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Anatomie de la religion du Progrès

« Un politicien de gauche pourra toujours reconnaître que – sous l’effet des politiques impitoyables de ses clones de droite – les conditions de vie des classes populaires se sont dégradées dans tous les domaines (encore faudra-t-il, pour cela, qu’il consente à s’appuyer sur d’autres indicateurs que ceux qui lui sont habituellement fournis par la statistique d’État). Pour autant, personne ne l’entendra jamais en conclure – ce qui serait pourtant conforme à la logique la plus élémentaire – que si ces classes populaires vivent aujourd’hui de plus en plus mal, c’est donc que, pour elles, les choses allaient un peu mieux avant (c’est-à-dire quand le capitalisme n’avait pas encore développé ses plus récentes métastases). Une conclusion aussi effrayante l’inviterait, en effet, à remettre en question l’idée qu’il y a un sens de l’histoire (qui doit, par exemple, nécessairement conduire du biface en silex aux centrales nucléaires) et que la nostalgie – sentiment réactionnaire et fasciste par excellence – est bien le crime qui contient tous les crimes.

Lorsque la logique et le bon sens se trouvent ainsi frappés d’interdit par les seules contraintes du dogme, tout le monde aura compris que nous avons quitté depuis longtemps le terrain de la critique sociale pour celui – d’ailleurs respectable dans son ordre – de la pure et simple foi religieuse. »

– Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée – La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, 2011.

« Dans De l’origine, antiquité, progrès, excellence et utilité de l’art politique (1568), [l’écrivain Loys] Le Roy utilise le verbe civiliser pour décrire le processus de progrès moral, intellectuel et social faisant passer d’un état primitif et naturel à une condition humaine supérieure. Le Roy et d’autres membres de l’intelligentsia de la cour considéraient que leur quotidien était évidemment supérieur aux temps passés ; ils croyaient en un développement cumulatif, linéaire et désirable. Aujourd’hui, la croyance selon laquelle les sociétés de l’Europe moderne sont plus avancées que celles qui les précèdent – qu’il existe une chose telle que le progrès – est tellement ancrée dans notre imaginaire qu’elle semble aller de soi ; mais à l’époque, elle était nouvelle. »

– Thomas C. Patterson, L’invention de la civilisation occidentale, 1997.

« Le haut-modernisme se projette presque toujours dans le futur. N’importe quelle idéologie prêchant ainsi sur l’autel du progrès privilégiera certes pareillement le futur, mais le haut-modernisme porte cette tendance à son paroxysme. Le passé est une entrave, une histoire ancienne dont la seule vocation est d’être transcendée. Le présent est la rampe de lancement de projets porteurs d’un meilleur futur. L’une des caractéristiques majeures des discours haut-modernistes et des discours étatiques s’en inspirant se trouve dans cette manière très prononcée de mettre en avant des images de progrès héroïque vers un futur totalement transformé. Ce choix stratégique de privilégier le futur est lourd de conséquences. Plus le futur est susceptible d’être connu et réalisé, comme la foi dans le progrès encourage à le croire, moins ses avantages à venir sont pensés en intégrant une part d’incertitude. En conséquence, la plupart des haut-modernistes sont convaincus que la certitude d’un meilleur futur justifie les nombreux sacrifices à court terme qui se révéleront nécessaires pour y arriver. L’omniprésence des plans quinquennaux dans les États socialistes illustre bien cette conviction. Le progrès est objectivé à travers une série d’objectifs prédéfinis – en grande majorité matériels et quantifiables – qui doivent être atteints grâce à un mélange d’économies, de travail et d’investissements. »

– James C. Scott, L’œil de l’État : moderniser, uniformiser, détruire, 1998.

Vous vous demandez peut-être ce que vient faire une critique de la religion du Progrès sur un blog dénonçant le greenwashing. C’est parce que la foi dans un progrès infini va de pair avec la foi dans une croissance infinie, ce sont les deux faces d’une même pièce nommée illimitation. La religion du Progrès est une conséquence directe des révolutions scientifiques et techniques des derniers siècles qui ont mis entre les mains du primate humain un pouvoir démentiel sur la matière inerte et les organismes vivants. Cette puissance technique, qui est à l’origine d’un accroissement extraordinaire de l’exploitation de la nature (espèce humaine incluse), seuls les fondamentalistes du culte progressiste imaginent encore pouvoir la contrôler. Il devrait pourtant être évident, au vu des promesses de l’avènement d’un paradis terrestre systématiquement trompées par l’expérience réelle depuis maintenant deux siècles – guerres mondiales, génocides, impérialisme, famine, esclavage, maladies de civilisation, carnage environnemental –, que la foi dans le Progrès est synonyme de suicide pour la race humaine.

On a coutume d’entendre ou de lire que l’idée de Progrès, moteur de la civilisation occidentale, serait universelle au sein de l’humanité passée et présente, que ce besoin serait inscrit au plus profond de la nature humaine. Rien n’est plus faux. Avec seulement quelques siècles d’ancienneté, la notion de Progrès est très récente à l’échelle de l’histoire humaine. De plus, chez un certain nombre d’auteurs de l’élite intellectuelle – George Orwell, Charles Baudelaire, John Steinbeck, C.S. Lewis, Jean Giono, etc. – l’idéal incarné par le Progrès était loin de faire l’unanimité[1].

L’idée selon laquelle il y aurait un sens de l’histoire, que les sociétés humaines suivraient une évolution linéaire, comme sur des rails, et qu’il serait possible de les hiérarchiser en fonction de leur niveau de développement, il s’agit probablement là d’un des plus grands mythes de l’époque moderne. Car l’évolution, qu’elle soit biologique ou culturelle, produit toujours de la diversité, ainsi que j’ai tenté de le montrer dans un article paru sur Le Partage[2]. En conséquence, les espèces comme les sociétés finissent inexorablement par diverger pour donner naissance à de nouvelles espèces/sociétés. L’humanité totale, unifiée, déracinée, acculturée, gouvernée par un État mondial, une perspective qui fait rêver de nombreux progressistes tant à gauche qu’à droite, est une aberration, une anomalie.

Un podcast intéressant sur la religion du progrès et la pensée du philosophe Jean-Claude Michéa :

Pour faire la lumière sur cette notion de progrès, retracer son origine et son histoire, j’ai traduit ci-dessous deux définitions. La première provient du Cambridge Dictionary of Sociology (édition 2006), la seconde de l’Oxford Dictionary of Sociology (édition 2003). J’ai choisi de traduire les deux définitions car chacune apporte des éléments différents, mais le sens général reste le même.

Définition du progrès par le Cambridge Dictionary of Sociology

Le progrès est l’idée selon laquelle le monde humain a progressé, progresse et continuera de progresser à l’avenir. Elle s’oppose à toute idée d’un âge d’or passé, ou au sentiment de décadence et de déclin. Elle exprime un optimisme et une confiance permanents dans la capacité des humains à résoudre leurs problèmes et à accroître la prospérité, la moralité et le savoir au fil du temps.

Historiquement parlant, l’idée de progrès est relativement nouvelle. Elle est apparue en Europe occidentale dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Lors d’une bataille de livres entre les Anciens et les Modernes, ces derniers ont remporté une victoire décisive en affirmant que les peuples modernes pouvaient aller aussi loin – voire plus loin – que les anciens Grecs et Romains qui, pendant la majeure partie des mille dernières années, avaient continué à être acceptés comme des leaders insurpassables en matière d’apprentissage et de civilisation. Ce qui a rendu les arguments des modernes plus convaincants qu’auparavant, c’est sans aucun doute les réalisations fulgurantes de la révolution scientifique du XVIIe siècle. Les travaux de scientifiques de Kepler (1571-1630), Copernic (1473-1543), Galilée (1564-1642) et surtout Newton (1643-1727), qui ont découvert les mécanismes fondamentaux de l’univers, ont montré que les sociétés modernes étaient capables d’être aussi éclairées et créatives que n’importe quelle société passée. Les philosophes Bacon (1561-1626) et Descartes (1591-1650), avec leur appel à une nouvelle méthode pour comprendre la nature et la société, ont également exprimé un sens de l’originalité et de la nouveauté caractéristique de l’époque, ainsi que la certitude que l’ère moderne portait en elle les germes d’un progrès illimité.

L’idée de progrès est devenue un élément central dans la plupart des grandes philosophies sociales des XVIIIe et XIXe siècles. Elle a été acceptée par la plupart des penseurs des Lumières, même s’ils critiquaient les conditions de leur propre société et de leur époque. Leur foi en la raison leur donnait la certitude qu’ils pouvaient découvrir et remédier aux abus remarquables de leurs sociétés. Les penseurs du XIXe siècle, tels qu’Herbert Spencer, Auguste Comte et Karl Marx, se réjouissaient également d’un avenir de liberté, d’égalité et de prospérité pour tous, même s’ils dénonçaient les forces qui freinaient le progrès à leur époque. Le concept de progrès semblait trouver une confirmation scientifique satisfaisante avec la théorie de l’évolution, dans laquelle une mauvaise interprétation du darwinisme (le darwinisme social) était appliquée à l’idée de l’ascension de l’homme de la sauvagerie à la civilisation.

À partir de la Révolution française, il y a toujours eu un courant de pensée contraire qui remettait radicalement en question l’idée de progrès, laquelle, dans le cas de certains penseurs d’obédience religieuse comme Joseph de Maistre (1754-1821), était considérée comme impie et blasphématoire. Le romantisme européen, avec sa critique de l’industrialisme et du matérialisme et son idéalisation du Moyen Âge, a ajouté sa propre critique passionnée et convaincante. Vers la fin du XIXe siècle, un pessimisme de fin de siècle [en français dans le texte, NdT] est apparu comme un courant de pensée distinct qui a gagné en puissance parmi les penseurs européens tels que Friedrich Nietzsche, Max Weber et Sigmund Freud. La Première Guerre mondiale et ses conséquences, avec un massacre d’hommes sans précédent suivi de deux décennies de dépression économique et de montée des dictatures totalitaires, enterrent l’idée de progrès pour la plupart des artistes et des intellectuels. Mais la défaite du fascisme lors de la Seconde Guerre mondiale et la forte reprise économique de l’après-guerre ont entraîné un renouveau significatif de l’idée de progrès, même si elle n’a jamais retrouvé la position centrale qu’elle occupait au cours des siècles précédents. Aujourd’hui, cette idée est notamment soumise aux critiques des écologistes.

Krishan Kumar

Propos prononcés lors de l’émission « Des paroles et des actes », France 2, 12 janvier 2012.

Définition du progrès par l’Oxford Dictionary of Sociology

L’idée de progrès, conçue comme la sophistication croissante des connaissances et l’amélioration de la qualité de vie, est le moteur de la civilisation occidentale depuis au moins trois cents ans. Au cours du vingtième siècle, cette même idée a été adoptée, avec des variations, par pratiquement toutes les cultures de la planète. Dans le tiers-monde, le développement et la modernisation sont considérés comme synonymes de progrès [pour les peuples dépossédés de leurs terres, de leurs droits et lobotomisés par Internet, la radio et la télévision peut-être[3], c’est beaucoup moins sûr pour les autres qui sont nombreux à se battre pour préserver leur terre et leur culture, NdT].

L’histoire de l’idée de progrès est complexe, et même la signification du mot est contestée dans ses fondements. Les spécialistes contemporains ne s’accordent pas sur la question de savoir si les philosophes de l’Antiquité classique avaient une quelconque attente du progrès dans son sens moderne. Dans son ouvrage The History of Progress (1980), Robert Nisbet cite certains éléments qui semblent prouver que les anciens philosophes donnaient un sens moderne au progrès. Mais les théories cycliques de l’essor et du déclin des civilisations étaient beaucoup plus courantes dans le monde antique et ont continué à être soutenues à l’époque moderne par des érudits aussi éminents que Montesquieu, Helvetius, Gibbon et Spengler. Une autre tradition de pensée sur l’histoire de l’humanité est entièrement pessimiste et ne voit que le déclin d’un âge d’or antérieur.

L’idée d’une histoire universelle du progrès humain a été développée au cours du XVIIIe siècle dans les œuvres de Voltaire, Turgot, Herder et Kant, entre autres. Avec Kant, nous arrivons à l’idée pleinement développée d’une race humaine unifiée qui se dirige vers l’idéal d’une « société civile universelle » fondée sur la justice et basée sur le maximum de liberté individuelle pour tous.

Il n’est pas exagéré de dire que les philosophes des XVIIIe et XIXe siècles ont fini par devenir obsédés par l’idée de progrès. L’espoir d’un paradis spirituel s’estompant, l’imaginaire des gens s’est tourné vers le rêve d’un paradis sur terre qu’il serait possible d’atteindre grâce au progrès. L’idée du XVIIIe siècle comportait cinq éléments : la croyance déiste persistante en une Providence bienveillante, un optimisme permanent quant au sens de la vie et de la destinée humaines ; la croyance que l’histoire n’était pas chaotique mais évoluait par étapes prévisibles selon des lois qu’il était possible de découvrir ; la croyance en la postérité, qui tient la promesse du progrès et honore les précurseurs qui l’ont rendu possible ; la centralité de la connaissance comme moteur du progrès ; la croyance en la perfectibilité ultime de l’humanité. Il y avait un puissant facteur de nostalgie religieuse dans tout cela, et de nombreux historiens ont affirmé que l’ensemble de l’idéologie progressiste jusqu’à aujourd’hui est une image miroir du christianisme, l’utopie séculaire se substituant à la promesse du paradis (voir, par exemple, The Heavenly City of the Eighteenth-Century Philosophers, 1932).

Si la Révolution française a infligé un sérieux revers à cette philosophie optimiste du XVIIIe siècle, deux de ses éléments les plus séculaires ont été repris au XIXe siècle, avec des résultats bouleversants : la centralité de la connaissance et la recherche des lois de l’histoire. Saint-Simon, et plus particulièrement Comte, ont combiné ces deux éléments avec la vision de Kant d’une histoire humaine universelle pour produire une théorie du progrès extrêmement influente. Comte a postulé que l’humanité évoluait en même temps que l’esprit humain, et que l’histoire humaine pouvait être divisée en trois étapes distinctes basées sur le niveau de compréhension humaine. Le Stade Théologique était caractérisé par des croyances religieuses primitives et animistes. Le Stade Métaphysique (qui se termine selon Comte à son époque) produit des religions plus sophistiquées et plus abstraites. Le Stade Positif émergeant serait une ère entièrement définie par la science et la rationalité, qui produirait une utopie terrestre. Bien que critiquée à son époque et ultérieurement, la grande théorie de Comte est entrée dans la conscience occidentale. Son utopie rationnelle et scientifique était le modèle même de la modernité.

Karl Marx est arrivé à sa théorie du progrès par le biais d’une tradition philosophique différente, mais il ne fait guère de doute que Comte et Saint-Simon l’ont influencé. La théorie très abstraite de l’histoire de Hegel envisageait le progrès de l’esprit humain vers une appréhension parfaite de lui-même et du monde. Marx a ancré cette vision dans la réalité en reliant le progrès aux luttes économiques. Sa théorie du matérialisme historique prédit que l’état utopique final (le communisme) sera réalisé par le travail inexorable des lois économiques.

La théorie du darwinisme social de Spencer est un autre exemple de la fascination du XIXe siècle pour le progrès. Le darwinisme social était plus à la mode aux États-Unis qu’en Europe. Il associait le progrès à l’expansion et à la complexité croissante des sociétés, et surtout au mécanisme naturel de la survie du plus apte qui, selon Spencer, créerait la meilleure société possible si on n’entravait pas ce mécanisme.

Pendant la majeure partie du vingtième siècle, les théories du progrès ont suivi le modèle du dix-neuvième siècle – optimiste, rationaliste et de plus en plus matérialiste. La sociologie a apporté sa contribution sous la forme des premières théories fonctionnelles et postindustrielles qui prédisaient une société future d’harmonie et de prospérité fondée sur la science. Cependant, à la fin du siècle, l’idée de progrès semble être en déclin. Les grandes idéologies utopiques se sont autodétruites, laissant une dette énorme. La science n’a pas produit d’utopie morale pour la majeure partie de l’humanité, et l’avenir est assombri par les doutes sur la question environnementale.

Traduction et commentaire : Philippe Oberlé


  1. https://www.partage-le.com/2018/10/28/le-mensonge-du-progres-par-nicolas-casaux/

  2. https://www.partage-le.com/2021/11/25/evolution-contre-civilisation-diversite-contre-uniformite-philippe-oberle/

  3. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/06/29/nicki-minaj-est-la-transfiguration-du-mythe-vaudou-de-mami-wata_5323238_3212.html

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