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Il faudrait au moins 15 000 réacteurs pour alimenter la civilisation en électricité nucléaire

Note du rédacteur : l’article « Pourquoi l’énergie nucléaire ne répondra jamais aux besoins énergétiques du monde » publié en 2011 par le média Phys.org a servi de base à la rédaction de ce texte[i]. Autre précision qui peut s’avérer utile, il peut y avoir plusieurs réacteurs par centrale nucléaire.

« Notre étude des systèmes autopropagateurs ne fait que décrire en termes généraux et abstraits ce que nous voyons concrètement se produire tout autour de nous : les organisations, les mouvements, les idéologies sont enfermés dans un cycle de luttes incessantes pour le pouvoir. Ceux qui ne parviennent pas à rivaliser avec la concurrence sont éliminés ou asservis. La lutte vise presque exclusivement le pouvoir à court terme ; les concurrents ne se soucient guère de leur propre survie à long terme, et encore moins du bien-être de la race humaine ou de la biosphère. C’est la raison pour laquelle les armes nucléaires n’ont pas été interdites, les émissions de dioxyde de carbone n’ont pas été réduites à un niveau raisonnable, les ressources de la Terre sont exploitées à un rythme imprudent, et aucune limite n’a été imposée au développement de technologies puissantes mais dangereuses.

– Theodore Kaczynski, Révolution Anti-Tech : pourquoi et comment, 2016.

Le pic pétrolier annoncé pour cette décennie (ou la suivante) et le changement climatique sèment la panique dans le troupeau des civilisés. Rendez-vous compte, leur civilisation technologique, leur monde féérique pourrait s’effondrer ! Terminés les centres commerciaux, les supermarchés, la télévision, les séries, la publicité, les maladies de civilisation (cancers, maladies cardiovasculaires, asthme, allergies, diabète, obésité, stress, dépression, etc.) ; finis l’esclavage à l’usine et l’absurde travail de bureau, plus de patron ni de collègues à supporter ; au revoir les autoroutes, les embouteillages, le métro et le tram bondés, les gamins qui chialent dans le TGV, le bruit omniprésent des transports (même à la campagne), l’air suffocant de la ville, la pollution lumineuse qui cache les étoiles, la pollution chimique qui empoisonne la chair, les écrans qui abrutissent ; terminés les paquebots de croisière, les yachts de luxe, les jets privés, les tankers, les camions envahissant les routes et les avions de ligne balafrant le ciel ; adieu les missiles à longue portée, les chars d’assaut, les bombes à fragmentation, les drones de combat et les avions de chasse.

Que de pertes insupportables ! Quel appauvrissement ! Quelle décadence !

L’humain de l’ère industrielle passe entre 80 % et plus de 90 % de son existence dans un espace clos ; il a inventé la vie en cellule et démocratisé l’incarcération à perpétuité. Se rendant compte qu’enfermer des primates entre quatre murs finissait par les rendre fous, il inventa l’écran – une fenêtre donnant sur un monde parallèle – pour que cette existence en captivité devienne supportable et durable. La grande question qui obsède les civilisés à l’heure où le pétrole se raréfie, c’est de savoir comment préserver au mieux l’ensemble de ces fabuleux progrès qui ont apporté tant de bonnes choses au genre humain. C’est pourquoi trouver une énergie de substitution au pétrole occupe une place centrale dans leurs débats. Mais il y a probablement quelque chose de pathologique dans cet acharnement à vouloir sauver ce qui tue la biosphère, et nous avec. Il est par ailleurs très amusant de voir des économistes, des scientifiques et des ingénieurs, tous ces gens présentés comme les plus cartésiens et rationnels, se précipiter au chevet du patient. En vérité, rien n’est plus illogique, absurde et stupide qu’un sauvetage de civilisation, a fortiori lorsque celle-ci en vient à menacer l’habitabilité de la Terre.

Une civilisation radioactive « pour sauver la planète »

Dans un article publié par Scientific American en 2015, David Biello cite une étude présentant la France et la Suède – deux puissances nucléaires – comme des exemples à suivre pour une politique énergétique globale[ii]. Entre 1972 et 1986, la Suède a construit douze réacteurs. Six sont toujours en cours d’exploitation aujourd’hui et fournissent environ 30 % de l’électricité du pays. Même scénario pour la France qui a construit 59 réacteurs durant ces deux décennies. En 2020, il en restait 56 en cours d’exploitation qui fournissent environ 70 % de l’électricité du pays[iii]. Selon les auteurs, d’après les données historiques de déploiement du nucléaire au niveau régional, il suffirait de la « volonté politique, d’une planification économique stratégique et de l’acceptation du public » pour que « le nucléaire remplace l’ensemble de la production électrique à partir de combustibles fossiles (incluant le remplacement du parc nucléaire actuel et l’augmentation prévue de la demande totale d’électricité) d’ici 25 à 34 ans – bien avant le milieu du siècle ». Il s’agit bien sûr ici de la production électrique, une donnée parfois confondue avec la consommation totale d’énergie. En France par exemple, l’électricité est peut-être « bas carbone » grâce au nucléaire, mais l’électricité ne comptait même pas pour 23 % de la consommation d’énergie finale en 2015 contre 67 % pour les carburants fossiles (pétrole, gaz et charbon[iv]).

« Seul le nucléaire peut sauver la planète – Faites vos calculs : pour remplacer les carburants fossiles assez rapidement, le monde doit construire beaucoup de réacteurs. »
(WSJ, 11 janvier 2019)

Dans son « programme Harmonie[v] », la World Nuclear Association (WNA) prévoit de tripler la production mondiale d’électricité nucléaire d’ici 2050 pour atteindre une part de 25 % du total (contre 10 % aujourd’hui). Sachant que la part des énergies fossiles dans la production mondiale d’électricité se rapprochait de 63 % en 2019, on constate que même la WNA est moins ambitieuse que Staffan A. Qvist et Barry W. Brook, les auteurs de l’étude citée plus haut. Dans son article, Biello ajoute qu’ « il est possible que le monde suive l’exemple de la Suède, mais c’est improbable ». Selon Barry Brook, le principal frein à l’essor du nucléaire est la peur : « les gens sont plus effrayés par le nucléaire que par le changement climatique ». La stratégie coule de source pour les nucléaristes. Il suffit de cultiver la peur du changement climatique et de l’effondrement de la civilisation pour faire avaler la pilule radioactive à la populace, une tâche entreprise en France par l’ingénieur et polytechnicien Jean-Marc Jancovici[vi]. Ce dernier considère le nucléaire comme « un amortisseur bienvenu de la contraction » à venir et que « sans lui, on se cogne plus fort dans le mur ». Le problème de Jancovici, c’est sa foi naïve et irrationnelle en la capacité de l’être humain à garder sous contrôle la puissance technologique à sa disposition. L’histoire a toujours montré le contraire. Selon Jancovici (et d’autres), l’effondrement d’une civilisation pourrait être supervisé, maîtrisé et amorti, à la manière d’un pilote d’avion qui réussirait un atterrissage forcé – mais en douceur – suite à une panne moteur. Mais à la différence du système-avion d’un niveau de complexité prodigieusement inférieur, il n’y a aucun pilote aux commandes du vaisseau civilisation. Même s’il est rassurant de se persuader du contraire, personne ne contrôle la trajectoire évolutive d’une société.

Un mix énergétique global 100 % nucléaire, c’est 15 000 réacteurs

Les 445 réacteurs nucléaires commerciaux en service dans le monde contribuent actuellement à minimiser l’extraction et la consommation de combustibles fossiles. Mais jusqu’à quel point l’énergie nucléaire peut-elle être développée ? Dans une étude publiée en 2011 dans la revue Proceedings of the IEEE, Derek Abbott, professeur d’ingénierie électrique et électronique à l’université d’Adélaïde en Australie, est arrivé à la conclusion que l’énergie nucléaire ne peut pas, pour de nombreuses raisons, couvrir la totalité des besoins énergétiques de la civilisation industrielle mondialisée[vii]. À la place du nucléaire, Abbott propose de développer l’énergie solaire thermique (différent du solaire photovoltaïque), une technologie moins complexe et gourmande en métaux rares. Nous reviendrons là-dessus plus loin.

Comme le note Abbott dans son étude, la consommation mondiale d’énergie – tout compris, c’est-à-dire en incluant pétrole, gaz, charbon, nucléaire et renouvelables – équivalait en 2010 à 15 térawatts (TW). En d’autres termes, cela veut dire que la civilisation industrielle consomme 15 000 gigajoules (GW) d’énergie chaque seconde de chaque jour, ce qui équivaut à mettre en route 15 milliards de bouilloires électriques. Bien sûr, il faut garder à l’esprit que ce chiffre qui dépasse déjà l’entendement augmente chaque année et que cette énergie provient en majorité des carburants fossiles. Le rapport BP Statistical Review of World Energy 2020 révèle par exemple que la consommation mondiale d’énergie primaire s’élevait en 2019 à 583,90 EJ ; les énergies fossiles comptent pour 84,3 %, le nucléaire représente 4,3 % et les énergies renouvelables 11,4 % (dont 6,4 % pour l’hydroélectricité[viii]). En 2010, la consommation d’énergie primaire s’élevait à environ 550 exajoules.

La puissance installée en énergie nucléaire était en 2010 de seulement 375 gigawatts (GW) dans le monde, soit 0,375 TW. D’après la WNA, le nombre de réacteurs en exploitation dans le monde reste stable et oscille autour de 440 depuis deux décennies, mais les projets de construction se multiplient[ix]. Afin d’examiner les limites à l’expansion du nucléaire, Abbott estime que pour fournir 15 TW avec le seul nucléaire, un total d’environ 15 000 réacteurs serait nécessaire. Un article publié en 2013 dans la revue Scientific American semble confirmer un tel diagnostic :

« Pour que les États-Unis tirent un quart de leur approvisionnement énergétique total du nucléaire, il faudrait construire environ 1 000 nouveaux réacteurs (pour remplacer les anciens et étendre le parc[x]). »

Les États-Unis avaient en 2020 installé 93 réacteurs, toujours selon la WNA.

L’étude réalisée par Derek Abbott est intéressante parce qu’elle prend en compte un grand nombre de paramètres du cycle de vie de l’industrie nucléaire, contrairement aux travaux de Qvist et Brook cités précédemment. Abbott dresse la liste des conséquences liées à la construction, à l’exploitation et au démantèlement de 15 000 réacteurs sur Terre. Il examine des facteurs tels que la superficie au sol nécessaire, les déchets radioactifs, le taux d’accident, le risque de prolifération d’armes nucléaires, l’abondance de l’uranium, son extraction et les métaux rares utilisés pour construire les réacteurs.

Selon Abbott :

« Une centrale nucléaire est gourmande en ressources et, outre le combustible, elle utilise de nombreux métaux rares dans sa construction. L’utopie décrivant notre civilisation alimentée par des réacteurs à fission ou à fusion est tout simplement irréalisable. Même avec une production d’électricité nucléaire d’à peine 1 TW, la demande en ressources augmenterait considérablement. »

Ses conclusions, dont certaines sont basées sur les résultats d’études antérieures, sont résumées ci-dessous.

Terrain et emplacement

Une centrale nucléaire occupe une surface au sol d’environ 20,5 km² pour accueillir la centrale elle-même, sa zone d’exclusion, son usine d’enrichissement, le traitement du minerai et les infrastructures connexes. Deuxièmement, les réacteurs nucléaires doivent être situés à proximité d’une importante masse d’eau pour assurer leur refroidissement, mais loin des zones à forte densité de population et des zones à risque de catastrophe naturelle. Il est extrêmement difficile de trouver sur Terre un nombre suffisant d’emplacements qui répondent à ces exigences.

Centrale de Nogent-sur-Seine
Centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine, France.

Durée de vie

Chaque centrale nucléaire doit être mise hors service après 40 à 60 ans d’exploitation en raison de la fragilisation due à l’action des neutrons – des fissures se développent sur les surfaces métalliques du réacteur sous l’effet des radiations. Les réacteurs à fusion connaissent des problèmes similaires.

Si les centrales nucléaires doivent être remplacées tous les 50 ans en moyenne, cela signifie qu’avec 15 000 réacteurs nucléaires, il faudrait construire une centrale et en démanteler une autre chaque jour quelque part dans le monde. Actuellement, il faut 6 à 12 ans pour construire une centrale nucléaire et jusqu’à 20 ans pour son démantèlement, ce qui rend un tel cycle de remplacement irréaliste.

Dans un article publié en 2014 par le magazine Forbes, Michael Barnard, qui se présente comme un « partisan du nucléaire là où cela fait sens sur le plan technique et économique », a l’idée intéressante de prendre pour exemple la Chine pour comparer la rapidité de déploiement entre l’éolien et le nucléaire :

« La Chine est le véritable laboratoire d’expérience pour observer la rapidité d’expansion maximale du nucléaire par rapport à l’éolien. L’écart entre la demande et la production d’énergie y est énorme. Elle peut ignorer la démocratie et l’obtention du soutien populaire pour le nucléaire. Elle développe l’éolien et le nucléaire aussi rapidement que possible. Elle a suivi un cours accéléré dans les deux domaines industriels depuis à peu près la même période. Elle ne se tracasse pas avec la plupart des formalités administratives liées au nucléaire.

[…]

Aucun autre pays n’est capable de construire autant de centrales nucléaires par habitant que la Chine. Dans le pays le plus favorable au nucléaire au monde, doté du régime réglementaire le plus souple, l’industrie nucléaire est dépassée par l’industrie éolienne[xi]. »

Entre 2010 et 2014, la Chine a installé six fois plus de capacité productive réelle à partir d’énergie éolienne qu’avec du nucléaire. En dehors de toute considération sociale ou environnementale, en se bornant strictement à l’aspect technique, on voit assez mal comment construire des milliers de réacteurs nucléaires dans les prochaines décennies et engager de gigantesques travaux d’infrastructure afin d’électrifier tout ce qui carbure actuellement directement ou indirectement au pétrole, au gaz et au charbon.

Les déchets nucléaires

La question des déchets nucléaires reste très controversée. Bien que la technologie nucléaire existe depuis 70 ans, il n’y a aucun mode d’élimination des déchets universellement reconnu. On ne sait toujours pas si l’enfouissement des déchets et des cuves des réacteurs (qui sont également très radioactives) peut entraîner une contamination des eaux souterraines ou de l’environnement par le biais des mouvements géologiques.

Abbott précise :

« Si des milliers de réacteurs devaient être mis en service à travers la planète, la gestion des déchets sur un spectre géopolitique aussi étendu serait sujette à des niveaux élevés d’incertitude. »

Nucléaire, ou comment contaminer la Terre pour l’éternité.

Accidents nucléaires

À ce jour, onze accidents nucléaires associés à une fusion totale ou partielle du cœur du réacteur se sont produits dans le monde. Ces accidents ne sont pas des accidents mineurs qui peuvent être évités grâce à l’amélioration des technologies de sécurité ; il s’agit d’événements rares impossibles à modéliser dans un système aussi complexe qu’une centrale nucléaire. Les accidents peuvent survenir en raison de trajectoires non anticipées ou être provoqués par des événements imprévisibles (comme l’accident de Fukushima). Si l’on considère que ces onze accidents se sont produits au cours d’un total de 14 000 années-réacteurs d’exploitation nucléaire (en prenant en compte tous les réacteurs en service et ceux qui ont opéré depuis le début de l’ère nucléaire on arrive à environ 580 réacteurs), le passage à 15 000 réacteurs nous ferait entrer dans une ère où se produirait chaque mois un accident majeur quelque part dans le monde.

Le risque d’accident nucléaire augmente mécaniquement avec la multiplication des réacteurs nucléaires sur Terre. L’évolution technologique ne réduit pas le risque, elle l’augmente constamment depuis la première révolution industrielle en accroissant la complexité de l’ensemble du système. Le système techno-industriel menace aujourd’hui la survie de l’espèce humaine, et probablement la biosphère tout entière, une première dans l’histoire d’Homo sapiens. Le risque d’autodestruction, quel progrès en effet ! Mais n’allez pas demander aux ingénieurs – les artisans de la destruction – de reconnaître cet état de fait. Exemple avec Jean-Marc Jancovici au sujet de l’accident de Fukushima :

« Même si tous les 20 ans se produit un accident similaire, le nucléaire évitera toujours plus de risques qu’il n’en crée[xii]. »

– Jean-Marc Jancovici, entretien au journal La Tribune, 2012.

Déclaration de Jancovici sur le nucléaire

Dans ce même entretien à La Tribune, Jancovici ajoute ceci :

« La vie sauvage ne s’est jamais aussi bien portée dans les environs de Tchernobyl que depuis que les hommes ont été évacués (la colonisation soviétique, à l’inverse, a été une vraie catastrophe pour la flore et la faune). Le niveau de radioactivité est désormais sans effet sur les écosystèmes environnants, et le fait d’avoir évacué le prédateur en chef sur cette terre (nous) a permis le retour des castors, loups, faucons, etc.« 

Rien n’est plus éloigné de la réalité. Les scientifiques ont découvert récemment que la radioactivité à Tchernobyl et Fukushima est responsable du déclin de la diversité et de la densité de certaines espèces. Selon le biologiste Timothy A. Mousseau, « nos recherches et bien d’autres ont établi que des animaux soumis à toute une série de stress dans la nature sont bien plus sensibles aux effets de la radiation que ce que l’on croyait. »

Anéantir la vie sur Terre sur simple pression d’un bouton est devenu accessible seulement depuis l’apparition de l’énergie nucléaire, et le monde a frôlé la guerre nucléaire à au moins 22 reprises depuis le début de l’ère atomique[xiii]. Aujourd’hui, nous assistons à une nouvelle hausse des tensions géopolitiques entre le bloc occidental (États-Unis et Europe) et le bloc oriental (Russie et Chine). L’armée française se prépare par exemple à des affrontements « symétriques, État contre État » nous rapportait Le Monde en 2020[xiv].

D’après le Future of Life Institute :

« Le risque d’une guerre nucléaire accidentelle ne fait que croître et, en l’absence d’initiatives majeures de réduction des risques, ce n’est qu’une question de temps avant que la chance finisse par tourner[xv]. »

Mais pas de quoi inquiéter l’ami Jancovici et son fanclub.

Prolifération et risque terroriste

L’existence de l’énergie nucléaire crée une infrastructure où les matières premières et l’expertise pour la fabrication d’armes peuvent proliférer. Les différents types de réacteurs possèdent des niveaux variables de résistance à la prolifération, mais peu importe leur appellation, le fait est que tous les réacteurs et tous les combustibles nucléaires (déchets inclus) peuvent être utilisés pour la fabrication d’une bombe sale, voire d’une bombe nucléaire. Même le deutérium utilisé dans les réacteurs à eau lourde (HWR) et les réacteurs à fusion peut, en grande quantité, servir à fabriquer des ogives thermonucléaires au lithium-6 deutérium. Il serait presque impossible de contrôler la prolifération des armes avec une flotte mondiale de 15 000 réacteurs nucléaires. En effet, il est déjà difficile pour l’industrie nucléaire, de taille relativement modeste encore aujourd’hui, de dire avec certitude que les matériaux de l’industrie n’ont pas déjà été détournés pour confectionner des armes.

Interviewé dans Harvard Magazine (2006), John Holdren (MIT) présente le terrorisme comme le problème majeur pour l’industrie nucléaire. Même si les réacteurs modernes sont globalement plus fiables que ceux de Three Mile Island ou Tchernobyl, les centrales n’ont pas été conçues en prenant en compte la menace terroriste. L’expert en sécurité nucléaire Graham Allison confirme ce diagnostic. Cibler des centrales nucléaires avec des avions fait par exemple partie des plans connus d’al-Qaïda.

Au risque de bombes sales et d’attaques d’avion s’ajoute un risque d’attentat à la bombe nucléaire :

« Les bombes sales font de gros dégâts et peuvent nécessiter des déplacements massifs de population, comme à Tchernobyl [et Fukushima plus récemment, NdT], mais elles ne sont rien en comparaison de la principale menace évoquée par Allison dans Nuclear Terrorism : The Ultimate Preventable Catastrophe (« Terrorisme nucléaire : l’ultime catastrophe évitable ») – la possibilité que des terroristes mettent la main sur une bombe nucléaire et la fassent exploser dans une grande ville.

[…] tout pays capable d’enrichir l’uranium naturel à 2 ou 3 % (la concentration nécessaire pour alimenter une centrale électrique) peut facilement utiliser ces mêmes machines pour enrichir l’U-235 à 80 ou 90 %, la concentration nécessaire pour la conception d’une bombe nucléaire.

Une vulnérabilité similaire entoure le combustible usagé qui sort d’un réacteur. Le plutonium contenu dans le combustible usé est facilement séparé des autres déchets par un traitement chimique et, comme l’uranium, il peut être utilisé pour fabriquer une bombe nucléaire. La France et le Japon, en revanche, extraient et retraitent régulièrement le plutonium pour le réutiliser comme combustible de réacteur. L’existence d’un double usage et donc d’une faille de sécurité dans ce procédé a conduit Holdren et ses coauteurs à recommander un “cycle du combustible à passage unique”, dans lequel le combustible usé n’est pas retraité, mais directement placé dans un dépôt de stockage[xvi]. »

Mohamed ElBaradei, directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique de 1997 à 2009, déclarait en 2005 :

« Durant les dix dernières années, nous avons listé 200 événements où du matériel nucléaire de contrebande a traversé des frontières. Pour l’instant, pas assez pour construire une bombe nucléaire. »

Mais cela pourrait arriver. Il a ajouté la phrase suivante : « Ce monde est dans le déni ». Sacrément dans le déni puisque cette menace terroriste s’est confirmée en Belgique au moment des attentats de Bruxelles. En 2016, le journal Le Monde révélait le fiasco de la sûreté nucléaire belge : surveillance vidéo d’un physicien du Centre d’études nucléaires mise en place par des terroristes ; « habilitations sécurité » retirées à des personnes considérées comme suspectes ; licenciement pour radicalisation d’un ingénieur ; sabotage du réacteur numéro 4 de la centrale de Doel (« le pire a été évité[xvii] ») ; etc. En 2017, le documentaire Sécurité nucléaire : le grand mensonge révélait l’amateurisme complet de l’industrie nucléaire et des autorités françaises[xviii].

Carte des incidents et des failles de sécurité nucléaires entre 2003 et 2014 (Source : IAEA).

Ce n’est qu’une question de temps avant qu’une attaque terroriste atteigne sa cible. Ce risque délirant que fait peser le nucléaire sur la société oblige l’État à surveiller étroitement la population. Sur ce point, Jean-Marc Jancovici et son Shift Project se trompent quand ils critiquent « l’obésité numérique[xix] », et plus particulièrement la vidéo. Les technologies comme la 5G, l’intelligence artificielle, les robots et les drones sont précieuses pour surveiller et contrôler, et bientôt peut-être pour arrêter des terroristes avant qu’ils ne passent à l’action. De leur côté, les techniques de divertissement – radio, cinéma, télévision, séries, Youtube, Netflix, etc. – sont de précieuses alliées du pouvoir pour maintenir les masses dans l’apathie. Netflix, Youtube et le porno en streaming sont garants de la stabilité socio-économique ; l’industrie du divertissement se présente comme un formidable outil de contrôle social. Avec des millions (milliards ?) de personnes devenues accros à ces technologies propriétés d’une industrie dont la puissance dépasse celle des États, il paraît illusoire de vouloir limiter l’expansion du numérique comme le souhaiterait le Shift Project[xx] ; à moins peut-être d’abandonner le régime politique libéral pour un régime autoritaire d’inspiration chinoise.

L’abondance de l’uranium

Au rythme actuel de consommation d’uranium par les réacteurs conventionnels, les réserves mondiales d’uranium exploitable dureront 80 ans. Si l’on porte la capacité nucléaire à 15 TW, l’approvisionnement en uranium exploitable durera moins de 5 ans. L’uranium exploitable ou « viable » est l’uranium qui existe dans une concentration suffisamment élevée dans le minerai pour que son extraction soit économiquement rentable.

On peut émettre quelques doutes quant à cet argument économique, car les États subventionnent largement le secteur énergétique, ce qui fausse complètement les mécanismes de marché. On le constate régulièrement avec le pétrole. Aux États-Unis, les subventions directes et indirectes aux industries fossiles s’élèvent respectivement à 20 et 649 milliards de dollars. La Chine et la Russie font exactement la même chose. D’après le FMI, les subventions aux énergies fossiles représentent 85 % du total des subventions au niveau global, et elles augmentent régulièrement[xxi]. L’enseignement à tirer de cette réalité est que pétrole, gaz et charbon continueront d’être extraits peu importe la rentabilité économique. L’industrie du schiste dévaste des régions entières aux États-Unis grâce à « d’énormes dettes contractées via des lignes de crédit faramineuses ouvertes par l’exécutif finissant », dixit un article de l’Agence Ecofin publié début d’année[xxii].

Mine d'uranium de Rössing en Namibie
Mine d’uranium de Rössing en Namibie, l’une des plus grandes au monde.

Toute industrie stratégique sera soutenue contre vents et marées par les États au mépris de la rationalité économique. Mais des aberrations économiques se trouvent aussi dans l’industrie numérique, par exemple avec Twitter qui a été rentable pour la première fois seulement en 2018[xxiii], et qui perdait à nouveau de l’argent en 2020[xxiv]. Uber, un autre poids lourd de l’industrie, ne gagne toujours pas d’argent et présentait des pertes s’élevant à 6,77 milliards de dollars en 2020[xxv].

L’extraction de l’uranium de l’eau de mer

L’uranium est le plus souvent extrait de la croûte terrestre, mais il peut également être extrait de l’eau de mer qui en contient de grandes quantités à une concentration de 3,3 parties par milliard, soit 4 600 milliards de kg d’uranium stockés dans les océans. En théorie, cette quantité pourrait alimenter des réacteurs conventionnels fournissant 15 TW d’électricité durant 5 700 ans. Et dans les réacteurs à neutrons rapides qui multiplient par soixante le rendement énergétique de l’uranium, les réserves permettraient alors d’élever cette durée à 300 000 ans. Toutefois, Abbott fait valoir que la complexité et le coût de ces réacteurs les rendent peu compétitifs. En outre, au fur et à mesure de l’extraction de l’uranium de l’océan, la concentration en uranium de l’eau de mer diminue. Il faut alors traiter des quantités d’eau de plus en plus importantes pour extraire la même quantité d’uranium. Abbott a calculé que la croissance du volume d’eau de mer à traiter rendrait cette technique extractive économiquement obsolète bien avant 30 ans.

Même remarque que précédemment, l’angle économique a montré ses limites pour appréhender le fonctionnement de la société industrielle.

Métaux exotiques et concurrence entre industries

L’enceinte de confinement nucléaire est composée d’une variété de métaux rares qui contrôlent et contiennent la réaction nucléaire : le hafnium comme absorbeur de neutrons, le béryllium comme réflecteur de neutrons, le zirconium pour le revêtement et le niobium pour allier l’acier et le rendre résistant durant 40 à 60 ans contre la fragilisation résultant de l’action des neutrons. L’extraction de ces métaux pose des problèmes de coût, de durabilité et d’impact environnemental. En outre, ces métaux possèdent de nombreuses utilisations industrielles concurrentes ; par exemple, le hafnium est utilisé dans les micropuces et le béryllium par l’industrie des semi-conducteurs. Si un réacteur nucléaire est construit chaque jour, les réserves mondiales de ces métaux exotiques nécessaires à la construction des enceintes de confinement nucléaire s’épuiseraient rapidement, ce qui créerait une crise des ressources minérales. Cette faible disponibilité de métaux stratégiques handicapera le développement de tous les réacteurs nucléaires de nouvelle génération, qu’ils soient alimentés au thorium ou à l’uranium.

Disponibilité des métaux utilisés pour la construction des réacteurs nucléaires.

Comme le fait remarquer Abbott, nombre de ces problèmes se posent aussi bien pour les réacteurs à fusion que pour les réacteurs à fission, et ce même si la technologie de la fusion est encore loin d’avoir atteint le stade commercial.

Certes, les partisans du nucléaire sont peu nombreux à réclamer une utopie nucléaire complète, un scénario dans lequel l’énergie nucléaire répondrait à tous les besoins énergétiques de la planète. Mais de nombreux défenseurs du nucléaire suggèrent qu’il est réaliste à court terme de pouvoir produire 1 TW avec le seul nucléaire. Même si l’on divise les chiffres d’Abbott par quinze, ce dernier fait remarquer qu’arriver à produire 1 TW à partir du nucléaire sera probablement infaisable. C’est pourquoi Abbott affirme que si cette technologie ne peut pas être étendue à une échelle dépassant les 1 TW, il serait peut-être préférable d’investir massivement dans d’autres technologies.

Toujours selon Abbott :

« En raison du coût, de la complexité, des exigences en matière de ressources et des énormes problèmes qui pèsent sur l’énergie nucléaire, nos investissements seraient plus judicieusement placés ailleurs. Chaque dollar investi dans l’énergie nucléaire est un dollar qui a été détourné d’une solution sûre que l’on peut déployer à grande échelle, une énergie telle que le solaire thermique. »

Les dispositifs thermiques solaires exploitent l’énergie du soleil pour produire de la chaleur. Celle-ci sert à chauffer de l’eau qui, en se transformant en vapeur, fait tourner une turbine produisant de l’électricité. La technologie solaire thermique permettrait en théorie d’éviter bon nombre des problèmes de déploiement à grande échelle rencontrés par la technologie nucléaire. Par exemple, bien qu’une ferme solaire thermique nécessite un peu plus de terrain qu’une infrastructure nucléaire équivalente, elle peut être installée dans des « zones désertiques inutilisées » selon Abbott. Elle utilise également des matériaux plus sûrs et plus abondants. Plus important encore d’après notre expert, le solaire thermique pourrait être développé à une échelle pharaonique. Les 15 TW seraient atteignables, et s’il le fallait, des centaines de TW pourraient être produits de cette manière.

Le plus gros problème du solaire thermique reste l’intermittence en raison du temps nuageux et de la nuit. Mais Abbott considère que les solutions de stockage peuvent résoudre ce problème d’intermittence qui touche également d’autres énergies renouvelables comme l’éolien. Dans la période de transition, il suggère que la double utilisation du gaz naturel et des fermes solaires thermiques est la voie à suivre pour construire l’infrastructure énergétique du futur.

Solaire thermique, l’autre utopie anti-écologique

« Il est fort probable que la surface de la Terre soit un jour recouverte de panneaux solaires et de datacenters. »

– Ilya Sutskever, directeur scientifique du laboratoire de recherche Open AI fondé par Elon Musk.

Derek Abbott suggère de construire des centrales solaires thermiques dans des « zones désertiques non utilisées ». Selon lui, le « potentiel est énorme, car la quantité d’énergie solaire qui atteint le sol terrestre est 5 000 fois plus élevée que la consommation énergétique globale. » Problème, on apprend par National Geographic que « les déserts sont des habitats biologiquement riches abritant une vaste diversité d’animaux et de plantes qui se sont adaptés aux conditions difficiles qui y règnent[xxvi]. » En Namibie, qui est l’une des régions les plus arides en Afrique subsaharienne, on trouve encore une faune extrêmement riche – éléphant, rhinocéros, lion, hyène, buffle, guépard, léopard, nombreuses espèces d’antilopes, de reptiles, etc. Partout dans le monde, des zones arides sont même habitées par des humains depuis des temps immémoriaux. Les déserts ne sont pas des territoires vides ou « inutilisés ».

La plus grande centrale solaire existante a été mise en service il y a moins d’une décennie aux États-Unis, dans le désert de Mojave en Californie. Propriété de NRG Energy, Bright Source Energy et Google, la centrale d’Ivanpah (440 MW) empiète sur l’habitat de l’arbre yucca, du lézard léopard à long nez (Gambelia wislizenii), de la pie-grièche migratrice ou encore d’une espèce rare de tortue (Gopherus agassizii) pouvant survivre dans le désert sans boire durant plus d’un an et atteindre une longévité de 80 ans[xxvii]. Des scientifiques ont estimé en 2016 que cette centrale provoque la mort de 6 000 oiseaux chaque année, par collision et par combustion. La chaleur concentrée par les miroirs réchauffe l’air qui atteint par endroit les 540°C. Quand des oiseaux traversent ces zones, ils sont brûlés vifs. En Californie, ce riche État progressiste et écolo, on broie également des arbres de Josué centenaires pour installer des centrales solaires[xxviii].

Centrale solaire thermique d’Ivanpah, Californie.

Avec une consommation annuelle en gaz s’élevant à plusieurs millions de mètres cubes, Ivanpah illustre de la plus belle des manières la farce qu’est la transition énergétique[xxix]. Cette technologie étant encore plus sensible aux variations des conditions météorologiques que le solaire photovoltaïque, il faut régulièrement brûler du gaz pour éviter que les turbines ne s’arrêtent de fonctionner par temps nuageux. En brûlant du gaz durant plus de quatre heures par jour, Ivanpah a émis 46 000 tonnes d’équivalent CO2 durant sa première année d’exploitation[xxx].

Les promoteurs du solaire thermique ridiculisent les opposants à la centrale d’Ivanpah en les présentant comme des gens indécis. En effet, la faune et la flore des déserts pourraient difficilement s’adapter à un réchauffement brusque du climat, et donc le déploiement des énergies dites « bas carbone » devrait selon les industriels se faire peu importe les dégâts collatéraux sur la biodiversité. Si on écoute les scientifiques et les ingénieurs, qui ont depuis longtemps oublié que l’espèce humaine avait besoin d’une biosphère fonctionnelle pour survivre, cette planète sera un jour recouverte de centrales solaires pour exploiter « efficacement » la lumière du soleil. Quant aux écologistes, le lavage de cerveau durable a si bien fonctionné sur eux qu’ils croient réellement à l’électricité « propre » et « verte » ; ils refusent toujours de comprendre que tant qu’il y aura production d’énergie, des machines pourront saccager les paysages vivants à un rythme effréné et des usines polluer les sols et les rivières. Pour vivre dignement, l’animal humain n’a aucunement besoin de se brancher quotidiennement sur une prise de 220 volts (en tout cas pour l’instant). La fée électricité a façonné une mentalité collective fondamentalement arrogante et irrationnelle, une culture méprisant les lois biologiques s’appliquant à tout être vivant. L’électricité permet d’interagir avec le monde via une armée d’intermédiaires mécaniques se mouvant dans un gigantesque réseau d’infrastructures qui se substitue peu à peu aux systèmes vivants. D’après Jean-Marc Jancovici, chaque Français exploite l’équivalent énergétique de 400 à 500 esclaves humains, 24 heures sur 24, et ce sans compter les importations qui en rajouteraient encore une centaine[xxxi]. Dans cette bulle tenue en lévitation par la force de machines carburant à l’électricité et au pétrole, un milieu extrêmement toxique pour le corps comme pour l’esprit, le système veille à assurer les besoins élémentaires – eau, nourriture, sommeil, reproduction – du cheptel humain de sorte que celui-ci puisse consacrer son existence à servir la machine. Car contrairement à la pensée de l’architecte Richard Buckminster Fuller, le premier à avoir employé le terme « esclave énergétique[xxxii] », distinguer le maître de l’esclave dans l’écosystème humain-machine est loin d’être évident. « Les hommes sont devenus les outils de leurs outils », remarquait déjà Henry David Thoreau au XIXe siècle dans Walden ou la Vie dans les bois.

Un oiseau brûlé ramassé sur le site de la centrale solaire d’Ivanpah.

L’innovation nucléaire pour extraire plus de pétrole et de métaux

« Tout progrès technique comporte trois sortes d’effets : les effets voulus, les effets prévisibles et les effets imprévisibles. »

 – Jacques Ellul, Réflexions sur l’ambivalence du progrès technique, 1965.

Un article du magazine Yale Environment 360 nous apprend que les États-Unis, le Royaume-Uni, la Chine et la Russie développent de petits réacteurs nucléaires SMR (Small Modular Reactor) à puissance réduite pour une utilisation plus souple[xxxiii]. L’un des objectifs est de pouvoir les exporter en Afrique et en Amérique du Sud où la faible robustesse des réseaux électriques permet difficilement d’absorber la puissance d’une centrale nucléaire conventionnelle. De son côté, la Russie a construit une première centrale nucléaire flottante de 70 MW destinée à alimenter les plateformes pétrolières que le pays développe en Arctique[xxxiv]. La Chine travaille également à la conception de ses propres réacteurs SMR flottants.

L’Akademik Lomonosov, première centrale nucléaire flottante russe destinée à fournir en électricité des installations pétrolières de l’Artique russe.

À l’avenir, les besoins en énergie de l’industrie minière devraient stimuler la demande pour des centrales énergétiques hors réseau afin de pouvoir alimenter en électricité des mines situées dans des régions isolées. La société aurifère canadienne B2Gold a par exemple développé et installé « l’un des plus grands systèmes d’énergie photovoltaïque (30 MW) et à batterie hors réseau du monde à sa mine de Fekola au Mali[xxxv] ». On peut imaginer dans un avenir proche de petits réacteurs SMR venir concurrencer les énergies renouvelables sur ce marché prometteur, car la Banque mondiale anticipe un essor fulgurant de l’extraction minière pour répondre à la demande globale de métaux[xxxvi].

Croyez-vous que l’État français, troisième mondial en termes de génération d’électricité nucléaire, juste derrière les États-Unis et la Chine, va laisser passer une telle opportunité de croissance industrielle ? Bien évidemment que non. C’est pourquoi EDF, TechnicAtome, Naval Group et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) se sont lancés depuis 2017 dans le développement d’un SMR français « ultra-compact ». Commercialisation prévue en 2035 selon L’Usine Nouvelle, pas seulement à l’export pour « remplacer les centrales à charbon », mais aussi pour la France selon l’annonce du PDG d’EDF Jean-Bernard Levy[xxxvii]. Croyez-vous qu’EDF va limiter les ventes de SMR aux acheteurs qui voudront remplacer une centrale à charbon ? Avez-vous déjà vu un vendeur envoyer bouler un acheteur ?

Le marché potentiel global pour les réacteurs SMR (en mégawatts).

Pour en rajouter encore une couche contre le nucléaire de plus en plus présenté comme la pierre angulaire d’une économie « décarbonée », voici ce que nous apprend l’article du Harvard Magazine déjà cité plus haut :

« D’un point de vue environnemental, même une multiplication par dix de la capacité nucléaire d’ici 2100 réduirait à peine la charge atmosphérique de CO2. Selon Daniel Schrag, elle passerait de 900 ppm (parties par million) à 820 ppm, soit une concentration catastrophiquement plus élevée que la concentration actuelle de 380 ppm [cap des 420 ppm atteint en 2021, NdT[xxxviii]]. Mais les options pour faire face au changement climatique – énergie nucléaire, sources d’énergie renouvelable, séquestration du carbone et augmentation de l’efficacité énergétique – sont peu nombreuses. Comme l’écrivent Holdren et ses collègues, “selon nous, ce serait une erreur d’exclure l’une de ces quatre options à l’heure actuelle.” »

Ce serait surtout une erreur décisive et impardonnable de persister à croire que la civilisation industrielle doit être sauvée. Nous sommes face à un monstre indomptable doté d’une puissance destructrice colossale qui menace la survie de l’espèce humaine et jusqu’au maintien des conditions favorables à la vie sur Terre. Ceci semble insuffisant pour inquiéter les techniciens, des individus soi-disant doués de logique et de raison qui mettent tout en œuvre pour garder la bête en vie. Tout comme dans les conflits armés et les génocides les plus meurtriers du XXe siècle, leur investissement personnel dans « l’effort de guerre » contre le changement climatique est total. Mais quand on confond à ce point le mal et son symptôme, l’inefficacité est, elle aussi, totale.

Sortir de l’ornière dans laquelle a basculé l’humanité au moment de la révolution industrielle est la seule issue rationnelle possible. C’est aussi la plus éthique, en tout cas pour celui qui place dans son échelle de valeurs la conservation de l’espèce humaine avant le sauvetage de la civilisation. En démarrant dès maintenant le démantèlement des industries, des infrastructures et des centrales énergétiques, le cycle infernal de destruction en cours ralentirait instantanément au lieu d’accélérer perpétuellement sous l’influence de la recherche scientifique et de l’innovation technologique. Déforester l’Amazonie avec une hache ou une scie est certes toujours possible, mais beaucoup moins efficace qu’avec une tronçonneuse ou un engin forestier moderne. La même logique s’applique à l’extraction du cuivre, du fer et des granulats, ou encore à l’artificialisation des sols par l’industrie du BTP. De plus, la rupture des chaînes logistiques internationales (transports aérien et maritime) supprimerait les routes commerciales connectant lieu d’extraction et lieu de consommation, faisant automatiquement chuter l’incitation à extraire les ressources localement. Les habitants d’une région doivent dépendre des ressources naturelles disponibles sur leur terre et non de celles extraites à 10 000 kilomètres de leur domicile (pas même à 500 kilomètres). Bien sûr, un groupe social peut, pour toutes sortes de raisons, être amené à surexploiter son environnement local, sa « biorégion[xxxix] ». Mais cette communauté se mettra elle seule en danger et assumera seule les conséquences de son irresponsabilité. Aujourd’hui, la communauté occidentale, première bénéficiaire de l’opulence matérielle permise par la civilisation industrielle, menace la plupart des êtres humains et des autres créatures vivantes sur Terre. Avec une civilisation globalisée, le risque de catastrophe écologique devient lui aussi global.

Le désarmement technologique pourrait sauver l’espèce humaine et au moins un million d’autres espèces vivantes menacées d’extinction dans les prochaines décennies[xl]. Mais la cure de désintoxication sera longue et pénible. Il y aura certainement des conflits armés localisés et de nombreux morts, surtout dans les pays industrialisés et particulièrement en Europe, l’une des régions au monde les plus densément peuplées et technodépendantes. C’est le prix à payer pour plusieurs siècles d’orgie, de démesure et d’excès. Plus nous repoussons l’échéance, plus nous nous jetons dans les bras confortables du déni, et plus la chute sera brutale et meurtrière. L’animal humain est pourvu d’une grande capacité d’apprentissage et d’adaptation. Nous pouvons réapprendre à vivre sans électricité, sans chemin de fer, sans autoroute, sans supermarché, sans voiture ni avion. En revanche, aucune vie n’est possible sans sol fertile, sans eau potable, sans air respirable ni climat supportable, à moins peut-être d’avoir les moyens de construire un bunker sous-terrain et une carence suffisante en dignité pour envisager d’y habiter.

S’obstiner à maintenir le Léviathan sous perfusion, pas seulement en conservant le parc nucléaire existant, mais en multipliant les projets de construction de nouveaux réacteurs, le tout dans un monde amené à connaître des chocs climatiques et sociaux extrêmes, est l’exact opposé d’une attitude rationnelle face à la situation présente. Disons-le clairement, c’est de la folie pure. En s’acharnant à travailler à l’impossible sauvetage d’une civilisation programmée depuis le départ pour s’effondrer, on multiplie les risques au lieu de les réduire. Les Gaël Giraud (économiste), les Jean-Marc Jancovici (ingénieur) et les Cyril Dion (écrivain/réalisateur) de ce monde, tous paraissent terrifiés à l’idée de vivre l’effondrement de leur civilisation. Et quand la peur fait office de boussole, c’est toujours le pire qui finit par se produire. Sur ce point, aucune leçon du XXe siècle n’a été retenue. Pour Jancovici, « la décroissance subie et rapide se termine en barbarie[xli] ». Pour Gaël Giraud, « la faillite de l’État, c’est le retour tribal au Moyen-Âge avec des seigneurs de guerre locaux qui terrorisent des populations civiles prises en otage[xlii] » (bien sûr, dans le monde féérique et virtuel du technocrate Giraud, jamais un État n’a terrorisé les populations civiles, engagé des dizaines de millions de personnes dans des conflits armés ou entrepris des épurations ethniques). Et pour Cyril Dion, « si l’on continue comme ça, une partie de notre civilisation risque de s’effondrer[xliii] ». La possible disparition de l’espèce humaine à moyen terme et le risque de voir la Terre se métamorphoser en un caillou sans vie ne les inquiètent pas plus que ça. Que la civilisation industrielle soit bâtie sur des montagnes de cadavres et des rivières de sang – conquêtes et colonisations, guerres et génocides, esclavage et pillage (qui n’ont d’ailleurs jamais cessé) – ne semble pas non plus heurter leur conscience.

Avant de vouloir reprendre le contrôle des choses pour éviter l’effondrement de la civilisation, il faudrait déjà évaluer si cet objectif paraît réaliste et atteignable. Examiner l’histoire nous permet de répondre par la négative[xliv]. La trajectoire évolutive d’une civilisation dépend d’un nombre si élevé de variables qu’il est illusoire de pouvoir anticiper cette trajectoire, encore moins de l’influencer de façon consciente et rationnelle. Seule l’hubris autorise de croire le contraire. Pour bien comprendre pourquoi le démantèlement de la civilisation industrielle est notre seul salut, on peut recommander la lecture de l’excellent La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954) de l’historien et sociologue Jacques Ellul, le livre Révolution Anti-Tech : pourquoi et comment (2016) du mathématicien Theodore Kaczynski, ou bien on pourra se contenter de réfléchir à cette citation non moins excellente de l’historien Fernand Braudel tirée de sa Grammaire des civilisations (1963) :

« Les civilisations sont des mentalités collectives

[…]

À chaque époque, une certaine représentation du monde et des choses, une mentalité collective dominante anime, pénètre la masse entière de la société. Cette mentalité qui dicte les attitudes, oriente les choix, enracine les préjugés, incline les mouvements d’une société est éminemment un fait de civilisation. Beaucoup plus encore que des accidents ou des circonstances historiques et sociales d’une époque, elle est le fruit d’héritages lointains, de croyances, de peurs, d’inquiétudes anciennes souvent presque inconscientes, au vrai le fruit d’une immense contamination dont les germes sont perdus dans le passé et transmis à travers des générations et des générations d’hommes. Les réactions d’une société aux événements de l’heure, aux pressions qu’ils exercent sur elle, aux décisions qu’ils exigent d’elle obéissent moins à la logique, ou même à l’intérêt égoïste, qu’à ce commandement informulé, informulable souvent et qui jaillit de l’inconscient collectif.

Ces valeurs fondamentales, ces structures psychologiques sont assurément ce que les civilisations ont de moins communicable les unes à l’égard des autres, ce qui les isole et les distingue le mieux. Et ces mentalités sont également peu sensibles aux atteintes du temps. Elles varient lentement, ne se transforment qu’après de longues incubations, peu conscientes elles aussi. »

Philippe Oberlé


[i] https://phys.org/news/2011-05-nuclear-power-world-energy.html

[ii] https://www.scientificamerican.com/article/the-world-really-could-go-nuclear/

[iii] https://world-nuclear.org/information-library/current-and-future-generation/nuclear-power-in-the-world-today.aspx

[iv] https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/mix-energetique-de-la-france

[v] https://world-nuclear.org/our-association/what-we-do/the-harmony-programme.aspx

[vi] https://www.lci.fr/planete/la-fin-d-un-monde-3-6-collapsologie-effondrement-nucleaire-et-capitalisme-entretien-croise-entre-jean-marc-jancovici-et-yves-cochet-2101969.html

[vii] https://ieeexplore.ieee.org/stamp/stamp.jsp?arnumber=6021978

[viii] https://www.connaissancedesenergies.org/les-chiffres-cles-de-lenergie-dans-le-monde-en-2019-200617

[ix] https://world-nuclear.org/information-library/current-and-future-generation/nuclear-power-in-the-world-today.aspx

[x] https://www.scientificamerican.com/article/how-nuclear-power-can-stop-global-warming/

[xi] https://www.forbes.com/sites/quora/2014/08/22/which-is-more-scalable-nuclear-energy-or-wind-energy/

[xii] https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20120220trib000684006/entretien.-nicolas-sarkozy-a-rate-la-marche-du-grenelle-de-l-environnement-.html

[xiii] https://www.bbc.com/future/article/20200807-the-nuclear-mistakes-that-could-have-ended-civilisation

[xiv] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/17/la-france-se-prepare-a-endurcir-l-armee-de-terre_6043162_3210.html

[xv] https://futureoflife.org/background/nuclear-close-calls-a-timeline/

[xvi] https://www.harvardmagazine.com/2006/05/is-nuclear-power-scalabl-html

[xvii] https://www.lemonde.fr/europe/article/2016/03/26/les-sites-nucleaires-belges-cibles-potentielles-des-terroristes_4890475_3214.html

[xviii] https://www.arte.tv/fr/videos/067856-000-A/securite-nucleaire-le-grand-mensonge/

[xix] https://jancovici.com/publications-et-co/articles-de-presse/obesite-numerique/

[xx] https://usbeketrica.com/fr/article/sobriete-numerique-vers-un-changement-de-paradigme

[xxi] https://www.eesi.org/papers/view/fact-sheet-fossil-fuel-subsidies-a-closer-look-at-tax-breaks-and-societal-costs

[xxii] https://www.agenceecofin.com/dossier/2201-84397-la-politique-energetique-de-joe-biden-redonne-espoir-aux-pays-producteurs-de-petrole-conventionnel

[xxiii] https://edition.cnn.com/2019/02/07/tech/twitter-earnings-q4/index.html

[xxiv] https://www.investopedia.com/ask/answers/120114/how-does-twitter-twtr-make-money.asp

[xxv] https://techcrunch.com/2021/02/12/will-ride-hailing-profits-ever-come/

[xxvi] https://www.nationalgeographic.com/environment/article/deserts

[xxvii] https://www.nationalgeographic.com/science/article/130725-ivanpah-solar-energy-mojave-desert

[xxviii] https://www.latimes.com/opinion/story/2020-08-23/destroying-joshua-trees-to-build-solar-farms-makes-no-sense

[xxix] https://en.wikipedia.org/wiki/Ivanpah_Solar_Power_Facility

[xxx] https://theconversation.com/if-a-solar-plant-uses-natural-gas-is-it-still-green-50046

[xxxi] https://jancovici.com/transition-energetique/l-energie-et-nous/combien-suis-je-un-esclavagiste/

[xxxii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Esclave_%C3%A9nerg%C3%A9tique

[xxxiii] https://e360.yale.edu/features/when-it-comes-to-nuclear-power-could-smaller-be-better

[xxxiv] https://www.francetvinfo.fr/societe/nucleaire/la-premiere-centrale-nucleaire-flottante-russe-est-arrivee-a-destination_3616865.html

[xxxv] https://www.partage-le.com/2021/01/20/un-monde-de-plus-en-plus-vert-par-nicolas-casaux/

[xxxvi] https://www.worldbank.org/en/news/infographic/2019/02/26/climate-smart-mining

[xxxvii] https://www.usinenouvelle.com/article/edf-veut-construire-le-mini-reacteur-nucleaire-francais-nuward-aussi-en-france.N1058499

[xxxviii] https://reporterre.net/Record-de-CO2-dans-l-air-vers-un-retour-en-arriere-de-15-millions-d-annees

[xxxix] https://reporterre.net/Les-bioregions-une-alternative-ecologique-aux-regions-administratives

[xl] https://ipbes.net/news/Media-Release-Global-Assessment-Fr

[xli] https://youtu.be/WM4KJI2Yu98

[xlii] https://reporterre.net/Gael-Giraud-Si-l-Inde-et-l-Asie-du-Sud-Est-deviennent-invivables-trois-milliards-de

[xliii] https://blogs.mediapart.fr/cyril-dion/blog/090819/si-l-continue-comme-ca-une-partie-de-notre-civilisation-risque-de-seffondrer

[xliv] https://www.bbc.com/future/article/20190218-are-we-on-the-road-to-civilisation-collapse

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