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Le système de santé moderne est incompatible avec les limites planétaires (par Kris de Decker)

Traduction d’un article très bien documenté de Kris de Decker, rédacteur pour le Low-Tech Magazine[1] (par manque de temps, je n’ai pas reproduit ici les dizaines de références données par l’auteur). Publié en 2021, le texte détaille pourquoi il est illusoire d’espérer réduire drastiquement les émissions de GES et stopper la dévastation des milieux vivants sans remise en cause profonde du système de santé moderne. Kris de Decker revient dans un premier temps sur l’empreinte carbone et l’empreinte matérielle cataclysmiques de l’industrie médicale. Il détaille ensuite pourquoi tout miser sur la décarbonation et l’efficacité énergétique est illusoire, et aborde d’autres thématiques intéressantes pour avoir une vue d’ensemble du problème (loi des rendements décroissants, médecine préventive contre médecine palliative, concentration des dépenses de santé en fin de vie, etc.). Dans la conclusion, il précise que maintenir les gens en vie le plus longtemps possible, à l’aide d’innovations technologiques toujours plus gourmandes en ressources, revient à sacrifier la santé des générations futures.

Le système techno-industriel génère sans cesse de nouvelles maladies en raison de l’environnement artificiel extrêmement nocif dans lequel il nous enferme ; la sédentarité forcée, qui découle des saloperies technologiques façonnant nos milieux de vie, menace la santé de 95 % des Français ; l’atmosphère est polluée, la nourriture intoxiquée, les relations humaines sont remplacées par des interactions inhumaines par écran interposé, etc. Ce système nous rend de plus en plus malade, physiquement et mentalement, et contrairement aux promesses de la propagande techno-progressiste, nous serons à l’avenir de moins en moins en mesure de nous soigner. La fin de l’hôpital public, ce n’est que le début du processus. La contrainte énergétique et matérielle, la contraction économique, l’instabilité géopolitique, tout cela risque de considérablement réduire l’accès aux soins pour la majorité de la population. Si les fantasmes transhumanistes d’allongement de la durée de vie venaient à se concrétiser, étant donné leur coût énergétique et matériel, ceux-ci seront certainement réservés aux couches extrêmement privilégiées de la populations. Encore une fois, cela montre que nous sommes dans un engrenage suicidaire dont il n’est possible de sortir qu’en procédant au démantèlement du système techno-industriel, en nous réappropriant notre autonomie politique, matérielle et énergétique à l’échelon local (ce qui inclut la santé).

Il nous faudra probablement accepter une diminution de l’espérance de vie si nous voulons stopper le carnage planétaire causé par la société industrielle (ne pas confondre espérance de vie et longévité). Si Kris de Decker paraît conscient de la folie de ce système (il écrit : « la société industrielle nous a donné des traitements médicaux efficaces, mais elle nous rend également malades »), on aurait aimé une exploration philosophique – notamment la place de la maladie et de la mort dans l’imaginaire occidental –, et surtout, davantage de pragmatisme. Au bout d’un moment, il faut regarder la réalité en face. Pour sortir du traquenard, il faudra s’organiser, résister et affronter Big Pharma, démanteler ses usines, les banques, les firmes et les centrales énergétiques qui les fournissent, et se débarrasser de la cohorte de parasites – propagandistes en cravate et blouse blanche, PDG et milliardaires – qui se goinfrent en avilissant la race humaine, en consumant la nature. Nous avons déjà un avantage concurrentiel sur ces nuisibles : la peur de mourir nous est étrangère. Aux armes, naturiens[2] !


La médecine technologique est-elle écologiquement soutenable ? (par Kris de Decker)

Pouvons-nous décarboner la médecine moderne et maintenir les niveaux de soins, de soulagement de la douleur et de longévité que nous tenons pour acquis ?

L’empreinte environnementale du secteur de la santé

Le secteur médical est l’un des secteurs économiques les plus importants dans les pays à revenu élevé, mais leur empreinte environnementale est à la fois sous-estimée et rarement prise en compte. La plupart des études sur la soutenabilité du système de santé moderne datent de moins de cinq ans. Un document datant de 2019 estime que le secteur représente entre 2 et 10 % de l’empreinte carbone nationale dans les pays de l’OCDE, en Chine et en Inde, avec une part moyenne de 5,5 % dans l’ensemble.

Les données se rapportent à l’année 2014, lorsque les secteurs des soins de santé de l’ensemble de ces 36 pays réunis étaient responsables de 1,6 Gt d’émissions de gaz à effet de serre. Cela correspond à 4,4 % des émissions mondiales cette année-là (35,7 Gt) – soit près du double de la part de l’aviation. Les États-Unis ont le système de santé le plus intensif en carbone ; il compte jusqu’à 10 % des émissions de CO2 au niveau national. Il engendre également 9 % de la pollution atmosphérique nationale, 12 % des pluies acides, et est responsable de 10 % du smog [pollution industrielle composée de particules fines et d’ozone, NdT].

L’empreinte environnementale du secteur médical est en hausse constante. Par exemple, aux États-Unis, les émissions de gaz à effet de serre du secteur de la santé ont augmenté de 30 % entre 2003 et 2013. Cette augmentation des émissions va de pair avec une augmentation des dépenses – en fait, les émissions sont souvent calculées à partir des dépenses. Aux États-Unis, les dépenses nationales de santé en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) sont passées de 3 % en 1930, à 5 % en 1960, à 10 % en 1983, à 15 % en 2002 et à 17,7 % en 2019. Dans l’UE, les dépenses de santé par habitant ont plus que doublé entre 2000 et 2018, et les dépenses totales représentent désormais 9,9 % du PIB.

Les 36 pays dont les systèmes de santé produisent 4,4 % des émissions globales ne comptent que 54 % de la population mondiale. Les 46 % restants de la population produisent peu ou pas d’émissions en lien avec leur système de santé, parce qu’ils n’ont pas accès à des soins modernes. Si nous devions étendre le système de santé moderne de l’OCDE, de la Chine et de l’Inde à l’échelle mondiale, les émissions doubleraient pour atteindre environ 8 % du total mondial. En outre, il existe de très grandes différences entre ces 36 pays. Si le monde entier copiait le système de santé américain, l’empreinte carbone mondiale du secteur s’élèverait à environ 16 Gt, soit près de la moitié du total des émissions globales en 2014.

Lumières intenses, équipements médicaux de haute puissance

Pourquoi le système de santé moderne est-il si gourmand en ressources ? Tout d’abord, les hôpitaux modernes sont de gros consommateurs d’énergie, principalement en raison des appareils médicaux, de l’éclairage, de la ventilation et de la climatisation. Dans les salles d’opération, la forte consommation énergétique est principalement due à l’utilisation d’éclairage puissant et de ventilations ultra propres. Dans les unités de soins intensifs et les services d’imagerie médicale, les équipements représentent le gros de la consommation en électricité.

Salle d'opération avec équipement high-tech.
Salle d’opération avec équipement high-tech.
Scanner IRM
Un scanner IRM à Taipei, Taïwan.
Médecin chercheur étudiant une tumeur au cerveau à l’aide d’un appareillage technologique très gourmand en énergie et en ressources. La médecine moderne prétend « lutter » contre le cancer tout en étant dépendante d’un système qui détruit notre milieu de vie et répand le cancer. Cherchez l’erreur.

Comme tant d’autres secteurs de la société moderne, la médecine en est venue à dépendre de toutes sortes de machines et d’appareils. Certains de ces équipements médicaux consomment beaucoup d’électricité. Par exemple, un scanner IRM, l’une des technologies d’imagerie pour diagnostic les plus puissantes, peut consommer autant d’électricité que plus de 70 ménages européens moyens. Une étude réalisée en 2020 est arrivée à la conclusion que les technologies de diagnostic médical de pointe (scanners IRM et CT) étaient responsables de 0,77 % des émissions mondiales de carbone en 2016.

La consommation d’énergie des petits équipements médicaux est encore peu étudiée. Mais un inventaire de deux hôpitaux américains y a comptabilisé 14 648 et 7 372 appareils consommateurs d’énergie. Les pompes à perfusion consommaient à elles seules plus d’électricité qu’un scanner IRM. La forte densité d’équipements médicaux accroît également la consommation d’électricité de la climatisation dans les hôpitaux.

Utilisation des ressources le long de la chaîne d’approvisionnement

Une quantité encore plus importante d’énergie – environ 60 % du total – est utilisée indirectement le long de la chaîne d’approvisionnement. Cela concerne l’achat d’équipements médicaux, de produits pharmaceutiques et d’autres produits.

Pour commencer, le nombre croissant de dispositifs médicaux utilisés dans les hôpitaux doit également être fabriqué et mis sur le marché. Cela nécessite des activités telles que l’extraction de ressources, la construction et l’exploitation de laboratoires de recherche, d’usines et de véhicules de transport. Cette « énergie intrinsèque » [ou énergie grise, NdT] liée à la chaîne d’approvisionnement en équipements médicaux est très peu étudiée. Une étude a estimé que la production d’un scanner IRM nécessite plus de la moitié des combustibles fossiles utilisés pour la production d’un avion de ligne, et que l’énergie grise représente un tiers de la consommation totale d’énergie de l’appareil.

La médecine moderne est également très dépendante des produits pharmaceutiques, qui représentent selon les pays entre 10 et 25 % des émissions totales du secteur médical. Une étude publiée en 2019 a révélé que l’industrie pharmaceutique produit plus de gaz à effet de serre que l’industrie automobile au niveau mondial : 52 MtCO2 contre 46 MtCO2. En revanche, il n’existe pratiquement aucune donnée sur l’empreinte environnementale de certains produits pharmaceutiques spécifiques, car le secret des entreprises empêche les scientifiques de réaliser des analyses du cycle de vie.

Laboratoire de production pharmaceutique.
Chaîne de production de gants chirurgicaux.
Chaîne de production de masques médicaux.
Chaîne de production de masques médicaux, des masques qui, depuis la pandémie de Covid, jonchent les rues des villes, les parcs et les campagnes. Énième illustration des nuisances croissantes de la société industrielle.

Les produits jetables à usage unique représentent une autre source de consommation d’énergie et de pollution dans le secteur de la santé. Ces produits sont portés par le personnel médical et les patients (masques, gants, surchaussures, chapeaux, draps, blouses). Les serviettes, les lavabos, les emballages plastiques stériles et les ustensiles tels que les seringues, les manches et les lames de laryngoscopes, les circuits respiratoires d’anesthésie et même les instruments chirurgicaux sont également à usage unique. Ces produits à usage unique sont fournis aux hôpitaux dans ce que l’on appelle des emballages personnalisés – des ensembles de produits stériles préemballés correspondant à toutes les procédures médicales imaginables. En principe, dès qu’un emballage est ouvert, tous les articles sont jetés, même s’ils n’ont pas été utilisés.

Lorsque ces pratiques sont remises en question, c’est souvent en raison des déchets hospitaliers qu’elles génèrent – le patient moyen dans un hôpital produit au moins 10 kg de déchets par jour. Mais l’empreinte environnementale augmente considérablement si l’on tient également compte de l’énergie grise et des déchets produits le long de la chaîne d’approvisionnement pour la fabrication de ces produits jetables. Une étude sur la chirurgie de la cataracte au Royaume-Uni – la cataracte est la principale cause de cécité dans le monde – montre que la fabrication de matériaux jetables représente plus de la moitié de l’empreinte carbone totale de la procédure.

Anesthésiques et vaccins

Enfin, certains médicaments spécialisés produisent également des émissions. Pierre angulaire de la chirurgie servant à neutraliser le système nerveux central, les anesthésiques par inhalation sont de puissants gaz à effet de serre qui s’évaporent dans l’atmosphère après avoir été inhalés par le patient (gaz évacués à l’extérieur par les systèmes de ventilation à haute énergie des salles d’opération modernes). Le maintien d’un adulte de 70 kg en état d’anesthésie pendant une heure produit de 25 kg (avec l’isoflurane) à 60 kg (avec le desflurane) d’équivalents CO2, ce qui correspond aux émissions d’une voiture européenne moyenne (121 g de CO2/km) parcourant 200 à 500 km (ou circulant pendant environ 4 heures).

Les inhalateurs à dose pressurisée, qui sont utilisés pour traiter l’asthme et les maladies pulmonaires obstructives chroniques, libèrent également de puissants gaz à effet de serre. Dans le monde, environ 800 millions d’inhalateurs à dose pressurisée sont fabriqués chaque année, avec une empreinte carbone totale correspondant aux émissions annuelles de plus de 12 millions de voitures individuelles. Les vaccins sont un autre élément clé des soins de santé modernes. Ils génèrent des émissions de carbone non seulement par leur développement et leur production, mais aussi par leur distribution intensive en ressources reposant sur une chaîne du froid spéciale. Je n’ai pas trouvé de références analysant son empreinte environnementale.

Empreinte carbone des procédures médicales

Les services de santé regroupent souvent toutes les sources d’émissions mentionnées ci-dessus : dispositifs médicaux, produits pharmaceutiques et matériaux jetables. Lorsque les émissions dans les hôpitaux et le long de la chaîne d’approvisionnement sont combinées, il devient possible de calculer l’empreinte environnementale des procédures médicales.

Salle opératoire en chirurgie cardiaque, 2020.

Par exemple, des études portant sur la chirurgie de la cataracte et la chirurgie de contrôle du reflux au Royaume-Uni ont estimé leur empreinte carbone à respectivement 182 kg et 1 tonne d’émissions, ce qui correspond à 1 517 km et 8 333 km en voiture. La dialyse rénale, un traitement visant à remplacer la fonction rénale, produit de 1,8 à 7,2 tonnes d’émissions par patient et par an, ce qui correspond aux émissions d’un parcours de 15 000 à 60 000 km en voiture.

Les limites de la décarbonation et de l’efficacité énergétique

Bien que les données sur son empreinte environnementale soient encore incomplètes, il semble assez clair que le système de santé moderne est incompatible avec une transition vers une société faiblement émettrice de carbone. La grande question est de savoir s’il est possible de remédier à cette situation sans réduire les niveaux de soins, de soulagement de la douleur et de longévité auxquels les habitants des sociétés à revenu élevé ont été habitués.

De nombreux efforts et études sur la durabilité des soins de santé visent à réduire la consommation d’énergie et les émissions. Les auteurs mentionnent souvent de manière explicite que cela doit se faire sans réduction de la qualité des traitements médicaux. Par exemple, les auteurs d’une étude réalisée en 2020 sur le système de santé autrichien écrivent qu’il est « crucial de comprendre comment le secteur médical peut réduire ses émissions sans nuire à la qualité de ses services ». Ailleurs, des chercheurs écrivent que « toute solution qui réduirait les impacts environnementaux tout en réduisant les performances ne peut pas être déployée ».

Par conséquent, de nombreux chercheurs ont tendance à se concentrer sur l’amélioration de l’empreinte carbone et l’efficacité énergétique. Ces stratégies visent à fournir les mêmes « performances » ou la même « qualité de service », mais avec moins d’énergie (grâce à des équipements plus économes en énergie), ou avec moins d’émissions (grâce à davantage de sources d’énergie renouvelables).

Le problème, c’est que la qualité des traitements médicaux ne cesse de s’améliorer, entraînant une consommation d’énergie supplémentaire qui efface les gains résultant de la décarbonation et de l’efficacité énergétique. Par exemple, en 2012, des chercheurs ont calculé que les scanners IRM pouvaient devenir 10 à 20 % plus efficaces sur le plan énergétique grâce à des changements relativement simples dans leur conception et leur fonctionnement. Certaines des recommandations proposées sont maintenant à l’œuvre, mais la consommation d’énergie des scanners IRM n’a pas diminué, bien au contraire.

La première raison à cela s’explique par le fait que les scanners IRM sont désormais dotés d’une intensité de champ plus élevée (ce qui permet d’obtenir des images de diagnostic plus précises) et d’ouvertures plus larges (ce qui améliore le confort du patient et permet de scanner des individus obèses ou très musclés). Ces innovations ont amélioré la qualité des soins, mais elles l’ont fait au prix d’une consommation d’énergie supplémentaire. Dans l’étude de 2012, la consommation moyenne d’énergie par scan avant les améliorations de l’efficacité énergétique était de 15 kWh. Une étude de 2020 a mesuré la consommation d’énergie à 17 kWh et 23,6 kWh par scan pour un scanner IRM avec un champ de respectivement 1,5 et 3 Tesla.

Deuxièmement, les scanners IRM dotés de meilleures capacités de diagnostic augmentent également la consommation d’énergie de manière inattendue, car les équipements médicaux, les produits pharmaceutiques et les traitements se façonnent et se modifient mutuellement [voir le phénomène d’« entraînement des techniques » décrit par l’historien-sociologue Jacques Ellul, NdT]. Les médecins avaient par exemple l’habitude de diagnostiquer un patient via un examen physique et l’échange verbal, et n’utilisaient les services de diagnostic que pour confirmer leur premier diagnostic lorsque cela s’avérait nécessaire. Aujourd’hui, les tests de diagnostic sont effectués en amont et déterminent le processus de décision, ce qui entraîne une augmentation du nombre de tests, donc de la consommation d’énergie. L’introduction de nouveaux produits pharmaceutiques peut également favoriser des pratiques de diagnostic de plus en plus énergivores. Par exemple, certains médicaments contre le cancer sont désormais conçus pour traiter un sous-type de tumeur très spécifique, ce qui nécessite une imagerie médicale de plus en plus précise pour identifier le sous-type de tumeur.

L’ajout de sources d’énergie renouvelables supplémentaires pourrait potentiellement réduire les émissions des soins à l’hôpital et tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Mais comme la consommation d’énergie des traitements médicaux continue d’augmenter, il s’agit d’une issue peu probable. En outre, un calcul rapide montre que, même sans croissance supplémentaire de la consommation d’énergie, un système de santé américain décarboné absorberait la totalité de la production américaine d’énergie renouvelable – soleil, vent, hydroélectricité, bois, géothermie, biocarburants et déchets. Le défi est à peine moins gigantesque dans les autres pays à revenu élevé. Enfin, l’énergie renouvelable ne résoudrait pas tous les problèmes environnementaux du secteur médical et n’éliminerait même pas toutes ses émissions de carbone [précisons qu’il est physiquement impossible de compenser les énergies fossiles avec de l’électricité issue du nucléaire, NdT].

Des soins de santé suffisants ?

Pour réduire l’empreinte écologique des soins de santé modernes, nous devons remettre en question la tendance à recourir de plus en plus à des technologies et des services à forte intensité énergétique. Il en va de même dans d’autres domaines de la vie.

Cependant, quand certains reconnaissent le charme et les avantages réels des modes de vie frugaux d’autrefois lorsqu’il s’agit de confort ou de commodité, peu seraient tentés d’appliquer les mêmes principes à la santé ou à la durée de vie. Après tout, voyager plus lentement ou porter un pull supplémentaire à la maison reviendrait en termes sanitaires à vivre moins longtemps, souffrir davantage ou perdre en mobilité en vieillissant. Par exemple, si nous arrêtions d’utiliser les scanners IRM ou si nous n’utilisions que ceux dont l’intensité du champ est de 1,5 Tesla, la précision amoindrie du diagnostic se solderait par plus de cancers non détectés, ce qui entraînerait une baisse du taux de survie au cancer et de l’espérance de vie moyenne. En apparence, du moins.

Le Chirurgien, peinture de David Teniers, années 1670.

Si l’on considère la médecine dans un contexte historique, il semble évident qu’il existe un lien puissant entre l’utilisation de technologies médicales à forte intensité énergétique d’une part, et la santé et la longévité d’une population d’autre part. Même en remontant moins d’un siècle en arrière, on constate que les résultats en matière de santé et les taux de survie pour toutes sortes de maladies sont beaucoup plus faibles, et l’espérance de vie moyenne mondiale actuelle (72,6 ans) plus élevée que dans n’importe quel pays à revenu élevé en 1950.

Les hôpitaux remontent à l’Antiquité, mais à cette époque ils ne faisaient qu’accueillir les fous et les mourants. Au Moyen Âge, la chirurgie avait lieu chez le barbier, où les « barbiers-chirurgiens » pratiquaient des saignées, des extractions de dents et des amputations, en plus des coupes de cheveux et tailles de barbe habituelles. Ils préparaient leurs propres anesthésiques à base d’herbes et d’alcool, qui pouvaient être tout aussi mortels que l’opération elle-même. Un regard sur le monde « en développement » d’aujourd’hui semble également suggérer un lien clair entre les émissions du système de santé, qui sont très modestes, et l’espérance de vie, qui peut être de 20 à 30 ans inférieure à celle des pays à revenu élevé.

Un barbier-chirurgien pratiquant une extraction de dent, peinture d’Adriaen von Ostade, 1630.

Cependant, si l’on creuse un peu plus loin, le lien entre consommation d’énergie et longévité n’est pas aussi fort qu’il n’y paraît. C’est ce que montre l’exemple des États-Unis, pays qui possède le système de santé le plus coûteux et le moins soutenable du monde, mais qui se classe derrière la plupart des pays européens pour l’indice d’accès et de qualité des soins (qui mesure les taux de décès dus à 32 causes de décès qui pourraient être évités par des soins médicaux efficaces). Les citoyens américains ont également une espérance de vie inférieure à celle des citoyens européens. Il est clair que d’autres facteurs entrent également en jeu.

La résistance aux maladies

Pour commencer, la qualité d’un système de santé ne détermine pas à elle seule la santé et la longévité d’une population. C’est là que l’histoire nous donne une leçon importante. Le savoir médical de l’Antiquité considérait la santé de manière plus holistique et mettait l’accent sur le renforcement de la résistance inhérente du corps aux maladies. Considérons l’exemple d’Hippocrate. Souvent considéré comme le père de la médecine occidentale, ce dernier prescrivait un régime alimentaire, la gymnastique, l’exercice, les massages, l’hydrothérapie et les bains de mer.

On pourrait rétorquer à cela que nos ancêtres n’avaient pas d’autre choix que de se concentrer sur la prévention des maladies, car ils disposaient de peu de traitements. Cependant, la sagesse de leur approche est plus évidente que jamais. Aujourd’hui, dans les sociétés à revenus élevés, de nombreux patients se tournent vers un traitement médical en raison de maladies liées au mode de vie – celles qui sont causées par une alimentation pauvre ou excessive, un manque d’activité physique, le stress ou la toxicomanie. Les risques connus pour la santé sont les maladies cardiovasculaires, le diabète de type 2, la dépression, l’obésité, certains types de cancers et une plus grande vulnérabilité aux maladies infectieuses. La société industrielle nous a donné des traitements médicaux efficaces, mais elle nous rend aussi malades.

Cela signifie qu’une meilleure santé et une plus grande longévité peuvent être obtenues par d’autres moyens que par un système de santé de plus en plus gourmand en ressources. En agissant sur les facteurs plus généraux qui influencent la santé et la longévité, nous pourrions évoluer d’une médecine curative à une médecine préventive. La médecine préventive ne consiste pas pour le gouvernement à nous sommer d’arrêter de fumer (pour ensuite encaisser l’argent des taxes sur les ventes de cigarettes). Il s’agit plutôt d’entreprendre des changements systémiques qui vont au-delà du changement de comportement individuel.

L’heure de pointe à São Paulo, Brésil. Le système techno-industriel a fait exploser la population urbaine et répandu partout sur Terre un mode de vie délétère pour le primate humain.

Par exemple, une réduction significative de l’utilisation des voitures dans nos sociétés apporterait un nombre étonnamment élevé d’avantages pour la santé, ce qui réduirait le besoin de traitements médicaux à forte intensité énergétique. Même chose pour les nuisances sanitaires causées par les accidents de la route, ainsi que par la pollution atmosphérique et sonore, qui seraient réduites avec un milieu de vie dépourvu d’automobiles. Les gens seraient plus actifs physiquement (ce qui préviendrait de nombreuses maladies liées au mode de vie) et cela libérerait beaucoup d’espaces publics où les gens pourraient se réunir, les enfants jouer et les arbres pousser (autant de facteurs importants pour la santé mentale d’une population). Enfin, la réduction de l’utilisation des voitures pourrait facilement permettre l’économie de plus d’émissions de gaz à effet de serre que le système de santé n’en produit.

Passer à un système de production alimentaire plus sain, s’attaquer aux dommages environnementaux causés par l’industrie du plastique, réduire la pauvreté et les inégalités sociales, introduire des horaires de travail plus courts et des emplois plus valorisants sont d’autres exemples de médecine préventive. Nous n’avons pas atteint l’espérance de vie plus élevée d’aujourd’hui uniquement grâce à de meilleurs systèmes de santé. Nous l’avons également obtenue grâce à l’amélioration de l’éducation, de l’hygiène, des règles de sécurité et de circulation, des systèmes de protection sociale, de la lutte contre la criminalité et d’un approvisionnement alimentaire plus fiable. La faible espérance de vie moyenne dans les pays pauvres est également due en partie à ces facteurs.

La médecine préventive permettrait également de réduire les dommages causés à la santé par les traitements médicaux eux-mêmes. Il s’agit des dommages sanitaires résultant des erreurs médicales ou des effets secondaires des produits pharmaceutiques et, plus indirectement, de la pollution générée par le secteur des soins de santé. Par exemple, la pollution atmosphérique générée par le secteur médical contribue à la prévalence de l’asthme, qui augmente à son tour la demande de soins. Le changement climatique et les autres atteintes à l’environnement menacent les jeunes générations et les générations futures d’un impact encore plus important sur la santé, par exemple en raison des mauvaises récoltes, de la propagation des maladies, des phénomènes météorologiques extrêmes et des catastrophes naturelles [autant de désastres qui contribueront à accroître les profits de l’industrie médicale, NdT].

La loi des rendements décroissants

En second lieu, dans un système de santé les pratiques médicales les plus énergivores n’entraînent pas nécessairement une amélioration proportionnelle des bénéfices sanitaires. Comme tant d’autres secteurs de la société industrielle, les soins curatifs sont vulnérables à la loi des rendements décroissants : il faut toujours plus d’énergie pour obtenir des résultats sanitaires toujours plus faibles. Inversement, cela signifie qu’une baisse relativement faible de la qualité ou des spécifications des traitements médicaux pourrait entraîner des réductions comparativement importantes de l’utilisation des ressources et des émissions.

La lutte contre les infections en est un bon exemple. Le développement de l’anesthésie générale dans les années 1840 a rendu la chirurgie possible, mais à l’époque, plus de 90 % des plaies chirurgicales s’infectaient, ce qui entraînait souvent la mort. La première diminution importante des taux d’infection a été obtenue suite à l’instauration de pratiques antiseptiques (1880-1900), et la seconde par l’introduction des antibiotiques (1945-1970). En 1985, le taux d’infection global était tombé à environ 5 %. Depuis lors, de nombreuses ressources ont été investies pour réaliser des gains progressifs vers une stérilité à 100 %, principalement en remplaçant les fournitures réutilisables par des produits jetables à usage unique.

Une infirmière prépare les instruments du chirurgien dans une salle opératoire, Corée, 1951.

Lorsqu’elles sont correctement décontaminées, les fournitures réutilisables ne présentent pas de risques accrus d’infection. Mais la contamination croisée entre patients se produit parfois par erreur. Néanmoins, certains scientifiques ont plaidé pour un retour aux produits réutilisables, dont l’empreinte environnementale est bien inférieure dans la plupart des cas. Par exemple, l’utilisation de manches de laryngoscope réutilisables produit 16 à 25 fois moins de gaz à effet de serre que les manches jetables à usage unique. Les chercheurs admettent que leur approche peut augmenter le nombre de décès dus aux infections chirurgicales. Cependant, ils affirment que les dommages sanitaires causés par la production de fournitures jetables à usage unique sont encore plus considérables.

Lorsqu’il s’agit de maximiser le rendement, des sociétés moins riches nous donnent quelques leçons. Des comparaisons entre la chirurgie de la cataracte au Royaume-Uni et en Inde ont montré que le même traitement (phacoémulsification) dans les Aravind Eye Clinics indiennes est beaucoup moins cher et ne produit que 5 % des émissions et 6 % des déchets solides si l’on compare à la même opération outre-Manche. Cela s’explique principalement par le fait que les chirurgiens indiens réutilisent un maximum de fournitures, de dispositifs et de médicaments sur un maximum de patients. De plus, ils utilisent des fournitures, des implants et des médicaments fabriqués localement et ont opté pour un système à deux lits. Un patient est opéré pendant qu’un autre est positionné et préparé dans le lit voisin.

Bien que ces pratiques bafouent les réglementations en matière de contrôle des infections dans les pays à revenu élevé, la chirurgie de la cataracte en Inde donne des résultats similaires, voire meilleurs, et ne provoque pas plus d’infections qu’au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Par conséquent, il se pourrait bien que la loi des rendements décroissants ait atteint sa limite ultime, en ce sens qu’une pratique médicale toujours plus coûteuse et plus impactante pour l’environnement ne semble pas apporter le moindre avantage pour la santé. Les cliniques ophtalmologiques indiennes démontrent qu’un modèle de soins efficace est possible avec des ressources et des équipements bon marché et écologiquement soutenables. L’innovation médicale est possible sans nouvelles technologies.

Guidée par le profit

La loi des rendements décroissants et l’accent mis sur la médecine curative s’expliquent par la motivation première de l’innovation médicale : le profit. Les entreprises privées qui développent et vendent des équipements médicaux, des produits pharmaceutiques et d’autres produits sanitaires n’ont rien à gagner si la demande de nouvelles technologies et de nouveaux produits de santé curatifs diminue, ou si les technologies médicales sont jugées sur leur consommation de ressources. L’industrie médicale souhaite logiquement accroître les ventes de ses produits. Pour atteindre cet objectif, elle dispose d’énormes budgets marketing et d’un important pouvoir de lobbying.

Salle de traitement électrique et de rayons X, hôpital militaire du roi Georges, 1915.

L’OMS estime que 20 à 40 % des dépenses de santé sont gaspillées, et affirme que « le rapport coût-efficacité, le besoin réel et l’utilité supposée de nombreuses technologies innovantes sont discutables. » De plus en plus de publications universitaires montrent à quel point les patients des pays à revenu élevé sont « surdosés, surtraités et surdiagnostiqués ».

Ceci n’est pas une fatalité. Un système de santé moderne pourrait également fonctionner dans un autre contexte économique. Par exemple, certains ont suggéré le développement open source d’équipements médicaux et de produits pharmaceutiques, dans lequel la technologie médicale deviendrait un bien commun*. Le transfert de la charge fiscale du travail vers les ressources pourrait être une autre partie de la solution. Dans les pays à revenu élevé, les équipements médicaux, les produits pharmaceutiques et les produits jetables servent en partie à réduire la main-d’œuvre coûteuse dans le secteur de la santé.

*[il est absurde de croire que la haute technologie médicale puisse être réappropriable, voire même que cet objectif soit désirable en raison de ses implications sociales et écologiques planétaires, NdT]

Âge et durabilité

Sur la base des données fragmentaires disponibles, il semble probable que l’utilisation des ressources par les systèmes de santé modernes pourrait être réduite de manière significative, et ce sans nous ramener aux barbiers-chirurgiens du Moyen Âge. Un système de soins davantage axé sur la médecine préventive et fonctionnant en dehors de la logique du marché pourrait réduire les émissions sans avoir d’impact négatif sur la santé, voire même l’améliorer.

D’autre part, la loi des rendements décroissants met en évidence les possibilités de réduire l’empreinte environnementale des services de santé. Par exemple, si cette empreinte environnementale était réduite de moitié, il est très peu probable que l’espérance de vie diminue proportionnellement. Près de la moitié des dépenses de santé au cours d’une vie – et donc la consommation d’énergie et des émissions liées – se produisent à un âge avancé (+65 ans). Pour les personnes âgées jusqu’à 85 ans, plus d’un tiers des dépenses de toute une vie se produiront durant les années restantes.

Plaider pour une diminution de l’espérance de vie moyenne – même s’il s’agit d’une diminution très modeste – semble poser problème. Cependant, le déni est tout aussi problématique. En raison de l’énorme empreinte écologique de la médecine moderne (impact qui ne cesse de croître), la santé et la longévité d’aujourd’hui se font, du moins en partie, au détriment de la santé et de la longévité des générations plus jeunes et futures, qui n’ont pas voix au chapitre dans ce débat.

Si la guérison d’une personne aujourd’hui risque de rendre d’autres personnes malades demain, ces soins deviennent contre-productifs. La santé n’est pas seulement un bien privé, c’est un bien commun. Comme l’empreinte matérielle des traitements médicaux ne cesse de croître, il est de plus en plus probable que les dommages causés à la santé publique par un traitement l’emportent sur le gain obtenu par un patient (surtout à un âge avancé).

Kris De Decker

Merci à Elizabeth Shove

Relecture par Alice Essam & Eric Wagner


  1. https://www.lowtechmagazine.com/2021/02/how-sustainable-is-high-tech-health-care.html

  2. Les anarchistes naturiens, précurseurs de la décroissance, ont fondé l’un des premiers mouvements critiques du gigantisme industriel et de la folie technicienne en 1894, voir cet article : https://reporterre.net/Les-anarchistes-naturiens-precurseurs-de-la-decroissance

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