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« Le problème, c’est la normalité »

Traduction d’un article écrit par Andrew Nikiforuk, spécialiste des questions énergétiques, et publié le 30 mai 2020 par la revue indépendante canadienne The Tyee.

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Et la « nouvelle normalité » est tout aussi stupide. Ce que nous avons rendu normal n’a jamais été naturel.

Sharon Wilson fait partie de ces Texans qui, depuis cinq générations, se rendent en voiture dans les communautés rurales pour prendre des photos des installations pétrolières et gazières avec un équipement infrarouge. Les photos laissent apparaître toute la pollution au méthane touchant les communautés rurales, une pollution niée par l’industrie et les gouvernements.

Sharon Wilson a récemment tweeté ces deux phrases : « Nous pouvons et devons faire mieux que de revenir à la normale. Le problème, c’est la normalité. »

Elle a raison sur ce point, ce qui semble normal est devenu un état pathologique.

Après l’anormalité aléatoire de cette pandémie, je ne veux pas non plus revenir à la normale. Ni à son stupide jumeau, « la nouvelle normalité ».

Regardons les choses en face : notre monde hautement technologique, dominé par des échanges marchands globalisés où l’on vend tout et n’importe quoi en échange de quelques cacahuètes, dirigé principalement par des tyrans, n’est pas naturel.

Depuis 1970, un déferlement de normalité a presque détruit la Terre : il a créé une machine économique anormale, aveugle aux dépenses énergétiques, qui a doublé la population mondiale et augmenté la consommation par habitant de 45 %.

Dans le même temps, la soi-disant valeur de l’activité économique mondiale a augmenté de 300 % et le commerce mondial a explosé de 900 % tel un coronavirus. Pour soutenir toute cette consommation et ce commerce, l’extraction de « matériaux vivants » de la nature a fait un bond de 200 %.

Voici maintenant une liste partielle du coût de cette normalité exponentielle : l’homme s’est approprié ou a modifié 70 % des terres du monde avec des mines, des routes, des fermes industrielles, des villes et des aéroports. Nous avons modifié plus de 75 % des plus longs fleuves du monde. Nous avons rempli l’océan de plastique et massacré les récifs coralliens. Quiconque qualifie ce genre de comportement de normal est cinglé. C’est de l’impérialisme écologique, et rien de plus qu’une attaque à grande échelle contre la dignité des communautés locales.

La liste est encore longue et les scientifiques pensent maintenant qu’il est normal de publier des articles sur « l’omniprésence du déclin de la vie provoqué par l’homme ». Les humains ont par exemple détruit 85 % des zones humides. C’est comme manger ses propres reins pour le dîner, et je ne connais personne qui considérerait cela comme normal, excepté Hannibal Lecter.

Nous avons éliminé 40 % des forêts originelles du monde. Nous avons fait disparaître (et il existe un mot pour qualifier cela en ces temps normaux) la plupart des grands mammifères du monde. On estime qu’un million d’espèces animales et végétales sont au bord de l’extinction.

Homo sapiens, un autre mammifère, figure sur cette liste, et nous prétendons que c’est normal. Alors que les espèces disparaissent, notre intelligence artificielle en constante expansion ne leur fera probablement pas de signe d’adieu, car remplacer le naturel par l’artificiel, c’est la norme.

Il y a trois cents ans, personne ne parlait de l’état normal des choses, ni n’aspirait à la normalité, cela n’existait tout simplement pas. C’est parce que normalis était à l’époque un mot latin qui décrivait les angles droits faits par une équerre de charpentier.

Ce n’est qu’avec l’avènement de l’industrialisation et la pensée techniciste que le mot normalis a colonisé notre vocabulaire et s’est imposé au XVIIIe siècle.

Standardisé, le système des machines exige la normalité, car tout doit se conformer aux angles droits du progrès. Cela signifie une croissance et une consommation sans fin, le tout alimenté par la fiction de l’énergie bon marché.

En réalité, la normalité cela veut dire vivre dans des grandes boîtes et être esclave des machines. Cela signifie que vous êtes tellement distrait par les écrans, la vitesse et la mobilité que vous ne pouvez plus faire attention à ce qui compte vraiment. La normalité signifie que vous n’avez aucun respect pour les limites ou les lieux sacrés. La normalité signifie que vous pensez qu’il est possible de simplement substituer les combustibles fossiles par ce que l’on appelle de l’ « énergie propre » dans le seul but de protéger la norme. Mais cela signifie surtout que vous avez renoncé à votre capacité d’être humain et d’aimer cette Terre.

Donc je ne veux pas revenir à la normale.

Je ne veux pas retourner dans un monde où il est normal d’industrialiser puis de globaliser les soins aux personnes âgées comme si elles n’étaient qu’une autre ressource à exploiter avant de mourir.

Les vampires se comportent de cette manière, et personne ne trouve ça normal.

Je ne veux pas revenir à l’infection numérique qui déracine nos esprits et nos âmes, une contagion orchestrée par des hommes autoritaires justifiant l’exploitation des données de nos ordinateurs afin d’améliorer leur capacité à contrôler nos comportements.

C’est de la prédation, rien d’autre.

Je ne veux pas retourner dans un monde où les avocats et les juges ne comprennent pas la différence entre un système légal et la justice. Je ne veux pas retourner dans un monde où les gouvernements pensent qu’il est normal de sacrifier les communautés paysannes en employant des technologies de fracturation qui provoquent des tremblements de terre, polluent les eaux souterraines et perdent constamment de l’argent.

C’est de la criminalité en col blanc avec une pompe à eau à haute pression.

Je ne veux pas retourner dans un monde où seulement quelques entreprises agroalimentaires étrangères contrôlent l’abattage et la distribution d’une viande dite « bon marché ».

Cela revient à cultiver l’insécurité alimentaire (et l’obésité) pour le plus grand nombre afin de servir une minorité de rapaces.

Je ne veux pas revenir à un monde où nous acceptons le statu quo, les inégalités croissantes de richesse et une pensée politique divergente qui l’accompagnent.

La division se termine de l’une des trois façons sanglantes suivantes : guerre civile, révolution ou esclavage.

[Incohérence de l’auteur ici : on ne peut pas vouloir lutter contre la normalité, contre l’uniformisation, et en même temps souhaiter que tout le monde pense pareil. Et comme l’explique l’historien Walter Scheidel, enseignant à l’université de Stanford, « seule la violence a permis de réduire les inégalités » au cours de l’histoire, NdT]

Je ne veux pas retourner dans un monde où les économistes de l’église évangélique de la croissance exponentielle prêchent la consommation infinie sur une planète finie.

Je ne veux pas retourner dans un monde où la solution universelle est soit plus d’éducation, soit plus de technologie.

Nos universités et nos technocrates affirment maintenant que penser comme des machines – ou ne pas penser du tout – est « la nouvelle normalité ».

Je ne veux pas retourner dans un monde où les partis politiques produisent des hommes et des femmes obsédés par le pouvoir et niant la vérité. C’est mal.

Je ne veux pas retourner dans un monde où les gens ne connaissent pas leurs voisins, ni les noms des oiseaux dans les arbres.

Je ne veux pas retourner dans un monde où les milliardaires se moquent tellement de la Terre qu’ils ne pensent qu’à s’enfuir vers Mars.

Je ne veux pas retourner dans un monde où les dirigeants politiques n’ont pas le courage de parler dans la même phrase d’énergie bon marché, de surconsommation, de surpopulation et de changement climatique.

Et je ne veux pas retourner dans un monde où les médias sont incapables d’admettre que notre civilisation, comme le dit William Ophuls, « est devenue obèse, trop complexe et trop difficile à gérer ».

Je ne veux pas revenir à une économie où les entreprises socialisent les pertes et privatisent les profits. C’est du braquage et du vol. Et cela doit cesser.

Je ne veux pas revenir à un monde où les gouvernements subventionnent de grands chalutiers pour racler le fond de l’océan afin de soutenir la mondialisation.

C’est un monde normal programmé pour l’annihilation.

Je ne veux pas retourner dans un monde qui considère le principe de précaution comme un simple tweet de plus.

Je ne veux pas retourner dans un monde incapable de comprendre que la vie est un précieux miracle composé à parts égales de joie, de stupéfaction, d’amour, de tragédie et de mort.

Sharon Wilson a donc raison. La normalité est le problème, et l’anormalité d’une pandémie a révélé à quel point la normalité était pathologique.

Et je n’y reviendrai pas.

Sharon Wilson dit que nous pouvons laisser la normale pour un monde meilleur de cette façon : « Faites tout avec amour, et soyez acharnés. »

Amen à cela.

Andrew Nikiforuk

Traduction : Philippe Oberlé

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