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Pour l’éco-technocratie, la multinationale est l’avenir de l’humanité

Dans un ouvrage critique du Club de Rome paru aux Presses universitaires de France en 1982, le théoricien des relations internationales Philippe Braillard, professeur à l’université de Genève, fait une critique plutôt lucide du think tank à l’origine de la mouvance éco-technocratique. Loin d’être un fou dogmatique niant l’impossibilité d’une croissance infinie dans un monde fini, Braillard dissèque « les fondements même de la démarche et de la vision du Club de Rome. » Il décrit les solutions envisagées par le cofondateur et président du think tank, le « grand capitaine de l’industrie italienne » Aurelio Peccei qui a oeuvré pour le constructeur automobile Fiat et la compagnie aérienne Alitalia. Pour ce dernier, l’organisation la plus « efficace », et donc à même de répondre aux problématiques de notre époque est… la multinationale !

Chose intéressante, on trouve un discours similaire chez notre écolocrate national Jean-Marc Jancocivi qui, dans l’un de ses cours magistraux dispensés à Mines ParisTech en 2018-2019, loue l’efficacité des entreprises pour « prendre une mesure contraignante à court terme ». En effet, une entreprise n’a pas besoin de consulter la viande humaine qui lui sert de ressource avant de prendre une décision stratégique. Quand un PDG veut licencier en masse, il le fait, un point c’est tout. Une entreprise est un système efficace quand vous avez besoin « d’enlever rapidement ». Preuve d’une certaine uniformité de la pensée chez les élites du capitalisme industriel mondialisé, on trouve des aspirations similaires à l’autoritarisme aux États-Unis. Un personnage tel que le milliardaire libertarien Peter Thiel, cofondateur de Paypal avec Elon Musk et soutien de Donald Trump, célèbre par exemple les monopoles et loue l’efficacité des monarchies.

Continuons donc à placer notre avenir entre les mains de l’élite politique, scientifique, économique et technique. De toute évidence, ces gens sont totalement désintéressés. Ils s’inscrivent dans une démarche parfaitement rationnelle et dépourvue de toute idéologie. Ils mettent toute leur énergie au service de l’amélioration de la condition humaine et ne cherchent pas du tout à assurer la conservation de leurs privilèges, à instrumentaliser le désastre socioécologique pour accroître leur pouvoir ni à assurer la reproduction de leur caste…

Aurelio Peccei éco-technocratie
Aurelio Peccei, réunion du Club de Rome à Rotterdam, 1976

Avant une recension plus complète, ci-après un morceau choisi du livre de Philippe Braillard évoquant Aurelio Peccei et son goût pour la gestion efficace des multinationales :

« Quant au président du Club de Rome, il envisage également la création de telles communautés ou unions régionales, mais seulement comme une étape intermédiaire devant ouvrir la voie à des “solutions supranationales, subnationales, transnationales et a-nationales” orientées vers l’élaboration d’une politique globale. Sans être très précis quant au type d’institution à créer, Aurelio Peccei insiste sur le rôle novateur et exemplaire que pourraient jouer, selon lui, les sociétés multinationales dans la reconstruction du système mondial.

Lors d’un débat sur les problèmes mondiaux auquel il participe avec Arnold Toynbee, il n’hésite pas à affirmer que, dans un monde de plus en plus interdépendant et exigeant une étroite coopération économique et même une intégration, le développement des sociétés multinationales a bien fait la preuve du dynamisme de ce type d’entreprise, capable d’adapter rapidement son action et ses structures aux exigences découlant des changements idéologiques, sociaux et politiques. Dans le même élan, Peccei ajoute que, pour lui, les sociétés multinationales sont des instruments de paix, parce qu’opposées à la guerre, puisque les crises et les conflits internationaux sont contre leurs intérêts et font obstacle au développement harmonieux de leurs activités. D’où sa conclusion : “Nous ne pouvons certes pas affirmer que la firme multinationale est une panacée pour tous les problèmes mondiaux ; elle est toutefois l’agent le plus capable d’opérer cette internationalisation de la société humaine que nous estimons indispensable. Sa responsabilité et sa conscience sociales sont une de ses plus remarquables caractéristiques.”

Pour Peccei, les dirigeants des sociétés multinationales ont, en raison de leur efficacité, de leur capacité d’adaptation et de leur souplesse, un rôle central à jouer dans la restructuration du système mondial. Il les considère en effet comme “faisant partie de ceux qui sont le plus flexibles et le mieux préparés à opérer les changements nécessaires. Toutefois, dans une situation où manque un ‘leadership’, se pose la question : la firme multinationale est-elle prête à répondre à ce défi ? Si ce n’est pas le cas, d’autres moins capables qu’elle le feront”.

Il faut toutefois, précise Peccei, que la firme multinationale devienne véritablement internationale, c’est-à-dire abandonne totalement les bases nationales qui sont encore les siennes aujourd’hui. Cela devrait permettre notamment de faire disparaître les critiques qu’on adresse souvent aux sociétés multinationales, lorsqu’on les accuse d’être le simple relais d’une puissance étatique dans l’exécution de leur politique étrangère. Cela assurerait surtout le développement de liens étroits entre les nations, liens que rien ne pourrait briser.

[…]

Cette option mondialiste ouvre tout naturellement la voie à un engagement en faveur d’une société planifiée. En effet, au-delà de cette évolution de la société multinationale elle-même, il conviendrait, selon Peccei, d’appliquer les principes qui sont au fondement de la firme multinationale à la gestion du monde lui-même. La firme multinationale devrait constituer le point de départ et de référence d’un long développement vers une nouvelle société mondiale qui permettrait à l’humanité d’échapper aux périls qui la menacent. “Sa rationalisation mondialiste de tout le cycle recherche – production – distribution, grâce à un recours optimal, par-delà les frontières, à tous les facteurs en présence, est si fondamentalement juste qu’elle devra être appliquée largement au-delà de la sphère limitée de la grande entreprise. Si nous voulons atteindre notre objectif, nous devons sans plus tarder parvenir au stade où la capacité et les efforts de production du monde seront unifiés et internationalisés d’une manière ou d’une autre pour former ce que l’on pourrait appeler, en reprenant la formule du professeur Hovard V. Perlmutter, ‘l’Etat industriel global’.”

Cette insistance du président du Club de Rome sur le rôle des sociétés multinationales, à la fois comme modèle et comme agent des réformes institutionnelles futures, n’a rien d’étonnant si l’on considère que Peccei s’est, au cours de sa vie professionnelle, illustré comme un haut responsable dynamique et efficace d’une grande société multinationale. Elle n’est pas étonnante non plus si on la met en relation avec les divers rapports au Club de Rome. Elle rejoint en effet parfaitement, dans sa valorisation de l’efficacité, de la rationalité et de la souplesse des sociétés multinationales dans leur action, une tendance présente dans la quasi-totalité des rapports. Pour répondre au défi posé par la problématique mondiale, les analyses soumises au Club de Rome envisagent en effet, à des degrés divers et de différentes façons selon l’objet de l’analyse – développement du Tiers Monde, recherche de nouvelles technologies, approvisionnement énergétique, adoption de nouveaux systèmes de valeurs, etc. – une amélioration de l’efficacité des sociétés à travers une planification globale qui tienne compte des besoins de l’humanité tout entière, afin d’assurer la survie de l’espèce humaine. »

– Philippe Braillard, L’imposture du Club de Rome, 1982

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