Blog Image

Le mythe de la « prise de conscience » écologique

J’ai reproduit un texte du livre collectif Greenwashing : manuel pour dépolluer le débat public paru en 2022 aux éditions du Seuil et supervisé par Aurélien Berlan, Guillaume Carbou et Laure Teulières. Dans ce texte, l’historien Jean-Baptiste Fressoz explique pourquoi le récit d’une « prise de conscience » écologique récente est en grande partie factice – « la plupart des sociétés se sont préoccupées à leur façon de leur environnement ».

Sous l’Ancien régime, les policiers étaient par exemple les premiers écologistes de France. La police locale avait en effet le pouvoir de fermer des établissements qui importunaient le voisinage avec leurs rejets polluants. Et elle pouvait le faire de manière autonome, sur la seule base des témoignages recueillis. Pas besoin d’attendre une expertise scientifique ni l’autorisation des bureaucrates de l’Etat. Au XIXe siècle, l’expertise scientifique se développe et sert merveilleusement le développement industriel. Elle permet de produire de l’ignorance – par exemple en présentant les gaz toxiques comme une bénédiction pour combattre l’insalubrité des villes – et ainsi de balayer les plaintes des locaux dénonçant la situation sanitaire et écologique aux abords des sites industriels.

Je vous recommande vivement le livre L’apocalypse joyeuse : une histoire du risque technologique (2012) où Jean-Baptiste Fressoz montre combien l’industrialisation et le progrès technologique sont le résultat d’une « désinhibition », d’une « inconscience modernisatrice » produite par les élites techniciennes et scientifiques au service de l’industrie et de l’État. Quand un Jancovici martèle avec aplomb que les centrales nucléaires sont moins dangereuses que les piscines[1], ou lorsqu’il assimile l’accident de Tchernobyl à la création instantanée d’une « réserve naturelle parfaite », il s’inscrit dans cette vieille tradition de l’intelligentsia technique qui cherche à produire de l’inconscience, à nous rendre totalement irresponsables face à la puissance destructrice de la technologie moderne. Il est évident que le mythe du réveil écologique sert avant tout les industriels et les influenceurs qui leur cirent les pompes.

Pour continuer à bénéficier d’un média 100 % indépendant de l’influence étatique et industrielle


Prise de conscience : une incantation au service des pollueurs ? (par Jean-Baptiste Fressoz)

Malgré les décennies qui passent, la « prise de conscience environnementale » est toujours présentée comme nouvelle. Les mêmes journaux qui célèbrent l’été 2021 comme celui de la prise de conscience avaient déjà attribué cette épithète à 2020 (coronavirus), 2018 (canicule), 2015 (COP de Paris), ou encore à 2011 (Fukushima). En 1970 déjà, le Congrès américain affirmait que la décennie qui s’ouvrait serait celle de la « prise de conscience ». Et l’on retrouve en fait ce cliché utilisé après chaque catastrophe depuis près de deux siècles. Il faut dire que la « prise de conscience » arrange tout le monde. Et d’abord les grands pollueurs. Au début de l’année 2021, Patrick Pouyanné, le PDG de Total, affirmait avec aplomb que l’année passée avait été celle « de la prise de conscience de la fragilité de la planète » – il avait tenu les mêmes propos en 2015. La ficelle est un peu grosse : prendre conscience maintenant pour mieux se dédouaner du passé. Pour les journalistes, la prise de conscience permet de mettre en récit la catastrophe, de l’extraire de son ennuyeuse régularité en l’érigeant en rupture historique. Pour les savants, intellectuels et artistes, la « prise de conscience » a cela de gratifiant que, par leurs travaux, ils y participent ou croient y participer. C’est à eux qu’échoit cette mission grandiose : éveiller les consciences, élargir le souci moral. Enfin, pour tout un chacun, la prise de conscience nourrit l’espoir d’une transformation majeure de la société qui génère ces désastres à répétition. Pourtant, l’hypothèse sous-jacente à la « prise de conscience » étant un état préalable « d’inconscience », sa répétition confine évidemment à l’absurde. Alors d’où vient cette antienne si commode ? Et au fond pourquoi associe-t-on l’écologie à un problème de conscience ?

Un manque d’attention pour la nature ?

La « prise de conscience » repose sur une fausse évidence : la crise environnementale est due à un manque, un déficit qu’il faudrait combler – et non à un ordre économique qu’il faudrait réformer ou abattre. Cette manière de poser le problème naît du lien historique fondamental entre discours sur la crise de la nature et gouvernement de celle-ci. Sous la Révolution, l’État et les intellectuels qui le secondent (dans ce domaine : des agronomes et des forestiers) font face à un défi politique considérable : contrôler les usages de la nature d’un peuple de paysans devenus libres. Les forêts sont alors sujet de conflit : la bourgeoisie, après la noblesse, cherche à rentabiliser ces espaces en les transformant en usines à bois, quand les paysans entendent préserver des droits d’accès à un environnement pour eux vital (pâturage, collecte de bois, de fourrage, etc.). C’est dans ce contexte de tension révolutionnaire autour de la forêt que naît toute une littérature de vulgarisation exposant dans une prose emphatique la fragilité de la nature et l’importance des relations invisibles qu’entretiennent les êtres vivants. Inspirée par un discours religieux sur l’ordre naturel, la forêt est présentée comme la clef de voûte de ce dernier : les paysans doivent la chérir, la respecter et la protéger, sans quoi la terre s’érodera, les sources s’épuiseront, le climat se détraquera.

Sans surprise, c’est aussi sous la plume d’un forestier qu’apparaît dans les années 1930 l’expression précise de « conscience écologique ». Aldo Leopold est généralement considéré comme un des fondateurs de l’environnementalisme américain et même parfois de l’environnementalisme tout court. En fait ses travaux sont l’aboutissement d’un siècle et demi de réflexions et d’exercices littéraires sur le gouvernement des usages populaires de la nature. Son ouvrage le plus célèbre, l’Almanach d’un comté des sables forme une série de tableaux décrivant de manière élégante et littéraire la nature américaine et la beauté des relations qui y règnent. Car pour Leopold, la question écologique est avant tout une affaire d’éthique et d’esthétique. Si les fermiers du Midwest maltraitent la terre c’est qu’ils manquent de conscience écologique. Un siècle de propagande conservationniste n’a eu que des effets modestes : les paysans savent mais n’agissent pas. Pour cela il leur faudrait accomplir une « évolution intellectuelle et émotionnelle », il faudrait élargir leur domaine moral à la terre et aux autres êtres vivants. La land ethic que Leopold appelle de ses vœux repose sur la « conscience » d’appartenir à la « communauté biotique » et celle-ci à son tour doit être suscitée par « une esthétique de la conservation » permettant de rendre sensibles les « relations extraordinaires existant dans la communauté des plantes et des animaux » ainsi que « la beauté intrinsèque de l’organisme appelé Amérique ».

Un récit qui individualise et dépolitise

Bien entendu, la nature de la prise de conscience se modifie au cours du temps, à mesure de l’évolution des problèmes écologiques. En revanche, l’idée qu’elle procède de l’extérieur du corps social perdure. On le voit bien à travers la figure de l’explorateur-environnementaliste qui se perpétue de Bernardin de Saint-Pierre au XVIIIe siècle à Nicolas Hulot. Ayant contemplé la nature sauvage et exotique, l’aventurier écologique revient éveiller la conscience métropolitaine. Ou encore à travers la figure du bon sauvage qui se prolonge dans celle de « l’Indien écologique ». En 1971, la télévision américaine diffuse une publicité qui sera reprise dans une grande campagne d’affichage intitulée « Keep America beautiful ». On y voit mis en scène un Indien, désespéré, versant des larmes devant l’Amérique souillée par la pollution plastique. Or cette campagne avait été financée par… l’industrie de l’emballage plastique. Celle-ci utilisait astucieusement une figure de la contre-culture d’alors pour réorienter la responsabilité de la pollution : non pas les industriels du plastique, mais l’Américain blanc moyen manquant de conscience environnementale. D’une manière générale, le discours de la prise de conscience individualise et ce faisant dépolitise les questions écologiques en transformant une réponse évidente (interdire aux industriels de produire des emballages en plastique) en un problème insoluble : empêcher que lesdits emballages (produits au rythme de 500 milliards par an) ne finissent dans la nature.

À la fin des années 1960, la prise de conscience environnementale trouve un ailleurs encore plus lointain : l’espace d’où l’on peut contempler la Terre, si belle, si fragile, seule oasis hospitalière dans l’immensité froide de l’espace hostile. Certains épisodes de cette « prise de conscience » sont devenus mythiques. Par exemple celui lors duquel Steward Brand, l’éditeur du fameux Whole Earth Catalog, sous l’emprise du LSD, aurait eu la vision de la Terre entière et l’intuition que cette vision largement partagée pourrait transformer les humains et la planète. La photographie de la Terre prise la veille de Noël  1968 à bord de la capsule Apollo  8 devint rapidement la figure iconique de la « prise de conscience ». En allant sur la Lune les astronautes auraient découvert la Terre. Dix ans plus tard, James Lovelock, un chimiste britannique, consultant pour la compagnie pétrolière Shell, mettait en scène le même retournement sublime : c’est en étudiant la possibilité de la vie sur Mars qu’il aurait découvert Gaia, la Terre-vivante capable de s’autoréguler. La prise de conscience devient une révolution cosmologique, Lovelock et d’autres scientifiques du système Terre après lui se comparant volontiers à Copernic, Galilée ou Darwin.

Depuis le Earth Day d’avril  1970, on ne compte plus les festivals, événements, foires, concerts, expositions, biennales… censés œuvrer à la « prise de conscience » planétaire. En 1974, l’Exposition universelle qui se tient à Spokane dans l’État de Washington choisit déjà ce thème avec pour slogan : « la Terre n’appartient pas à l’homme, c’est l’homme qui appartient à la Terre ». En 1987, le « space philosopher » Franck White popularise l’idée d’« overview effect » : la vision d’ensemble de la Terre, depuis l’espace, représenterait un tel choc qu’elle transformerait instantanément chaque astronaute (souvent d’anciens pilotes de chasse au bilan carbone apocalyptique) en parfaits écologistes. Plus récemment, une poignée de start-up – Blueturn, Overview Institute, Space VR, OneHome – prospèrent encore sur cette idée : œuvrer à la « conscience planétaire » grâce à des lunettes 3D. Que ces discours recyclent quantité de tropes anciens –  le songe de Scipion, la théorie de la Terre vivante présente dans la cosmologie européenne depuis Kepler, l’autorégulation du globe étudiée depuis le XIXe siècle  – importe peu. Ce qui compte c’est que le sentiment de nouveauté soit entretenu. Des mises à jour ont donc régulièrement lieu (par exemple : après Gaia, l’Anthropocène) qui redonnent une certaine fraîcheur au thème et relance un cycle d’affirmations à la fois tonitruantes et gratifiantes.

Chronocentrisme

Le sentiment de prise de conscience est enfin conforté par une vaste littérature théorique. Dès 1969, un philosophe, auteur d’un Environmental Man, parle de la conscience écologique comme de la grande rupture de son époque. L’un des ouvrages du genre le plus remarquable est La Société du risque (1986) du sociologue allemand Ulrich Beck. La prise de conscience y est décrite comme le fruit d’une évolution des risques (transformés en incertitudes) et des sociétés (dans les pays riches, la question environnementale aurait pris la place de la question sociale). Le raisonnement repose sur une opposition (historiquement fausse) entre un passé progressiste et une modernité, la nôtre, qui serait devenue « réflexive », qui questionnerait sa propre dynamique. Ce type de raisonnement phasiste possède un intérêt évident pour tous les théoriciens en herbe : l’époque, peut-on lire à longueur d’introductions, n’a pas encore trouvé ni sa philosophie, ni son philosophe. Ce procédé est à la fois banal et indémodable. Ce faisant, à l’exception européenne s’est substituée une « exception contemporaine ». Et il est assez frappant de constater que les mêmes intellectuels qui ont contribué à « provincialiser l’Europe[2] », ou ceux qui ont critiqué le grand récit de la modernité ont été prompts à instaurer notre époque comme rupture dans l’ordre du temps au nom de cette prise de conscience. L’ethnocentrisme a cédé sa place au chronocentrisme.

Si l’inconscience préalable est une hypothèse historiquement fausse – la plupart des sociétés se sont préoccupées à leur façon de leur environnement –, la prise de conscience récente est malheureusement tout aussi problématique. Selon l’institut Gallup, en 1990, 69 % des Américains pensaient que l’environnement devait primer sur l’économie, ce taux tombe à 38 % en 2010 (avec la crise) et remonte à 65 % en 2020. C’est plutôt la stabilité qui domine : 74  % des Américains déclaraient s’inquiéter pour l’environnement en 2020 mais ils étaient déjà 77 % en 2000. La confiance dans la technologie pour résoudre les problèmes est aussi très haute et stable. On retrouve une évolution similaire en Europe : forte confiance dans la science et la technologie, et reflux des préoccupations environnementales par temps de crise économique. Comme le rappelle le spécialiste de communication environnementale Thierry Libaert, les enquêtes indiquant une prise de conscience sont souvent commanditées par des agences de conseil dont l’objectif est de proposer leurs services aux entreprises. Leur intérêt est de pouvoir montrer, sondage à l’appui, l’extraordinaire attente des consommateurs pour laquelle l’agence saura prodiguer ses meilleurs conseils. À cela s’ajoute que la réponse à un sondage est un moyen de valorisation de soi. D’où la discordance entre des déclarations d’intention et la réalité. Par exemple, si 40 % des Français déclarent réduire leurs déplacements par avion, le transport aérien (avant 2020) continuait de s’envoler au rythme de 4 à 5 % par an.

Notons pour conclure que la moitié du CO2 émis depuis le XVIIIe siècle l’a été depuis 1992 et le premier rapport du GIEC : notre prise de conscience tarde décidément à se matérialiser. Chaque époque est singulière et il est donc naturel que chacune pense sa singularité. Le problème est que la prise de conscience est proclamée depuis trop longtemps pour pouvoir encore servir à cette fin. Elle est devenue une antienne : au mieux une incantation, au pire une absolution au service des pollueurs.

Pour aller plus loin

Finis Dunaway, Seeing Green : The Use and Abuse of American Environmental Images, Chicago, Chicago University Press, 2015.

Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.

Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, Les Révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique, Paris, Seuil, 2020.

Sebastian Grevsmühl, La Terre vue d’en haut. L’invention de l’environnement global, Paris, Seuil, 2014.

Thierry Libaert, Des vents porteurs. Comment mobiliser (enfin) pour la planète, Paris, Le Pommier, 2021.

Jean-Baptiste Fressoz


  1. https://www.lalibre.be/economie/conjoncture/2021/02/13/jean-marc-jancovici-les-gens-ont-plus-peur-des-centrales-nucleaires-que-des-piscines-pourtant-les-piscines-tuent-bien-plus-UR5J4DL4O5DF5GNXYBZTMGCDEM/

  2. Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe : Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, Oxford, Princeton University Press, 2000 et The Climate of History in a Planetary Age, Chicago, University of Chicago Press, 2021.

Print Friendly, PDF & Email