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Effondrement ou transition vers une civilisation technolibertarienne ?

« Les habiles guerriers ne trouvent pas plus de difficultés dans les combats ; ils font en sorte de remporter la bataille après avoir créé les conditions appropriées. Ils ont tout prévu ; ils ont paré de leur part à toutes les éventualités. Ils savent la situation des ennemis, ils connaissent leurs forces, et n’ignorent point ce qu’ils peuvent faire et jusqu’où ils peuvent aller ; la victoire est une suite naturelle de leur savoir. »

– Sun Tzu, L’art de la guerre.

Image d’illustration : le drapeau de Gadsden, symbole des libertariens, montre un serpent à sonnette. On peut traduire l’inscription par « Bas les pattes » ou « Ne me marche pas dessus ».

Traduction de quelques extraits d’un article intitulé « Pourquoi les milliardaires de la Silicon Valley ont choisi la Nouvelle-Zélande pour se préparer à l’apocalypse » écrit en 2018 par Mark O’Connell pour le journal britannique The Guardian[i]. Des détails et remarques supplémentaires sur Peter Thiel et le libertarianisme suivent la traduction.

Mark O’Connell s’intéresse ici au discret (mais très influent) entrepreneur Peter Thiel, milliardaire libertarien de la Silicon Valley et soutien de Donald Trump durant la campagne présidentielle de 2016. Durant le mandat de son protégé, Peter Thiel est parvenu à placer un certain nombre de ses connexions à des postes stratégiques dans l’administration. Planifier son évacuation en Nouvelle-Zélande n’a rien d’un plan de secours hasardeux pour survivre en cas d’effondrement, c’est une stratégie soigneusement pensée pour profiter au mieux des opportunités une fois la tempête passée. Car détruire le gouvernement et l’État, c’est le programme du libertarianisme à la sauce Thiel. Quant à Trump, une tribune parue en 2020 dans le Financial Times suggérait que ses « défauts se rapprochent plus du libertarianisme que de l’autoritarisme ».

Le soi-disant « collapse » de la civilisation industrielle dont les effondrologues français nous rebattent les oreilles depuis quelques années est anticipé depuis des décennies par certains investisseurs et hommes d’affaires. En réalité, il s’agit moins d’un effondrement civilisationnel que d’une transition rendue inéluctable par le développement technologique qui provoquera un bouleversement de l’ordre social existant avec réorganisation (et probable concentration) du pouvoir – un nouvel âge d’or du technocapitalisme est en vue. La seule chose qui risque l’effondrement dans les décennies à venir, c’est l’État-nation providentiel si cher à nos amis de gauche, et à tous les nostalgiques de la planification technocratique des Trente Glorieuses (héritée entre parenthèses du régime de Vichy, l’initiateur du premier « Plan[ii] » en France) ; ce n’est finalement qu’une suite logique au virage néolibéral amorcé dans les années 1970-80.

Conjuguée à la pénurie de pétrole attendue en Europe dès 2030 par le Shift Project[iii], le think tank présidé par l’ingénieur polytechnicien Jean-Marc Jancovici, l’accélération technologique pourrait contraindre les États-nations à concentrer leurs forces sur les grands centres urbains (80 % de la population en France) générateurs de richesses, la périphérie moins « rentable » devenant ingouvernable pour de multiples raisons (pénurie de pétrole et de nourriture, instabilité climatique, dégradation du réseau et des voies de communication, terrorisme, essor du crime organisé, insurrections locales, pulsions sécessionnistes, disponibilité croissante d’armes de destruction massive, etc.).

Certains auteurs anticipent le remplacement des États-nations par des « confédérations indépendantes de cités-États ». Cela ressemble davantage à une restructuration qu’à un effondrement ; la civilisation recule pour mieux rebondir. Peut-être le point de départ d’une expansion urbaine exponentielle, à la vitesse des machines ? Ou d’affrontements militaires récurrents entre cités-États pour accaparer les dernières ressources ? L’avenir nous le dira.


Pourquoi les milliardaires de la Silicon Valley ont choisi la Nouvelle-Zélande pour se préparer à l’apocalypse (par Mark O’Connell)

Si la fin du monde attire votre attention, vous serez intéressé d’apprendre cette nouvelle qui a fait du bruit peu après l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Un titre du New York Times révélait que Peter Thiel, le milliardaire expert en capital-risque, cofondateur du service de paiement en ligne Paypal et l’un des premiers investisseurs de Facebook, considérait la Nouvelle-Zélande comme “l’avenir”.

[…]

Peter Thiel est en quelque sorte une caricature de l’infamie outrancière : il a été la seule grande figure de la Silicon Valley à soutenir la campagne présidentielle de Trump ; par vengeance, il a mis en faillite un site web parce qu’il n’aimait pas la façon dont les rédacteurs parlaient de lui ; il est connu pour ses déclarations publiques sur l’incompatibilité de la liberté et de la démocratie, et pour avoir exprimé son intérêt pour une thérapie impliquant des transfusions de sang provenant de jeunes gens comme moyen potentiel d’inverser le processus de vieillissement. C’est un peu comme s’il promouvait avec enthousiasme le capitalisme sous sa forme la plus vampirique. Mais dans un sens plus profond, il incarne un pur symbole. Il ressemble moins à une personne qu’à une société-écran avec un portefeuille diversifié d’angoisses sur l’avenir, l’emblème d’une humanité prise au piège du vortex moral au centre du marché.

Réunion entre Donald Trump et les patrons de la Silicon Valley – Jeff Bezos (Amazon), Eric Schmidt (Google), Elon Musk (Tesla, SpaceX), Tim Cook (Apple) et d’autres – organisée par Peter Thiel en décembre 2016 suite à l’élection de son candidat.

En 2011, Peter Thiel a déclaré qu’il n’avait trouvé “aucun autre pays qui corresponde davantage à ma vision de l’avenir que la Nouvelle-Zélande”. Cette déclaration a été faite dans le cadre d’une demande de citoyenneté ; la demande a été rapidement accordée, bien qu’elle soit restée secrète pendant six années supplémentaires. En 2016, Sam Altman, l’un des entrepreneurs les plus influents de la Silicon Valley, a révélé au New Yorker qu’il avait conclu un accord avec Thiel selon lequel, dans l’éventualité d’un scénario d’effondrement systémique (apparition d’un virus synthétique, IA hors de contrôle, guerre des ressources entre États dotés d’armes nucléaires, etc.), ils sauteraient tous les deux dans un jet privé et se réfugieraient dans une propriété de Thiel en Nouvelle-Zélande. (En partant du principe qu’à partir de ce moment-là, le plan consistait à patienter en attendant que se termine l’effondrement de la civilisation avant de réapparaître pour financer une nouvelle startup, pourquoi pas pour le marché de la bouillie protéinée à base d’insectes).

[…]

Au début de l’été dernier, alors que mes intérêts pour le thème de l’effondrement civilisationnel et le cas Peter Thiel commençaient à converger en une seule et même obsession, un courriel venu de nulle part a atterri dans ma messagerie. C’était un critique d’art néo-zélandais nommé Anthony Byrt. Selon lui, si je voulais comprendre l’idéologie extrémiste à l’origine de l’attirance de Peter Thiel pour la Nouvelle-Zélande, je devais lire un obscur manifeste libertarien intitulé The Sovereign Individual : How to Survive and Thrive During the Collapse of the Welfare State (« L’individu souverain : comment survivre et prospérer durant l’effondrement de l’État providence »). Publié en 1997, une sorte de culte marginal s’est développé autour de ce livre dans le monde des technologistes, et c’est en grande partie à cause de Thiel. Selon ses dires, c’est le livre qui l’a le plus influencé. (Parmi les autres promoteurs importants, citons Marc Andreessen, fondateur de Netscape et investisseur en capital-risque, et Balaji Srinivasan, un entrepreneur connu pour avoir préconisé la sécession complète de la Silicon Valley des États-Unis afin de former sa propre cité-État).

Les auteurs de The Sovereign Individual sont James Dale Davidson, un investisseur privé qui conseille les riches sur la manière de tirer profit d’une catastrophe économique, et le regretté William Rees-Mogg, longtemps rédacteur en chef du Times. (Un autre aspect notable de l’héritage de Lord Rees-Mogg, c’est son fils, le député conservateur Jacob Rees-Mogg – une caricature d’un Vieil Etonien réalisée à la hâte [élitiste et très coûteuse, Eton est une ancienne école britannique pour garçon de 13 à 18 ans, NdT]. Ce dernier est autant aimé de la droite britannique ultra-réactionnaire pro-Brexit qu’il est détesté par la gauche).

J’étais intrigué par la description que Byrt faisait de ce livre. Il le présentait comme une sorte de clé maîtresse pour comprendre la relation entre la Nouvelle-Zélande et les technolibertariens de la Silicon Valley. Réticent à l’idée d’enrichir davantage Davidson et les successeurs de Rees-Mogg, j’ai acheté en ligne une édition d’occasion dont les pages à l’odeur moisie étaient ici et là maculées de la morve desséchée d’un libertarien fouineur de pif m’ayant précédé.

Il présente une vision sombre d’un futur post-démocratique [rappelons ici que l’Occident moderne n’a jamais été démocratique et que « démocratie représentative » est un oxymore, la démocratie est directe ou n’est pas, NdT]. Au beau milieu d’un fatras d’analogies avec l’effondrement des structures féodales de pouvoir à la fin du Moyen-Âge, les auteurs du livre ont également réussi, une décennie avant l’invention du bitcoin, à faire des prédictions d’une précision impressionnante sur l’avènement de l’économie numérique et des cryptomonnaies.

Les quelque 400 pages de rhétorique pompeuse quasi hystérique peuvent se décomposer grossièrement en une série de plusieurs propositions :

1) L’État-nation démocratique fonctionne fondamentalement comme un cartel criminel, obligeant les honnêtes citoyens à céder une grande partie de leur richesse pour payer des choses comme les routes, les hôpitaux et les écoles.

2) L’essor de l’Internet et l’arrivée des cryptomonnaies rendront impossible l’intervention des gouvernements dans les transactions privées et l’imposition des revenus, libérant ainsi les individus du racket servant à financer la protection offerte par le régime politique démocratique.

3) L’État-nation deviendra par conséquent obsolète en tant qu’entité politique.

4) De cette épave émergera un nouvel ordre mondial au sein duquel une “élite cognitive” accédera au pouvoir et aura la capacité d’influencer le cours des choses. Cette classe d’individus souverains “disposant de ressources beaucoup plus importantes” ne sera plus soumise au pouvoir des États-nations et redessinera les gouvernements pour les adapter à ses besoins.

The Sovereign Individual est, au sens le plus littéral du terme, un texte apocalyptique. Davidson et Rees-Mogg présentent une vision explicitement millénariste du futur proche : l’effondrement de l’ordre ancien, l’avènement d’un nouveau monde. Les démocraties libérales disparaîtront et seront remplacées par des confédérations indépendantes de cités-États. La civilisation occidentale sous sa forme actuelle, et les auteurs insistent là-dessus, prendra fin avec le millénaire. “Le nouvel Individu Souverain possédera un rayon d’action digne des dieux de la mythologie au sein du même environnement physique que le citoyen ordinaire assujetti, mais l’Individu Souverain évoluera dans un univers politique distinct.” On ne saurait trop insister sur la noirceur et l’extrémisme des prédictions du livre sur l’avenir du capitalisme ; le lire, c’est réaliser que vos cauchemars dystopiques les plus sombres sont presque toujours l’utopie rêvée de quelqu’un d’autre.

Davidson et Rees-Mogg ont identifié la Nouvelle-Zélande comme un lieu idéal pour cette nouvelle classe d’individus souverains ; c’est “une destination de choix pour créer de la richesse à l’ère de l’information”. Byrt, qui a attiré mon attention sur ces passages, a même trouvé des preuves d’une transaction immobilière datant du milieu des années 1990 impliquant les auteurs du livre. Une gigantesque ferme à moutons située à l’extrémité sud de l’île du Nord avait été achetée par un conglomérat dont les principaux actionnaires étaient Davidson et Rees-Mogg. Roger Douglas, l’ancien ministre des finances travailliste qui avait présidé à une restructuration radicale de l’économie néo-zélandaise selon les principes néolibéraux dans les années 1980, était également impliqué dans l’opération. (Selon Byrt, cette période de “Rogernomics” – la vente des actifs de l’État, la réduction de la protection sociale, la déréglementation des marchés financiers – a créé les conditions politiques qui ont fait du pays une destination si attrayante pour les riches États-Uniens).

L’intérêt de Peter Thiel pour la Nouvelle-Zélande était certainement aussi alimenté par son obsession pour JRR Tolkien : cet homme a nommé au moins cinq de ses entreprises en référence au Seigneur des Anneaux. Adolescent, il fantasmait sur la possibilité de jouer aux échecs contre un robot capable de discuter des livres de Tolkien. Ce choix de la Nouvelle-Zélande s’explique aussi par l’abondance d’eau pure dans le pays et le côté pratique des vols de nuit depuis la Californie. Mais cette destination refuge est également inséparable d’un courant particulier du technocapitalisme apocalyptique. Lire The Sovereign Individual, c’est découvrir les dessous cachés de cette idéologie : ces gens, “l’élite cognitive” autoproclamée, se satisfont de voir le monde s’effondrer tant qu’ils peuvent continuer à créer indéfiniment de la richesse.

Je me suis demandé jusqu’à quel point cette perspective apocalyptique devait être bizarre et inquiétante pour un Néo-Zélandais. Les habitants de ce pays avaient certainement conscience que l’élite du monde de la technologie avait développé un curieux intérêt pour leur terre, et l’avaient désigné comme un abri idéal pour la fin du monde ; dans tous les cas, il aurait été difficile d’ignorer la vague récente d’articles sur Peter Thiel acquérant la citoyenneté néo-zélandaise pour fuir l’apocalypse. Mais il semble qu’il n’y ait pratiquement eu aucune discussion sérieuse sur la dimension idéologique franchement alarmante derrière cette attitude.

C’est justement cette dimension idéologique qui était au centre d’un projet auquel Byrt lui-même avait récemment participé, une nouvelle exposition de l’artiste Simon Denny. Figure importante de la scène artistique internationale, Denny est originaire d’Auckland mais vit depuis quelques années à Berlin. Byrt l’a décrit comme étant à la fois “une sorte de génie” et “la tête d’affiche de l’art post-internet, un art difficile à décrire” ; il a son propre rôle dans le projet avec Denny, un amalgame de chercheur, de journaliste et de “philosophe d’investigation, suivant la piste des idées et des idéologies.”

The Founder’s Paradox était le nom de l’exposition, une expression inspirée du titre de l’un des chapitres du livre publié par Peter Thiel en 2014 – Zero to One : Notes on Startups, or How to Build the Future [« De zéro à un : notes sur les startups, ou comment construire le futur », NdT]. Accompagné d’un long et détaillé catalogue que Byrt était en train d’écrire, le spectacle s’apparentait à une tentative d’anticipation de l’avenir que les technolibertariens de la Silicon Valley (comme Thiel) souhaitaient construire en Nouvelle-Zélande.

Ce sont des questions auxquelles j’étais moi aussi impatient de répondre. C’est-à-dire que je m’intéressais également – de manière impuissante et morbide – à la fin du monde, et donc par extension à la Nouvelle-Zélande. J’ai donc décidé de m’y rendre, pour voir de mes propres yeux la terre choisie par Peter Thiel pour vivre l’effondrement de la civilisation : un lieu qui deviendrait pour moi une sorte de labyrinthe dont je commençais déjà à imaginer le propriétaire tel le monstre mythologique en son centre.


Quelques remarques sur Peter Thiel et le libertarianisme

OPA hostile sur l’État

Selon un article de Vanity Fair mis en ligne en 2017, Peter Thiel possède « un champ d’action aussi vaste que ses ambitions » :

« Il possède des maisons ou des propriétés à San Francisco, à Hollywood Hills, à New York, à Hawaï et en Nouvelle-Zélande, pays dont il a acquis la nationalité il y a quelques années. […] Selon l’un de ses amis, “Thiel m’a dit directement et à plusieurs reprises qu’il voulait avoir son propre pays”. Il a même estimé la valeur de la “propriété” d’un État souverain à 100 milliards de dollars. »

Ses talents pour « anticiper l’avenir et briser le statu quo en font déjà l’une des forces puissantes et invisibles qui façonnent la manière dont Donald Trump gouverne les États-Unis[iv] ».

Moins connu qu’Elon Musk avec qui il fera la renommée du service de paiement en ligne Paypal, Peter Thiel souffre d’une pathologie similaire : il comble le néant de sa méprisable existence et remédie tant à sa frustration qu’à ses angoisses malsaines en pariant sur le solutionnisme technologique. Consommateur d’hormones de croissance pour ralentir le vieillissement, ses velléités transhumanistes l’incitent à investir dans les startups travaillant sur l’allongement de la durée de vie[v]. Mais Peter Thiel s’intéresse aussi aux services de renseignement. Avec Alex Karp, un autre fou dangereux, il a notamment cofondé Palantir Technologies au début des années 2000.

Objectif affiché par Palantir :

« Nous créons des logiciels qui permettent aux organisations d’intégrer efficacement leurs données, leurs décisions et leurs opérations[vi]. »

À travers son fonds d’investissement In-Q-Tel, la CIA fut l’un des premiers investisseurs dans Palantir selon Télérama et The Intercept[vii].

« In-Q-Tel a trouvé le bon filon avec Palantir en faisant de cette entreprise un fournisseur privé dont les capacités en matière de renseignement et d’intelligence artificielle dépassent de loin celles du gouvernement. L’entreprise ingurgite d’immenses quantités de données : votre adresse, le nom de votre employeur, de vos amis, de vos voisins, de vos proches, les endroits que vous avez visités et où vous avez vécu, votre profil sur les réseaux sociaux, etc. Palantir est extrêmement douée pour capturer ces données et les structurer de manière à aider les forces de l’ordre et les services de l’immigration à vous traquer, à vous trouver et à apprendre tout ce qu’il y a à savoir sur vous. »

– Spencer Woodman, journaliste d’investigation (International Consortium of Investigative Journalists).

Peter Thiel et Elon Musk photographiés dans les locaux de Paypal en 2000.

Palantir compte – ou a pu compter par le passé – parmi ses clients de grandes entreprises dont JPMorgan, Coca-Cola ou le géant pétrolier BP, mais également des organisations gouvernementales dont la NSA, le FBI, la CIA (déjà mentionnée), les polices de New York et de Los Angeles. En France, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) avait signé un contrat de 10 millions d’euros avec Palantir en 2017 avant de finir par privilégier une solution « patriote », en collaboration avec Thales, Airbus, Athos, Pertimm et Engie Ineo, entre autres[viii].

Vanity Fair évoque les agissements très douteux de Palantir :

« Palantir a été prise la main dans le sac en 2011. Elle se serait entendue avec deux autres sous-traitants privés du secteur la défense afin d’offrir leurs services pour une campagne de cyberdésinformation visant à discréditer le site WikiLeaks de Julian Assange et à faire pression sur le journaliste états-unien Glenn Greenwald. L’affaire a été révélée suite à la fuite d’une présentation PowerPoint (ironiquement, grâce à une cyberattaque) décrivant les tactiques proposées et affichant bien en évidence le logo de Palantir. La présentation argumentait que les clients de Palantir pouvaient “tirer parti de la même plateforme de renseignements utilisée par les agences garantes de la sécurité nationale et de l’application de la loi aux États-Unis.”

Lorsque j’ai interrogé Greenwald sur cet incident, il a répondu : “Palantir a littéralement participé à l’élaboration d’un plan destiné à détruire ma carrière de journaliste si je ne cessais pas de défendre Wikileaks. Imaginez si le FBI ou la CIA avaient été pris en train de faire ça. Ça aurait été un énorme scandale. Mais parce que ça tombait dans une zone grise, avec des entreprises privées fournissant des services de renseignement qui ne sont pas contrôlées et surveillées comme les agences gouvernementales, l’affaire a été ignorée.” »

Durant la campagne pour l’élection présidentielle états-unienne de 2016, Peter Thiel, homosexuel et immigrant né en Allemagne, fut donateur et conseiller de Donald Trump. Dans les années qui suivirent l’élection de Trump, Palantir a obtenu plusieurs contrats juteux avec l’armée dont un d’un montant s’élevant au moins à 800 millions de dollars (le plus important jamais signé par l’entreprise) et un autre de 440 millions de dollars. Palantir a également signé des contrats pour le projet Maven, une initiative du département de la Défense qui développe l’intelligence artificielle afin d’analyser les images collectées par des drones. Dans un article publié en septembre 2021 par Bloomberg Businessweek et intitulé « Peter Thiel a joué avec la Silicon Valley, Donald Trump et la démocratie pour gagner des milliards sans payer d’impôts », l’auteur de la biographie de Thiel donne un éclairage sur les ambitions du milliardaire libertarien :

« Aussi impressionnant que puisse être le CV entrepreneurial de Thiel, ce dernier a été encore plus influent dans l’ombre comme investisseur et négociateur. Il est à la tête de la “mafia PayPal”, un réseau informel de relations à la fois financières et amicales qui remonte à la fin des années 1990. Ce groupe comprend Elon Musk, ainsi que les fondateurs de YouTube, Yelp et LinkedIn ; les membres ont fourni des capitaux de démarrage à Airbnb, Lyft, Stripe et Facebook.

Les ambitions de ces hommes ont souvent coïncidé avec le projet politique libertarien extrémiste de Thiel : une réorganisation de la civilisation qui déplacerait le pouvoir des institutions traditionnelles – par exemple les médias traditionnels et les gouvernements élus démocratiquement – vers les startups et les milliardaires qui les contrôlent. Thiel a secrètement financé le procès qui a détruit Gawker Media en 2016. Il a également défendu sa vision politique au cours de conférences universitaires, lors de discours et dans son livre Zero to One. L’ouvrage raconte son parcours personnel, de sa débandade en droit des affaires à l’industrie numérique qui a fait sa fortune. Ce manuel de la réussite soutient que les monopoles sont bons, les monarchies efficaces et les techno-entrepreneurs des divinités. Il s’est vendu à environ 3 millions d’exemplaires dans le monde.

Pour les jeunes gens qui achètent ses livres, revoient en boucle ses conférences et rendent hommage à son génie sur les réseaux sociaux, Thiel est un croisement entre Ayn Rand et l’un de ses personnages de fiction. C’est à la fois un philosophe libertarien et un bâtisseur, un Howard Roark suivi sur YouTube [Howard Roark est un personnage de The Foutainhead, l’un des romans d’Ayn Rand, NdT]. Ses acolytes les plus fervents deviennent des Thiel Fellows (« Les confrères de Thiel ») qui acceptent d’abandonner leurs études pour lancer une entreprise en échange d’un chèque de 100 000 dollars par an ; d’autres prennent des emplois au sein de son cercle de conseillers que Thiel soutient financièrement. Ce groupe promeut et défend Thiel et ses idées[ix]. »

La pensée de la philosophe Ayn Rand est utile pour comprendre l’attitude de Thiel, et plus généralement la mentalité guidant la politique de la Silicon Valley. Nous y reviendrons plus loin.

Dans une tribune parue en 2009 sur le site du CATO Institute, un think tank libertarien, Peter Thiel considère que « la liberté et la démocratie sont incompatibles ». Selon lui, la « grande tâche » des libertariens doit être de « trouver une échappatoire à la politique sous toutes ses formes – des catastrophes totalitaires et fondamentalistes aux idées absurdes menant à la prétendue “social-démocratie” ». Pour se soustraire à la politique, il présente trois voies à explorer pour les entrepreneurs en quête de liberté : le cyberespace, le système solaire et les villes flottantes. Peter Thiel s’oppose également à « l’idéologie de l’inévitabilité de la mort de chaque individu[x] ». Finalement, un libertarien, ça ressemble un peu à ce gamin pourri gâté qu’on a tous croisé dans le rayon jouet d’une grande surface ; pour obtenir satisfaction auprès de ses parents, il se roule hystériquement par terre et hurle à vous faire saigner les tympans. Ce problème en apparence banale devient sérieux quand ces mêmes individus grandissent, font des études et créent des firmes technologiques qui finissent par devenir plus puissantes que des États.

Vision artistique d’un projet de ville flottante du Seasteading Institute soutenu par la fondation de Peter Thiel.

Si le choix de Peter Thiel s’est porté sur la Nouvelle-Zélande pour son plan d’évacuation au moment de l’effondrement de l’ordre social, ce serait donc en raison de l’ouvrage The Sovereign Individual : How to Survive and Thrive During the Collapse of the Welfare State (« L’individu souverain : comment survivre et prospérer durant l’effondrement de l’État providence »). Ce livre d’anticipation paru il y a plus de deux décennies présente l’effondrement des institutions établies comme un nouvel âge d’or pour le techno-entrepreneuriat, une transition de la société industrielle vers la société de l’information.

En effet, l’effondrement total de la civilisation industrielle, suivant le principe de l’effet domino, paraît hautement improbable si l’on considère les dimensions pharaoniques du monstre. Tant qu’il existera de multiples grandes villes, d’innombrables centrales énergétiques (d’après le journal Le Monde, les petits réacteurs nucléaires SMR devraient bientôt se multiplier dans le paysage[xi]), des infrastructures pour convoyer l’électricité, des réseaux de communication opérationnels (Internet, antennes, câbles, routes, etc.) et du bétail humain à réduire en esclavage, la civilisation a toutes les chances de survivre. Même en cas de choc systémique majeur, le Léviathan devrait pouvoir renaître de ses cendres, sous une forme différente cependant. D’après Le Monde, les « petits réacteurs modulaires » (Small Modular Reactor ou SMR) s’apparentent à des centrales « préfabriquées qui peuvent être montées dans des zones sans réseau électrique ». Comme Theodore Kaczynski l’anticipait dans son excellent ouvrage Révolution Anti-Tech : pourquoi et comment publié en 2016, chaque ville de taille moyenne pourrait bientôt avoir son propre réacteur nucléaire et devenir autonome en énergie. Une nouvelle qui ravira les transhumains au cerveau liquéfié incapables d’imaginer une vie sans leur perfusion technologique.

Le poison libertarien

Peu connue en France, l’idéologie qui pourrait sortir gagnante de l’effondrement des États, c’est la philosophie chère à Peter Thiel – le technolibertarianisme ou cyberlibertarianisme (à ne pas confondre avec libertaire ou anarchiste).

Le Larousse définit la doctrine libertarienne comme suit :

« Partisan d’une philosophie politique et économique (principalement répandue dans les pays anglo-saxons) qui repose sur la liberté individuelle conçue comme fin et moyen. (Les libertariens se distinguent des anarchistes par leur attachement à la liberté du marché et des libéraux par leur conception très minimaliste de l’État[xii].) »

Philosophie Magazine en donne une autre plus détaillée :

« Appelé aussi “libertarisme”, ce courant de pensée politico-économique essentiellement américain soutient que la liberté individuelle est une valeur absolue, et qu’en conséquence, aucune instance ne peut être légitimée à intervenir sur ce que, par sa libre initiative, l’individu peut faire et acquérir. Le “principe de non-agression” (Murray Rothbard) constitue donc le principe fondamental du libertarianisme. Celui-ci s’attache en particulier à défendre le respect du droit de propriété, de disposition de son propre corps, de circulation des biens et des personnes. Distinct du libéralisme – comme par exemple celui défendu par John Rawls – en ce qu’il estime qu’une société juste doit prendre le seul point de vue de celui à qui l’on prend plutôt que de celui à qui l’on donne (comme le soutient Robert Nozick, collègue et adversaire de Rawls à l’université de Harvard), le libertarianisme rapproche ses adeptes des anarchistes, puisque comme eux, ceux-ci demandent qu’on limite au maximum le rôle de l’État, dont la fonction principale reste la sécurité du citoyen, dans la gestion du bien commun. Très critiqués par les excès qu’ils semblent favoriser ou tolérer (par exemple la vente de ses propres organes), les libertariens estiment que la libre coopération des individus suffit à pacifier et à faire prospérer la société. Contre l’accusation de laisser libre cours à l’égoïsme individuel (et, in fine, à une “loi du plus fort” où le contrat social est réduit à sa plus simple expression), ce courant avance le contre-argument selon lequel chacun mérite qu’on fasse confiance à l’usage qu’il peut faire de sa liberté. »

Sur le blog libéral Contrepoints, une « libertarienne égarée à Science-Po » présente son école politique ainsi : « Fais ce que tu veux de ce que tu as avec ceux qui sont d’accord[xiii] ». D’après l’article, l’infection libertarienne arrive en Europe et en France. Mais en réalité elle se répand en sous-marin depuis des décennies déjà, la colonisation technologique de l’existence humaine ayant préconditionné les cerveaux à accueillir cette démence ; il se pourrait même que la technologie en soit à l’origine. Depuis l’électrification de la société industrielle, il suffit au primate humain d’appuyer sur un bouton pour obtenir ce qu’il désire. Cette dynamique atteint son apogée avec la « civilisation de l’écran[xiv] » (Joseph Tonda) qui transforme le monde – notre lieu de vie – en un supermarché géant. Le progrès technique réduit constamment l’effort physique et intellectuel pour accomplir une tâche, une évolution délétère pour le squelette et les muscles comme pour le cerveau. En effet, les observateurs avisés constatent avec regret que l’intelligence humaine, en ce début de XXI siècle, se rapproche dangereusement de celle d’un bulot ; un sentiment confirmé par les neuroscientifiques[xv]. Dans La servitude électrique (2021), les sociologues Gérard Dubey et Alain Gras soulignent très justement cette continuité évolutive du système technologique, entre l’électrification du début du XXe siècle et l’essor de l’informatique à partir des années soixante, jusqu’à l’accélération déclenchée par l’Internet haut débit et les progrès réalisés dans la miniaturisation des composants au tournant du XXIe siècle.

Adaptant le genre humain au milieu technologisé, la sélection artificielle produit à la chaîne des enfants gâtés à tendance sociopathique ; d’odieux narcissiques, arrogants et lâches ; des misanthropes égoïstes, incapables et fragiles que la mégamachine condamne à une vie de captivité passée à effectuer des tâches répétitives. Frustration permanente, récompense aléatoire, addiction certaine ; la vie du cyberhumain ressemble trait pour trait à celle d’un rat expérimental du psychologue et comportementaliste B.F. Skinner dont les travaux furent utilisés d’abord par l’industrie des jeux d’argent (machines à sous), puis par les technologistes[xvi]. Camp de concentration et toxicomanie pour tous ! Aboutissement de ce progrès incontestable, dans de nombreuses régions du monde, la condition physique d’un adolescent lambda se rapproche aujourd’hui de celle d’une personne âgée[xvii].

Dans le film Idiocracy (2006), les populations pauvres et stupides se multipliant comme des lapins, elles finissaient par dominer la société et entraîner une baisse catastrophique du QI moyen. Dans le monde réel, ce sont les technologies développées par les « élites » qui abrutissent comme jamais des milliards d’êtres humains, pauvres et riches compris.

Les récents travaux des biologistes évolutionnistes nous apprennent que les animaux –humains compris – modifient leur environnement qui en retour exerce une pression sélective sur les individus et les groupes sociaux. Par conséquent, la société industrielle a probablement créé les conditions matérielles propices à l’émergence de la doctrine libertarienne de l’individu roi. Parce qu’une société composée d’agents poursuivant chacun leur intérêt personnel égoïste est vouée à s’autodétruire, cette vision politique se heurte toutefois à la réalité physique et biologique. En empruntant cette voie, la conception d’un monde virtuel où des régiments entiers de psychopathes en puissance peuvent assouvir toutes sortes de pulsions devient inéluctable (par exemple pour changer de genre comme de chaussette pour mieux s’exhiber[xviii], agresser sexuellement femmes et enfants ou encore essayer la zoophilie avec un animal « consentant » comme le suggère le penseur antispéciste Peter Singer[xix]) ; c’est une question de survie pour la civilisation. Heureusement pour nous, des entrepreneurs visionnaires y travaillent déjà. Avec ses équipes, le milliardaire Mark Zuckerberg veut prochainement lancer Facebook Horizon, un projet de réseau social en réalité virtuelle ou « métavers ».

« [L’objectif est d’en faire] un espace “de stand-ups, de concerts, de jeux vidéo haut de gamme”, où “chacun pourrait avoir son propre avatar et se téléporter instantanément” dans ces différents “lieux de rendez-vous” numériques, avec “ses propres tenues et ses propres objets numériques”. “Toute une économie va se développer autour de ça”. »

Mais encore :

« Plus généralement, le PDG de Facebook définit sa version du métavers comme “le successeur de l’Internet mobile”, une sorte “d’Internet incarné où, au lieu de simplement afficher du contenu, vous êtes [dans ce contenu]”. “Il s’agit de se sentir présent avec d’autres personnes comme vous l’êtes à d’autres endroits [physiques] (…) Le métavers, ce n’est pas seulement de la réalité virtuelle, cela passe par toutes les plateformes informatiques : VR, AR, PC, appareils mobiles et consoles de jeux”, expose-t-il auprès du journaliste spécialisé Casey Newton[xx]. »

Un rat dans sa « boîte de Skinner », une allégorie de la vie moderne.

Avec le libertarianisme, la civilisation technologique a trouvé la quintessence du logiciel idéologique lui garantissant une subordination maximale et durable de son cheptel humain. La soumission par la récompense diminue considérablement le risque de rébellion et lui assure la stabilité indispensable à sa prospérité.

Contrairement à ce qui est dit dans la définition du Larousse, il est fort probable qu’une part substantielle de la population européenne soit proche des idées libertariennes. On peut en déceler des symptômes dans le brouillage des frontières entre droite et gauche, le désintérêt pour les partis politiques et la politique en général, la fragmentation politique, la défiance généralisée vis-à-vis des institutions de l’État, le démantèlement progressif de ces mêmes institutions ou le soutien d’une grande part de la population à la marchandisation du corps humain (GPA et autres joyeusetés). Ce que certains appellent la « tyrannie des minorités » sonne le glas de l’identité commune au sein de l’État-nation.

Pour comprendre l’inoculation discrète et insidieuse du virus libertarien au travers de la technoculture mondialisée, il faut mentionner l’influence considérable outre-Atlantique des écrits d’Ayn Rand, une écrivaine russo-états-unienne connue pour sa philosophie objectiviste. Une citation d’Ayn Rand, qui a inspiré le titre de son roman The Fountainhead (« La source vive »), synthétise sa pensée :

« L’ego de l’Homme est la source vive du progrès humain. »

Ses romans se vendent encore aujourd’hui par millions au pays de l’oncle Sam et, selon le média Slate, Ayn Rand « est vraisemblablement l’écrivain le plus célèbre et le plus influent de toute l’histoire de la culture américaine[xxi] ». L’article commence avec une citation du scénariste John Rogers qui donne une appréciation de l’impact psychologique et social de la pensée de l’autrice, entre autres romans, de The Virtue of Selfishness (« La Vertu d’égoïsme ») :

« Deux romans sont susceptibles de changer la vie d’un adolescent de quatorze ans avide de lecture. Le Seigneur des anneaux et Atlas Shrugged (« La Grève »). L’un des deux est une fantaisie infantile qui engendre fréquemment chez ses lecteurs une obsession durable pour ses héros invraisemblables, conduisant à une vie adulte socialement inadaptée et émotionnellement atrophiée, qui les rend incapables d’affronter le monde réel. Dans l’autre, il y a des orques. »

Le rédacteur ajoute que le roman « Atlas Shrugged est le second livre dont les Américains considèrent qu’il a eu le plus d’impact sur leur vie », le premier étant la Bible. Dans le livre Atlas Shrugged, Ayn Rand décrit une société similaire à celle des États-Unis du milieu du XXe siècle, avec un gouvernement très interventionniste et une économie en berne. Le réalisateur Adam Curtis résume l’histoire dans son excellente série documentaire All Watched Over By Machines of Loving Grace diffusée par la BBC en 2011 :

« Atlas Shrugged est une science-fiction qui prend place dans une société très similaire à celle des États-Unis des années 1950. Ayn Rand y attaque de façon virulente l’altruisme – l’attention portée aux autres en tant que principe organisateur d’une société. Dans cette fiction, le gouvernement et l’État contrôlent tout. Mais, un par un, les individus créatifs de l’Amérique – les industriels, les inventeurs et les artistes – disparaissent tous mystérieusement. Ils se sont mis en grève et se cachent au cœur d’une vallée perdue, dans une zone montagneuse, tandis que l’Amérique commence à s’effondrer. À la fin du livre, ils réapparaissent et s’organisent pour construire le monde idéal imaginé par Ayn Rand ; un monde où la politique aurait disparu, où l’égoïsme serait érigé comme vertu suprême. Les critiques ont démoli le livre. »

Parmi les critiques, certaines mettaient en avant la dangerosité d’une telle idéologie, car elle risquait de détruire l’ordre social existant. Ayn Rand en était parfaitement consciente.

Ayn Rand photographiée à New York, 1962.

À ce stade, un bref rappel de la réalité biologique peut sembler utile. Les psychologues, dont Dacher Keltner de l’université de Californie (Berkeley), considèrent la capacité à éprouver de l’empathie comme une caractéristique fondamentale de l’espèce humaine :

 « La compassion est essentielle pour raconter notre histoire évolutive, elle définit notre identité en tant qu’espèce et répond à nos besoins les plus importants en tant qu’individu : survivre, établir des liens et trouver nos compagnons dans la vie[xxii]. »

Les biologistes évolutionnistes disent peu ou prou la même chose :

« Les sociétés de chasseurs-cueilleurs sont farouchement égalitaires. La viande est scrupuleusement partagée, les mâles alpha en herbe sont remis à leur place et les comportements égoïstes sont brisés. Incapables de réussir aux dépens les uns des autres, les membres des groupes de chasseurs-cueilleurs réussissent principalement par le travail d’équipe[xxiii]. »

Et ce n’est même pas une spécificité humaine puisque Science et Avenir nous apprenait que l’empathie se trouve à tous les étages de l’arbre du vivant ; chez les poissons, les rats, les chevaux, les cochons ou encore les oiseaux[xxiv]. L’empathie, c’est le ciment de la société. Elle permet à ses membres de s’identifier, de vivre ensemble, de coopérer, de s’entraider, de survivre et de combattre un ennemi commun. L’ultra-individualisme d’Ayn Rand n’est pas seulement une négation du genre humain, c’est une anomalie en ce monde ; un véritable poison distillé par les progressistes, les médias, les ONG, l’industrie du divertissement, les artistes et les entrepreneurs de la Silicon Valley. Mais ce cancer pour la société humaine a tout du catalyseur pour la société-machine.

Que Peter Thiel soit obsédé depuis l’adolescence par Tolkien et Ayn Rand n’a rien de surprenant ; qu’il ait investi dans un projet visant à construire « une ville flottante » pour y fonder un « paradis libertarien techno-utopique[xxv] » non plus. Coïncidence étonnante, ce projet est porté par Patri Friedmann, qui n’est rien d’autre que le petit-fils de Milton Friedmann, un économiste ultralibéral très influent au XXe siècle. Cet authentique psychopathe a théorisé une vision apocalyptique du capitalisme où il recommandait de mettre à profit les crises pour casser la « tyrannie du statu quo » :

« Seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements. Lorsqu’elle se produit, les mesures à prendre dépendent des idées alors en vigueur. Telle est, me semble-t-il, notre véritable fonction : trouver des solutions de rechange aux politiques existantes et les entretenir jusqu’à ce que des notions politiquement impossibles deviennent politiquement inévitables. » (Capitalisme et liberté, 1982.)

Selon lui, suite à une catastrophe :

« [U]n nouveau gouvernement jouit d’une période de six à neuf mois au cours de laquelle il peut opérer des changements fondamentaux. S’il n’en profite pas pour agir avec détermination, une telle occasion ne se représentera plus. » (La tyrannie du statu quo, Milton et Rose Friedmann, 1984.)

Si Peter Thiel fait partie des rares sommités de la Silicon Valley à avoir soutenu Donald Trump, il est (très) loin d’être le seul libertarien influent aux États-Unis. En voici une liste non exhaustive :

  • Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale et proche d’Ayn Rand[xxvi] ;
  • Jimmy Wales, fondateur de Wikipédia et lecteur d’Ayn Rand[xxvii] ;
  • Les frères milliardaires Koch, propriétaires du conglomérat Koch Industries[xxviii] ;
  • Le milliardaire Richard Branson[xxix] ;
  • Le milliardaire propriétaire d’Amazon et du Washington Post Jeff Bezos[xxx] ;
  • Le magnat des médias Rupert Murdoch[xxxi] ;
  • L’acteur Clint Eastwood (« Laissons les gens tranquilles. Que chacun fasse ce qu’il veut. Et surtout, qu’on ne se mêle pas des affaires des autres. ») ;
  • Les acteurs Angelina Jolie, Brad Pitt ou encore Vince Vaughn ;
  • Les fondateurs de la série South Park Trey Parker et Matt Stone[xxxii] (« On déteste les conservateurs, mais on hait vraiment les gauchistes » ;
  • Le fondateur du site WikiLeaks Julian Assange (« La vocation de Wikileaks est de rendre le capitalisme plus libre et éthique » ; « Concernant ma position par rapport au marché, je suis un libertarien[xxxiii] ») ;
  • Ron Paul, membre du parti républicain ;
  • Travis Kalanick, fondateur d’Uber ;
  • Elon Musk, techno-entrepreneur mégalomane (Paypal, Tesla, SpaceX, Open AI, etc.) ;
  • Scott McNealy, ancien PDG de Sun Microsystems ;
  • Craig Newsmark, créateur du site Craiglist ;
  • Max More, philosophe transhumaniste ;
  • Etc.

Inutile de dire qu’une bonne partie d’entre eux a lu Ayn Rand.

Un intéressant article de Libération paru en 2015 relatait à quel point les idées libertariennes infusent la propagande hollywoodienne et les séries venues d’outre-Atlantique (House of Cards, Hunger Games, Iron Man, Avengers[xxxiv]). Elles représentent « l’obsession contemporaine pour les superhéros, incarnations littérales de la supériorité individuelle bénéfique à la société » :

« Le prochain Avengers de Marvel, intitulé Civil War et dont la sortie est prévue pour 2016, fait carrément de l’insoumission des héros en capes au gouvernement le point crucial de l’intrigue. Après une énième orgie de destruction super-héroïque, les politiques votent un Superhuman Registration Act pour contrôler les interventions de Hulk, Spiderman et autres. Et qui s’oppose au méchant Washington D.C. voulant réglementer l’activité des sauveurs de l’univers ? Captain America bien sûr. Pour Matt Welch, “la gauche américaine est terrifiée de voir la jeunesse devenir libertarienne”. 40% des lecteurs de Reason en ligne ont moins de 35 ans, précise-t-il. Une génération biberonnée aux Indestructibles, le film d’animation des studios Pixar, bourré de clins d’œil appuyés à l’idéologie objectiviste et élitiste d’Ayn Rand, et surtout à la satire de South Park. »

D’après le politologue Sébastien Carré, les libertariens « poursuivent une utopie qui se saborde dès qu’elle est en contact avec la réalité ». Certes, mais qu’en sera-t-il le jour où la technologie permettra de concrétiser cette utopie ? Les libertariens n’ont peut-être « aujourd’hui plus de grandes figures intellectuelles de [l’aura de Ayn Rand] ou de celle de Murray Rothbard dans les années 1950-60 », mais « de plus en plus de stars revendiquent cette appellation », et « ces idées passent désormais plus à travers la pop culture que l’intelligentsia ».

Sébastien Carré confirme que cette idéologie sied bien aux intérêts de la Silicon Valley :

« Le libertarianisme satisfait parfaitement les intérêts des patrons de la Silicon Valley, eux qui veulent détruire les structures existantes, considérées comme des entraves à la liberté d’entreprendre, et promouvoir des innovations dites disruptives. Ils partagent la croyance que les nouvelles technologies sont une promesse d’émancipation de l’individu de toute autorité, couplée à l’idée que l’on s’accomplit en faisant fi du collectif. Il y a également une dimension messianique chez Rand qui séduit ces hommes qui souhaitent véritablement changer le monde. Mais je pense aussi que la Valley est profondément libertarienne, n’oublions pas que la Californie est le berceau du libertarianisme, né dans les années 60 du mariage de la nouvelle gauche, issue de la contre-culture californienne, et du libéralisme classique. »

Également interviewé par Libération, le philosophe technocritique Éric Sadin, auteur de La vie algorithmique, déclare :

« Cette pensée, fondée sur la conviction que le désir individuel, présenté comme progressiste, prévaut sur tout, dans une indifférence absolue des états et des acquis historiques, a essaimé sur la planète entière. »

Plus loin :

« Ils ont réussi à faire croire que leur forme de néo-ultralibéralisme avait une dimension inéluctable, car du côté du cool, de la liberté. Ceux qui ne sont pas d’accord avec eux sont des emmerdeurs crispés ou des rétrogrades : c’est effrayant. »

N’importe qui ayant déjà tenté un dialogue avec un militant animaliste sait de quoi Éric Sadin parle. Toujours d’après le même article, l’essayiste et fondateur du think tank Génération libre Gaspard Koenig serait le représentant le plus médiatisé du libertarianisme en France.

Pour conclure, voici un extrait traduit tiré des premières pages de The Sovereign Individual publié en 1997, un livre devenu la principale source d’inspiration de Peter Thiel :

« Le thème de ce livre décrit la nouvelle révolution du pouvoir qui s’apprête à libérer les individus au détriment de l’État-nation du vingtième siècle. Les innovations qui influencent de manière inédite l’exercice de la violence refaçonnent les frontières au sein desquelles l’avenir doit s’inscrire. Si nos prévisions sont exactes, vous vous trouvez au seuil de la révolution la plus radicale de l’histoire. À une vitesse anticipée et comprise seulement par un nombre restreint d’acteurs, le microprocesseur subvertira et détruira l’État-nation, créant au passage de nouvelles formes d’organisation sociale. Cette transformation sera loin d’être aisée.

[…]

À chacune des étapes historiques du développement de la société correspondaient des phases nettement différentes dans l’évolution et le contrôle de la violence. Comme nous le verrons en détail, les sociétés de l’information promettent de réduire considérablement le rendement de la violence, en partie parce qu’elles transcendent l’échelle locale. Au cours du prochain millénaire, l’avantage du monopole de la violence à grande échelle sera bien plus faible qu’il ne l’a jamais été depuis la Révolution française. Cela aura des conséquences profondes. L’une d’entre elles sera l’augmentation de la criminalité.

Lorsque le monopole de la violence à grande échelle s’effondre, l’exercice localisé de la violence est susceptible de bondir. La violence deviendra plus aléatoire et plus localisée. Le crime organisé va prendre de l’ampleur. […]

Une autre implication logique de la baisse des rendements de la violence est l’effacement de la politique. De nombreux éléments indiquent que l’adhésion aux mythes civiques de l’État-nation du vingtième siècle s’érode rapidement. La mort du Communisme n’en est que l’exemple le plus frappant. Comme nous l’explorerons en détail, l’effondrement de la moralité et la corruption croissante des dirigeants parmi les gouvernements occidentaux n’ont rien d’une évolution aléatoire. C’est la preuve que le potentiel de l’État-nation est épuisé. Nombre de dirigeants politiques ne croient plus eux-mêmes aux platitudes qu’ils profèrent, et leur public n’est pas dupe non plus. »

Dans le paragraphe intitulé The end of nations (« La fin des nations »), il est écrit :

« Les changements qui diminuent le pouvoir des institutions prédominantes sont à la fois dangereux et déconcertants. À l’instar des monarques, seigneurs, papes et potentats qui se battaient impitoyablement pour préserver leurs privilèges au début de la période moderne, les gouvernements d’aujourd’hui recourront à la violence, souvent de manière dissimulée et arbitraire, pour tenter de retarder l’échéance. Affaibli par le défi technologique, l’État traitera ses anciens citoyens, devenus des individus de plus en plus autonomes, avec un mélange de cruauté et de diplomatie similaire à celui réservé jusqu’à présent à ses relations avec les autres gouvernements. Des techniques d’exaction de plus en plus sévères seront le corollaire logique de l’émergence d’un nouveau type de relation entre les gouvernements et les individus. »

Traduction et commentaire : Philippe Oberlé


[i] https://www.theguardian.com/news/2018/feb/15/why-silicon-valley-billionaires-are-prepping-for-the-apocalypse-in-new-zealand

[ii] https://reporterre.net/Les-Trentes-Glorieuses-etaient

[iii] http://www.slate.fr/story/210800/petrole-penurie-fournisseurs-europe-apres-2030-aubaine-accelerer-transition-energetique-changement-climatique

[iv] https://www.vanityfair.com/news/2017/09/donald-trump-peter-thiel-top-intelligence-advisory-post

[v] https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/l-homme-augmente-peter-thiel-le-milliardaire-qui-defie-la-mort_2155257.html

[vi] https://www.palantir.com/

[vii] https://www.telerama.fr/medias/palantir-big-data-renseignement,153229.php et https://youtu.be/20kV0CcFSKE

[viii] https://www.silicon.fr/renseignement-la-dgsi-semancipe-de-palantir-222231.html

https://dataintelligencecluster.com/

[ix] https://www.bloomberg.com/news/features/2021-09-15/peter-thiel-gamed-silicon-valley-tech-trump-taxes-and-politics

[x] https://www.cato-unbound.org/2009/04/13/peter-thiel/education-libertarian

[xi] https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/08/10/la-course-aux-petits-reacteurs-nucleaires-est-lancee_6091112_3234.html

[xii] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/libertarien/10910910

[xiii] https://www.contrepoints.org/2021/07/08/335644-le-libertarianisme-pour-les-nuls

[xiv] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/06/29/nicki-minaj-est-la-transfiguration-du-mythe-vaudou-de-mami-wata_5323238_3212.html

[xv] https://www.bbc.com/afrique/monde-54747935

[xvi] https://www.letemps.ch/sciences/addiction-aux-ecrans-letre-humain-un-rat-autres

[xvii] https://www.lemonde.fr/sciences/article/2019/11/22/le-manque-d-activite-physique-un-mal-recurrent-chez-les-adolescents_6020061_1650684.html

[xviii] https://www.theguardian.com/us-news/2021/sep/02/person-charged-with-indecent-exposure-at-la-spa-after-viral-instagram-video

[xix] https://www.lepoint.fr/societe/singer-la-liberation-animale-est-une-question-politique-majeure-24-08-2019-2331385_23.php

[xx] https://usbeketrica.com/fr/article/metavers-quand-zuckerberg-reve-d-un-monde-100-facebook

[xxi] http://www.slate.fr/story/152465/ayn-rand-romanciere-france-ignore

[xxii] https://greatergood.berkeley.edu/article/item/the_compassionate_species

[xxiii] https://www.americanscientist.org/article/evolution-for-the-good-of-the-group

[xxiv] https://www.sciencesetavenir.fr/animaux/l-empathie-un-sentiment-tres-animal_127784

[xxv] https://www.vice.com/en/article/vbzzdy/libertarian-billionaires-want-to-make-waterworld-a-reality

[xxvi] https://fr.wikipedia.org/wiki/Alan_Greenspan

[xxvii] https://en.wikipedia.org/wiki/Jimmy_Wales

[xxviii] https://www.thetimes.co.uk/article/libertarian-billionaire-koch-brothers-pump-cash-into-time-bid-5rhhnrhjr

[xxix] https://www.capital.fr/economie-politique/richard-branson-ne-en-1950-virgin-la-meilleure-pub-du-groupe-c-est-son-tres-excentrique-patron-516454

[xxx] https://slate.com/news-and-politics/2013/08/jeff-bezos-inscrutable-libertarian-democrat.html

[xxxi] https://reason.com/2009/11/09/rupert-murdochs-definition-of/

[xxxii] https://www.washingtonpost.com/arts-entertainment/2018/10/17/how-south-park-became-ultimate-bothsides-show/

[xxxiii] https://reason.com/2010/11/30/assange-im-influenced-by-ameri/

[xxxiv] https://www.liberation.fr/culture/2015/09/17/les-libertariens-sont-parmi-nous_1374248/

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