L’exploration pétrolière menace une immense zone préservée en Afrique australe
L’entreprise ReconAfrica a obtenu une licence pour effectuer plusieurs forages d’exploration en 2020 dans la plus grande zone de conservation transfrontalière au monde. A cheval sur la Namibie, l’Angola, la Zambie, le Zimbabwe et le Botswana, la zone de Kavango-Zambezi s’étend sur 520 000 km², comprend 36 aires protégées reliées entre elles par des couloirs de migration et forme l’un des derniers refuges pour 250 000 éléphants.
La Namibie n’a encore jamais produit un seul baril d’or noir, mais cela pourrait bientôt changer. L’addiction au pétrole de la civilisation techno-industrielle menace de bouleverser le destin de ce jeune pays d’Afrique australe devenu indépendant il y a tout juste 30 ans. Basée au Royaume-Uni, la société ReconAfrica va entamer dans les mois qui viennent des forages d’exploration dans un important gisement de schistes sédimentaires situé dans la région de Kavango, au nord-est du pays, à la frontière avec l’Angola et le Botswana. Une analyse aérienne haute résolution du champ magnétique a révélé que ce bassin sédimentaire était comparable en taille à Eagle Ford au Texas, le classant de fait parmi les plus imposants de la planète. Selon une première estimation, il pourrait renfermer de larges quantités de pétrole et/ou de gaz ; au moins 12 milliards de barils ou 3 369 milliards de m³ de gaz non conventionnels, sans compter les hydrocarbures conventionnels.
Pour ne rien arranger, ReconAfrica détient une licence de production sur une zone supérieure à 2,5 millions d’hectares (plus de 25 000 km²) se trouvant à l’intérieur d’une aire géographique dédiée à la protection de la faune sauvage. La prospection off-shore n’est pas en reste. Au large des côtes namibiennes, le plancher océanique renfermerait d’importantes réserves d’hydrocarbures, l’américain ExxonMobil et l’anglo-néerlandais Shell sont déjà dans la course.
Nécessaire à l’extraction du pétrole et du gaz de schiste, la fragmentation hydraulique provoque des dégâts environnementaux considérables aux Etats-Unis. Les additifs chimiques utilisés par les compagnies pétrolières peuvent contaminer durablement les nappes phréatiques et les eaux de surface. Paysages défigurés à jamais, migration des oiseaux et comportements des animaux perturbés, émissions de CO2 et de méthane, séismes, l’exploitation des roches de schiste est un désastre écologique. Rien d’inquiétant pour les autorités namibiennes qui ont depuis belle lurette noué des liens d’amitiés avec l’industrie extractive. Le pays se classe 6ème producteur mondial de diamants en valeur et 5ème d’uranium, il exporte aussi de l’or, du plomb, du zinc, de l’étain, de l’argent et… de la viande bovine. Développer l’extractivisme et l’élevage bovin — deux activités très gourmandes en eau — dans un pays aride frappé en ce moment par les pires sécheresses depuis plusieurs décennies apparaît comme une politique économique suicidaire sur le long terme.
Comme souvent, les grandes organisations environnementales (WWF et cie) occultent cette réalité. La Namibie est régulièrement citée comme un modèle de gestion de la faune sauvage dans le monde. Plusieurs parcs nationaux — Khaudum, Manghetti et Bwabwata — bordent pourtant les terres ciblées par ReconAfrica. Le terrain de jeu du pétrolier britannique est traversé par plusieurs corridors biologiques, des couloirs de migration utilisés par les animaux. Ces parcs font partie de la plus grande aire de conservation transfrontalière de la planète : la Kavango Zambezi Transfrontier Conservation Area (KAZA TFCA) qui s’étend sur 520 000 km² et comprend 36 aires protégées (parcs nationaux, réserves de chasse, conservancies, forêts protégées, etc). Projet initié par la Peace Parks Foundation (PPF) en collaboration avec le WWF, il a principalement été financé par deux bailleurs de fonds allemands. La banque de développement allemande (KfW) a fait un premier gros chèque de 27,6 millions de dollars en 2010, suivi en 2013 d’une autre donation de 21,3 millions de dollars du ministère allemand de la coopération économique et du développement. La PPF est quant à elle une organisation à but non lucratif basée à Stellenbosch en Afrique du Sud. Elle fut fondée en 1997 par le milliardaire sud-africain Anton Rupert, Nelson Mandela et le prince Bernhard de Lippe-Biesterfeld premier président du WWF — accessoirement ancien membre du parti nazi et chasseur de trophées (éléphants, léopards, lions, etc), il a aussi été accusé de corruption pour avoir facilité la signature d’un contrat portant sur des avions de chasse fabriqués par la firme états-unienne Lockheed Martin en échange d’1,2 million de dollars. La PPF compte sur des partenaires pour le moins surprenants : l’Agence Française de Développement, la Banque Mondiale, le groupe minier Anglo American, le groupe Cartier, l’ONG Conservation International spécialiste du greenwashing, l’Union Européenne, le conglomérat diamantaire De Beers, Microsoft, la fondation Prince Albert II de Monaco, etc.
Si les opérations de ReconAfrica se confirmaient dans les mois et les années à venir, ce serait une menace directe pour le fleuve Okavango et les êtres vivants qui en dépendent. Au Botswana, en aval du cours d’eau, se trouve l’immense delta de l’Okavango. Cette vaste zone humide forme l’un des derniers grands sanctuaires d’Afrique pour de très nombreuses espèces ; éléphants, buffles, hippopotames, springboks, hippotragues, rhinocéros blancs et noirs, girafes, gnous, crocodiles, zèbres, lions, guépards, léopards, lycaons, hyènes tachetées, etc. Il abrite plus de 500 espèces d’oiseaux et 85 de poissons. Y vivent également plusieurs communautés du peuple San, des chasseurs-cueilleurs nomades habitant la région depuis au moins 40 000 ans. Persécutés depuis des décennies au nom de la conservation de la nature, du développement économique (extractivisme, éco-tourisme, etc), au nom du « progrès », expulsés de leurs terres et interdits de pratiquer la chasse traditionnelle, nombre d’entre eux croupissent dans des camps de réfugiés où le Sida, l’alcool, la famine et les drogues font des ravages.
Rappelons que la PPF est membre de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (IUCN), l’un des fers de lance de la financiarisation de la nature et organisation fondatrice (avec le WWF, la Banque Mondiale, Conservation International et d’autres) de la Natural Capital Coalition. Cette dernière comprend dans ses rangs les pires multinationales de la planète ; géant de la chimie (Dow), industrie agroalimentaire (Coca-Cola, Unilever, Walmart), industrie textile (H&M), sans oublier des majors pétrolières (Total, Shell, Repsol). La boucle est bouclée, si je puis dire.
La PPF présente sur son site l’intérêt écologique de la zone de Kavango-Zambezi :
« L’un des objectifs clés de la KAZA est d’assurer la connectivité entre les aires de faune sauvage clés, et où cela est nécessaire, joindre les habitats fragmentés dans le but de former une mosaïque interconnectée, ainsi que restaurer des corridors de migration transfrontaliers entre les zones de dispersion de la faune. Ces corridors rétablissent et conservent des processus écosystémiques de grande échelle dépassant les limites des aires protégées. »
Si la PPF, le WWF ainsi que leurs bailleurs de fonds tenaient vraiment à préserver cet oasis de vie où subsistent 250 000 éléphants, ils feraient tout pour empêcher l’exploration pétrolière dans la zone. Il n’en est rien. Le journal local The Namibian est l’un des rares médias à évoquer l’exploration pétrolière dans le pays.
Comme le WWF, la WCS, la Wyss Foundation, African Parks et d’autres, la PPF défend la vision marchande de la conservation de la nature. Cette logique de privatisation-financiarisation du monde sauvage va certainement connaître un essor important avec un « Global Deal for Nature » attendu fin 2020 à Kumming en Chine lors de la convention sur la biodiversité. Dans cette conception prédatrice du vivant, la faune des aires protégées constitue un « capital naturel » à exploiter de diverses manières, via la chasse aux trophées ou les safaris de vision. Idéalement, parcs naturels et réserves devraient s’autofinancer. Problème, la valeur à l’hectare générée par le tourisme, la chasse et les « services écosystémiques » ne peut rivaliser avec d’autres usages des terres, on le voit avec l’exemple de l’exploration pétrolière namibienne. Au-delà des innombrables problèmes éthiques que pose ce système de financiarisation du vivant, il ne résistera de toute façon pas à l’appétit des multinationales pour les métaux et les hydrocarbures présents dans la croûte terrestre, a fortiori dans un monde où la demande en ressources finies s’accroit, tout simplement parce que la mégamachine se nourrit d’énergie et de matières premières.
Tant que la civilisation industrielle sera maintenue, partout où des réserves de pétrole, de gaz, de charbon et de métaux indispensables à son fonctionnement seront localisées, la Terre nourricière sera ravagée, les êtres vivants humains et non humains exploités et/ou massacrés. Si rien n’est fait pour stopper cette folie, la spirale suicidaire se poursuivra longtemps après le pic pétrolier prévu cette décennie. Les extractivistes anéantiront des lieux de vie jusqu’à l’épuisement total des énergies fossiles. De son côté, l’industrie minière lorgne maintenant sur les fonds océaniques riches en nodules polymétalliques contenant les précieux métaux essentiels à la transition énergétique et à la révolution numérique.
[Légende photo en une de l’article : la découverte de pétrole dans cette zone préservée du nord-est de la Namibie pourrait menacer l’écosystème du fleuve Okavango et son majestueux delta ainsi que ses habitants humains et non humains. (Crédits photo : Justin Hall from Culver City, USA / CC BY (https://creativecommons.org/licenses/by/2.0)]