Mais dans ce pays, la plupart de nos dirigeants politiques – ainsi que ceux qui les influencent – sont riches. Et, en général, plus ils sont riches, moins ils sont intéressés par les politiques qui aident les nécessiteux.
Je n’ai donc pas beaucoup d’espoir dans le système politique, malheureusement. Mais j’ai beaucoup d’espoir de faire évoluer la pratique médicale – pour que l’inégalité sociale soit considérée et traitée comme un risque pour la santé. Et je vois de l’espoir au sein de petits groupes, ou chez les individus qui essaient de créer des opportunités pour les personnes avec moins de ressources.
À UC Berkeley, nous nous sommes associés au Sierra Club pour emmener des enfants pauvres et des vétérans faire du rafting. Nous démontrons qu’ils tirent des bénéfices physiques de la nature. C’est bon marché ! Il y a beaucoup de choses pragmatiques et bénéfiques que les enseignants et les groupes communautaires peuvent faire et qui ne coûtent pas beaucoup d’argent.
IT : Qui espérez-vous influencer avec vos recherches ?
DK : Eh bien, j’aimerais influencer les personnes riches dans notre société, mais ça risque d’être un défi. C’est amusant de voir comment les gens réagissent à nos découvertes. Des personnes très aisées que je connais personnellement se sont mises en colère contre moi. Jamais je n’ai eu affaire à autant de gens en colère contre mes résultats de recherche.
Mais quand même, j’espère qu’ils ont pris conscience de la chose. Nous avons assisté à une augmentation massive de la richesse dans la Silicon Valley et dans la Bay Area [Baie de San Francisco, NdT]. J’espère que les personnes travaillant dans la technologie, dans les start-ups, l’entendent et commencent à considérer cette déconnexion avec les pauvres comme quelque chose à éviter lorsqu’ils ont des responsabilités dans les classes supérieures. Nous verrons ce qu’ils feront. Je serai là pour leur rappeler ces conclusions.
[1] https://greatergood.berkeley.edu/article/item/does_wealth_reduce_compassion
[2] https://theconversation.com/students-less-focused-empathetic-and-active-than-before-technology-may-be-to-blame-136249
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ayn_Rand