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La technocratie, définition et origine

« Par le passé, l’homme était le plus important ; à l’avenir, le système devra primer. »

– Frederick Winslow Taylor

Marius Blouin enquête depuis 2000 à l’enseigne de Pièces et main d’œuvre (PMO). Avec De la technocratie (2023), il retrace l’origine et l’histoire de l’idéologie technocratique portée par « la classe puissante à l’ère technologique ». Ce manifeste luddite de plus de 500 pages se décompose en trois parties principales – 1) Ludd contre Marx ; 2) Ludd contre Lénine ; 3) Ludd contre les Américains – et d’un dernier chapitre sur « l’industrialisme et la volonté de puissance ». Les trois autres parties de cette longue note de lecture sont à lire ici :

Pour rappel, la technocratie est la classe qui détient l’expertise scientifique et technique qui a permis de construire et de développer le système industriel. C’est donc l’ennemi à abattre pour stopper le carnage industriel qui sévit depuis 200 ans.

« En un mot, la technocratie est la classe du savoir, de l’avoir et du pouvoir, tout à la fois produit et productrice de la révolution industrielle, afin de révolutionner constamment les produits, services et moyens de la puissance. »

Une grande partie du livre est dédiée à la critique de la gauche. Marx n’avait pas anticipé l’importance que prendrait cette nouvelle classe. Les rares critiques à gauche qui avaient flairé l’arnaque du socialisme scientifique ont systématiquement été marginalisés (par exemple Makhaïski[1], révolutionnaire polonais dont on n’entend jamais parler).

« Si les champions du “socialisme scientifique” et les anticapitalistes de toutes nuances n’ont jamais critiqué la technocratie, c’est qu’ils en font sociologiquement partie. Ils ne peuvent se voir, même si cet aveuglement est intéressé. L’arbre du capitalisme leur cache la forêt de l’industrialisme. C’est qu’ils voient un bienfait dans l’emballement technologique et que la théorie marxiste n’avait pas prévu l’avènement de la technocratie, dans sa prophétie du duel final entre l’immense prolétariat paupérisé et la minuscule ploutocratie capitaliste. C’est enfin que Marx n’a vu dans la révolte luddite qu’une rage infantile – voire réactionnaire – du nouveau prolétariat industriel. Or Marx avait tort, et Ludd avait raison. »

Marius Blouin montre que la classe technocratique est soluble dans tous les régimes politiques, qu’ils soient communistes, fascistes, libéraux ou autres. Pour la simple et bonne raison qu’aucun parti ne prône l’abandon de la puissance, la mise à l’arrêt des machines ; aucun parti – même révolutionnaire – ne prône le démantèlement du système techno-industriel. Tous les partis convoitent le pouvoir et sont obsédés par la puissance, que ce soit pour dominer la nature et/ou d’autres nations.

« Tous les partis – y compris le Front national [devenu Rassemblement national] – représentent aujourd’hui la technocratie, avec des variantes suivant leur électorat et leur degré général de progressisme, mais surtout la gauche innovante, du parti socialiste au Nouveau parti anticapitaliste en passant par les écologistes. »

Définition de la technocratie

Le système industriel est né de la pensée scientifique mécaniste. Le développement du premier – la base matérielle, l’appareil industriel et infrastructurel – renforce continuellement la seconde – la pensée machine. Les êtres vivants qui vivent sur Terre depuis plusieurs milliards d’années sont soumis à certaines lois, à certaines conditions particulières. Ce milieu était impropre à l’essor des machines. Les machines avaient besoin de leurs propres lois, d’un milieu particulier. Les technocrates sont à la fois architectes et gestionnaires de ce nouveau milieu, le monde-machine. C’est pourquoi Marius Blouin les définit comme la « classe puissante à l’ère technologique ». Les « capitalistes de l’avoir » n’apportent que des moyens, ce sont les « capitalistes du savoir » qui font. D’ailleurs les deux classes fonctionnent en symbiose et ont largement fusionné à notre époque.

« L’idéologie technocratique est née sous le terme “industrialisme”, en même temps que la classe qui l’incarnait, et sous la plume du Français Saint-Simon (1760-1825), l’un des maîtres à penser de Marx, dont l’idéal résumé par Engels était de “remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses”. Ce qui à l’époque d’Internet (le filet), du smartphone (le téléflic) et du QR code (Quick response code) frise le fait accompli. »

C’est l’inventeur et ingénieur de Berkeley William Henry Smyth qui, dans une série d’articles publiés en 1919, donne son nom à cette nouvelle classe sociale : la technocratie. Marius Blouin se moque de son usage abusif de termes pompeux et de majuscules.

« La Science Moderne, dit Mr Smyth, la Science Expérimentale née avec la vapeur et les machines de précision est la cause, la base et le pivot de cette ère d’invention, Notre Âge Industriel. Impersonnelle comme la Nature, ni bonne ni mauvaise en soi, apte au pire comme au meilleur, elle peut, sinon tout, toujours plus, au fur et à mesure de son expansion. Faut-il abandonner l’évolution de la Société et de la Nation au hasard et à l’irrationnel ? Ou l’Humanité doit-elle faire consciemment son histoire ?

Smyth pense comme Engels. La Science propulse l’avènement de la Technocratie, d’une humanité technicienne d’elle-même et du monde.

Tout est machine, selon Mr Smyth (et beaucoup d’autres, de Descartes et La Mettrie, à Wiener et Moravec[2]) : le Monde, la Nature, la Nation, la Société, l’Armée, l’État, la Cité, le Corps humain. Aussi mécanisés qu’un moteur à combustion ou un navire de guerre. Le navire – autre lieu commun à Engels et Smyth. Tout conducteur de Ford T connaissant sur le bout des doigts les rouages de sa machine ne peut souhaiter qu’une chose : qu’elle tourne rond, petite machine dans la grande machine, et que nul détraquement, éruption de masses, révolution bolchevique, ne provoque de destruction sociale et mécanique. Le seul moyen de l’empêcher, c’est l’Évolution Sociale Dirigée vers un Objectif National : la Technocratie. Au socialisme scientifique qui hante l’air du temps, Mr Smyth oppose un capitalisme scientifique. Les Ploutocrates, les Prédateurs Cupides et Rusés, les Financiers, ont leur fonction dans sa nouvelle machine sociale. Fournir le capital et tenir les comptes. Mais ils cèdent la primauté à la nouvelle classe dirigeante des Scientifiques, Ingénieurs, Techniciens, Cadres, Directeurs (Managers) : les Technocrates.

Quant aux masses laborieuses et grégaires dont l’activité, l’expression et l’idéal se résument à l’effort musculaire, à la vie pratique immédiate, à la production et à la reproduction (comme dans 1984), Mr Smyth note avec une regrettable pertinence qu’elles ne souhaitent pas l’abolition des Dirigeants, mais de bons Dirigeants. Des Dirigeants modernes, rationnels, qui règleront au mieux le fonctionnement de la machine sociale.

[…]

Smyth s’arrête dans son projet de coordination et de rationalisation économique, juste où commencent les bolcheviks russes. Il ne formule pas le terme de planification centralisée autoritaire, même si l’idée est là. Bref, il s’agit de transformer l’économie de guerre exceptionnelle en guerre économique perpétuelle. »

Le système technologique n’est pas autonome

Marius Blouin critique les « idées reçues » de Marx et d’Ellul sur les systèmes capitaliste et technicien. Ces systèmes ne seraient pas des « systèmes automates », autonomes, c’est-à-dire « ne recevant leur loi que d’eux-mêmes »,

« des “processus sans sujet” uniquement mus par la force des choses et sans autre but que leur “auto-accroissement” perpétuel (toujours plus de capital, toujours plus concentré ; toujours plus de technologie, toujours plus expansive). Bref, des moyens sans maître et sans autre fin que leur auto-reproduction en perpétuel emballement (songez à la prolifération des balais dans L’apprenti sorcier). »

Les capitalistes sont des toxicomanes drogués à la puissance, le profit capitaliste n’est qu’un moyen parmi d’autres pour y arriver.

« Les capitalistes ne sont pas réductibles aux “fonctionnaires du Capital”, ni à des financiers fous ou à des accapareurs pathologiques. Le profit capitaliste est d’abord un moyen d’acquérir des moyens, une accumulation de moyens sous forme de signes d’équivalence (devises ou titres de valeurs), en vue d’un but ; au service de la volonté de puissance ; pouvoir, prestige, jouissance, longévité ; et même en vue de la toute-puissance – création et immortalité.

Les capitalistes sont d’abord des passionnés de puissance qui accumulent les moyens de la puissance dans la société de leur temps ; les vaches, la terre, les armes, l’argent, les machines. Que ces moyens changent, ils changent de moyens. […] Ainsi la recherche de gain financier et de la plus-value pourrait disparaître sous le capitalisme technologique, en tant que moteur de l’accumulation, au profit de celle des moyens directs de la puissance tels que les poursuivent les promoteurs du transhumanisme.

La Machinerie générale qui détruit le monde et ses habitants depuis 200 ans n’est pas plus “automate”qu’“autonome”. Il n’y a pas de “force des choses”, sauf à sombrer dans la pensée magique et l’anthropomorphisme (les objets se “cachent”, ils ont de la “malice”, etc.), et à s’imaginer que les jouets s’éveillent la nuit pour vivre leur vie secrète.

Il faut distinguer entre la logique intrinsèque et virtuelle de “l’art de faire”, du “savoir-faire” – la tekhnê – la mêkhaniké tecknê par exemple, l’art de faire une machine, et son actuel développement par certains hommes.

La logique virtuelle “des choses”, leur rationalité, présente bien l’aspect automate du système technicien, du capitalisme technologique (et de leur emballement conjoint), mais cette logique virtuelle, cet automatisme latent, ne peut rien par lui-même tant qu’il n’est pas actualisé et activé par des hommes qui “ont les moyens”, qui “veulent des moyens”, qui se “donnent les moyens”, etc. Et ils le font, au niveau platement empirique et historique, contre la volonté d’autres hommes, et contre d’autres rationalités, d’autres “logiques des choses”, qui perdent en général. C’est qu’il y a réciprocité entre la tyrannie de l’efficacité et l’efficacité de la tyrannie. »

Ce point souligné par Marius Blouin paraît important pour abandonner l’idée que le développement technologique serait une fatalité, qu’il serait inscrit dans le code génétique humain, que l’histoire suivrait une sorte de plan inscrit dans l’ADN humain par on ne sait qui, on ne sait quand. La dépersonnalisation de la domination pose également problème pour diriger la colère vers une cible précise, identifiable, humaine. Quand on se bat contre un « système », on ignore par où commencer, on peine à identifier l’ennemi. Et pour vaincre, il faut connaître son ennemi disait Sun Tzu.

Là où nous sommes en désaccord, c’est quand Blouin dit que la « technocratie mondialisée » est « aux commandes de l’appareil technologique global ». Il semble penser que les technocrates pilotent la mégamachine comme on pilote une automobile, d’un point A à un point B. Ce serait attribuer à la technocratie un pouvoir qu’elle n’a pas. C’est bien l’utopie à laquelle les technocrates aspirent, mais on voit bien que les choses ne se passent jamais comme la technocratie l’espère. Une infinité d’événements imprévisibles – dont le fameux « facteur humain » – viennent toujours faire échouer leurs plans d’ingénierie sociale. Le mathématicien Theodore Kaczynski fait d’ailleurs une démonstration convaincante qui permet de comprendre pourquoi il est impossible de contrôler rationnellement le développement d’une société[3]. Le système évolue plutôt en fonction des rapports de force à un instant t entre les diverses organisations – États, entreprises, syndicats, partis politiques, sectes, mafias, etc. – qui le composent. Pour survivre à la concurrence à court terme, ces organisations recherchent perpétuellement à accroître leur pouvoir à court terme sans se soucier des conséquences à long terme (écologiques, sociales, économiques, etc.). Ces gains de puissance s’obtiennent majoritairement par le progrès scientifique et technique dont l’objectif (suicidaire) est de faire obéir la matière au doigt et à l’œil.


  1. Un résumé de la pensée de Makhaïski qui permet toute de suite de comprendre pourquoi les techno-progressistes ne parlent jamais de cet anarchiste révolutionnaire polonais. On peut y voir des similitudes avec la critique du gauchisme menée par Theodore Kaczynski dans La Société industrielle et son avenir : « observant que le développement des sociétés industrielles promeut une nouvelle catégorie de travailleurs — ceux qui ont le savoir, mais non le pouvoir, — J.W. Makhaïski estime que le projet socialiste est l’expression de leur humiliation objective et de leur volonté de domination. Tenus loin des leviers de commande par les “ploutocrates”, les intellectuels, déjà “propriétaires de la culture”, ne parleraient le langage de la révolution que pour accéder — grâce aux luttes prolétariennes — à des positions de pouvoir. Comme l’égalitarisme des Lumières, qui permit à la bourgeoisie de mobiliser le peuple contre la monarchie, le socialisme serait l’idéologie d’une classe montante qui, parvenue à ses fins, reproduirait les structures d’exploitation que dans l’opposition elle dénonce. »

    https://www.monde-diplomatique.fr/1980/03/MASCHINO/35465

  2. On peut ajouter d’autres noms à la liste des technocrates persuadés que le monde est une machine : Richard Dawkins, Jay Forrester, Rodney Books, Aurelio Peccei, Denis Meadows, Jean-Marc Jancovici, etc.

  3. Theodore Kaczynski, Révolution Anti-Tech : pourquoi et comment, 2016.

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