Voyage en cybernétique : aux origines du technomonde
« L’IA a le potentiel de créer des dictatures infiniment stables. »
« Il est fort probable que la surface de la Terre soit un jour recouverte de panneaux solaires et de datacenters. »
– Ilya Sutskever, directeur scientifique du laboratoire de recherche Open AI fondé par Elon Musk, interviewé dans le film iHuman, 2019.
Réalisé par Lutz Dammbeck et diffusé par Arte au début des années 2000, le documentaire Das Netz (The Net en version anglaise, Voyage en cybernétique en version française) est un excellent film construit sous la forme d’une enquête qui tente d’élucider la question suivante :
« Qu’est-ce qui lie ensemble le théorème d’incomplétude du mathématicien Kurt Gödel, les recherches sur la biologie et les systèmes machiniques de Heinz von Foerster avec le mathématicien Theodore J. Kaczynski devenu le terroriste Unabomber[1] ? »
Sous-titré Unabomber, le LSD et l’Internet, ce film aide à mieux comprendre la genèse de la société technologique globale découlant d’une nouvelle science apparue au cours du XXe siècle, la cybernétique. Cette discipline a enfanté ce que certains appellent la troisième révolution industrielle – le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication survenu après la Seconde Guerre mondiale. Faisons un bref rappel historique grâce à l’ami Klaus Schwab, fondateur et président du Forum Économique Mondial qui réunit annuellement les parrains de la pègre technocapitaliste à Davos :
« Lors de la Première révolution industrielle, l’eau et la vapeur ont permis de mécaniser la production. La Seconde révolution industrielle a exploité l’énergie électrique pour créer la production de masse. La Troisième révolution industrielle s’est appuyée sur l’électronique et les technologies de l’information pour automatiser la production. La Quatrième révolution industrielle en est issue : c’est la révolution numérique, née au milieu du siècle dernier. Elle se caractérise par une fusion des technologies qui gomme les frontières entre les sphères physique, numérique et biologique[2]. »
Bien évidemment, le père Schwab se garde bien de préciser que chacune de ces révolutions n’a fait qu’accentuer les désastres écologiques et sociaux – guerres toujours plus meurtrières, génocides toujours plus « efficaces », essor fulgurant des maladies de civilisation[3] (asthme, allergies, diabètes, obésité, dépression[4], cancers, myopie[5], maladies cardiovasculaires, etc.), intensification de l’exploitation du bétail humain, catastrophes industrielles à foison, pollutions chimique, sonore et lumineuse globalisées, et ainsi de suite. Mais pour chacun des problèmes engendrés par le progrès technique, les techno-progressistes préfèrent accuser une prétendue « nature humaine ». Autrement dit, si le PFOA a été détecté chez la quasi-totalité des êtres humains, dans le sang, le plasma, le foie, le liquide séminal, le lait maternel et le sang du cordon ombilical, et si cette saloperie a contaminé la plupart des organismes vivants sur Terre, la défaillance proviendrait des créatures vivantes et non du système techno-industriel[6]. Précisons que le PFOA est un composé perfluoré cancérigène aux multiples applications industrielles (poêles antiadhésives, emballages pour micro-ondes, ustensiles de cuisine, cosmétiques, emballages pizza et popcorn, lubrifiants, peintures et cires, produits antitaches et antisalissures présents dans les textiles, vêtements, chaussures, meubles et moquettes), une substance synthétique très persistante – donc pratiquement impossible à éliminer – créée par la société 3M et utilisée par la firme DuPont pour produire le téflon.
Retour à l’enquête de Lutz Dammbeck. Il s’intéresse à la rencontre du monde de l’art – notamment la contre-culture des années 1960 – et de l’univers des sciences et de l’informatique. Il part interroger plusieurs états-uniens influents dont John Brockman, David Gelernter, Robert Taylor et Stewart Brand qui ont tous joué un rôle déterminant dans l’essor de la cybernétique et la diffusion de la pandémie NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication).
Vétéran de l’armée, grand consommateur de drogues psychédéliques, Stewart Brand vivait au sein de communautés hippies durant les années 1960. Il a participé aux fameux Acid Tests de Ken Kesey et des Merry Pranksters, des expériences qui visaient à « transformer la conscience en système ouvert, une forme d’alternative à la cybernétique » grâce, entre autres, au LSD. Le Grateful Dead assurait l’ambiance musicale, les chimistes underground Tim Scully, Nick Sand et August Owsley Stanley fournissaient le matos[7]. Enrichi de ces expériences où il communiquait parfois avec d’autres personnes au moins aussi défoncées que lui à travers un tuyau d’arrosage, Stewart Brand a inventé le concept de personal computer (PC ou ordinateur personnel) et fut l’installateur du premier réseau informatique alternatif au monde, sur une péniche. À partir de 1968, il conçoit et publie le Whole Earth Catalogue. En tant que catalogue phare de la contre-culture, ce dernier proposait toutes sortes de produits – livres, engins mécaniques, kits variés, tentes, sacs à dos, tenues hippies, etc. – et des conseils encourageant le Do It Yourself (« Fais-le toi-même ») pour les membres des communautés hippies. Selon Brand, le catalogue proposait deux voies pour « réinventer la civilisation », celle de la paysannerie avec le retour à la terre par l’élevage et l’agriculture d’un côté, et de l’autre, la technologie – énergie solaire et informatique en particulier. D’après lui, la première voie fut une impasse, les hippies auraient donc opté pour la seconde. Plus tard, Brand devient consultant pour l’industrie informatique au sein de la firme de consulting stratégique Global Business Network (GBN) spécialisée dans la planification de scénarios, une entreprise qu’il fonde en 1987 en compagnie du futurologue Peter Schwartz[8]. Auparavant, dans les années 1980, Stewart Brand, fidèle à sa morale hippie, avait commencé à travailler dans le département de la planification pour la major pétrolière anglo-néerlandaise Shell[9].
John Brockman, agent littéraire fréquentant la scène multimédia new-yorkaise dans les années 1960 (Andy Warhol, John Cage et d’autres), a fait fortune en transformant en célébrités physiciens et mathématiciens, chercheurs en génétique et ingénieurs informatiques. Fondateur de la Edge Foundation, John Brockman a œuvré à la création d’un puissant réseau de scientifiques, d’artistes et de patrons des médias, une élite cybernétique baptisée « digerati ».
La Edge Foundation en dit plus sur le sujet :
« Qui sont les “digerati” et pourquoi sont-ils la “cyberélite” ? Ce sont les faiseurs, les penseurs et les écrivains qui ont une influence considérable sur la révolution émergente de la communication. Ils ne sont pas à l’avant-garde, ils sont l’avant-garde.
Les digerati évangélisent, connectent les gens, s’adaptent rapidement. Ils aiment parler avec leurs pairs, car cela les oblige à aller au bout d’eux-mêmes et à expliquer leurs nouvelles idées les plus intéressantes. Ils se donnent mutuellement la permission d’être géniaux. C’est entre eux qu’ils veulent parler des choses qui les enthousiasment, car ils veulent voir si ça peut fonctionner. Ils se posent les uns aux autres les questions qu’ils se posent, et c’est en partie ce qui fait fonctionner cette cyberélite[10]. »
Après avoir amassé gloire et fortune, les inoffensifs techno-hippies des années 1960 auraient-ils pris la grosse tête ?
Lutz Dammbeck rencontre aussi Robert Taylor, ingénieur en informatique. Expert en missile à la NASA au début de sa carrière, il devient directeur scientifique au Pentagone et décide du montant des subventions accordées par le ministère de la Défense aux laboratoires des universités, aux entreprises et aux scientifiques pour leurs projets de recherche. C’est sous sa direction que fut développé à partir de 1966 le projet ARPANET, l’ancêtre de l’Internet.
Autre personnage qui vaut à lui seul le visionnage du documentaire, le scientifique Heinz von Foerster, l’un des pionniers du constructivisme, une théorie énonçant que l’homme construit lui-même sa réalité et qu’il n’existe pas de réalité objective. À partir de 1949, il a participé aux conférences Macy et en a été le secrétaire, ce qui lui a permis de côtoyer l’élite scientifique états-unienne. À partir de 1958, il fonde et prend la direction du Biological Computer Lab à l’université de l’Illinois où il mène, pour le compte des départements de recherche de l’US Navy et de l’US Air Force, des travaux visant à réunir les systèmes biologiques et numériques.
Norbert Wiener (photo en une de l’article), mathématicien états-unien, père fondateur de la cybernétique, était lui aussi invité aux conférences Macy, des rencontres entre éminences scientifiques de diverses disciplines organisées par la fondation Josiah Macy à New-York de 1942 à 1953. Durant la Première Guerre mondiale, Wiener s’intéresse à la balistique et à l’artillerie. Après la guerre, il obtient un poste d’enseignant au Massachusetts Institute of Technology (MIT), une université formant la crème de la crème des ingénieurs et scientifiques, une faculté également pionnière dans la collaboration avec l’armée. Plus tard, au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’objectif de Norbert Wiener était de construire une machine de défense antiaérienne capable d’anticiper les déplacements des avions de chasse dans le ciel. Suite aux deux premières révolutions industrielles, la technologie a considérablement changé la nature de la guerre. Avec l’arrivée des machines (avions, navires et véhicules terrestres), le combat est peu à peu désincarné, l’être humain doit faire corps avec la machine. Dissimulé dans des monstres mécaniques en métal laissant échapper fumée noire et bruit assourdissant, l’ennemi devient invisible, inaudible, et donc anonyme. Ses mouvements mécanisés prennent la forme d’un point lumineux sur un écran radar et peuvent être suivis, calculés et anticipés dans des laboratoires de guerre. C’est donc dans le contexte de la seconde boucherie industrielle du XXe siècle, en travaillant pour le complexe militaro-industriel, que Norbert Wiener a puisé l’inspiration pour poser les bases d’une nouvelle science – la cybernétique. Ses contributions ont été majeures pour les sciences informatiques, la robotique, l’automatisation et l’intelligence artificielle.
Lutz Dammbeck donne la définition de la cybernétique :
« La cybernétique s’intéresse à la transmission des informations dans la machine et l’être vivant. À la base de la cybernétique, il y a la supposition que le système nerveux humain ne reproduit pas la réalité, mais la calcule. L’homme apparaît comme un système qui assimile des informations, la pensée comme un traitement de données, et le cerveau comme une machine constituée de chair. Le cerveau n’est plus le lieu où le moi et l’identité se forment de façon mystérieuse grâce à la mémoire et à la conscience. C’est une machine constituée de circuits, de boucles de contre-réactions et de nœuds de communication ; une boîte noire dans laquelle la cause devient effet et l’effet devient cause, un système de feedback fermé avec des entrées et des sorties de données que l’on peut contrôler et calculer. Le cerveau n’est plus envisagé du point de vue de la nature, mais de celui incontestable des mathématiques et de la logique. »
L’objectif des conférences Macy auxquelles participait Wiener était de « créer une science permettant de prévoir et de contrôler le comportement humain » afin de changer la nature profonde de l’animal humain et d’éradiquer dans son esprit une supposée « matrice autoritaire » qui serait à l’origine du fascisme, du racisme et de l’antisémitisme. John von Neumann, mathématicien et physicien américano-hongrois investi corps et âme dans le projet Manhattan, le nom de code du projet de recherche à l’origine de la première bombe atomique, a lui aussi pris part aux conférences Macy. Ce charmant monsieur fréquentait Norbert Wiener. En 1950, John von Neumann a œuvré à la création du premier superordinateur baptisé MANIAC pour Mathematical & Numerical Integrator & Computer (« Calculateur et intégrateur mathématique et numérique »). Quel était donc ce besoin impérieux motivant la réalisation d’un bond technologique si spectaculaire ? L’élaboration de la bombe H. Testée pour la première fois en 1952, elle a entièrement pulvérisé une île du Pacifique Sud (Elugelab) ainsi que 80 millions de tonnes de corail[11]. L’ordinateur a donc été inventé en premier lieu pour fabriquer une arme capable d’anéantir la vie sur Terre – la bombe à fusion thermonucléaire, un engin au moins 1 000 fois plus puissant que la bombe à fission larguée en 1945 sur Hiroshima. Pour la petite histoire, le réalisateur Stanley Kubrick, qui avait sans doute très bien cerné la personnalité des types de la trempe de John von Neumann, s’en est inspiré pour le personnage du Docteur Folamour, un scientifique psychopathe doté d’un fort accent[12].
Peu après le MANIAC, d’autres scientifiques bienveillants ont mis en service le système SAGE au cours de l’année 1959, donc en pleine Guerre froide. Conçu autour d’un réseau de macro-ordinateurs, « il permettait de produire en temps réel une image unifiée de l’espace aérien à l’échelle du territoire national et de pouvoir apporter une réponse tactique en cas de danger[13]. » Ce bijou de technologie permettait d’identifier des avions ou des missiles sur un écran, et surtout de les intercepter par le lancement de missiles sol-air ou l’envoi de pilotes de chasse sur zone, le tout sur simple pression d’un bouton. Un autre progrès majeur pour l’humanité, vous en conviendrez.
De leur conception à leur mise en œuvre, les technologies informatiques et l’Internet sont avant tout le produit du complexe militaro-industriel. Ne voyant aucune contradiction entre leur idéologie pacifiste et une discipline scientifique née de – et perfectionnée par – la guerre, les techno-hippies se sont emparés de la cybernétique pour développer des applications civiles qui étaient censées apporter bien-être et prospérité à l’humanité, un changement de civilisation en quelque sorte. Mais comme le dit l’adage, l’enfer est pavé de bonnes intentions.
Telle une ligne de vie assurant au spectateur de garder le contact avec la réalité, le film Das Netz est rythmé par des échanges de lettres entre Theodore Kaczynski et Lutz Dammbeck. Theodore Kaczynski alias « Unabomber » est un mathématicien surdoué au QI de 170 qui a démarré ses études à l’université d’Harvard en 1958, à l’âge de 16 ans. Plus tard, il entame une courte carrière de professeur de mathématiques à l’université de Californie, Berkeley. Il quitte rapidement son poste d’enseignant pour se retirer dans la nature et s’engager dans une campagne d’envoi de colis piégés à des personnages qu’il identifie comme nuisibles – scientifiques, ingénieurs en informatique ou encore publicitaires. Présenté par les médias de masse comme un fou atteint de délires paranoïaques, Ted Kaczynski fait pourtant le même diagnostic que ses ennemis sur la mécanique du système technologique :
« Je pense que les utopies sont absurdes et dangereuses, particulièrement celle d’une société technologique. La technologie est un pouvoir opiniâtre et extrêmement dangereux, qui nous conduit où elle veut bien nous conduire. Cela ne tient ni du hasard ni de l’arbitraire de bureaucrates, politiciens ou scientifiques arrogants. Mais le système technologique doit tout simplement conformer le comportement humain à ses propres exigences. Ceci est indispensable pour qu’il puisse fonctionner et continuer de s’étendre. »
Au début du documentaire, John Brockman, dont la « cyberélite » fut ciblée par Ted Kaczynski à travers l’attentat qui blessa gravement David Gelernter, fait plus ou moins le même constat :
« J.Z. Young, un biologiste d’Oxford, a écrit dans Doubt and Certainty in Science [“Le doute et la certitude dans la science”, NdT] : “Nous créons des outils auxquels nous devons nous conformer pour en faire l’usage.” J’ai lu ce livre en 1964, et ça a été comme un déclic. J’ai soudain compris que la réalité n’est pas un objet figé, mais qu’elle est changeante. Nous devenons les technologies que nous créons. Le cœur n’est pas “comme” une pompe, c’est une pompe. Le cerveau n’est pas “comme” un ordinateur, c’est un ordinateur. Nous sommes un réseau de neurones, un système d’information. »
John Brockman, qui a lu avec assiduité Norbert Wiener et Marshall McLuhan, ne fait pas de distinction entre l’être vivant et la machine. C’est probablement pour cette raison que la fusion de l’humain avec la machine ne l’effraie pas, bien au contraire. Il considère peut-être ce processus comme la suite naturelle de l’évolution de l’espèce humaine. Nous reviendrons là-dessus plus loin.
Gourou de la Tech, professeur en sciences informatiques à l’université de Yale, auteur du livre Mirror Worlds : or The Day Software Puts the Universe in a Shoebox… How it Will Happen and What it Will Mean (« Mondes miroirs : ou le jour où les logiciels mettront l’univers dans une boîte à chaussures… Comment cela se produira et ce que cela signifiera ») publié en 1993, un ouvrage décrivant une société virtuelle basée uniquement sur des logiciels, David Gerlernter s’aligne sur John Brockman, et va même plus loin :
« La thèse de mon livre Mirror Worlds est la suivante : les institutions et les organisations auxquelles nous avons affaire tous les jours, et qui sont de plus en plus complexes, seront reflétées dans un logiciel. Si je veux savoir ce qui se passe à l’université, je pourrai consulter son image logicielle pour voir ce qu’on y enseigne, qui dit quoi, ce qui s’y passe aujourd’hui, etc. Si j’ai affaire à une administration, à une entreprise, ou à un hôpital, l’organisation en question sera reflétée dans le logiciel comme un bâtiment se reflète dans l’eau. Il sera plus facile de comprendre et d’interagir avec la version logicielle. L’essor des réseaux informatiques mondiaux et la puissance croissante des ordinateurs rendront cela inéluctable. Personne ne peut le contrôler, c’est vrai, mais ce n’est pas une mauvaise chose. C’est un système organique et réparti. C’est un système composé de centaines de millions d’êtres humains, chacun prenant ses propres décisions. L’impossibilité de le contrôler n’est pas nécessairement une mauvaise chose, cela rend les choses intéressantes. »
Effectivement, c’est « intéressant » d’assister à l’accélération exponentielle de la destruction du monde et de l’humanité par le système technologique. En outre, avec l’idée de mettre l’univers dans une boîte à chaussures, Gelernter entérine ce mythe farfelu selon lequel l’industrie numérique réduirait son empreinte écologique au fur et à mesure des progrès technologiques. Or miniaturiser les composants électroniques et augmenter continuellement la puissance des ordinateurs semble produire l’effet inverse, les besoins en énergie et en matériaux de l’industrie numérique explosent[14].
David Gelernter ne se limite pas aux dangereuses utopies technologiques, il s’intéresse à bien d’autres sujets. Il a ouvertement soutenu et défendu Donald Trump, allant même jusqu’à prétendre que ce dernier n’était pas raciste[15]. Gelernter a des idées très proches de l’extrême droite et des créationnistes. Il est climatosceptique, s’attaque à la théorie de l’évolution de Charles Darwin et s’oppose de façon virulente au féminisme. Un article du Fair Observer décrit le suprémacisme habitant la pensée de David Gelernter :
« Haïr Trump, affirme Gelernter, signifie haïr “l’Américain moyen – homme ou femme, noir ou blanc”. Et haïr l’Américain moyen signifie haïr l’Amérique, ce qu’elle est, ce qu’elle représente, c’est-à-dire son “destin exceptionnel et unique.”
Cette idée n’est pas nouvelle en soi. Dès 2005, dans un essai intitulé “L’anti-américanisme et ses ennemis” paru dans Commentary, Gelernter avait soutenu que l’Amérique était “supérieure à toutes les autres nations – moralement supérieure, plus proche de Dieu”. Les Américains étaient le nouveau peuple élu de Dieu, “un instrument collectif unique de Dieu dans les affaires des nations”, un peuple investi d’une “mission divine pour toute l’humanité[16].” »
À l’instar de nombres de ses collègues ingénieurs et scientifiques, David Gelernter est de toute évidence un sociopathe en col blanc.
L’une des forces du Voyage en cybernétique proposé par Lutz Dammbeck réside dans sa manière de donner la parole tour à tour aux techno-prophètes puis à la critique anti-Tech et néo-luddite de Theodore Kaczynski. Chose assez rare, puisque les opposants au progrès technique sont régulièrement traités d’hérétiques, d’arriérés, ou plus récemment, accusés d’embrasser le « modèle Amish[17] ». Le simple fait de critiquer la technologie, c’est déjà blasphémer. Aucun débat à ce sujet n’est autorisé dans la sphère publique, toute discussion critique abordant la technique est empêchée, décriée, ridiculisée, ce qui en dit long sur la nature totalitaire de la société techno-industrielle. Ce totalitarisme transparaît assez bien dans l’attitude des différents technologistes interviewés par Lutz Dammbeck, particulièrement lorsqu’il aborde les positions politiques de Theodore Kaczynski. John Brockman, David Gelernter et Robert Taylor refusent catégoriquement de discuter des idées politiques anti-tech et de la critique de la société industrielle faite par Theodore Kaczynski, sous prétexte qu’il serait fou et violent. Pourtant, comme nous l’avons vu plus haut, Kaczynski fait le même constat que ses ennemis sur le fonctionnement du système technologique. Simplement, là où les technologistes voient une perspective fabuleuse – un Progrès – pour l’humanité, Kaczynski anticipe de son côté l’enfer sur Terre :
« Aimeriez-vous que les hommes vivent dans un monde virtuel ? Aimeriez-vous que les machines soient plus intelligentes que les humains ? Aimeriez-vous que les hommes, les animaux et les plantes deviennent des produits de la technologie ? Si cette idée ne vous plaît pas, les sciences informatiques et biologiques sont manifestement dangereuses pour vous. Voilà qui est très simple, et n’a rien à voir avec la morale, le théorème d’incomplétude de Gödel ou d’autres questions philosophiques abstraites. »
Ironiquement, Brockman, Brand, Gelernter et Taylor ne perçoivent pas ce qu’il y a de fou, d’antidémocratique et d’ultra-violent dans le fait d’imposer leur utopie technologique à l’humanité tout entière. À l’opposé, Kaczynski est bien plus lucide dans ses échanges avec Dammbeck :
« Lorsque je vous ai écrit que le concept d’utopie était insensé et dangereux, je ne voulais pas dire que toutes les utopies sont insensées et dangereuses. Je faisais référence à l’hypothèse selon laquelle on pourrait créer une société selon un modèle jugé idéal. Vous avez certainement votre propre utopie. Mais une autre personne aura une autre utopie, qui sera peut-être différente de la vôtre. Aimeriez-vous que cette personne vous impose son utopie ? Avez-vous le droit de lui imposer la vôtre ? »
Pour se faire un avis sur le sujet, la meilleure des choses à faire reste encore de regarder le documentaire Das Netz. Ajoutons encore un dernier détail qui a son importance au sujet de l’étymologie du mot Internet. Les mots allemand netz et anglais net signifient « réseau » ou « toile », mais aussi « filet » ou « épuisette ». Plus généralement, selon le Cambridge Dictionary, le terme net s’utilise pour désigner un « matériau constitué de fils de corde, de ficelle, de fil ou de plastique avec des espaces entre eux, permettant le passage de gaz, de liquides ou de petits objets ; ou un objet fabriqué avec ce matériau et utilisé pour limiter le mouvement de quelque chose[18]. »
Dans le cas du réseau Internet, ce « quelque chose », ce sont les êtres humains. La question qui vient maintenant à l’esprit est la suivante : comment se fait-il que la majorité des individus associe l’informatique et l’Internet à la liberté, à l’émancipation et l’expression de l’individualité alors que ces technologies conforment le comportement humain et limitent les libertés, conduisant de manière certaine à un asservissement total de la vie sur Terre pouvant s’achever par l’anéantissement de la biosphère ? Aidés de leurs nombreux contacts dans le monde artistique et médiatique, des personnages comme John Brockman et Stewart Brand ont certainement contribué à façonner cette image positive et cool – mais hautement trompeuse – des scientifiques, ingénieurs et entrepreneurs de la Tech, et des technologies extrêmement puissantes qu’ils développaient. Une autre piste pour comprendre cet égarement se trouve probablement dans la naïveté, pour ne pas dire l’ignorance séculaire de la gauche à l’égard du progrès technique, voire du progrès tout court. Au fondement du progressisme, il y a cette idée complètement fausse et inepte assimilant l’animal humain à un être nuisible par essence, pour lui-même comme pour le milieu naturel. Pour sortir de sa condition « naturelle », « sauvage » ou « barbare », l’espèce humaine suivrait alors une voie évolutive unique en passant d’un état non civilisé à la civilisation pour élever sa condition.
Essentialisme, universalisme et progressisme : une guerre contre l’animal humain
La pensée essentialiste, qui voudrait que toutes les communautés humaines sur Terre évoluent dans la même direction et soient guidées par leur aspiration au même progrès offert par la civilisation, a gangréné l’imaginaire collectif du monde civilisé. C’est la preuve que beaucoup de monde, même parmi les éminences scientifiques et intellectuelles, ne comprend toujours pas le mécanisme de l’évolution. Peut-être sont-ils inconsciemment influencés par des biais culturels, ou peut-être le font-ils délibérément, pour défendre une position politique ? L’évolution ne se produit pas au niveau de l’espèce, puisque l’espèce en tant que telle n’existe pas, c’est une invention des naturalistes pour élaborer une classification du vivant. Charles Darwin l’écrivait lui-même dans le chapitre De la variation à l’état de nature de son œuvre phare L’origine des espèces :
« On comprendra, d’après ces remarques, que, selon moi, on a, dans un but de commodité, appliqué arbitrairement le terme espèce à certains individus qui se ressemblent de très près, et que ce terme ne diffère pas essentiellement du terme variété, donné à des formes moins distinctes et plus variables. Il faut ajouter, d’ailleurs, que le terme variété, comparativement à de simples différences individuelles, est aussi appliqué arbitrairement dans un but de commodité. »
Plus loin, dans la conclusion :
« […] nous aurons à traiter l’espèce de la même manière que les naturalistes traitent actuellement les genres, c’est-à-dire comme de simples combinaisons artificielles, inventées pour une plus grande commodité. Cette perspective n’est peut-être pas consolante, mais nous serons au moins débarrassés des vaines recherches auxquelles donne lieu l’explication absolue, encore non trouvée et introuvable, du terme espèce. »
Par conséquent, affirmer que l’ « espèce » humaine aurait une destinée commune est, du point de vue de la biologie évolutive, totalement à côté de la plaque. Chaque communauté animale, classée arbitrairement et pour plus de commodité par les scientifiques au sein d’un même ensemble artificiel appelé « espèce », une entité qui n’a pas d’existence réelle dans la nature, suit une voie évolutive différente, unique. Donnons un exemple concret pour illustrer. Prenons un groupe de lions du delta de l’Okavango qui a appris à chasser dans l’eau, un groupe de lions du désert du Kalahari[19], et un groupe de lions chassant presque exclusivement des animaux marins sur les plages de Namibie[20]. Chacune de ces troupes de lions a développé et perfectionné des techniques de chasse, adopté des comportements, mouvements, déplacements et habitudes singulières. C’est pourquoi chacune suivra à long terme une voie évolutive différente, et divergera peut-être un jour en de nouvelles formes et organisations sociales. Ce phénomène explique la diversité presque infinie des formes de vie sur Terre. Tout conservationniste qui a étudié les lions en plusieurs endroits d’Afrique sait qu’il existe de grandes différences entre ces félins selon les régions. Il en va de même pour les communautés humaines qui varient considérablement dans leur culture selon les endroits, et qui variaient encore davantage avant que la civilisation européenne, devenue industrielle, ne s’étende hors des frontières du Vieux Continent. Heureusement, la diversité culturelle est encore immense au sein de l’« espèce » humaine, et chaque communauté suit une ligne évolutive distincte. Par exemple, Hadza[21], Bushmen[22] et BaYaka[23], des peuples premiers pratiquant la chasse et la cueillette, figurent parmi les plus anciennes lignées de l’humanité (plusieurs dizaines de milliers d’années). Ils n’ont pas développé ni adopté un mode de vie sédentaire basé sur l’élevage et/ou l’agriculture, et pourtant ils sont en contact avec d’autres groupes humains – pasteurs nomades, cultivateurs, etc. – probablement depuis des millénaires. Les sociétés Hadza, Bushmen et BaYaka, qui figurent selon les anthropologues parmi les plus égalitaires et démocratiques, ont choisi leur propre voie évolutive. Elles auraient pu se sédentariser, élever du bétail et cultiver la terre, mais elles en ont décidé autrement.
Même Charles Darwin s’est lourdement trompé quand il a tenté d’appliquer sa théorie de l’évolution aux humains. Dans La filiation de l’homme, il prétend que la naissance et l’expansion de la civilisation seraient le fruit d’une évolution naturelle d’Homo Sapiens : elles seraient le résultat de ses facultés sociales les plus élevées ; le génocide des « sauvages » et l’élimination des sociétés « primitives » par la civilisation, l’action de la sélection naturelle. La civilisation étant une forme d’organisation sociale hautement hiérarchique et inégalitaire, s’imposant toujours par la force et détruisant systématiquement les écosystèmes naturels (forêts, zones humides, prairies, etc.), leur durée de vie moyenne plafonne à seulement 336 ans[24]. D’autre part, la civilisation uniformise les paysages, détruit la diversité autant que l’abondance animale et végétale[25], ainsi que la diversité humaine en éliminant les sociétés non civilisées. La civilisation a émergé très tard à l’échelle de l’histoire évolutive de l’espèce humaine et semble incroyablement marginale face aux innombrables autres types de sociétés existants et disparus[26]. Durant le néolithique, époque qui a vu naître la civilisation, la révolution agricole a été un désastre pour les gens qui l’ont vécue. La qualité de vie des agriculteurs s’est terriblement dégradée par rapport aux chasseurs-cueilleurs de la même époque. Les ossements des premiers agriculteurs montrent des signes de stress alimentaire, ils étaient plus petits, moins robustes, plus souvent malades et leur mortalité plus élevée[27]. Une énorme détérioration des conditions de vie ne peut se produire que par l’effet de facteurs environnementaux imprévisibles (changement climatique, éruption, tsunami, etc.), ou sous la contrainte d’une élite accaparant le pouvoir et possédant des moyens de coercition. Cela ne viendrait à l’idée d’aucun être humain mentalement équilibré de se lancer dans une telle entreprise de son plein gré, encore moins d’embarquer sa famille et sa communauté avec lui. Et si un individu déséquilibré décidait tout de même d’entraîner ses semblables dans cette spirale mortifère, la communauté lui résisterait presque certainement et finirait par le neutraliser ou le bannir. Il n’y a donc rien de « naturel » dans le passage de l’état non civilisé à la civilisation, d’autant que, selon toute logique, l’évolution devrait bénéficier aux individus puisqu’il s’agit en partie d’un processus intentionnel même chez de nombreux animaux non humains[28].
Ajoutons que, d’après les biologistes, les « comportements stéréotypés » sont le signe d’un mal-être profond chez les animaux domestiques ou captifs, un comportement inexistant à l’état sauvage[29].
« Les comportements stéréotypés, définis comme des schémas comportementaux répétitifs et habituels sans utilité manifeste (Mason, 1991 ; Shepherdson, 1993), sont couramment observés chez les animaux en captivité dans un large éventail de taxons, notamment les oiseaux, les ongulés, les carnivores, les rongeurs et les primates[30]. »
Comme chez les autres primates, la stéréotypie est chez l’être humain une pathologie mentale. Le système techno-industriel ayant stéréotypé le comportement humain – tâches répétitives et dénuées de sens à l’usine, sur les chantiers, devant l’ordinateur ou sur un écran tactile –, il devient évident qu’une maladie psychiatrique a été érigée en norme, en idéal à poursuivre. C’est dire le niveau de démence atteint par la culture urbano-industrielle imposée à une majorité par une élite sociopathique.
« La civilisation est quelque chose d’imposé à une majorité récalcitrante par une minorité ayant compris comment s’approprier les moyens de puissance et de coercition. »
– Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, 1927.
Étonnamment, Patrick Tort, un marxiste qui a tenté d’analyser la dimension anthropologique de l’œuvre de Darwin, emboîte le pas du célèbre naturaliste anglais plutôt que d’en faire une critique constructive. Illustration dans son livre L’effet Darwin, sélection naturelle et naissance de la civilisation :
« […] lorsque Darwin parle des “races inférieures” de l’humanité, son expression, en plus d’être commune à tous les anthropologistes de son siècle, signifie essentiellement deux choses :
– Que ces races humaines ont été vaincues dans l’affrontement avec les races “civilisées”, c’est-à-dire celles qui ont eu, pour des raisons presque intégralement géoclimatiques, la chance de développer des capacités rationnelles et sociales susceptibles d’assurer leur empire sur celles qui n’ont pas eu la même chance. En aucun cas il ne s’agit d’inégalités de type biologique pensées comme fixes et définitives.
– Que ces races ont été vaincues pour n’avoir pu, pour des raisons du même ordre, développer ces capacités rationnelles et morales – ces dernières issues du sentiment de “sympathie” – qui, à l’intérieur des races victorieuses, interdisent l’élimination violente du semblable.
Le corollaire de tout cela est que la suprématie des valeurs altruistes constitue la cause réelle de la victoire du civilisé sur le barbare, et qu’en conséquence la tendance évolutive propre à la civilisation doit être l’extension à l’ensemble de l’humanité des sentiments qui ont fait sortir avantageusement les civilisés des rapports d’affrontement et de guerre à l’intérieur de chaque nation, et qui se heurtent encore aux “barrières artificielles” que sont les frontières. La paix universelle est l’horizon nécessaire du mouvement d’extension indéfinie de la sympathie porté par la victoire évolutive de la civilisation. C’est également au nom de la civilisation et de son horizon moral que Darwin condamne l’esclavage ainsi que l’oppression et la répression coloniales comme étant la manifestation de ce qu’il conviendrait de nommer la barbarie résiduelle du civilisé. Le barbare est celui qui est encore sous l’emprise d’une sélection naturelle archaïque, celle qui élimine le faible. Le civilisé est celui qui protège le faible et qui reconnaît le semblable dans l’autre et le proche dans l’inférieur, comme Darwin reconnaissant le prochain dans tout être sensible et recommandant à son égard de faire preuve de la plus grande humanité, qui est un autre mot pour sympathie. L’“infériorité” d’un peuple n’est plus alors qu’un moindre avancement sur la voie du progrès d’un universalisme moral appelé par la tendance évolutive dessinée à l’intérieur d’eux-mêmes par les peuples victorieux. L’éducation pourra, en peu de temps, rattraper ce retard, comme le prouve l’exemple des Fuégiens acculturés en Angleterre :
“On range les Fuégiens parmi les barbares les plus inférieurs ; mais j’ai été continuellement stupéfié de voir combien les trois indigènes à bord du HMS Beagle, qui avaient vécu quelques années en Angleterre et qui parlaient un peu d’anglais, nous ressemblaient étroitement dans le caractère et la plupart de nos facultés mentales.” [Extrait de La filiation de l’homme de Charles Darwin, Ndr]
De même que tout organisme est variable et toute variation sélectionnable, de même tout animal supérieur est domesticable et tout homme éducable, c’est à-dire civilisable. L’inférieur est ce qui peut devenir semblable, au prix d’une dépense éducative de la part du “civilisé” prouvant ainsi son degré de civilisation. »
Mais bien sûr, éduquons les sauvages, histoire de « tuer l’indien dans le cœur de l’enfant », pour reprendre le titre d’un documentaire Arte diffusé récemment et révélant les atrocités commises par l’État canadien et l’Église, tous deux bien décidés à éradiquer les cultures indigènes en scolarisant de force les enfants indiens. Survival International, une ONG de défense des minorités autochtones, combat depuis des décennies la violence inouïe exercée par l’État et ses écoles sur les enfants indigènes :
« Au XIXème et XXème siècles, les écoles-usines au Canada, en Australie et aux États-Unis étaient connues sous le nom de pensionnats autochtones ou écoles résidentielles. Rien qu’au Canada, plus de 6.000 enfants sont morts dans ces écoles – soit un enfant sur 25 les ayant fréquentées.
Le traumatisme inimaginable causé par ce système a laissé un héritage douloureux dans de nombreuses communautés, dont les taux de dépression, de suicide et de dépendance à l’alcool et à la drogue sont élevés.
Il paraît inconcevable que de telles écoles continuent d’exister. Pourtant il en existe actuellement des milliers en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud[31]. »
Et les 40 millions d’esclaves dans le monde, principalement des femmes et des jeunes filles[32], soit un chiffre se rapprochant du nombre d’esclaves noirs capturés, marchandés, exploités, torturés et massacrés durant plusieurs siècles de traites négrières[33] ; ou encore les 160 millions d’enfants obligés de travailler (chiffre en augmentation depuis quatre ans[34]), par exemple dans les plantations de cacao de Côte d’Ivoire[35], premier producteur mondial, c’est la « barbarie résiduelle » de la civilisation industrielle peut-être ?
Ce que Patrick Tort essaye de légitimer, au nom du progrès de la civilisation, c’est le génocide culturel des peuples indigènes, l’effacement total de la diversité humaine sur l’ensemble des continents sous couvert d’un « universalisme moral » à la noix. Marxisme et suprémacisme feraient-ils bon ménage ? Il faut croire que oui. Les régimes marxistes ont été au moins aussi efficaces que chrétiens et capitalistes dans la liquidation des peuples premiers. C’est ce que rappelait Russell Means, Indien Lakota Oglala cofondateur de l’American Indian Movement, dans un discours prononcé en 1980 :
« Dès lors que nous, Indiens d’Amérique, épouserions la cause Marxiste, cela reviendrait à souscrire au sacrifice national de notre terre ; nous devrions nous suicider culturellement, devenir industrialisés, occidentalisés et pourquoi pas pasteurisés. Nous devrions nous détruire totalement nous-mêmes. Seul un fou pourrait considérer que cela puisse être souhaitable.
J’en viens à me demander si malgré tout, je ne suis pas trop sévère. Le marxisme a déjà une longue histoire ; cette histoire vient-elle confirmer ou infirmer mes craintes ? J’ai donc regardé le processus d’industrialisation en Union soviétique depuis 1920, et je constate que ces marxistes y ont fait en 60 ans ce que la « révolution industrielle » anglaise a fait en 300 ans. Je constate que le territoire de l’URSS était habité par un grand nombre de populations tribales, qui ont finalement toutes été sacrifiées pour faire place aux usines. Les Soviétiques parlent de cela sous le nom de « question nationale » : cette question de savoir si ces tribus avaient simplement le droit d’exister ; en l’occurrence ils décidèrent que ces tribus étaient un sacrifice acceptable pour l’industrialisation. Je regarde en Chine et je constate exactement la même chose. Je regarde au Vietnam, et je vois des marxistes imposer encore ce même ordre industriel aux populations tribales qu’ils délogent de leurs montagnes.
J’entends un scientifique soviétique célèbre dire que lorsque l’uranium sera épuisé, des alternatives seront alors découvertes. Je vois les Vietnamiens remettre en fonction une centrale nucléaire abandonnée par l’armée américaine. Est-ce qu’ils l’ont démantelée et détruite ? Non, ils l’utilisent. Je constate que la Chine procède à des essais atomiques, développe des réacteurs nucléaires, prépare un programme spatial pour coloniser et exploiter les planètes de la même manière que les Européens ont colonisé et exploité ce continent. C’est toujours la même rengaine, mais peut-être avec un rythme plus rapide à présent.
La déclaration du scientifique soviétique est très intéressante. Est-ce qu’il sait ce que sera cette source d’énergie alternative ? Non, il a simplement confiance, la science trouvera une solution. J’entends des marxistes révolutionnaires déclarer que la destruction de l’environnement, la pollution, les radiations, tous ces phénomènes seront contrôlés. Et je les vois agir conformément à leurs dires. Est-ce qu’ils savent comment ces phénomènes seront contrôlés ? Non, ils ont simplement confiance. Quelle en est leur connaissance ? Confiance ! La science trouvera une solution. Cette croyance a toujours été une quasi-religion en Europe. La science est devenue la nouvelle religion occidentale pour capitalistes et marxistes réunis, ils sont vraiment inséparables, ils ne sont que parties et produits de la même culture. Ainsi, les marxistes, à la fois en théorie et en pratique, demandent aux peuples non européens d’en finir tout à la fois avec leurs valeurs, leurs traditions, leur existence culturelle. Nous serons tous accros à la science industrielle dans la société marxiste[36]. »
L’opposition gauche-droite est un simulacre de diversité, une escroquerie qui sert fabuleusement bien le développement industriel en fixant d’office le champ de bataille idéologique. Au fond, gauche ou droite, c’est toujours la même rengaine, la même culture progressiste, industrielle et civilisée, la même idéologie suprémaciste qui s’impose par la coercition à l’humanité tout entière. Croire que multinationales et industriels auraient la capacité de devenir vertueux si l’État leur imposait une réglementation plus stricte, par exemple en leur faisant payer les « externalités », n’est rien d’autre qu’un joli conte de fées écosocialiste. J’en profite pour poser une question aux écosocialistes : le génocide culturel des peuples premiers, les viols, la torture et les massacres, c’est pour vous aussi une « externalité » de la civilisation ? Et que dire des marxistes qui rêvent de collectiviser les moyens de production industriels, si ce n’est que ce projet paraît aussi utopique que stupide. Il est (très) hautement improbable que le système techno-industriel puisse continuer à fonctionner sans capitalisme, c’est-à-dire sans finance globalisée, sans patrons, sans hiérarchie complexe, sans propriété privée, sans État, sans salariat, sans extractivisme et pollutions gargantuesques, sans autoritarisme, impérialisme et militarisme. Autant essayer de faire rouler une voiture sans roues ou de faire voler un avion sans ailes.
Depuis longtemps déjà, essentialisme, universalisme et progressisme préparent le terrain pour l’avènement du monde-machine en uniformisant la pensée. Bien avant l’ère numérique, les premières civilisations élaboraient une réalité virtuelle pour se libérer des contraintes écologiques et accroître leur pouvoir, un monde déconnecté de la réalité objective – la réalité biologique. Dès son origine, la civilisation fut pensée et bâtie contre la réalité biologique, la nature sauvage et l’animalité étant perçues dans ce système de pensée comme une force hostile à combattre, dominer, domestiquer, exploiter, optimiser, puis remplacer. Plus la civilisation persistait et s’acharnait à réaliser son utopie, plus elle ravageait les systèmes vivants, et plus la nature multipliait les ripostes – épidémies, inondations, sécheresses, famines, soulèvements populaires contre les élites, etc. En raison des développements de la science et de la technique des derniers siècles, la chimère technologique a pu prendre forme dans l’univers physique avant de métastaser sur tous les continents. Le système technique qui a résulté de ce processus présente de très nombreuses similitudes, particulièrement sur le plan des besoins en infrastructures, en matières premières et en énergie, avec les civilisations romaine, grecque ou babylonienne. La dynamique du système technique et la logique de domination et de puissance sous-jacente restent inchangées. Depuis le siècle des Lumières, les innovations scientifiques et techniques ont fait évoluer le système en degré sans en modifier les fondamentaux. Mais un système technique de cette nature ne peut cohabiter dans un même univers physique avec la biosphère, car chacune de ces entités évolue dans des réalités qui diffèrent l’une de l’autre. Cette divergence s’accroît continuellement avec la poursuite du progrès technique, et la réalité virtuelle finit par prendre le dessus sur la réalité biologique.
Qu’est-ce que la réalité biologique ? Il s’agit par exemple du fait que l’animal humain soit une créature vivante ayant à satisfaire des besoins vitaux. Si un animal humain cesse de boire de l’eau durant plus de trois jours, il meurt. S’il ne s’alimente pas durant plus de trois semaines, il meurt. S’il ingère des substances toxiques en s’alimentant, respirant ou buvant, il meurt sur le coup ou développe un cancer à long terme. Si des parents évitent ou négligent les contacts physiques avec leur bébé, son développement physiologique et psychique s’en trouve gravement affecté, et l’enfant peut en mourir[37]. Si un nombre élevé d’humains se concentre sur une surface restreinte avec des animaux domestiques, le milieu ne peut plus absorber les déchets organiques générés par la population. Le milieu devient insalubre et des maladies apparaissent puis se propagent rapidement. Si un animal humain mène une vie majoritairement sédentaire, sans activité physique quotidienne, il développe des maladies chroniques et meurt prématurément sans traitement médicamenteux. S’il est soumis à un stress quotidien intense et à des tâches répétitives éreintantes, il développe des maladies et meurt prématurément. Ceci est vrai pour tout animal humain sur Terre. N’en déplaise aux gourous de la cybernétique, la réalité objective existe bel et bien.
La cybernétique incarne en quelque sorte l’apogée de la guerre menée par la civilisation contre l’animal humain, et plus généralement, contre les créatures vivantes. Ainsi la norme remplace la diversité, ouvrant la voie à la machine qui supplante peu à peu le vivant.
« Il y a trois cents ans, personne ne parlait de l’état normal des choses, ni n’aspirait à la normalité, cela n’existait tout simplement pas. C’est parce que normalis était à l’époque un mot latin qui décrivait les angles droits faits par une équerre de charpentier.
Ce n’est qu’avec l’avènement de l’industrialisation et la pensée techniciste que le mot normalis a colonisé notre vocabulaire et s’est imposé au XVIIIe siècle.
Standardisé, le système des machines exige la normalité, car tout doit se conformer aux angles droits du progrès. Cela signifie une croissance et une consommation sans fin, le tout alimenté par la fiction de l’énergie bon marché.
En réalité, la normalité, cela veut dire vivre dans des grandes boîtes et être esclave des machines. Cela signifie que vous êtes tellement distrait par les écrans, la vitesse et la mobilité que vous ne pouvez plus faire attention à ce qui compte vraiment. La normalité signifie que vous n’avez aucun respect pour les limites ou les lieux sacrés. La normalité signifie que vous pensez qu’il est possible de simplement substituer les combustibles fossiles par ce que l’on appelle de l’“énergie propre” dans le seul but de protéger la norme. Mais cela signifie surtout que vous avez renoncé à votre capacité d’être humain et d’aimer cette Terre.
Donc je ne veux pas revenir à la normale. »
– Andrew Nikiforuk, journaliste et auteur, extrait de l’article « Normal is the problem » publié dans le média canadien indépendant The Tyee, 2020 (traduit ici)
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Das_Netz ↑
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https://fr.weforum.org/agenda/2017/10/la-quatrieme-revolution-industrielle-ce-qu-elle-implique-et-comment-y-faire-face/ ↑
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Depuis l’apparition de la civilisation et de la monoculture de céréales il y a environ 11 000 ans, la biomasse végétale a été divisée par deux et la diversité végétale réduite de 20 % : https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fcosc.2020.615419/full ↑
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https://aeon.co/essays/for-97-of-human-history-equality-was-the-norm-what-happened ↑
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https://www.newyorker.com/magazine/2017/09/18/the-case-against-civilization ↑
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Voir le dernier livre de l’écologue et écrivain Carl Safina qui traite de la culture chez les animaux sauvages : Becoming Wild : How Animal Cultures Raise Families, Create Beauty, and Achieve Peace (À l’école des animaux en version française) ↑
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https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fgene.2014.00393/full ↑
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https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2859718/ ↑
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https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_574719/lang–fr/index.htm ↑
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Traites_n%C3%A9gri%C3%A8res ↑
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https://www.france24.com/fr/afrique/20210612-hausse-du-travail-des-enfants-depuis-vingt-ans-nous-sommes-tous-responsables ↑
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https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/05/12/en-cote-d-ivoire-la-difficile-lutte-contre-le-travail-des-enfants-dans-le-cacao_6079965_3212.html ↑
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https://www.partage-le.com/2015/05/24/le-marxisme-est-aussi-etranger-a-ma-culture-que-le-capitalisme-russell-means/ ↑
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https://greatergood.berkeley.edu/article/item/hands_on_research ↑