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13 raisons de lire le mathématicien déserteur Theodore Kaczynski

« La vision dystopique de Kaczynski décrit les conséquences imprévisibles du progrès technologique, un problème bien identifié dans la conception et l’usage de la technologie, et qui est clairement lié à la loi de Murphy : “Tout ce qui peut mal tourner, tournera mal.” »

– Bill Joy, cofondateur et ancien directeur scientifique de la firme Sun Microsystems, propos tirés d’une tribune publiée dans le célèbre magazine WIRED en 2000.

« Il me semble qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et qui vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres. Un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. »

– Franz Kafka, Lettre à Oskar Pollak, 1904.

Décédé ce samedi 10 juin 2023 à l’âge de 81 ans dans une prison de Caroline du Nord[1], Theodore Kaczynski a été mathématicien surdoué avant de déserter son poste d’enseignant à Berkeley (« j’en ai assez d’enseigner aux ingénieurs ce qui servira à détruire l’environnement »). Il fuit alors la civilisation pour trouver refuge dans les montagnes du Montana. Comblé par l’autonomie et la liberté offertes par cette vie au cœur de la nature sauvage, il aurait très bien pu finir ainsi. Mais l’expansion sans fin de la civilisation industrielle a ruiné sa paisible retraite, le transformant en l’ « Unabomber ».

Après sa capture, il se consacre à un intense travail d’écriture sur le problème de la technologie. Sans excuser le passé violent de Kaczynski, force est de constater que ses idées gagnent en popularité au fur et à mesure que le développement technologique broie l’être humain. Celles-ci séduisent aussi bien des gens de droite que de gauche, des jeunes et des moins jeunes. Voici quelques bonnes raisons d’explorer son œuvre littéraire.

Des traductions plus rigoureuses que les précédentes, augmentées des dernières mises à jour de Kaczynski, sont disponibles aux Éditions Libre.

1) Kaczynski, meilleur vulgarisateur de la technocritique ?

Son manifeste La Société industrielle et son avenir (1995) fait une critique du système technologique parmi les plus lucides et les plus accessibles. Exempt de jargon et de phrases à rallonge qu’affectionnent intellectuels et universitaires, le livre se lit rapidement. En une centaine de pages seulement, Kaczynski parvient à montrer de façon convaincante que le système techno-industriel a réduit les humains à l’état de rouages interchangeables d’une gigantesque machinerie aux ramifications planétaires.

Les nombreuses correspondances épistolaires que Kaczynski a pu avoir avec des individus du monde entier, l’intérêt qu’a pu porter à ses idées des scientifiques et entrepreneurs tels que Bill Joy[2], les fictions et documentaires sur sa vie[3], sa communauté de fans grandissante sur Internet[4], tout cela est révélateur du pouvoir de séduction des idées du mathématicien.

L’outil Google Trends donne un aperçu des tendances de recherche sur Google. Ces graphiques permettent de se faire une meilleure idée de l’intérêt suscité par Kaczynski un peu partout dans le monde. Rappelons ici que le mot clé « Ted Kaczynski » est recherché en moyenne 110 000 fois par mois sur Google rien qu’aux États-Unis.

2) Kaczynski a montré qu’il est impossible de fuir le système industriel

Kaczynski a écrit dans ses lettres au professeur David Skrbina qu’il était pleinement satisfait de son ermitage, d’une existence au grand air entourée de forêts, de montagnes et de vie sauvage. Mais la civilisation industrielle a détruit son milieu de vie[5]. Par son expérience, Kaczynski nous montre que toute tentative d’échapper à l’expansionnisme forcené du système industriel restera vaine. Il faut affronter le système et non le fuir.

Partout dans le monde, les derniers sanctuaires de nature sauvage, où habitent bien souvent des populations autochtones, sont sacrifiés au nom du Progrès de la civilisation industrielle[6]. À cela s’ajoutent les pollutions industrielles qui ont envahi la totalité de la planète. Selon certains bio-acousticiens, le silence aura disparu de la surface de la Terre dans une décennie[7]. Des polluants « éternels » produits par l’industrie chimique sont retrouvés absolument partout ; dans l’eau, la terre, l’air, la nourriture, dans la chair et le sang de la plupart des animaux humains et non humains[8]. D’après le journaliste Fabrice Nicolino, « les hommes sont des déchets chimiques, des décharges ambulantes emplies de produits toxiques[9]. »

Nous pouvons ajouter à cela la pollution lumineuse engendrée par l’électrification (qui participe à l’éradication des insectes[10]), ainsi que la pollution visuelle des infrastructures, zones urbaines, commerciales et industrielles. Tout cela amène à une conclusion évidente : le système techno-industriel est de nature totalitaire, pour plusieurs raisons. D’une part, il a besoin de constamment repousser les frontières dans son exploitation de la matière (colonisation de nouveaux espaces ou intensification de l’exploitation de l’existant via de nouvelles techniques – IA, biotechnologie et cie). D’autre part, l’augmentation à la fois de la puissance et de la diffusion de technologies dangereuses nourrit le chaos planétaire. C’est pourquoi le transhumaniste Nick Bostrom, directeur du Future of Humanity Institute d’Oxford, suggère aux décideurs politiques de construire un système de surveillance global, un « panoptique high tech » qui intégrerait chaque être humain sur Terre[11].

3) Kaczynski avait anticipé les évolutions technologiques récentes

Dès 1995, Kaczynski anticipait qu’ « à mesure que la société et ses problèmes gagneront en complexité et les machines en intelligence, les hommes les laisseront prendre toujours plus de décisions à leur place, simplement parce qu’elles auront de meilleurs résultats qu’eux. »

C’est exactement ce que l’on observe aujourd’hui avec les systèmes d’intelligence artificielle.

Un article du magazine Forbes daté de 2021 suggérait que, pour de nombreuses entreprises, « la capacité d’intégrer des algorithmes dans la prise de décision est susceptible de devenir un facteur clé de succès concurrentiel, voire une condition de survie[12]. » Concernant la justice, « une révolution est en cours » dans le secteur à cause de l’intelligence artificielle[13]. En réalité, tout cela n’a rien de nouveau, « la machine à gouverner » était déjà anticipée en 1948 par le physicien, dominicain et chroniqueur scientifique du journal Le Monde Dominique Dubarle. Il se basait sur les travaux du mathématicien Norbert Wiener, père de la cybernétique, « la science de la commande et de la transmission des messages chez les hommes et les machines[14]. »

Kaczynski a également prévu à l’époque que « les hommes, les animaux et les plantes » allaient devenir « des produits de la technologie[15] ». Nous assistons en ce moment à la « convergence NBIC », une nouvelle révolution industrielle portée par les Nanotechnologies, les Biotechnologies, les sciences Informatiques et Cognitives. Les scientifiques s’amusent à créer des machines biosynthétiques, à « reconfigurer génétiquement le système nerveux de petits vers de l’espèce C. Elegans[16] » pour diverses applications industrielles, ou encore à développer des utérus artificiels[17]. L’un des scientifiques travaillant au développement de machines biosynthétiques explique son objectif.

« Le but est de comprendre le logiciel de la vie. Si vous pensez aux malformations congénitales, au cancer, aux maladies liées à l’âge, toutes ces choses pourraient être résolues si nous savions comment créer des structures biologiques pour avoir le contrôle ultime sur la croissance et la forme[18]. »

Kaczynski prévoit également que le progrès technologique va engendrer toujours plus de chaos. Manifestement, l’accélération du changement climatique, la pandémie de Covid, la guerre en Ukraine et les tensions géopolitiques croissantes lui donnent raison.

Des scientifiques américains, européens, chinois et un peu partout dans le monde travaillent avec acharnement à développer l’utérus artificiel. Ici, des tests ont été réalisés sur des foetus d’agneau. Combien de temps allons-nous encore tolérer ces manipulations délirantes, ces humiliations répétées, cette dépossession croissante de notre autonomie ?

4) Kaczynski possédait une intelligence rare

Doté d’un QI de 167, élève brillant, Ted Kaczynski a été accepté à l’université de Harvard à seulement 16 ans. L’un de ses amis pense « qu’il avait le potentiel d’un prix Nobel[19] ». Après avoir obtenu son doctorat quatre ans plus tard, il devient le plus jeune professeur de l’histoire de Berkeley. Sa capacité d’adaptation est aussi hors du commun. En effet, Kaczynski est parvenu à vivre en autonomie totale dans une cabane perdue dans les forêts du Montana.

Lors de sa campagne d’envoi de colis piégés, il a échappé aux enquêteurs du FBI durant près de deux décennies. C’est seulement suite à la trahison de son frère, qui l’a dénoncé suite à la publication du manifeste, que les autorités ont pu capturer Unabomber. Cette intelligence se voit tout autant dans sa façon de présenter et de structurer ses idées.

5) Kaczynski n’était pas fou

Comme à leur habitude, les médias de masse annonçant la mort de Kaczynski s’empressent de le présenter comme un fou[20]. En vérité, la prétendue folie de Kaczynski est une histoire construite de toutes pièces par son frère, sa mère et son avocat pour lui éviter la peine de mort. En outre, tout a été organisé durant son procès pour que Kaczynski ne puisse pas expliquer ses actes devant le tribunal. Pour le psychiatre de la défense, ses opinions technocritiques étaient en elles-mêmes la preuve d’une « schizophrénie paranoïde ». Si critiquer la technologie fait de vous un « schizophrène paranoïde », nous sommes nombreux à l’être !

Pourtant, la psychiatre du Bureau des Prisons a estimé en 1998 que « M. Kaczynski possède une grande intelligence », qu’il était parfaitement capable de « lire et d’interpréter des écrits complexes[21] », un diagnostic confirmé dans un article du New Yorker[22] de la même année. William Finnegan y mentionne les propos du juge Burrell qui a fréquenté Unabomber durant 16 mois. Le juge l’a trouvé « lucide, calme » et « intelligent », tout à fait apte « à comprendre les enjeux ». Il a affirmé n’avoir rien perçu aucun trouble mental chez Kaczynski.

Pour finir sur ce point, il suffit en fait de lire Kaczynski pour se rendre compte que cette personne est parfaitement saine d’esprit et extraordinairement rationnelle.

Cité par Ted Kaczynski, l’astrophysicien anglais Martin Rees, membre de la Royal Society, écrit dans son livre Notre dernier siècle ? (2004) que « les chances de survie des humains sur la Terre d’ici la fin du siècle ne dépassent pas cinquante pour cent. » Le problème selon lui ? La technologie.

6) Kaczynski était un pur rationaliste

Theodore Kaczynski était probablement le plus rationnel des écologistes contemporains. Alors que la peur d’un effondrement civilisationnel biaise la pensée de nombreux écologistes influents, à aucun moment Kaczynski ne se laisse submerger par les émotions. Il explique méthodiquement pourquoi il n’existe aucun moyen de mettre fin au désastre socioécologique moderne sans démanteler le système industriel. Si vous n’avez pas le courage d’accepter les risques engendrés par une chute brutale du système techno-industriel, « alors vous devriez cesser de vous plaindre des maux et des difficultés du monde moderne, et simplement vous y adapter au mieux, car seul l’effondrement du système pourrait mettre un terme à l’inexorable catastrophe en cours[23]. »

La concurrence entre « systèmes autopropagateurs » – grandes organisations (multinationales, États-nations, partis politiques, sectes religieuses, syndicats) – et l’émergence régulière de nouveaux acteurs (État islamique par exemple) rendent illusoire toute « planification écologique » à l’échelle mondiale. Pour survivre à court terme et/ou maintenir leur hégémonie, ces organisations concurrentes sont forcées d’accroître leur puissance via le progrès technologique sans se soucier des conséquences à long terme. Ce qui permet de comprendre pourquoi « la Chine construit toujours plus de centrales au charbon[24] ». Contrairement au mythe de la transition dont on nous abreuve les oreilles, « le charbon n’est pas une énergie plus “ancienne” que le pétrole et pourrait même constituer son successeur[25]. »

Pour contrôler rationnellement le développement des sociétés, il faudrait être capable de « prévoir la moindre réaction de la société face à n’importe quelle action susceptible d’être entreprise ; or, de telles prévisions se sont généralement révélées très peu fiables[26]. » Les sociétés humaines sont des systèmes complexes dont l’évolution est impossible à prévoir, donc à planifier. Kaczynski montre que même si les humains sont éliminés du système, ce dernier finira par s’autodétruire en raison de la compétition entre « systèmes autopropagateurs ».

7) Kaczynski avait lu Jacques Ellul et Ivan Illich

Kaczynski a été influencé par la lecture de La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954) du sociologue, historien et écologiste français Jacques Ellul. Traduit dans la langue de Shakespeare en 1964, le livre a eu une influence importante outre-Atlantique. Kaczynski mentionne aussi dans ses écrits Ivan Illich ainsi que d’autres penseurs technocritiques ou écologistes (John Zerzan, Arne Næss, etc.). À la différence de la plupart des penseurs technocritiques, Kaczynski propose une solution bien plus réaliste basée sur l’étude des grandes transformations sociales du passé.

Ted Kaczynski a été fortement influencé par la pensée de Jacques Ellul. Difficile à lire mais visionnaire, Ellul est l’un des premiers à avoir posé les bases d’une analyse systémique de la technologie. En disséquant le système technologique, il a mis en lumière les lois qui gouvernent son fonctionnement.

8) Kaczynski était un humaniste

Frederick Winslow Taylor, le technocrate inventeur de l’organisation scientifique du travail, pensait que le système devait primer sur l’homme[27]. Theodore Kaczynski pense le contraire. Pour lui, la dignité et la liberté humaines sont des valeurs cardinales. Il y a incompatibilité biologique entre le système techno-industriel et l’espèce humaine, d’où une guerre permanente menée par la technocratie à la société humaine au nom du Progrès. S’il concède que la révolution industrielle a amélioré l’espérance de vie[28], il estime qu’elle a aussi « déstabilisé la société, privé la vie de sens, livré les êtres humains à l’humiliation, généralisé la souffrance psychique (et physique dans le tiers monde) et infligé de graves dommages à l’environnement[29]. »

Pour Kaczynski, le système industriel prospère en dépossédant les humains de leur autonomie et de leur pouvoir, ce qui cause une immense frustration[30]. De fait, nous n’avons plus aucun contrôle sur notre existence, toutes les actions que nous réalisons au quotidien ont un impact extraordinairement faible – voire invisible – sur le monde qui nous entoure. Ce sont d’immenses organisations (États, multinationales, institutions supranationales, etc.) qui prennent l’écrasante majorité des décisions qui impactent réellement nos vies. Par exemple, l’inflation qui sévit en ce moment est la conséquence de la guerre en Ukraine mais aussi de la hausse de la demande mondiale d’énergie et de matières premières[31]. Ce problème n’existe tout simplement pas dans de petites sociétés autosuffisantes de chasseurs cueilleurs ou d’agriculteurs de subsistance.

Étant donné la proposition de Kaczynski de détruire le système industriel, avec toutes les conséquences catastrophiques que cela implique (ce sur quoi il est tout à fait explicite), on peut légitimement se demander en quoi ce type était humaniste. Dans son échelle de valeurs, Kaczynski plaçait l’intérêt de l’espèce humaine, et de la biosphère en général, au-dessus de celui de l’individu. Dans cette perspective, il est complètement irrationnel et absurde de mettre dans la balance le confort des populations des pays industrialisés avec la préservation de la vie sur Terre et la continuation de la lignée humaine.

Donnons un exemple pour illustrer. Durant la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ont effectué des bombardements stratégiques sur la France occupée pour affaiblir la machine hitlérienne et préparer le débarquement. Le pays a reçu 22 % du tonnage de bombes lâchées par les Alliés sur l’Europe durant la guerre. Ces bombardements ont fait de 50 000 à 70 000 morts, ce qui représente environ le quart des victimes du conflit pour la France, dont le total est évalué à 264 000. De plus, des centaines de milliers de logements ainsi que des infrastructures vitales ont été détruits. Sachant tout cela, diriez-vous que le général Eisenhower, alors chef des forces américaines en Europe, était plutôt un humaniste ou un terroriste ? Naturellement, la plupart des gens rationnels diront que c’était le prix à payer pour mettre fin à la guerre, se débarrasser d’Hitler et du nazisme, et sauver des millions de juifs d’une extermination certaine.

9) Kaczynski méprisait la droite autant que la gauche

Le mathématicien examine dans son manifeste « la psychologie du gauchisme moderne ». Pour lui, les élites de la gauche utilisent des causes secondaires pour détourner les gens du problème principal que constitue la technologie. Derrière un voile de bienveillance, les gauchistes dissimulent souvent un appétit sans limites de pouvoir. D’autres sont arrivés à des conclusions similaires en disséquant depuis son émergence la technocratie, la « classe puissante à l’ère technologique ».

Mais contrairement aux mensonges colportés par les ambitieux à gauche, qui perçoivent la pensée de Kaczynski comme une menace pour leur futur couronnement, le mathématicien vomit tout autant la droite :

« Les conservateurs prennent le citoyen moyen pour un pigeon et exploitent son ressentiment envers la toute-puissance de l’État (Big Government) pour renforcer le pouvoir des grandes entreprises (Big Business[32]). »

Dans un ouvrage paru en 2016, il anticipe que l’âpre conflit opposant « la gauche politiquement correcte et la droite dogmatique (à ne pas confondre avec les libéraux et les conservateurs d’autrefois) » pourrait à long terme « faire davantage pour empêcher l’établissement d’un ordre mondial durablement pacifique que toutes les bombes d’Al-Qaïda et tous les meurtres commis par les trafiquants de drogue mexicains réunis[33]. »

En 2022, Interpol estimait dans un rapport que « ces dix dernières années, le terrorisme à motivation politique, en particulier le terrorisme d’extrême-droite, a été multiplié par 50 dans les pays membres d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie-Pacifique[34]. »

Ted Kaczynski photographié lors d’une interview dans la prison « supermax » ADX Florence dans le Colorado. Des extraits de cette interview sont à voir dans le documentaire Unabomber : Sa vérité diffusé par Netflix.

10) Kaczynski avait le même diagnostic qu’Alexandre Grothendieck

L’un des plus grands savants du XXe siècle, le mathématicien Alexandre Grothendieck, a eu un parcours similaire à Theodore Kaczynski. Il a fini par se rendre compte que les scientifiques étaient complètement aliénés par leur travail, qu’ils ne comprenaient bien souvent pas les implications sociales de leurs travaux de recherches, et que la plupart ne s’en souciaient guère.

« Les activités scientifiques que nous faisons ne servent à remplir directement aucun de nos besoins, aucun des besoins de nos proches, de gens que nous puissions connaître. Il y a aliénation parfaite entre nous-mêmes et notre travail[35]. »

Plus loin dans sa conférence, Grothendieck ajoute que la civilisation industrielle pose des problèmes insolubles et que son effondrement serait souhaitable.

« L’écroulement de cette civilisation n’est pas une vision apocalyptique ; c’est, disons, quelque chose qui me semble hautement souhaitable[36]. »

En rupture avec les institutions, Alexandre Grothendieck est dans les années 1970 le fer de lance de « Survivre et vivre », un mouvement critique de la science précurseur de l’écologie politique[37]. Le numéro 9 paru en 1971 s’intitule La nouvelle Eglise universelle et réalise une critique cinglante de « l’idéologie scientiste[38] ». Malheureusement, Grothendieck n’a pas poursuivi les efforts pour développer un mouvement écologiste anti-industriel et a préféré se retirer de la vie publique.

11) Kaczynski avait étudié l’histoire des grandes transformations sociales

Contrairement aux experts médiatisés qui tiennent des propos d’une naïveté confondante sur les affaires humaines, Kaczynski a étudié les mouvements révolutionnaires des siècles passés, de l’essor du christianisme et de l’islam jusqu’à la Réforme en passant par les révolutions socialistes de l’âge industriel. Pour lui, le contrôle de l’évolution erratique du système-monde technologique est illusoire.

Dans Révolution Anti-Tech : Pourquoi et comment ? (2016), il montre pourquoi le contrôle humain rationnel du développement des sociétés est, sur le plan théorique, une illusion. Les sociétés humaines étant des systèmes complexes, la planification de leur développement a toujours été et restera une entreprise vaine, peu importe la puissance des ordinateurs à disposition. Un diagnostic partagé en France par l’économiste technocritique Hélène Tordjman[39]. Pour Kaczynski, seule une révolution qui renverserait les bases économiques et technologiques du système industriel est en mesure de provoquer un changement de trajectoire salutaire de nos sociétés.

12) Kaczynski célébrait la nature sauvage

Ayant vécu en autonomie totale à l’écart du monde industriel, Kaczynski avait compris, à l’instar d’un Paul Gauguin, que « la civilisation est ce qui vous rend malade ». Le jeune professeur de mathématique déserteur s’est rendu compte que l’anxiété permanente ressentie en milieu industriel disparaissait lors de ses escapades dans les contrées sauvages du Montana.

« L’industrie du divertissement sert de puissant outil psychologique pour le système, y compris lorsqu’elle déverse des flots de sexe et de violence. Le divertissement offre à l’homme moderne des exutoires providentiels. Absorbé par la télévision, les vidéos, etc., il peut oublier le stress, l’anxiété, la frustration, le mécontentement. Beaucoup d’hommes primitifs, lorsqu’ils ne travaillent pas, se satisfont de rester assis pendant des heures à ne rien faire, parce qu’en paix avec eux-mêmes et avec leur monde. Mais la plupart des hommes modernes ont besoin d’être constamment occupés ou divertis, sans quoi ils “s’ennuient” – c’est-à-dire qu’ils sont agités, mal à l’aise et irritables[40]. »

Pour Kaczynski, le primate humain a évolué durant des millénaires sur cette planète en causant des dégâts très limités en tant que chasseur cueilleur. C’est pour lui le mode de vie le plus adapté à la biologie humaine, et c’est donc l’idéal à viser pour un mouvement révolutionnaire anti-industriel. On ne compte plus les études qui montrent un lien entre nature sauvage et notre bien-être physique et psychologique[41].

Les peuples traditionnels qui ont pu conserver leurs droits sur leurs terres et leurs ressources sont en bien meilleure santé physique et mentale que la plupart des membres des pays industrialisés. Ici, des chasseurs cueilleurs Waorani qui vivent en Amazonie équatorienne.

13) Kaczynski était tout sauf un idéaliste naïf

Si Kaczynski estime que les sociétés de chasseurs cueilleurs sont les plus à même de satisfaire les besoins biologiques et psychiques de l’animal humain[42], il est très loin de verser dans les travers habituels du mythe du bon sauvage. Le mathématicien s’est longuement documenté sur l’anthropologie, et ça se voit. Dans un texte intitulé « La vérité sur la vie primitive : une critique de l’anarcho-primitivisme », il détruit l’idée d’un communisme primitif introduite par Engels et entretenue par nombre d’universitaires.

Les anthropologues contemporains et les activistes défendant les droits des populations indigènes ont tendance à dissimuler les « défauts » des sociétés de chasseurs cueilleurs. Kaczynski montre au contraire que les sociétés primitives ne sont pas exemptes de cruauté envers les animaux, d’inégalités, de violence ou de compétition. Rien de mal avec les valeurs progressistes selon le mathématicien, mais ces dernières

« n’ont aucun rapport avec l’effort visant à éliminer la civilisation technologique. Ce ne sont pas des valeurs révolutionnaires. Un mouvement révolutionnaire efficace devra adopter à la place les valeurs inflexibles des sociétés primitives, telles que l’habileté, l’autodiscipline, l’honnêteté, l’endurance physique et mentale, l’intolérance aux contraintes imposées de l’extérieur, la capacité à supporter la douleur physique et, par-dessus tout, le courage. »

Les luttes progressistes divisent en effet les révolutionnaires potentiels et les détournent de l’objectif prioritaire qui devrait être la promotion d’une stratégie qui vise le démantèlement du système techno-industriel (voir cette lettre pour d’autres précisions, ainsi que ce texte disséquant en détail la plus belle ruse du système).

Philippe Oberlé


  1. Apparemment Kaczynski se serait suicidé, mais cette information est à prendre avec des pincettes tant les médias racontent n’importe quoi à son sujet. Le suicide pourrait être une manière de décrédibiliser ses idées. Mais Kaczynski souffrait d’un cancer en phase terminale, peut-être a-t-il préféré mettre un terme à sa longue agonie. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1987095/justice-prison-detenu-attentat-unabomber

  2. https://www.wired.com/2000/04/joy-2/

  3. Parmi les films, séries et documentaires sur Kaczynski, citons le documentaire Unabomber : Sa vérité et la série Manhunt : Unabomber diffusés par Netflix, Voyage en cybernétique (Das Netz) diffusé par la chaîne Arte, le film Ted K (2021), ou encore le documentaire Welcome to the machine (2012) d’Avi Weider.

  4. https://thebaffler.com/latest/influencer-society-and-its-future-semley-millar

  5. Theodore Kaczynski, L’esclavage technologique, Volume 1, 2022 : « Les montagnes du Montana m’ont offert presque tout ce dont j’avais besoin ou envie. Si ces montagnes avaient pu demeurer telles qu’elles étaient quand j’y ai emménagé pour la première fois en 1971, j’aurais été satisfait. Mais, bien entendu, les conditions modernes font que les montagnes du Montana ne pouvaient pas rester isolées du reste du monde. La civilisation a gagné du terrain et a commencé à me pressurer, alors… »

  6. Voir Mark Dowie, Conservation refugees, 2011. De nombreuses aires dites « protégées » sont en réalité utilisées par les États pour légitimer l’expropriation de populations traditionnelles (éleveurs nomades, agriculteurs de subsistance, chasseurs cueilleurs, etc.), développer l’exploitation industrielle des ressources ou construire des infrastructures.

    Voir par exemple ce qui se passe au Kenya : https://e360.yale.edu/features/how-kenyas-push-for-development-is-threatening-its-prized-wild-lands

    Au Botswana : https://www.survivalinternational.org/news/10410

    En Ouganda : https://reporterre.net/Eacop-le-projet-climaticide-de-TotalEnergies-en-6-chiffres

  7. https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/dans-dix-ans-le-silence-aura-disparu-de-la-surface-de-la-terre_1793459.html

  8. Certains parlent de « plus grand scandale sanitaire depuis des décennies » : https://reporterre.net/Polluants-eternels-Une-inaction-coupable-des-pouvoirs-publics

  9. Fabrice Nicolino, L’empoisonnent universel, 2014.

  10. https://www.theguardian.com/environment/2019/nov/22/light-pollution-insect-apocalypse

  11. https://aeon.co/essays/none-of-our-technologies-has-managed-to-destroy-humanity-yet

  12. https://www.forbes.fr/technologie/intelligence-artificielle-faut-il-se-mefier-des-algorithmes/

  13. « Les algorithmes ont officiellement fait leur entrée dans les tribunaux en 2020 avec le lancement du traitement Datajust. L’intelligence artificielle constitue un profond changement du travail judiciaire. » https://www.vie-publique.fr/eclairage/277098-lintelligence-artificielle-ia-dans-les-decisions-de-justice

  14. https://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=439

  15. Voir le documentaire Das Netz (« Voyage en cybernétique » dans sa version française) réalisé par Lutz Dammbeck et diffusé par la chaîne Arte dans les années 2000.

  16. https://www.rtbf.be/article/universite-de-namur-des-vers-programmes-pour-travailler-comme-des-robots-11135020

  17. Écouter ce podcast de France Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-meilleur-des-mondes/uterus-artificiel-vers-une-procreation-sans-humain-8038742

  18. https://siecledigital.fr/2020/01/15/xenobots-robots-vivants/

  19. https://www.ouest-france.fr/monde/etats-unis/etats-unis-qui-etait-ted-kaczynski-le-brillant-mathematicien-devenu-le-terroriste-unabomber-5f8cfae2-2c8d-48b1-85f5-8de6c49da086

  20. Voir Le Monde : « Un diagnostic de schizophrénie paranoïaque n’avait pas empêché qu’il soit jugé puis condamné, en 1998, à la prison à vie, après avoir plaidé coupable. »,

    https://www.lemonde.fr/international/article/2023/06/10/etats-unis-theodore-kaczynski-dit-unabomber-est-mort-en-prison_6177078_3210.html

    Voir cet article de Ouest France où on l’on insiste sur la soi-disant « expérience traumatisante » dont aurait été victime Ted Kaczynski : https://www.ouest-france.fr/monde/etats-unis/etats-unis-qui-etait-ted-kaczynski-le-brillant-mathematicien-devenu-le-terroriste-unabomber-5f8cfae2-2c8d-48b1-85f5-8de6c49da086

  21. Voir Michael P. Arena et Bruce A. Arrigo, Psychological Jurisprudence : Critical Explorations in Law, Crime, and Society, 2004. Les deux auteurs exposent dans ce livre « la façon dont Kaczynski fut linguistiquement et socialement marginalisé, se vit refuser l’opportunité d’utiliser une stratégie de défense de son propre choix, et fut empêché de s’exprimer à travers l’auto-représentation ».

    L’avis de la psychiatre du Bureau des Prisons Sally Johnson :

    « M. Kaczynski possède une intelligence supérieure ; il dispose de la capacité de lire et d’interpréter des écrits complexes, il peut contribuer à l’examen de documents ; il comprend parfaitement le rôle des différents membres du personnel du tribunal ; il comprend les accusations portées contre lui et les peines potentielles s’il est reconnu coupable ; il apprécie la nature de la procédure et comprend la séquence probable des événements dans un procès. […] Il comprend que le fait de continuer à faire appel à [ses avocats] pour sa défense lui assurerait un meilleur niveau de représentation que l’autoreprésentation. Il continue à vouloir prendre les décisions cruciales qui le concernent, quand bien même elles pourraient mener à une peine moins clémente. » (Johnson, 1998, p. 45)

  22. https://www.newyorker.com/magazine/1998/03/16/defending-the-unabomber

  23. Theodore Kaczynski, Révolution Anti-Tech : pourquoi et comment ?, 2016.

  24. https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/energie-environnement/la-chine-construit-toujours-plus-de-centrales-au-charbon-selon-greenpeace-959897.html

  25. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Évènement anthropocène, 2013.

  26. Theodore Kaczynski, Révolution Anti-Tech : pourquoi et comment ?, 2016.

  27. « Par le passé, l’homme était le plus important ; à l’avenir, le système devra primer. », Frederick Winslow Taylor, The Principles Of Scientific Management, 1991.

  28. Ne pas confondre l’espérance de vie et la durée de vie. L’augmentation de l’espérance de vie est en grande partie le résultat d’une baisse de la mortalité infantile. La durée de vie des humains n’a, elle, jamais augmenté. On rapporte des centenaires au moins depuis l’Antiquité.

  29. Theodore Kaczynski, La Société industrielle et son avenir, 1995.

  30. Theodore Kaczynski, La Société industrielle et son avenir, 1995 : « Quand un individu n’a pas l’occasion de mener à bien le processus de pouvoir, les conséquences (variables selon sa personnalité et le degré de perturbation du processus) sont l’ennui, la démoralisation, l’autodépréciation ou des sentiments de défaitisme, la dépression, l’anxiété, la culpabilité, la frustration, l’hostilité, la violence conjugale ou familiale, l’hédonisme insatiable, les déviances sexuelles, les troubles du sommeil ou de l’appétit, etc. »

  31. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/l-inflation-est-elle-due-a-la-guerre-en-ukraine-est-elle-plus-forte-en-france-qu-ailleurs_5539575.html

  32. Ibid : « Les efforts des conservateurs pour limiter le contrôle étatique ont peu d’intérêt pour le citoyen moyen. D’une part, seule une partie des réglementations en vigueur peut être éliminée car elles sont nécessaires dans l’ensemble. D’autre part, la dérégulation concerne avant tout le commerce et non l’individu moyen, son principal effet étant de prendre le pouvoir à l’État pour le donner aux entreprises privées. Pour le citoyen moyen, cela signifie le remplacement de grandes entreprises qui s’autoriseront, par exemple, à déverser des produits chimiques dans son eau et à lui donner le cancer. Les conservateurs prennent le citoyen moyen pour un pigeon et exploitent son ressentiment envers la toute-puissance de l’État (Big Government) pour renforcer le pouvoir des grandes entreprises (Big Business). »

  33. Theodore Kaczynski, Révolution Anti-Tech : pourquoi et comment ?, 2016.

  34. Interpol, « Rapport de synthèse d’Interpol sur les tendances mondiales de la criminalité en 2022 ».

  35. Alexandre Grothendieck, conférence « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » donnée au CERN en 1972, à lire et écouter sur l’excellent blog de l’auteur technocritique Bertrand Louart : https://sniadecki.wordpress.com/2012/05/20/grothendieck-recherche/

  36. Ibid.

  37. https://reporterre.net/Survivre-et-vivre-retour-sur-le-mouvement-qui-a-initie-l-ecologie-politique

  38. À lire en entier ici : https://sniadecki.wordpress.com/2012/05/16/grothendieck-scientisme/

  39. Voir Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature, 2021 : « Puisque, par définition, il est à peu près impossible de prévoir les trajectoires des systèmes complexes, l’ambition d’instrumentaliser par la science et la technique les processus biologiques, les dynamiques climatiques et géologiques ou les institutions sociales avec l’intention d’en maîtriser les résultats agrégés devrait apparaître vaine. »

  40. Theodore Kaczynski, La Société industrielle et son avenir, 1995.

  41. https://theconversation.com/pourquoi-la-nature-nous-fait-du-bien-les-scientifiques-expliquent-92959

  42. À noter que le mathématicien est évidemment conscient qu’un retour immédiat à la chasse et à la cueillette sera impossible à la suite de l’effondrement du système industriel. La plupart des gens devront cultiver leur potager et élever du bétail, comme cela a été le cas en Europe durant des siècles.

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