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Une autre histoire du progrès

« Le monde est passé d’une situation où la majeure partie de l’humanité n’avait pas besoin d’argent du tout à une situation où la majeure partie de l’humanité peine à survivre avec extrêmement peu d’argent. »

– Jason Hickel, anthropologue économique (The Guardian, 2019)

Traduction de l’introduction de la sixième édition parue en 2015 du livre Victims of Progress (1975) de l’anthropologue culturel John H. Bodley. Ce texte rétablit la vérité historique sur le développement de la civilisation industrielle globale contemporaine. Pour créer le consentement des masses, les élites à la manœuvre de ce développement ont propagé dans l’imaginaire collectif l’idéologie du « progrès ». Il existerait au sein des sociétés humaines plusieurs stades de développement, et les groupes les plus développés finiraient par dominer – voire éradiquer – les autres restés à des stades inférieurs. Cette mythologie moderne du progrès comporte d’autres postulats mensongers contredits par John H. Bodley dans son livre :

  • Les sociétés étatiques et marchandes seraient la norme à la surface du globe depuis l’apparition des premières civilisations au néolithique ;
  • La croissance démographique, la quête de pouvoir, le goût pour la guerre, l’inclination à accroître la richesse matérielle ou encore l’obsession de l’efficacité et du progrès technique seraient des traits inscrits au plus profond de la nature humaine (ce sont en réalité des traits de la culture industrielle et marchande qui domine aujourd’hui, mais ces traits apparaissent comme une anomalie à l’échelle de la diversité humaine passée et présente) ;
  • La révolution industrielle et les progrès techniques réalisés depuis auraient permis de sortir la majorité de l’humanité de la pauvreté (c’est totalement faux, le contraire s’est produit, d’ailleurs même l’ONU dit que le progrès technique crée des inégalités structurelles).

J’en oublie certainement. Un point qui me semble important de souligner, c’est la similitude entre la situation des peuples autochtones contemporains et celle de nos ancêtres européens avant la constitution des États modernes. Nous autres occidentaux, particulièrement en France et en Europe, avons un gros travail de réappropriation de notre histoire qui nous a été volée par les classes dominantes. Tout comme les peuples autochtones contemporains d’Amérique, d’Afrique, de Russie, d’Asie et de l’Océan Pacifique, nos ancêtres ont été des « victimes du progrès ». Le développement des États modernes et l’industrialisation des deux derniers siècles n’auraient jamais pu voir le jour sans un ethnocide systématique des sociétés paysannes, un processus qui se poursuit encore aujourd’hui (voir la Fin des Terroirs de l’historien Eugen Weber, voir aussi comment l’État homogénéise sa population et son territoire pour augmenter sa puissance).

Concernant les pistes de solution avancées par Bodley, elles paraissent très naïves car reposant sur une analyse idéaliste et non matérialiste des problèmes de notre époque. Il avance par exemple que rien en théorie n’empêche la coexistence des sociétés autochtones avec la société industrielle et marchande globale. Or celle-ci étant extractiviste par essence, elle doit pour se développer et se maintenir rechercher continuellement de nouvelles ressources à exploiter. Cela se traduit par la colonisation de nouveaux territoires et l’accaparement des ressources au détriment des populations locales. Cela n’a rien à voir avec la politique, il s’agit d’une nécessité matérielle inhérente à toute société ayant acquis une puissance technique conséquente.

Ci-dessous, l’introduction de Victims of Progress. J’ai mis certains passages importants en gras.


Introduction : la taille des peuples et des cultures autochtones

La conclusion probablement la plus frappante et la plus pertinente faite par l’anthropologie au sujet des sociétés de petite taille, c’est leur différence fondamentale avec notre propre culture globalisée ainsi qu’avec les anciennes civilisations imposantes qui existaient autrefois […]. Le secret du succès des tribus a presque certainement un lien avec la petite échelle absolue de leurs populations et la simplicité relative de leur technologie, mais la véritable clé réside dans la structure de la culture elle-même. En fait, les cultures de petite échelle représentent l’antithèse des concepts culturels fondamentaux de notre culture mondialisée et de sa stratégie adaptative, une expérience culturelle qui par ailleurs n’a toujours pas fait ses preuves.

– John H. Bodley

Les peuples indigènes sont engagés dans une lutte politique pour se défendre et protéger leurs ressources contre l’empiètement des sociétés politiquement centralisées depuis au moins six mille ans, autrement dit depuis l’apparition des premiers États. Les peuples vivant sous la domination de gros gouvernements et les peuples indigènes organisés en tribus ont des modes de vie contrastés et souvent conflictuels rendant la coexistence de ces deux types de société souvent difficile. Historiquement, les ancêtres des peuples indigènes d’aujourd’hui ont régulièrement cédé du terrain face à l’avancée des États. Mais jusqu’au début de la révolution industrielle – il y a à peine deux cents ans – les peuples indigènes contrôlaient encore effectivement une grande partie du monde (voir figure 1.1). Les conquêtes et la colonisation par des sociétés organisées autour du commerce ont détruit des millions de peuples indigènes et d’innombrables groupes culturels. La plupart des groupes autochtones survivants ont perdu leur indépendance politique et n’ont plus qu’un contrôle précaire de leurs ressources. En 2013, on estimait à 370 millions le nombre de peuples autochtones dans soixante-dix pays du monde qui représentaient plus de cinq mille groupes ethnolinguistiques distincts. Nombre d’entre eux occupaient des zones reculées, cibles privilégiées de l’exploitation des ressources par des intérêts étrangers (voir figure 1.2).

Avant les années 1970, les spécialistes de disciplines académiques telles que l’anthropologie et l’histoire ont constaté la destruction des peuples indigènes. Parfois, ils ont même contribué à ce processus avec leurs théories confondant progrès et processus évolutif. Certains anthropologues opéraient plus directement en tant qu’agents des gouvernements coloniaux. Ils considéraient les peuples indigènes et leurs cultures comme des objets d’étude en voie de disparition. Des anthropologues, des politiciens et des missionnaires anticipaient la disparition totale des peuples indigènes. Ils ont tenté de soulager leurs souffrances par des programmes ethnocentriques de protectionnisme limité et de « progrès » civilisateur. Ces programmes ont privé les peuples indigènes de toute possibilité de conserver leur indépendance. Historiquement, le point crucial est que même les Occidentaux sensibles au « sort » des peuples autochtones n’étaient pas encore disposés à contester la légitimité du colonialisme ni à reconnaître l’autodétermination des peuples et l’autonomie culturelle comme des droits humains fondamentaux. En réalité, les peuples indigènes n’ont pas disparu. Ils continuent de se défendre et font appel au soutien de la communauté internationale. De nouvelles possibilités apparaissent à mesure que les peuples autochtones s’organisent politiquement et travaillent pour appliquer le concept des droits de l’homme à leur propre situation culturelle, politique et territoriale.

Répartition des sociétés tribales autonomes en 1800. Celles-ci représentaient environ 200 millions de personnes, soit 20 % de la population mondiale.
Répartition des peuples autochtones en 2001. Ils étaient à cette date environ 370 millions de personnes.

ÉCHELLE CULTURELLE, PROCESSUS CULTUREL ET PEUPLES AUTOCHTONES

Les peuples indigènes sont uniques dans le monde contemporain parce qu’ils partagent un mode de vie centré sur la famille et le foyer. Organisé à petite échelle, ce mode de vie est plus soutenable que la vie dans les sociétés urbaines organisées autour de la centralisation politique, des échanges commerciaux et de la production industrielle de masse. Le contraste d’échelle met en évidence le caractère unique des peuples autochtones, de leurs sociétés et de leurs cultures, évitant l’ethnocentrisme inscrit dans la conception d’un « progrès » évolutif fait de différentes étapes. Le concept d’échelle permet également de contourner la notion romantique du « noble sauvage ». Les sociétés de petite taille présentent d’énormes avantages pour les humains, notamment parce que les personnes vivant dans des populations plus petites et moins denses peuvent jouir d’une plus grande démocratie, de davantage de liberté, d’égalité et de sécurité que les personnes vivant dans des sociétés aux dimensions plus importantes et plus densément peuplées. Les sociétés de masse présentent habituellement des inégalités de richesse, de pouvoir et d’accès aux ressources vitales. Dans les sociétés de petite taille, où tous les ménages ont un accès garanti à la nourriture et au logement ainsi qu’aux expériences enrichissantes offertes par leur culture, il y a moins d’incitation culturelle à accumuler et à concentrer les richesses. De même, il y a peu d’incitation pour la croissance démographique ainsi que pour augmenter la consommation des ressources.

Les peuples indigènes partagent un système socioculturel unique, le fruit de millénaires d’évolution culturelle, qui a culminé avec l’émergence de l’homme moderne il y a au moins cinquante mille ans. Les caractéristiques les plus fondamentales de ce système – égalité sociale maximale et autosuffisance domestique – ont fait preuve d’une remarquable stabilité. Des groupes humains de taille réduite ont proliféré dans le monde entier et se sont adaptés à pratiquement toutes les communautés biotiques. Étant donné que ce modèle culturel à petite échelle semble avoir coévolué avec l’espèce humaine et qu’il vise principalement à satisfaire les besoins humains fondamentaux en matière de nutrition et de sécurité, il est approprié de qualifier ce processus de développement humanisation. En d’autres termes, les cultures de petite échelle se préoccupent principalement de la production et du maintien biologiques des êtres humains et de la production et du maintien culturels des sociétés et des cultures humaines. Le processus d’humanisation est partagé par tous les humains et implique au moins cinq aspects culturels que les gens utilisent pour satisfaire leurs besoins humains. Ces aspects sont les suivants :

– La symbolisation (produire des concepts abstraits)

– Matérialisation (donner une forme physique aux concepts)

– Verbalisation (production de la parole humaine)

– La socialisation (produire des sociétés humaines permanentes)

– Enculturation (reproduction de la culture)

Produites par le processus d’humanisation, nous pouvons qualifier les sociétés et les cultures à petite échelle de tribales pour insister sur l’absence de centralisation politique. Ce terme fonctionne bien lorsqu’il est appliqué à des sociétés de petite taille qui ont historiquement existé dans un monde où ces sociétés étaient la norme, mais il devient problématique lorsqu’il est utilisé pour décrire les peuples indigènes d’aujourd’hui. Le terme tribal est parfois appliqué à de petites sociétés qui conservent une autonomie politique et économique importante, mais il a de multiples significations et connotations. Historiquement, comme nous le verrons dans les chapitres suivants, les tribus étaient souvent désignées par les gouvernements coloniaux comme des unités administratives, avec des chefs nommés à des fins politiques. Dans certaines régions, la tribu est utilisée comme auto-désignation par les peuples autochtones vivant dans des États multiethniques, alors que d’autres peuvent rejeter le terme pour son caractère désobligeant ou clivant.

L’expression peuples indigènes [ou autochtone] s’est largement répandue dans les années 1970 et a depuis été adoptée par des organisations internationales, notamment les Nations unies. La définition officielle la plus acceptée du terme indigène est la suivante : « peuple dont les ancêtres ont précédé l’État sur le territoire qu’il occupe ». Il s’agit bien entendu d’une définition historique et politique qui ne dit rien de la culture ou de l’échelle sociale, même si elle fait implicitement référence à une société « tribale » ou « anciennement tribale ». Lorsque j’utilise le terme peuples autochtones, je veux parler d’un groupe contemporain de personnes qui s’identifient comme membres d’une société de petite taille particulière, dotée d’un patrimoine culturel unique et d’un territoire ancestral. Dans le monde qui a précédé l’État, les peuples indigènes vivaient dans des sociétés tribales. Les tribus nomades de fourrageurs opérant dans un monde de fourrageurs sont les meilleurs exemples ethnographiques de ces sociétés à petite échelle. La capacité de résistance et la soutenabilité historiques des systèmes socioculturels tribaux ont été menacées et de nombreux types de changements ont été introduits par les processus et événements suivants :

15 000 ans av. J.-C. : sédentarisation et émergence de la vie villageoise.

12 000 ans av. J.-C. : domestication et apparition du jardinage, de l’agriculture et de l’élevage.

6 000 ans av. J.-C. : politisation et émergence de sociétés à grande échelle organisées politiquement.

500 ans av. J.-C. : marchandisation et émergence de sociétés globales organisées autour du commerce.

Ces processus se sont déroulés au cours des quinze mille dernières années et ont certainement modifié le contexte dans lequel opèrent les sociétés tribales de petite taille. Par exemple, chez les tribus de fourrageurs nomades comme les Aborigènes australiens, le contrôle des connaissances rituelles et la résidence dans un camp régulaient probablement l’utilisation des ressources plus que la propriété du territoire, alors que la connaissance des ressources végétales sauvages était sans doute largement partagée. En revanche, les villageois sédentaires qui produisent leur alimentation se préoccupent peut-être davantage de réguler l’utilisation des ressources par le biais de structures formelles transmises aux générations suivantes. D’énormes différences culturelles se sont développées avec l’émergence des sociétés de grandes dimensions et d’échelle mondiale.

SOCIÉTÉ ET CULTURE À GRANDE ÉCHELLE CONTRE SOCIÉTÉ ET CULTURE À PETITE ÉCHELLE

Il y a environ six mille ans, le processus d’humanisation a été supplanté dans plusieurs régions du monde par le processus culturel de politisation. Quelques individus exaltés sont parvenus à persuader leur communauté de les reconnaître comme autorités politiques afin de créer des institutions officielles de gouvernement. Nouvelle forme d’organisation du pouvoir social, la politisation a remplacé l’égalité sociale et l’autosuffisance domestique des petites sociétés par une bureaucratie reposant sur une production et une distribution centralisées, des impôts et des taxes. La politisation a rapidement permis aux dirigeants de construire d’anciennes civilisations et des empires conquérants. Dirigées par une élite, ces nouvelles sociétés plus complexes forment un monde culturel radicalement différent. Je l’appelle monde impérial pour souligner le contraste avec le monde tribal antérieur constitué de petites sociétés autonomes. Dans les sociétés impériales de grande taille, les dirigeants politiques dépossèdent les ménages et les individus des fonctions de production et de distribution. Ils encouragent l’intensification de la production, le développement de nouvelles technologies et la croissance démographique pour renforcer leur pouvoir.

Les premiers États se sont développés à partir de petites sociétés tribales qui ont évolué en chefferies lorsque des chefs sont parvenus localement à prendre le contrôle politique de plusieurs villages. À certains égards, le développement des chefferies a été un événement plus surprenant que celui des États. Le fossé entre les sociétés tribales égalitaires et les chefferies basées sur le rang et le statut dépasse celui qui sépare les grandes chefferies des petits États. Certaines sociétés tribales ont dû se transformer en chefferies et en États de manière indépendante, à des époques et dans des lieux différents. D’autres ont été contraintes d’évoluer en chefferies et en États pour se défendre. Le plus souvent, les tribus ont été conquises militairement par les dirigeants d’États en expansion et ont été transformées en paysanneries dépendantes soumises à l’impôt.

Les dirigeants des sociétés politiques à grande échelle ont changé le monde dans lequel les sociétés tribales opéraient. Cependant, les dirigeants n’ont pas pu s’étendre partout et éliminer toutes les tribus indépendantes, car les sociétés à grande échelle sont coûteuses à entretenir et ont tendance à s’effondrer. Ce fait est significatif. Les civilisations anciennes étaient par nature des systèmes expansifs, mais parce qu’elles étaient politiquement centralisées, elles étaient instables et se caractérisaient par de fréquents effondrements institutionnels. Les populations nombreuses et les systèmes de production agraires qui les soutenaient fournissaient la base énergétique primaire de ces civilisations, et la croissance de la production alimentaire a rapidement atteint des rendements décroissants à mesure que les technologies de production et la complexité organisationnelle augmentaient. Ainsi, les sociétés à grande échelle se sont limitées aux quelques régions du monde où le climat, le sol et l’eau étaient idéaux pour l’agriculture intensive. Il restait donc de vastes régions du monde où les sociétés de petite taille pouvaient encore prospérer.

Les petites sociétés en contact avec des sociétés politiquement organisées peuvent proposer des représentants temporaires pour négocier avec les étrangers ou pour obtenir des avantages de leur part. D’autres peuvent désigner temporairement des chefs de guerre. Dans de nombreuses régions, d’intenses contacts commerciaux ont apporté des outils métalliques ainsi que d’autres nouveaux objets marqueurs de richesse. Ces produits nouveaux ont causé des perturbations dans les sociétés tribales et encouragé la formation de nouvelles chefferies. Cependant, tant qu’elles conservaient le contrôle de leurs ressources et leur autonomie politique, les sociétés tribales étaient généralement soutenables malgré – et parfois grâce à – leur acquisition de nouvelles technologies [rappelons ici que l’acquisition d’un objet fabriqué par le système industriel et marchand globalisé ne permettra jamais à une société d’être écologiquement soutenable, Ndt].

LE PROBLÈME D’UNE SOCIÉTÉ GLOBALISÉE ET D’UNE CULTURE D’ÉCHELLE MONDIALE

En remplaçant le féodalisme par des institutions qui ont rendu possible le colonialisme, le capitalisme de marché et l’industrialisation, les élites européennes ont créé un nouveau monde culturel au cours des trois siècles qui ont suivi l’an 1500. Le processus dominant de ce nouveau système socioculturel était la marchandisation. La création de marchandises et l’extraction de ressources, la production de masse, les marchés à grande échelle et la consommation de masse en étaient les caractéristiques principales. La première partie de cet essor de la marchandise, telle que décrite par Immanuel Wallerstein, a rapidement conduit à l’émergence du système mondial moderne. Telles qu’elles ont été décrites en 1776 par le pionnier de l’économie politique Adam Smith, les caractéristiques du capitalisme comprennent une division complexe du travail – quelques propriétaires et producteurs capitalistes exploitant une grande masse de locataires et de travailleurs sans terre – qui favorise l’accumulation de capital au moyen d’échanges commerciaux en constante expansion. Le phénomène de marchandisation a dépassé à la fois l’humanisation et la politisation en tant que processus culturels dominants dans le monde. L’économie commerciale en expansion a créé une société mondiale beaucoup plus complexe que n’importe quelle société tribale ou civilisation ancienne.

L’économiste David Warsh a fait remarquer que le code de classification industrielle standard (SIC) des États-Unis comptait au début des années 1980 quelque dix mille industries. Selon lui, la complexité croissante de la division économique du travail fait « gonfler » le coût de la vie pour tout le monde et doit être reconnue comme une force dominante dans le monde. Le monde est désormais un gigantesque supermarché où, comme l’ont observé en 1990 les prospectivistes John Naisbitt et Patricia Aburdene, « les considérations économiques transcendent presque toujours les considérations politiques. » En changeant légèrement de perspective, il est également vrai que les considérations économiques doivent souvent transcender les considérations humaines. Dans le monde marchand, on s’imagine que l’économie existe indépendamment de tout le reste. La croissance économique est universellement reconnue comme la priorité absolue de la politique des gouvernements, même lorsque ce qui est bon pour « l’économie » entre en conflit avec les intérêts de groupes humains particuliers. En outre, des entreprises gigantesques monopolisent un pouvoir économique immense. Les besoins de ces organisations sont très éloignés des préoccupations domestiques des individus et des ménages. Du point de vue des individus au sein des sociétés de petite échelle, le monde commercial et le processus de commercialisation sont perçus comme violents et inhumains. En outre, les avantages matériels évidents de la commercialisation sont très inégalement répartis et coûteux à entretenir.

Par ailleurs, ce monde dominé par une société marchande globalisée se différencie très nettement du monde impérial antérieur, où l’on trouvait un équilibre entre des sociétés de petite taille et des États précapitalistes. En 1800, encore très récemment à l’échelle de l’histoire humaine, la moitié du monde était encore occupée par des peuples tribaux largement autonomes. Cependant, comme la société marchande présente des incitations expansionnistes structurelles, elle s’est répandue très rapidement, avec un impact dévastateur sur les sociétés moins complexes. Les chapitres suivants montrent comment les peuples tribaux du monde entier ont été victimes de génocide et d’ethnocide au cours des deux derniers siècles le long des frontières de la société marchande en expansion. L’ancien équilibre dynamique entre les tribus et les États a disparu. Lorsque les tribus ont réussi à maintenir leurs sociétés relativement intactes, elles sont aujourd’hui menacées par l’écocide. Les ressources naturelles dont elles dépendent sont extraites pour être transformées en marchandises et commercialisées sur le marché mondial. Le véritable problème auquel sont confrontés les peuples indigènes est le suivant : leur héritage culturel de gestion des ressources au niveau communautaire, de hauts niveaux d’autosuffisance locale et une relative égalité sociale, toutes ces caractéristiques s’opposent radicalement au développement et à l’organisation de la société marchande globalisée.

L’intrusion de sociétés commerciales dans le monde tribal cause bien plus de perturbations que les contacts avec des sociétés non commerciales mais politiquement organisées [dit autrement, les sociétés étatiques précapitalistes et préindustrielles étaient moins nuisibles pour la diversité humaine que la société industrielle marchande globalisée, NdT]. En effet, les sociétés marchandes encouragent l’individualisme et l’inégalité de richesses. Le commerce convertit également les ressources en produits marchands. Ces processus puissants ne sont pas faciles à combattre par les sociétés de petite taille lorsque celles-ci ne possèdent pas une longue expérience de contacts avec des sociétés marchandes. Les membres des sociétés tribales utilisent de nombreux dispositifs pour empêcher la concentration du pouvoir coercitif, qu’il soit politique ou économique, entre les mains d’une seule personne ou d’un seul groupe. Car l’accroissement et la concentration du pouvoir politique constituent clairement une menace pour l’égalité sociale et l’autosuffisance locale. L’anthropologue Richard Lee a décrit certains de ces mécanismes culturels anti-hiérarchie chez les San, des éleveurs d’Afrique australe, et Pierre Clastres les a décrits chez les groupes indigènes d’Amazonie. Il existe des équivalents dans les mécanismes de nivellement de la richesse au sein des communautés paysannes, à l’image du concept du « bien limité » dans les sociétés paysannes d’Amérique latine [D’après l’anthropologue Georges M. Foster qui a défini ce concept dans un papier paru en 1960 et intitulé « Peasant Society and the Image of Limited Good », « les paysans considèrent leur univers social, économique et naturel – la totalité de leur environnement – comme un univers dans lequel toutes les choses désirables dans la vie, telles que la terre, la richesse, la santé, l’amitié et l’amour, la virilité et l’honneur, le respect et le statut, le pouvoir et l’influence, la sécurité et la sûreté, existent en quantité limitée et sont toujours en quantité insuffisante », NdT].

ÉCHELLE SOCIALE ET POUVOIR SOCIAL

Le changement d’échelle sociale implique une croissance de la population et de la productivité. Cependant, du point de vue de l’évolution culturelle, la croissance est un événement singulier et généralement temporaire tant qu’une société reste à petite échelle, avec un pouvoir qui s’organise localement. Au cours du développement culturel, l’échelle de la société et le pouvoir social ont changé par des ordres de grandeur qui peuvent être représentés sur un graphique logarithmique comme des changements d’échelle. Chaque niveau supérieur multiplie par dix le précédent niveau. Les êtres humains ont développé trois méthodes d’organisation de la distribution du pouvoir et de la richesse matérielle : (1) au niveau domestique, par le biais du foyer ; (2) au niveau politique, par le biais des dirigeants ; et (3) au niveau commercial, par le biais des marchés et des entreprises. Chaque méthode correspond à une société de taille différente, et produit une distribution distincte du pouvoir et du niveau de vie des ménages. Dans le monde avant l’apparition de l’État – c’est-à-dire jusqu’à il y a environ sept mille ans – des chefs de famille autonomes détenaient le pouvoir et négociaient au sein d’une très petite société interdomestique d’environ cinq cents à deux mille personnes – une société au sein de laquelle aucun individu ne détenait un pouvoir total et permanent. Le pouvoir était limité aux membres d’un ménage et à des réseaux interpersonnels d’environ 150 adultes. Le pouvoir avait une portée limitée parce qu’il s’exerçait au sein de communautés qui se réunissaient en face à face, et les personnes qui cherchaient à obtenir du pouvoir étaient activement rejetées si leurs activités entraient en conflit avec le consensus communautaire. Culturellement, les individus n’étaient pas incités à promouvoir la croissance pour accroître leur pouvoir parce que celui-ci avait une portée culturellement limitée.

La centralisation politique s’est produite dans les endroits où les conditions environnementales rendaient la croissance possible et où les individus avides de pouvoir étaient capables de surmonter les limites à la croissance imposées par le consensus dans les sociétés de petite échelle. Les avantages matériels de la croissance pour les élites politiques se sont immédiatement reflétés dans leurs niveaux élevés de richesse matérielle. Les sociétés commerciales organisées à l’échelle mondiale sont apparues depuis 1790 à la suite de changements ayant supprimé les limites culturelles et naturelles à la croissance. Les sociétés politiquement organisées se sont avérées difficiles et coûteuses à maintenir. Les élites en quête de pouvoir ont commencé à surmonter les limites de la croissance à la fin du XVIIIe siècle en Europe, lorsqu’elles ont réussi à redéfinir politiquement la relation entre le marché et l’État. Cela a rendu possibles le soutien du pouvoir économique et la promotion de la croissance par les dirigeants de l’État. Les élites ont alors utilisé la technologie industrielle et les nouvelles sources d’énergie pour augmenter le rythme des transactions commerciales afin de générer des niveaux plus élevés de pouvoir social pour les échelons supérieurs grâce à la croissance économique.

La croissance du pouvoir économique promue et organisée par l’élite, tout comme celle du pouvoir politique, a amplifié les inégalités matérielles et appauvri beaucoup de gens. En réalité, le nombre de personnes en situation de pauvreté à la fin du vingtième siècle était équivalent à la totalité de la population mondiale en 1850. La marchandisation de la propriété a été un processus clé dans la concentration du pouvoir. Comme Adam Smith a pu l’observer en 1776, les personnes qui ne pouvaient pas posséder de biens étaient contraintes de devenir des locataires et des salariés. Les élites commerciales accumulent du pouvoir sous forme monétaire, car en tant que symbole l’argent a un potentiel de croissance infini.

L’idéologie de la croissance est un trait dominant de la culture marchande globalisée, au moins depuis qu’Adam Smith a observé que le progrès économique continu était le seul moyen de s’assurer que les pauvres tolèrent les inégalités inhérentes à l’accumulation de richesses. Au XXIe siècle, les mesures de la croissance affichées publiquement, telles que les valeurs du PIB (produit intérieur brut) et les moyennes du Dow Jones, continuent d’apparaître comme des signes visibles de l’idéologie de la croissance. Ces signes entretiennent la configuration actuelle du pouvoir d’une façon similaire aux constructions monumentales et statutaires qui servaient à légitimer le pouvoir dans les anciennes civilisations.

DÉVELOPPEMENT NÉGATIF : LE MODÈLE MONDIAL

Au cours de la première phase préindustrielle de l’expansion capitaliste qui débuta en 1450, plusieurs puissances européennes dont l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre et la France, ont imposé leur domination politique sur de vastes régions d’Amérique du Nord et du Sud, des Caraïbes et des îles de l’Atlantique oriental. Ce fut le début d’un processus colonial de conquête et d’incorporation qui s’est poursuivi jusqu’au vingtième siècle. En 1800, au début de la révolution industrielle, des États préindustriels existaient encore en Chine, au Japon et en Afrique ; les royaumes et chefferies traditionnels en Inde, au Moyen-Orient et dans les îles du Pacifique conservaient une autonomie considérable. Les grandes puissances coloniales occidentales revendiquaient 55 % des terres émergées et exerçaient un contrôle important sur les deux tiers de la planète. Au cours des 150 années suivantes, la quasi-totalité des territoires autochtones ont été conquis par les États industriels colonisateurs, ce qui a entraîné la mort de près de 50 millions d’autochtones. Ce processus a donné naissance au système mondial moderne, mais il a coûté très cher en ethnocides, génocides et écocides subis par les peuples et territoires incorporés de force dans le nouveau système mondial.

La perte d’autonomie politique des peuples autochtones se produit lorsque les gouvernements des États acquièrent suffisamment de pouvoir sur un territoire pour empêcher les groupes autochtones de s’autodéfendre afin d’expulser les colons. Cette perte d’autonomie peut se produire à la suite d’une conquête militaire, de la signature d’un traité officiel ou d’un processus moins formel par lequel le gouvernement étend son contrôle sur un territoire indigène autrefois autonome. Dans la plupart des cas, la différence relative de pouvoir entre les sociétés tribales de petite taille et les États est si extrême que les autorités gouvernementales peuvent facilement imposer un contrôle sur un territoire autochtone, bien que ce processus puisse être long et coûteux.

La perte d’autonomie économique des tribus est favorisée par la conquête politique, car les groupes indigènes doivent garder le contrôle de leurs ressources pour rester autosuffisants. Un dépeuplement drastique peut réduire la viabilité économique d’un groupe autochtone, mais la concurrence avec les colons pour les ressources, en particulier lorsque l’assise territoriale est réduite par décret gouvernemental, constitue souvent un facteur décisif. Tous les facteurs qui sapent la base de la subsistance traditionnelle peuvent inciter les populations autochtones à participer à l’économie de marché, que ce soit en tant que travailleurs salariés ou dans le cadre de l’agriculture commerciale. Les peuples indigènes peuvent également vouloir se procurer certains produits manufacturés, tels que les outils en métal et les vêtements d’usine produits par les centres industriels du système mondial. Cependant, ces « forces d’attraction » sont souvent insuffisantes pour contraindre les populations autochtones à participer intensivement à l’économie de marché. Il faut pour cela une impulsion forte. Lorsque l’économie de subsistance conserve sa vigueur, les indigènes qui participent à l’économie de marché sont souvent perçus comme des travailleurs salariés peu motivés. Les administrateurs coloniaux doivent recourir à des contraintes légales telles que des taxes spéciales et des lois imposant certaines plantations pour accroître l’implication des populations indigènes réticentes à l’économie de marché. Une fois lancée, la participation à l’économie de marché peut s’auto-renforcer car le travail salarié laisse peu de temps pour les activités de subsistance. De plus, l’agriculture commerciale peut dégrader l’écosystème local, réduisant ainsi le potentiel de production par les moyens traditionnels de subsistance.

Historiquement, les peuples indigènes n’ont pas été des victimes passives de l’expansion des sociétés étatiques et marchandes. En général, ils se sont défendus plutôt efficacement contre les États et les empires préindustriels pendant plus de six mille ans. De nombreuses sociétés tribales se sont bien sûr transformées en chefferies et en États pour se défendre, mais beaucoup se sont contentées d’organiser des alliances militaires temporaires pour protéger efficacement leur territoire. Souvent, les peuples indigènes cherchaient à acquérir du matériel militaire, dont des fusils, pour améliorer leur défense contre les étrangers.

Le développement récent le plus prometteur a été l’émergence du mouvement d’autodétermination des peuples autochtones au cours des années 1970. Les organisations régionales, nationales et internationales de peuples autochtones définissent désormais leurs propres objectifs et font valoir leurs revendications légitimes. La mobilisation politique des peuples autochtones est une évolution prometteuse, d’autant que des progrès importants ont été réalisés. Cependant, cette phase de la lutte ne fait que commencer. Les politiques officielles et les pratiques courantes des États doivent être modifiées pour que les sociétés autochtones de petite échelle puissent s’épanouir avec un maximum d’autonomie. La communauté des chercheurs en sciences sociales peut soutenir la lutte des peuples autochtones en contribuant à réduire l’ethnocentrisme, les malentendus et l’ignorance qui sous-tendent de nombreuses politiques et pratiques injustes de la part des gouvernements.

IMPLICATIONS POLITIQUES

Les sociétés de petite taille ont été d’abord menacées lorsque le processus de politisation a conduit au développement de chefferies et d’États. La menace s’est amplifiée avec le développement du commerce qui a engendré une société d’échelle globale basée sur une économie de marché aux ramifications planétaires. Les implications politiques d’une perspective anthropologique de l’échelle des sociétés et de la nature du pouvoir sur les peuples indigènes sont claires. Si l’objectif est de permettre l’existence de sociétés de petite taille, alors les peuples autochtones doivent bénéficier d’une autonomie et d’un contrôle suffisants sur leur base territoriale pour maintenir leurs sociétés et leurs cultures. Ces sociétés à petite échelle doivent être reconnues comme de minuscules nations souveraines dotées de pouvoirs locaux bien définis.

La reconstitution de petites sociétés autonomes à partir de minorités tribales ou ethniques existantes est un processus complexe, car le rétablissement d’une base territoriale viable nécessite souvent des changements majeurs dans les lois et la propriété foncière ainsi qu’une décentralisation politique efficace. Les communautés locales véritablement autonomes seraient en mesure de déterminer leurs propres formes d’échange avec d’autres groupes plus imposants organisés politiquement et/ou commercialement. Sur le plan théorique, il n’y a aucune raison pour que ces groupes culturellement très différents ne puissent pas coexister de manière satisfaisante. Les gouvernements nationaux et la société mondiale pourraient traiter un groupe autochtone autosuffisant comme une forme particulière de société. Cela constituerait un modèle encourageant pour toute communauté désireuse de mener une existence plus humaine dans un monde marchand de plus en plus déshumanisant, inéquitable et insoutenable.

John H. Bodley

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