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La ville, fléau social et écologique millénaire

La ville est à la fois anti-sociale et anti-écologique. Elle l’a d’ailleurs toujours été par le passé comme le rappelle Guillaume Faburel dans son ouvrage Pour en finir avec les grandes villes : manifeste pour une société écologique post-urbaine (2020) dont vous trouverez ici plusieurs extraits. Professeur en géographie, urbanisme et science politique, il a précédemment publié Les métropoles barbares : démondialiser la ville, désurbaniser la terre (2018), un travail « fruit de vingt-cinq ans de recherche et d’engagement sur le terrain ». Le manifeste de Guillaume Faburel n’est pas seulement bon, et ce malgré l’emploi de l’inepte écriture inclusive, il est porteur d’espoir : la révolution contre la termitière cybernétique globale est déjà bien en marche, quand bien même le pouvoir fait tout pour la rendre invisible. Quelques chiffres issus de plusieurs études et enquêtes d’opinion témoignent du processus de « réensauvagement » et d’« empaysannement » en cours :

  • Près de 80 % des Franciliens souhaitent quitter l’agglomération ;
  • Entre 600 000 et 800 000 personnes auraient quitté les espaces métropolitains entre 2015 et 2018, un chiffre probablement sous-estimé selon Guillaume Faburel ;
  • La croissance des métropoles françaises ralentit (« les villes de Lyon, Bordeaux, Montpellier, Nantes ou Rennes ont gagné de 1 à 2 % d’habitant·es en cinq ans, les dix-sept autres ont un solde légèrement négatif ») ;
  • En France, Espagne, Allemagne, États-Unis, Turquie et Japon, seuls 18 % des gens interrogés désignent la grande ville comme un lieu de vie idéal (13 % en France) ;
  • Au sein des mêmes pays, 74 % des gens sondés trouvent que le rythme de vie dans la société actuelle est trop rapide (80 % en France) et 78 % souhaitent personnellement ralentir (82 % en France ;
  • En France, 45 % des sondés lors d’une enquête du Cevipof aspirent à vivre à la campagne et 41 % dans une ville de taille moyenne (contre 14 % dans une métropole) ;
  • La métropole ne séduit pas les jeunes diplômés (« Seuls 28 % des moins de 35 ans ayant au moins un niveau bac +4 voire sortant d’une grande école rêvent d’y habiter ») ;
  • 74 % des Français sondés qui trouvent leur commune trop dense souhaiteraient vivre ailleurs ;
  • 54 % des Français interrogés estiment que le moyen le plus efficace pour résoudre les problèmes écologiques et climatiques est de « changer fondamentalement notre mode de vie, nos déplacements et réduire drastiquement notre consommation » ;
  • 54 % des Français sondés déclarent préférer la décroissance à la croissance « verte » et 55 % préfèrent l’« utopie écologique » aux deux autres utopies – la « société individualiste organisée pour une croissance forte tirée par la science et la technologie avec le transhumanisme comme horizon » et la société « sécuritaire », c’est-à-dire le repli nationaliste avec réindustrialisation offrant pour seul horizon la 3ème Guerre mondiale ;
  • 69 % des Français interrogés jugent nécessaire de « ralentir le productivisme et la recherche perpétuelle de rentabilité ».

Selon Faburel :

« [C]ette réalité est dissimulée à coups de tour de passe-passe statistiques, en la noyant dans des périmètres plus larges comme les aires urbaines ou en mettant en avant d’autres indicateurs comme le solde naturel[1]. De plus, la population française serait en fait urbaine à seulement 48 %, et non à 80 %, si l’on intégrait le critère de continuité de l’urbanisation et de densité, comme cela a été demandé quinze années durant aux autorités françaises par Eurostat et par l’OCDE. »

À l’image de l’ingénieur polytechnicien Jean-Marc Jancovici ou de l’économiste Gaël Giraud, des opportunistes tentent d’exploiter les velléités écologistes, décroissancistes et autonomistes du peuple pour renforcer le pouvoir de l’État, et par symétrie, celui des industriels français. Sous couvert de lutte contre le changement climatique par la décarbonation de l’économie, l’objectif réel affiché dans le manifeste du Shift Project, le think tank présidé par Jancovici, est bien « d’ouvrir la voie de la prochaine révolution industrielle ». Bien que Jancovici se présente comme un écologiste décroissanciste critique à l’égard de la Silicon Valley et de l’industrie numérique, les mots « écologie » et « décroissance » n’apparaissent pas une seule fois dans le manifeste de son think tank ; en revanche « profits », « emplois » et « habitudes de consommation » – c’est-à-dire finance, industrialisme, consumérisme et esclavage salarial – sont plus que jamais au programme de leur monde d’après. Rien d’étonnant à ce que le milliardaire Martin Bouygues (PDG du groupe Bouygues), la ministre du travail Elizabeth Borne (ancienne PDG de la RATP) ou encore Xavier Huillard (PDG de Vinci) se soient précipités pour signer le texte[2].

Par construction, la concentration démographique empêche une communauté humaine de produire sa propre subsistance et la plonge de fait dans un cercle vicieux de dépendances vis-à-vis des institutions déshumanisantes que sont le marché et l’État. La ville doit importer des marchandises, ce qui implique de piller les campagnes environnantes pour s’approvisionner en ressources humaines, énergétiques, matérielles et alimentaires. Colonialisme, impérialisme, guerre, inégalités, ravages environnementaux, extermination de la faune sauvage, la plupart des fléaux généralement attribués à la nature humaine par la propagande du progrès prennent en fait racine dans le phénomène urbain qui a marqué les débuts de la civilisation.

« Mais d’où vient cette passion pour la grosseur ? Si elle ne date pas d’hier, elle n’a pour autant rien de “naturel” : son apparition est toujours l’expression d’un geste politique voulu par le pouvoir. Étymologiquement, la métropole est la capitale d’une province, la ville mère, une création des empires depuis plusieurs millénaires, mais dont la multiplication s’est accélérée à l’ère coloniale. Et, depuis les premiers regroupements de la Mésopotamie antique et les cités-États qui ont rythmé l’ensemble de l’histoire longue, elles ont toujours eu la même fonction : regrouper les populations pour satisfaire des fins économiques et politiques. »

Historiquement donc, la grande ville a toujours été antidémocratique. Plus récemment, déraciner par millions les paysans des campagnes pour les entasser dans des clapiers urbains insalubres fut une condition nécessaire à l’avènement de l’ère industrielle.

« La nécessité économique, c’est celle de rapprocher la main-d’œuvre des moyens de production afin de pouvoir disposer du personnel “à demeure” – une logique ancienne, déjà à l’œuvre à l’ère des premières sédentarisations de populations et qui, déjà, visait à l’accroissement des rendements agricoles par la concentration. Durant les deux derniers siècles, l’urbanisation rapide fut nécessaire pour obtenir les rendements productifs de la révolution industrielle. Aujourd’hui, il s’agit plutôt de maintenir les travailleur·ses clefs ou “premier·es de corvée” à portée de main, dans les banlieues bétonnées et les périphéries paupérisées, pour faire tourner les méga-machines métropolitaines et accroître leurs rendements financiers. »

Autrefois limités à des espaces géographiques restreints, les ravages de la civilisation ont pris une ampleur planétaire depuis la première révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles. Et puisque la répétition s’avère indispensable pour marquer durablement les esprits, répétons que cette dynamique millénaire de destructions écologiques n’a rien à voir avec la nature humaine (ni avec la nature tout court d’ailleurs[3]). Domination sociale et dévastation environnementale sont inscrites dans l’ADN de la civilisation, non dans celui d’Homo sapiens ; quant à leur ampleur, elle est fonction du niveau technologique. Abaisser considérablement le niveau technologique, c’est relâcher la pression monumentale exercée par la machine sur les écosystèmes comme sur les êtres humains.

« L’urbanisation, par son double mouvement de densification et d’extension parfois bien au-delà des limites officielles des villes, épuise l’environnement écologique dans lequel elle se déploie. Elle y exploite l’intégralité des ressources naturelles, colonise la totalité des espaces plus ou moins proches et, détruisant systématiquement les habitats naturels du vivant, bouleverse l’ensemble des écosystèmes avoisinants voire plus lointains par l’intensification de l’agriculture, l’industrialisation de l’énergie, la massification des loisirs ou encore l’accroissement des circulations à grande vitesse. Pour le cas d’une ville comme Paris, cette vampirisation ne date pas hier : “On dit que la ville de Paris vaut une province au roi de France ; moi je dis qu’elle lui en coûte plusieurs ; que c’est à plus d’un égard que Paris est nourrie par les provinces, et que la plupart de leurs revenus se versent dans cette ville et y restent, sans jamais retourner au peuple ni au roi”, écrivait déjà Restif de La Bretonne au XVIIIe siècle.

De plus, pour réaliser son dessein boulimique, l’urbanisation met en place un système de réseaux – les routes, chemins de fer, voies maritimes et aériennes – afin de fluidifier et accélérer les flux entre ses différents pôles – les villes. Toute cette concentration d’activité génère, comme on ne le sait que trop bien, d’énormes quantités de polluants. À l’échelle planétaire, les villes, qui ne représentent que 2 % de la surface émergée, sont d’ores et déjà responsables de 70 % des déchets, de 75 % des émissions de gaz à effet de serre, de 78 % de l’énergie consommée ou encore de 90 % des polluants émis dans l’air. »

La situation n’a aucune chance d’aller en s’améliorant avec les villes dites « intelligentes », les fermes urbaines, verticales et connectées, les champignonnières de parking, les toits et les murs végétalisés, les tiers-lieux alternatifs, les pistes cyclables, les jardins urbains partagés, la consommation bio, les matériauthèques, les ressourceries, les recycleries, les foires extérieures gratuites (« gratiférias ») et autres « disco soupes » consistant à « cuisiner des restes alimentaires lors d’événements musicaux dans l’espace public ». Au contraire, ces « agents involontaires », que Guillaume Faburel qualifie d’« idiots utiles », participent à rendre « durables » les problèmes structurels posés par l’habitat urbain.

« Non seulement ils et elles habitent les lieux et occupent les espaces de leurs propres engagements, donc prennent part ainsi, à leur corps défendant très certainement, à l’éviction des plus précaires et des classes populaires. Mais, surtout, ils y développent des habitudes de consommation – le bio et le vélo notamment – contribuant à la gentrification “écologique” des territoires urbains qu’ils occupent. Dès lors, sans le vouloir mais en faisant preuve d’une certaine naïveté, ils entretiennent les leitmotivs de la modernité urbaine, ceux des 3T (pour technologie, talent et tolérance) et des 3C (pour compétition, connexion et capital humain), formules chocs chères au marketing international des métropoles-mondes. Ils participent également très concrètement par leurs actions à “redynamiser” des quartiers, pour le plus grand bonheur des autorités locales dont ils servent gratuitement les intérêts. En effet, ils ne comptent par exemple pas leurs heures pour réoccuper collectivement et temporairement des friches délaissées et autres bâtiments désaffectés, afin d’offrir aux gens dans le besoin les biens et services évoqués plus haut, ces fameux tiers-lieux avec leur “urbanisme transitoire” comme on en trouve à Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille ou encore Paris. Or, de telles initiatives “citoyennes” s’inscrivent fort souvent dans de très officiels projets d’aménagement qui ont pour but affiché, en leur octroyant des baux temporaires, de réhabiliter ces espaces abandonnés en lieux “vivants” susceptibles d’attirer dans le quartier les populations cibles pour les futurs logements qui y seront construits. On comprend alors mieux pourquoi les politiques métropolitaines soutiennent ardemment ces tiers-lieux, véritables produits d’appel dans les plaquettes communicationnelles, en vantant au passage les mérites d’une “citoyenneté active”… réservée à une classe sociale bien précise. »

Il ajoute plus loin :

« Pour la petite histoire, certains squats urbains figurent même dans les plaquettes promotionnelles des métropoles. La contre-culture urbaine a été largement instrumentalisée et ingérée. »

Guillaume Faburel critique assez durement – et à juste titre – une certaine écologie de la gauche ramollie, enchaînée au confort moderne avilissant, qui fantasme encore une délivrance de la subsistance quotidienne par la machine. Il souligne également « l’impossibilité de résister dans la métropole ».

« La grande ville est encore considérée comme un champ symbolique d’interpellation, jamais comme un lieu à combattre en lui-même pour sa totalité destructrice. C’est comme si demeurait un impensable, trop profondément intériorisé en nous par l’idéologie dominante. Et ce point aveugle se retrouve dans toutes les tribunes militantes et autres manifestes écologistes de ces temps confinés puis déconfinés. 

Voici l’exemple, parmi tant d’autres, d’un texte de l’écologie politique largement médiatisé et intitulé “Il est temps de ne pas reprendre”. Voici ce qui y est préconisé : “Dix ans sans voyages à Bali ni croisières de luxe. Dix ans pour apprendre à préférer une tomate du jardin voisin à une entrecôte d’Argentine, une soirée jeu avec des amis à un week-end à New York, un passage chez le cordonnier du coin à une livraison de baskets neuves par un livreur ubérisé d’Amazon, ou les chants des oiseaux à une nuée de drones.” Mais qu’est-ce qui rend possible de se rendre à Bali ? Les hubs aéroportuaires des villes-mondes et de leurs métropoles. Où entend-on les oiseaux ? Ailleurs que dans les grandes villes. Où fait-on pousser les tomates du jardin ? Attention, il y a un piège. Dans un jardin ! Et où sont-ils ? Pas dans les grandes villes… Si vous souhaitez continuer ce jeu du “qui cherche trouve”, n’hésitez pas. Mais c’est sans fin…»

Interview complète de Guillaume Faburel qui expose sa pensée et ses solutions.

Comment se sortir du bourbier urbain ?

Guillaume Faburel donne plusieurs pistes intéressantes mais insuffisantes pour procéder à l’ablation du cancer. En voici quelques-unes.

Fuir les grandes villes

Comme vu plus haut, l’exode urbain a déjà commencé. Guillaume Faburel précise néanmoins qu’il y a un risque de « contamination métropolitaine de la terre », c’est-à-dire de reproduction à la campagne du mode de vie hors-sol urbain permise entre autres par Internet, le réseau mobile, les autoroutes et le TGV. Dans L’animal et la mort (2021), l’anthropologue Charles Stépanoff décrit par exemple comment des néo-ruraux en legging multicolores, adeptes de la cause animale, du mode de vie connecté et formatés par une culture urbaine mondialisée, emmerdent les classes populaires rurales et autres paysans qui chassent sur leurs terres depuis des temps immémoriaux, une pratique traditionnelle qui accorde une place centrale à l’autonomie, au partage et à l’entraide.

Pour Guillaume Faburel, le retour à la campagne doit s’inscrire dans une démarche d’autonomisation sur le plan politique, matériel, énergétique, alimentaire. Pour atteindre cet objectif, décoloniser notre imaginaire est une première étape essentielle pour entrevoir l’extraordinaire diversité des possibilités en dehors des geôles urbaines.

« Il n’y a bien évidemment pas de recette magique ou de kit clef en main pour se débrancher. Pour autant, rien d’impossible, d’impossible, dès lors qu’on a admis à quel point notre dépendance au mode de vie urbain était intériorisée, et qu’on est prêt·e à assumer toutes les conséquences qu’une rupture totale avec lui impliquerait. Et même s’il n’y a pas de véritable recette, on peut entrevoir quelques-uns de ce que pourraient être ses ingrédients : une réflexivité partagée en communauté, honnête, sans faux-semblants ni faces voilées, une démarche consciente et minutieuse pour désencrasser le système de récompense de nos cerveaux et se départir des mauvais réflexes inculqués par nos vies capitalistes. Comprendre et rejeter le grand récit urbain du “progrès”, de la dépendance technique, économique et urbanistique au détriment de l’interdépendance écologique, et de l’illimitation au détriment de la Terre, notre demeure, que seul un s sépare de la démesure. Mais pas n’importe lequel : celui de notre survie.

Pour déconstruire ce qui fait de ce grand récit une force agissante en nous, il faut en réinterroger très directement tout ce qui nous conduit à obéir docilement, à nous plier doctement, à renoncer facilement, c’est-à-dire toutes les médiations fétichisées du capital dont nous sommes, tou·tes, les véhicules dans nos vies quotidiennes : la marchandise et le travail, l’État et le patriarcat, l’éducation et les institutions… Et, bien sûr, admettre qu’elles ont l’urbanisation comme terreau premier de réalisation. S’interroger sur les fictions et les prophéties démiurgiques, basées sur la foi en l’innovation technique et le progrès scientifique grâce auxquels nous réussirions à nous dépêtrer du désastre écologique. Douter des croyances éthérées en la rationalité et en la capacité d’“autorégulation” du marché, en la compétence et en la bonne volonté des pouvoirs institués pour éviter la catastrophe. Remettre en cause la spectacularisation narcissique de nos existences par le truchement d’applications conçues, testées et brevetées par la recherche-développement urbaine, enrichissant des milliardaires fantasmant un avenir intégralement cybernétique. Déconstruire et se déprendre méthodiquement de tous les dispositifs biopolitiques – qu’ils soient techniques, économiques ou urbanistiques – qui façonnent l’entièreté de nos vies dorénavant métropolisées. Sortir de l’autoroute néolibérale et ainsi se détourner radicalement du mur écologique vers lequel surdensité urbaine et artificialisation totale de la terre nous conduisent. En un mot : sortir de l’enrégimentement pour pouvoir mettre en pratique notre réensauvagement. Et pour ce faire, en toute conscience, partir ! »

Combattre

Si Guillaume Faburel mentionne des mouvements radicaux (ou en voie de radicalisation) tels que les ZAD, les gilets jaunes, Extinction Rebellion ou encore Deep Green Resistance, il n’insiste selon moi pas assez sur la nécessité absolue de combattre pour éliminer notre ennemi – la civilisation industrielle. Parce que les milliardaires, tout comme les élites intellectuelles, politiques, technocratiques et médiatiques, n’abandonneront jamais leurs privilèges sans sortir l’artillerie lourde. Un jour ou l’autre il nous faudra affronter le pouvoir, non pas pour la beauté du geste comme c’est trop souvent le cas, mais cette fois pour vaincre. À cet effet, il ne faut pas seulement fuir la ville ou décoloniser notre imaginaire de la religion du Progrès, nous avons aussi le besoin impérieux de construire une culture de résistance ; nous avons besoin de redonner ses lettres de noblesse au courage ; nous avons besoin de valoriser l’ambition, le pragmatisme et l’efficacité dans la lutte ; nous avons besoin de sources d’inspiration, de héros et de modèles – femmes et hommes ; nous avons besoin de promouvoir des idées et des valeurs qui nous rassemblent autour d’un objectif commun. Ces ingrédients pourtant cruciaux pour une recette victorieuse ont été systématiquement vilipendés par la gauche progressiste qui les associe de façon simpliste à la conquête, à la domination et à l’oppression. Ce jugement dénote une incompréhension voire une ignorance presque totale de la nature et de la dynamique du conflit. Que ce soit pour se défendre face à une agression d’un envahisseur ou conquérir une terre et ses habitants, des ressorts psychologiques similaires entrent en jeu. Et sur le plan organisationnel, certaines structures et certaines attitudes sapent le pouvoir d’un mouvement, d’autres le renforcent en limitant l’effet de friction. De Sun Tzu à Clausewitz, les grands traités de stratégie concentrent plus de 2 000 ans d’expérience humaine dans l’art du combat militaire et politique. À l’heure où la civilisation extermine les espèces à un rythme effarant, il serait peut-être temps de mettre ses préjugés et son arrogance de côté pour étudier sérieusement ces auteurs et mettre en application leurs préceptes. Cela éviterait l’adoption systématique de considérations morales traduites sous forme de règles absurdes qui viennent interférer avec l’efficacité d’un mouvement, une habitude symptomatique de la confusion totale qui règne dans l’univers militant. Pour le dire simplement, on peut tout à fait se battre pour une société plus égalitaire et démocratique au sein d’un mouvement hiérarchique (donc inégalitaire) et non démocratique (avec une chaîne de commandement). Il n’y a aucune contradiction là-dedans, comme en attestent les mouvements révolutionnaires historiques couronnés de succès, de l’indépendance irlandaise au renversement du régime tsariste en Russie, en passant par la révolution communiste chinoise, sans oublier la résistance victorieuse aux colons français et américains en Indochine puis au Vietnam. On lit parfois qu’un mouvement doit dès le départ incarner un modèle réduit de l’idéal de société visé pour éviter les dérives totalitaires observées au XXe siècle. Mais s’il y a eu dérive, c’est que les révolutionnaires ne s’étaient pas fixé le bon objectif : supprimer les moyens qui rendent possible la réalisation du totalitarisme, c’est-à-dire démanteler en totalité le système technologique issu de la première révolution industrielle.

Pour finir sur ce point et tenter d’expliquer cette extraordinaire capacité à gauche pour collectionner les échecs, citons le mathématicien Theodore Kaczynksi. Dans La Société Industrielle et son avenir (1995), il apporte un autre éclairage intéressant qui mériterait d’être développé. Dans la section intitulée « la psychologie du gauchisme moderne », il affirme que « le gauchiste est antagoniste au concept de compétition car, au fond de lui, il a l’impression d’être un raté. » Or il n’existe probablement pas de milieu plus marqué par la compétition que l’arène politique. Comment voulez-vous remporter une bataille dans la jungle politique en niant cette réalité ?

« Organiser des états généraux autonomes »

L’objectif serait, « en dehors des cadres politiques de l’État », d’organiser la société écologique post-urbaine à travers un « programme de relocalisation résidentielle ainsi que des activités de production et de services, et ce à l’échelle nationale. »

Guillaume Faburel poursuit :

« Ce programme permettrait de planifier l’organisation du processus de transformation afin notamment de pallier les besoins premiers et non primaires de la population dans son ensemble jusqu’à ce que l’objectif d’autonomie soit atteint dans tous les territoires, que ce soit en termes de maraîchage dans les villes de taille moyenne, de soin dans des bourgs reculés ou de production d’énergie renouvelable dans des communautés villageoises. »

On voit assez mal comment mettre en œuvre un tel programme sur l’ensemble du territoire national sans passer par les institutions étatiques. Par ailleurs, il paraît hautement illusoire d’espérer planifier et contrôler une transformation aussi radicale de la société. Il serait vraiment temps d’admettre une bonne fois pour toutes que sortir rapidement de l’ornière urbaine et industrielle produira un haut degré d’instabilité et d’incertitudes dans nos existences individuelles. Mais est-ce vraiment important au vu des enjeux ?

Stopper le BTP, désartificialiser et habiter sans bétonner

« Serait-ce trop demander de cesser de bâtir des routes et d’élargir les autoroutes urbaines et interurbaines, d’arrêter de construire des lignes et des gares TGV, de stopper la bétonnisation des berges et des cours d’eau ?… »

D’après Guillaume Faburel, « l’urgence commande en fait un arrêt immédiat de toute nouvelle construction, quelles qu’elles soient », et « une sanctuarisation des espaces ». Il faut aussi mettre fin à « l’hypocrisie que constitue la très officielle “compensation écologique” » autorisant la poursuite infinie de la bétonnisation, et stopper « les gesticulations stériles, comme le nouveau précepte du “zéro artificialisation nette” ». Il parle également de remplacer la « sacro-sainte propriété privée » par la « propriété commune des biens de la terre », de « réquisitionner les logements, bureaux et commerces vacants », ainsi que de soutenir « l’agroécologie et les techniques douces ».

Biorégion, autogestion et confédéralisme communaliste

Le programme proposé par Guillaume Faburel ne pourra être réalisé « qu’en nous arrachant des cadres politiques institués et de leur conception hautaine et infantilisante du pouvoir. » Un « bouleversement démocratique » est nécessaire. Il raille « la gauche dite écologiste », par exemple l’enthousiasme déclenché par la « vague verte » aux élections municipales.

« Certes, pour les mordu·es de règlements et d’autorités administratives, de fonctionnement technocratique et hiérarchique, il existe bien la conquête municipale. Libre à elles et eux de faire allégeance aux décisions d’État et à leurs mandants préfectoraux, tout comme d’aller obtenir quelques miettes auprès des bétonneurs et de leurs impresarios – les promoteurs. Les municipalités demeurent, en France, les chevaux de Troie des institutions d’État, sous perfusion des dotations et sous diktat de la croissance aménagiste, sans aucune autonomie pour défendre et mettre en œuvre une rupture radicale avec le dogme de l’attractivité et de l’expansion, de la densité et de son productivisme. Bref, il est totalement illusoire d’espérer quoi que ce soit en passant par cette voie “démocratique” ».

La « confédération démocratique de municipalités libertaires » proposée par Guillaume Faburel aurait pour objectif de « s’émanciper de l’État-nation par l’autogouvernement des populations locales dans le cadre d’assemblées populaires et de communes, puis de conseils fédéraux collégialement décisionnaires dans les domaines tels que la santé ou l’éducation, le droit collectif des sols et les biens communaux, avec lesquels il plus qu’impérieux de renouer. »

Pour réenraciner le primate humain, Guillaume Faburel évoque le concept de biorégion :

« Les périmètres d’agencement pertinents, les solidarités interlocales, seraient alors les biorégions : des territoires caractérisés par leur nature géographique et leurs milieux écologiques (vallées, plaines, systèmes forestiers, zones humides, etc.) et produisant, à l’échelle des communautés humaines et des formes de vie animales et végétales qui les habitent, leurs propres ressources alimentaires et énergétiques de proximité, mettant ainsi en pratique une écologie sociale par l’autonomie. »

« Déscolarisation totale »

Là encore, Guillaume Faburel dessine une voie radicale et stimulante pour l’imaginaire, et conclut son manifeste par une injonction : « Aux champs citadin·es ! »

« [P]uisque l’éducation est [le chemin cognitif et culturel] emprunté de longue date par les gouvernements pour nous arracher de toute nature en prétendant nous émanciper, la septième et dernière proposition consisterait précisément à refonder une éducation digne de ce nom, c’est-à-dire véritablement démocratique et ayant pour optique, sinon la déscolarisation totale, tout du moins la mise en pratique d’une culture écologique en nous restituant nos puissances d’agir.

Pour déconstruire deux des grandes médiations fétichisées du capital, le travail salarial et le marché qui ont l’urbanisation de la terre comme nécessité première, la seule solution viable serait de refermer les manuels scolaires qui, malgré quelques très rares tentatives d’amélioration, croient encore éblouir le monde de la lumière coloniale des pensées occidentales et n’ont pour idéal que la spécialisation, qui fonctionne en liquidant l’esprit critique et les savoirs manuels au profit des nouvelles technologies et des entreprises du futur. Comment protéger les ressources écologiques des territoires pour pouvoir commencer à développer véritablement les activités locales du soin du vivant, si ce n’est en intégrant les savoirs paysans et artisanaux dans le socle commun des éducations ainsi réellement populaires ? (Et, prenons-nous à rêver, dans le socle de connaissances de la totalité des établissements scolaires ?) Cette éducation à l’empaysannement aurait pour finalité non pas une “professionnalisation” se réduisant à “satisfaire les besoins du marché du travail”, autrement dit produire des bataillons de main-d’œuvre aux abois, suffisamment dociles et aliénés pour accepter de se faire exploiter de manière compétitive, mais la construction anti-oppressive par des pédagogies alternatives d’individus autonomes, responsables d’eux-mêmes et des autres, et aptes à faire vivre écologiquement et démocratiquement ces organisations sociales, reforestées et ensauvagées, décroissantes et autogérées. »

Philippe Oberlé


  1. « Différence entre le nombre de naissances vivantes et le nombre de décès. »

  2. https://decarbonizeurope.org/

  3. https://www.partage-le.com/2021/11/25/evolution-contre-civilisation-diversite-contre-uniformite-philippe-oberle/

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