Le colonialisme vert et ses ravages socio-écologiques en Afrique
« Les institutions internationales ne protègent pas la nature africaine, elles protègent une idée coloniale de l’Afrique. »
– Guillaume Blanc
Dans son livre L’invention du colonialisme vert : pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, l’historien de l’environnement Guillaume Blanc raconte comment, sous couvert de « protéger » un Éden africain qui n’a jamais existé, de puissantes ONG environnementales (WWF, Wildlife Conservation Society, Conservation International, African Wildlife Foundation, etc.), aidées par des institutions et bailleurs de fonds internationaux (UNESCO, UICN, UNDP, Banque Mondiale, Agences de développement diverses et variées), contribuent en réalité à détruire les cultures et les modes de vie parmi les plus écologiques.
« Il y a environ 350 parcs nationaux en Afrique, et, dans la plupart d’entre eux, les populations ont été expulsées pour faire place à l’animal, la forêt ou la savane. C’est le cas de 50 % des parcs du Bénin, de 40 % des parcs du Rwanda ou encore de 30 % des parcs de Tanzanie et du Congo-Kinshasa. Au moins un million de personnes ont été chassées des aires protégées africaines au XXe siècle. Quant aux parcs encore habités, l’agriculture, le pastoralisme et la chasse y sont généralement interdits, et sanctionnés d’amendes et de peines de prison. »
Après les indépendances, les administrateurs coloniaux se sont pour beaucoup reconvertis dans la conservation de la nature portée par les institutions internationales, ce qui leur a permis de garder de l’influence sur la gouvernance des États nouvellement créés. L’Union Internationale de la Conservation de la Nature (UICN), dont je dresse le portrait dans un article précédent, est née en 1956 et prétend avoir été créée en 1948 sous le nom d’UIPN (Union internationale pour la protection de la nature). En réalité, elle existe depuis 1928 mais a changé plusieurs fois de noms. Dans le même esprit, les experts qualifient désormais la conservation de « communautaire » et usent les termes techniques de la novlangue enfantée par la doctrine du développement durable. Mais sur le terrain, rien n’a changé ; la logique d’accaparement des terres et les persécutions qui en découlent ont, elles-aussi, été « conservées ».
Comme le démontre Guillaume Blanc, cette conservation exclusionnaire reste inchangée depuis l’ère coloniale, et la violence qu’elle engendre s’est même accentuée depuis la création des États africains. Car les dirigeants ont rapidement trouvé comment tirer profit de la conservation pour servir leurs intérêts. En respectant les directives – expulsions des populations et interdiction de toutes les activités humaines jugées délétères (agriculture, élevage, coupe de bois, etc.) – imposées par les experts occidentaux dans les aires protégées, les autorités peuvent espérer bénéficier d’une reconnaissance internationale avec son classement au patrimoine mondial de l’UNESCO. Cette distinction attire des touristes occidentaux et des devises, mais ce n’est pas tout. Les bailleurs de fonds débloquent aussi des fonds servant à financer la construction de campements et d’équipement – dont des armes – pour les gardes des parcs. Guillaume Blanc donne plusieurs exemples de gouvernements utilisant les parcs nationaux et les éco-gardes afin de soumettre des zones autonomistes refusant l’autorité de l’État. S’en suivent régulièrement des massacres et des viols en masse. Pas de quoi alarmer l’UNESCO et les grandes ONG environnementales qui détournent systématiquement le regard.
« Pour sauver la nature, les experts internationaux exigent des États africains qu’ils expulsent les habitants des parcs. Concrètement, ils leur demandent d’empêcher des agro-pasteurs d’éroder les parcelles qu’ils cultivent et de dénuder les plateaux où ils envoient paître leur bétail. Mais l’argument est absurde, au sens propre du terme : il est contraire à la raison. Accuser des paysans comme ceux de Gich de détruire la nature, c’est oublier qu’ils produisent eux-mêmes leur nourriture. Comme tous les expulsés des parcs africains, ils ne se déplacent d’abord qu’à pied. Ils consomment très peu de viande et de poisson. Ils achètent très rarement de nouveaux vêtements. Et contrairement à deux milliards d’individus, ils n’ont ni ordinateur ni smartphone. Bref, pour sauver la planète, il faudrait vivre comme eux. L’Unesco, le WWF et l’UICN considèrent pourtant que leur expulsion est éthique et nécessaire, c’est-à-dire justifiée. »
Le parc national du Simien localisé dans le nord de l’Éthiopie, et plus particulièrement l’expulsion du village d’agro-pasteurs de Gich, constitue le fil rouge du livre. L’auteur a longuement enquêté sur le terrain et révèle plusieurs mythes profondément racistes inventés de toutes pièces par les experts occidentaux ; pour justifier les persécutions des habitants des parcs, leurs rapports se basent souvent sur des chiffres totalement farfelus datant de la période coloniale et jamais vérifiés par des études approfondies. La forêt éthiopienne aurait été ravagée par l’activité intensive des agro-pasteurs depuis des siècles, la population de walia ibex (bouquetin d’Abyssinie) serait en chute libre et menacée par la population croissante du parc (en réalité, population de bouquetins ET population humaine du parc ont augmenté en même temps), les agro-pasteurs provoqueraient une érosion catastrophique des sols, etc. Toutes ces conclusions, les experts internationaux de la conservation les inscrivent dans des rapports après avoir passé tout au plus quelques jours sur le terrain. Jamais ils ne cherchent à établir un dialogue pour comprendre le mode de vie des habitants qui vivent sur ces terres depuis d’innombrables générations. Cette arrogance, les experts la tirent de la science occidentale qui s’impose au monde comme la Vérité universelle, au mépris des savoirs traditionnels qui ont fait leurs preuves pour contribuer au bien-être de millions de personnes tout en préservant la nature, et ce depuis des siècles, voire des millénaires.
La lecture de cet excellent ouvrage de Guillaume Blanc met en lumière la mécanique coloniale intrinsèque au capitalisme et, plus globalement, l’absurdité, pour ne pas dire la folie si caractéristique de la culture dominante au sein de la société industrielle. Les experts occidentaux, ces prêtres de la technoscience venus se substituer aux missionnaires chrétiens, prêchent la bonne parole conservationniste et usent de leur influence pour assimiler de force les territoires autonomes jugés non-civilisés – et donc improductifs – à la mégamachine globalisée. Ainsi, « les anciens territoires impériaux sont devenus les nouvelles colonies de vacances de l’Occident », comme le note Guillaume Blanc en référence au géographe Georges Cazes. Des touristes occidentaux au mode de vie anti-écologique au possible, venus par avion, habillés avec des vêtements fabriqués en Asie à partir de dérivés du pétrole, équipés de matériel high-tech conçu en aluminium (la Guinée est le troisième producteur mondial de bauxite, le minerai d’aluminium), profitent désormais des parcs africains libérés de leurs habitants à l’empreinte écologique parmi les plus faibles au monde. Ayant perdu leurs terres et par conséquent leur autonomie, obligés de migrer vers les centres urbains pour trouver un emploi salarié, ces « réfugiés de la conservation » deviennent dès lors dépendants du marché pour tous leurs besoins. Dans la plupart des cas, ils sombrent dans la misère la plus totale après leur déplacement forcé.
Mais que deviennent les aires protégées ? Elles doivent forcément se porter à merveille après avoir été débarrassées de leurs habitants « nuisibles », non ? En fait, pas du tout. Dans de nombreux endroits du monde, les parcs nationaux pris d’assaut par les touristes souffrent d’une accélération de l’érosion et les détritus s’amoncellent après le passage des consommateurs de nature (trop de touristes dans le Serengeti, parcs croulant sous la masse de touristes aux États-Unis). De plus, cette invasion perturbe fortement la chasse et la reproduction chez certains mammifères ; des exemples existent dans le Colorado avec la population de wapitis ainsi que dans le Serengeti pour les guépards. Malgré cela, on assiste à une campagne massive des médias et des grandes ONG environnementales pour dynamiser l’industrie du safari en Afrique présentée comme le moyen le plus efficace de financer la conservation. Pour ne rien arranger, dans le but d’alimenter la croissance économique mondiale en énergie et matières premières, les gouvernements déclassent régulièrement des aires protégées pour laisser le champ libre aux industries extractives (pétrole, gaz, charbon, métaux, bois, etc.) ou pour y construire des infrastructures.
Ce mythe d’une nature immaculée et intacte, qui n’aurait pas encore été violée par l’activité humaine, agit comme une sorte de leurre pour légitimer les structures hiérarchiques – institutions internationales, firmes multinationales et États – détruisant dans les pays du Sud les modes de vie écologiques, et bloquant ici en Occident un changement radical et nécessaire de mode de vie. Il s’agit d’un prolongement du mythe à l’origine de la création des États modernes ; l’être humain serait nuisible pour lui-même, pour les autres, et il le serait tout autant pour la nature. Une classe prétendument plus éclairée, composée d’élites politiques, scientifiques et économiques doit prendre les choses en main pour guider et sauver le peuple de lui-même. Depuis plusieurs siècles, les mêmes causes produisent les mêmes destructions socio-écologiques. Et il est grand temps que cela cesse.