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Une crise énergétique est à l’origine de la première révolution industrielle

Traduction de l’article « An Early Energy Crisis and its Consequences » publié par l’historien de l’économie John U. Nef en 1977, durant les années de crise pétrolière, dans le magazine Scientific American[1]. Il décrit en détail les processus qui ont conduit à l’adoption d’une nouvelle source abondante d’énergie – le charbon – dans l’économie britannique des XVIe et XVIIe siècles. Le charbon a bouleversé en profondeur de multiples secteurs de l’économie, provoquant d’innombrables et complexes recombinaisons, notamment dans les secteurs productifs obligés de s’adapter aux particularités de ce nouveau combustible.

Ce que montre assez clairement le texte de John U. Nef, c’est qu’une crise énergétique a par le passé conduit à une amplification gigantesque de l’exploitation des ressources naturelles – autrement dit, la révolution industrielle. Dès qu’une société expansionniste bute sur une limite matérielle, celle-ci est mise sous pression et travaille avec acharnement à franchir cette limite. Comment ? Grâce au progrès scientifique et technique qui rend possible l’exploitation de nouvelles ressources autrefois inaccessibles ou dont on ignorait l’existence. C’est pourquoi affirmer que la fin du pétrole suffirait à provoquer l’écroulement total de la civilisation industrielle est critiquable. Cette proposition se base davantage sur la peur et l’émotion que sur l’étude des faits historiques. C’est même une perspective hautement improbable au vu des moyens technologiques actuellement disponibles (notamment les NBIC), de l’étendue planétaire du système industriel ou des nouvelles techniques de production énergétique en développement (fission et fusion nucléaires, hydrates de méthane, etc.).

Nef montre aussi, contrairement à une autre idée répandue, que l’innovation tire à la hausse les besoins en énergie et en ressources naturelles au lieu de les diminuer (ce sont les fameux effets rebonds). Paradoxalement, l’exploitation croissante du charbon n’a fait qu’augmenter la pression sur la ressource en bois et accroître la dépendance aux importations de la Grande-Bretagne.

John U. Nef estime que la révolution scientifique menée en parallèle de l’introduction du charbon a joué un rôle considérable dans l’avènement de la société industrielle. L’intelligentsia du XVIIe siècle (Francis Bacon et René Descartes entre autres) rêvait déjà d’une élite scientifique qui, en solutionnant tous les problèmes intellectuels, moraux et économiques de l’humanité, finirait par dominer le monde. Force est de constater qu’aujourd’hui, nous n’avons jamais été aussi éloignés d’une solution, et les problèmes qui existaient antérieurement ont pour beaucoup d’entre eux été amplifiés et complexifiés par le progrès technoscientifique. Mais cela n’empêche pas des pans entiers de la population de continuer à mettre leur destin entre les mains des scientifiques et des techniciens. Comment ne pas y avoir une soumission aveugle à la religion du Progrès ?

Avec l’industrialisation, on assiste par ailleurs à une montée en puissance des mesures quantitatives qui tendent à effacer l’aspect qualitatif dans la production, tendance évoquée par Jacques Ellul dans La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954). Sans questionner la première révolution industrielle et ses conséquences qui ont été un désastre pour la race humaine, Nef ajoute toutefois dans sa conclusion une pointe de scepticisme à l’égard de l’obsession moderne pour les mesures quantitatives, en particulier la croissance économique. Il associe assez clairement l’industrialisation à l’enlaidissement du monde.

Ce texte confirme que le développement d’une société est un phénomène extrêmement complexe, difficile voire impossible à anticiper et donc à contrôler de façon rationnelle. Cela signifie qu’il est vain d’espérer pouvoir contrôler la trajectoire de la société industrielle au cours des prochaines décennies. Notre meilleure chance d’éviter l’apocalypse planétaire au cours du XXIe siècle serait de stopper la recherche scientifique et technique, puis de démanteler le système technologique afin d’évoluer vers des économies de subsistance où des groupes humains, diversifiés et de taille modeste, produiraient eux-mêmes ce dont ils ont besoin (nourriture, abri, vêtement) à partir des ressources présentes sur leur territoire.


Une première crise énergétique et ses conséquences (par John U. Nef)

Au XVIe siècle, la Grande-Bretagne manquait de bois et a eu recours au charbon. L’adoption de ce nouveau combustible déclencha un enchaînement d’événements qui a culminé environ deux siècles plus tard en révolution industrielle.

Dans l’Europe médiévale, le bois est utilisé non seulement dans de nombreux types de construction mais aussi dans la plupart des chauffages domestiques et industriels. Dans la Grande-Bretagne de la seconde moitié du XVIe siècle, l’usage du charbon se généralise pour remplacer le bois comme combustible. La plus ancienne économie de combustion du charbon que le monde ait connue s’est établie d’abord en Angleterre, puis en Écosse, entre 1550 et 1700 environ. Cette transition de la coupe du bois à l’exploitation du charbon comme principale source de chaleur est l’une des composantes d’une révolution économique britannique précoce. La première crise énergétique, qui a beaucoup à voir avec la crise que nous connaissons aujourd’hui, est une crise de déforestation. L’adoption du charbon a changé l’histoire économique de la Grande-Bretagne, puis du reste de l’Europe et enfin du monde. Elle a conduit à la révolution industrielle démarrée en Grande-Bretagne dans les deux dernières décennies du XVIIIe siècle. Le remplacement du bois par le charbon entre 1550 et 1700 a engendré de nouvelles méthodes de fabrication, une expansion des industries existantes et l’exploitation de ressources naturelles intactes.

Faire ces affirmations ne revient pas à minimiser le rôle d’autres changements survenus au Moyen Âge et à la Renaissance dans l’avènement de notre monde industrialisé. Durant le siècle précédant la crise du bois en Grande-Bretagne – les cents années allant de 1450 à 1550 environ –, un nouvel esprit d’expansion prend de l’ampleur. Des voyages de découverte sont entrepris, transportant des explorateurs jusqu’au bout du monde. L’art de l’imprimerie à caractères mobiles se répand en Europe et la production de papier se développe ; on imprime et met en circulation des millions de livres. En Europe centrale, où se trouvent les principaux centres miniers et métallurgiques, la production de minerais, notamment de minerais de cuivre argentifères, est plusieurs fois multipliée. Les années entre 1494 et 1529 sont décrites comme une « révolution dans l’art de la guerre ». Avec l’aide des nouvelles armes à feu, l’Espagne conquiert le Mexique et le Pérou.

Ces innovations et de nombreuses autres ont accru, directement ou indirectement, le besoin de tous les types d’énergie existants : la chaleur fournie par le bois et l’énergie fournie par le vent, les animaux et l’eau courante. La nécessité de disposer de plus grandes quantités de bois pour la construction et le chauffage, notamment pour la fonte et le raffinage des minerais, a entraîné une augmentation substantielle de l’abattage des arbres.

Toute l’Europe subit ces pressions, mais la Grande-Bretagne est la première grande région à connaître une pénurie aiguë de bois. Pourquoi la révolution des combustibles à l’origine de nouvelles utilisations de l’énergie thermique a-t-elle commencé à cet endroit précis ? Le bois y est-il particulièrement rare ? Il semble que les parties les plus peuplées de l’Écosse (les régions entourant le Firth of Forth ou « fleuve noir ») sont dépourvues d’arbres ; un esprit anglais aurait observé sous le règne de Jacques Ier que si Judas s’était repenti dans le pays natal du roi (l’Écosse), il aurait eu du mal à trouver un arbre auquel se pendre ! Une telle explication ne convient pas pour l’Angleterre. La crise du bois qui y sévit provient des besoins d’une agriculture, d’une industrie et d’un commerce en expansion, le tout stimulé par une population croissante et mobile.

Il semble que la Suède et les Pays-Bas font partie des seuls autres pays européens à connaître une croissance et un repeuplement comparables à ceux de la population britannique entre 1550 et 1700. La population de l’Angleterre et du Pays de Galles, qu’on estime à environ trois millions d’habitants au début des années 1530, a presque doublé dans les années 1690. Les changements dans la répartition de la population ont encore accru la demande de bois à des fins diverses. Au cours de cette période, la population de Londres est multipliée par huit, passant de quelque 60 000 en 1534 à environ 530 000 en 1696. Selon l’estimation de Gregory King pour cette dernière année, la capitale britannique devient alors la plus grande ville d’Europe et peut-être du monde. King estime que les autres « villes et […] bourgs » d’Angleterre ont une population totale d’environ 870 000 habitants. Cela signifie qu’une personne sur dix est un « citadin » dans les années 1530, une proportion qui monte à une personne sur quatre dans les années 1690. Des villes plus imposantes stimulent la demande de bois venant des environs. De plus, en dehors des villes, les chômeurs migrent à travers le pays à la recherche d’un emploi. Lorsqu’ils en trouvent un, il faut leur fournir un abri, ce qui exerce une pression supplémentaire sur les forêts.

[Ici, John U. Nef oublie de préciser que les « chômeurs » de plus en plus nombreux à cette époque sont en partie la résultante du mouvement des enclosures qui s’est produit en Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles. « La réduction des surfaces exploitables – les fameux communs – des paysans a nourri un premier exode rural et un transfert de main d’œuvre précoce de l’agriculture vers la manufacture[2]. », NdT]

Sous les règnes d’Elizabeth I (1558-1603) et de James I (1603-25), cette pression sur l’approvisionnement en arbres se voit dans la montée en flèche du coût du bois de chauffage et du bois de construction. La période de 1550 à 1640 est une période inflationniste dans toute l’Europe, mais le prix du bois en Angleterre augmente beaucoup plus vite que celui de toute autre marchandise d’usage courant. Des plaintes concernant le problème de la déforestation proviennent de toutes les régions du royaume.

Partout où des filons de charbon affleurent en Europe, le charbon est brûlé en petites quantités depuis le XIIe siècle. (Il avait été brûlé de manière plus intensive en Chine avant cela et aussi, dans une certaine mesure, dans la Grande-Bretagne romaine). En Europe, à la fin du Moyen Âge, les paysans avaient parfois chauffé leurs maisons ou alimenté leurs fours à chaux et leurs forges avec ces « pierres noires ». Pourquoi alors le charbon n’a-t-il pas été largement adopté comme combustible sur le continent et en Grande-Bretagne avant que les forêts ne soient sérieusement épuisées ?

Dans les sociétés antérieures à celle qui a vu le jour en Europe occidentale à l’époque médiévale, l’exploitation minière n’est pas vue d’un bon œil. Elle est souvent considérée comme un vol, voire comme une sorte de viol de la terre. Contrairement à la charrue qui rend la terre fertile, la pioche et la pelle retirent la matière composant le sol et le sous-sol, une matière irremplaçable.

Au début du XVIe siècle, une attitude différente à l’égard de l’exploitation des ressources souterraines les plus précieuses s’exprime à travers deux ouvrages. Dans De re metallica (1556), Georgius Agricola (1494-1555) place la vocation du mineur au-dessus de « celle du marchand qui fait du commerce à but lucratif. » Et dans Pirotechnia (1540), Vannoccio Biringuccio (1480-1539) prône un assaut total sur ces richesses souterraines. Il conseille à « quiconque exploite des minerais […] de percer le centre des montagnes […] en s’inspirant des travaux des géants ou de la nécromancie. Ils ne doivent pas seulement fendre les montagnes, mais aussi retourner leur moelle afin que l’on puisse contempler leurs entrailles et dépouiller au plus vite le fruit de sa douceur. »

Cette nouvelle image attachée à l’exploitation minière est réservée aux minerais métalliques et ne s’étend pas au charbon. Les artisans médiévaux qui ont besoin de combustible veulent que leur travail soit beau, que ce soit pour leur église ou pour de riches laïcs. La fumée et les émanations désagréables du charbon limitent donc son potentiel marchand. Avant le milieu du XVIe siècle, tant que le bois est disponible et qu’il semble présent en abondance, il n’y a guère d’incitation à creuser profondément dans le sol à la recherche de ce combustible sale. Biringuccio lui-même pense que les forêts d’Europe peuvent répondre à toutes les demandes de combustible imaginables à l’avenir. Dans Pirotechnia, il écrit : « Les mineurs sont plus susceptibles d’épuiser la réserve de minerais que les forestiers la réserve de bois nécessaire pour les fondre. On trouve partout de très grandes forêts, ce qui laisse penser que l’âge de l’homme ne parviendra jamais à les consumer […] d’autant plus que la Nature, si libérale, en produit tous les jours de nouvelles. » Le charbon n’est mentionné qu’une seule fois dans son long traité, mais seulement pour l’écarter : « Outre les arbres, les pierres noires, qui se rencontrent en beaucoup d’endroits, ont la nature du vrai charbon de bois, [mais] l’abondance des arbres rend [inutile] […] de penser à ce combustible lointain. »

Moins d’une génération plus tard, les Anglais se tournent vers le charbon en raison de la pression du prix élevé du bois. Au début du XVIIe siècle, les efforts du gouvernement pour mettre fin à la déforestation sont jugés impératifs car la pénurie de bois pour la construction navale pourrait menacer l’existence de la Grande-Bretagne. Une proclamation royale de 1615 déplore l’ancienne richesse en « Bois et Bois d’œuvre », le type de bois qui « n’est pas seulement grand et large en hauteur et en volume, mais qui a aussi cette ténacité et ce cœur. Car il n’est pas sujet aux fissures ou à la casse, et donc d’un excellent usage pour la navigation. Comme si Dieu Tout-Puissant, qui avait ordonné à cette Nation d’obtenir son pouvoir via la Mer et la navigation, avait dans sa providence voulu la même chose pour les principaux matériaux à la source de ce pouvoir. » Au milieu du XVIIe siècle, le charbon s’est révélé si utile, il est déjà si largement consumé que les Britanniques en sont venus à faire de la nécessité une vertu. Ils se réconcilient avec les échecs malheureux de leurs explorateurs pour localiser des sources de métaux précieux, même chose avec leurs mineurs qui ont échoué à en trouver des quantités importantes en Grande-Bretagne. Malgré la fumée et les émanations du charbon, et malgré un dégoût généralisé pour celui-ci, à l’époque de la guerre civile, dans les années 1640, les Londoniens dépendent des cargaisons de charbon venant de la côte pour se chauffer. En 1651, l’auteur anonyme de News from Newcastle écrit des vers à la gloire du nouveau combustible. « L’Angleterre est un monde parfait ! Il a aussi des Indes ! / Corrigez vos cartes ; New-castle est le Pérou ! […] / Laissez le vilain Espagnol triompher, jusqu’à ce qu’il apprenne que notre minéral noir de suie purifie son or. »

« Le charbon était le principal combustible de la Grande-Bretagne à la fin du 17ème siècle. Les charbonniers, tels que ceux que l’on voit sur cette gravure de 1805, transportaient le charbon destiné aux foyers et aux industries de toute la Grande-Bretagne, ainsi qu’à de nombreux pays étrangers. À l’arrière-plan, des barges transportant le charbon. »

Plus tôt encore, comme le montrent clairement la Description of Britain de William Harrison (1577) et une pétition adressée par les brasseurs londoniens à Sir Francis Walsingham, secrétaire d’État de la reine Elizabeth (1578), le charbon acquiert une place nouvelle et importante dans le chauffage domestique et industriel. Les documents conservés par les fonctionnaires des douanes de Newcastle-on-Tyne (et les documents ultérieurs d’autres villes) révèlent une croissance continue et rapide des expéditions de cargaisons de charbon entre 1550 et 1700, d’abord de Newcastle-on-Tyne puis d’autres ports. Ces registres suggèrent que les expéditions côtières de charbon sont multipliées au moins par vingt entre 1550 et 1700. Les importations côtières à Londres augmentent encore plus rapidement, probablement plus de trente fois, ce qui n’est pas surprenant au vu de la croissance de la population de la ville à cette époque. Dans les années 1590, Lord Buckhurst, qui devient le lord trésorier de la reine Elizabeth à la fin du XVIe siècle, exige des douaniers qu’ils déterminent le « taux de croissance » des expéditions de charbon en provenance de Newcastle, introduisant ainsi un nouveau concept dans les affaires humaines. Les calculs qui retiennent l’attention de Buckhurst indiquent que les taxes sur les cargaisons de charbon ont le potentiel de devenir une source de revenus en augmentation constante. C’est ainsi que des taxes sur le commerce du charbon sont imposées en 1599 et 1600.

Les hausses les plus impressionnantes du taux de croissance de la production de charbon se sont produites dans la seconde moitié du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. En fait, le taux de croissance du volume de charbon extrait entre 1556 et 1606 pourrait même dépasser le taux de croissance (calculé à partir de statistiques moins incomplètes) du volume extrait pendant la première partie du XIXe siècle, c’est-à-dire au plus fort de la révolution industrielle britannique. Les quantités réelles impliquées dans la croissance rapide de la production de charbon au cours de la période précédente peuvent sembler insignifiantes aujourd’hui, mais c’est le point de vue des Élisabéthains et de leurs successeurs immédiats qu’il faut avoir à l’esprit. Pour eux, l’expansion de la production de charbon doit sembler extraordinairement rapide.

Le charbon n’est pas seulement une source d’énergie, mais aussi un stimulant pour le développement technologique. La plupart des produits fabriqués avec des feux de bois ouverts sont endommagés par le contact avec les fumées issues de la combustion du charbon. John R. Harris a remarqué que, en conséquence, « le charbon n’a pratiquement jamais été adopté sans une modification significative des processus industriels. » En effet, les avancées technologiques de la Révolution Industrielle sont en grande partie l’aboutissement de la période d’innovation associée à la conversion au charbon.

Il faut mettre au point de nouvelles méthodes de cuisson afin de protéger les matériaux à chauffer du contact direct avec les charbons en combustion et des gaz dégagés durant la combustion. Autrement, le charbon doit être réduit en coke pour le purger de ses propriétés nocives [« l’opération de “cokéfaction” du charbon consiste à en éliminer les matières volatiles dans un four, à l’abri de l’air afin d’éviter sa combustion en présence d’oxygène[3] », NdT]. Après 1610 environ, le verre commence à être fabriqué à l’aide d’un combustible minéral dans une variante du four à réverbère, un système qui a par la suite joué un rôle important dans le développement d’autres grandes industries. Dans ce type de four, un toit arqué réfléchit la chaleur dégagée par le charbon en combustion vers le matériau à chauffer, empêchant ainsi la contamination du matériau par des substances provenant du combustible. La potasse et le sable à fondre pour former le verre sont enfermés dans un creuset en argile pour les protéger davantage des fumées. Comme le four à réverbère, le creuset a ensuite été utilisé dans de nombreux autres procédés de fabrication.

Au cours des décennies qui ont suivi 1610, de nouvelles technologies permettent l’utilisation du charbon dans de nombreux types de fabrication. Le procédé de cémentation pour transformer le fer forgé en acier avec du charbon est introduit entre 1612 et 1620. En 1618, une méthode de cuisson des briques dans des feux de charbon près de Londres est décrite par l’ambassadeur vénitien en des termes montrant que les Italiens ne sont plus disposés à ignorer ce « combustible lointain », comme l’avait pourtant recommandé Biringuccio. Avant la guerre civile britannique des années 1640, le coke est introduit pour le séchage du malt dans le cadre de l’industrie brassicole, celle-ci s’étant rapidement développée pendant la majeure partie du XVIe siècle avec la diffusion de la culture du houblon depuis les Pays-Bas.

« AVANT L’ESSOR DU CHARBON, le bois était la principale source d’énergie thermique en Europe. L’énergie industrielle était fournie par le vent, les animaux et l’eau courante. Il était souvent nécessaire de transformer le bois en charbon de bois en le brûlant partiellement dans des fours tels que ceux présentés ici. Le bois était empilé, recouvert de terre et de poudre de charbon de bois, puis brûlé. La couverture réduisait la combustion au minimum, de sorte que le produit obtenu était du charbon de bois au lieu des cendres. Pour certains procédés de fabrication, le charbon de bois était préféré au bois, car le premier est plus dense en carbone pur. Il dégage ainsi une plus grande quantité de chaleur par unité de volume de combustible. L’illustration est tirée de l’Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Art et des Métiers de Diderot. »

L’une des plus importantes applications du charbon après la restauration de la monarchie britannique en 1660 est l’adaptation du four à réverbère pour la fusion des métaux non ferreux. Cette innovation des années 1680 permet de fondre les minerais de plomb, de cuivre et d’étain de Grande-Bretagne en utilisant du charbon. À la fin du XVIIe siècle, seule la production de fonte brute et de barres de fer reste dépendante du bois. Bien que le problème ne soit pas complètement résolu avant les années 1780, l’année 1709 marque une étape importante vers sa résolution. Dans son haut fourneau du Shropshire, Abraham Darby l’aîné introduit l’usage du coke. Dans ce type de four, le combustible et le minerai sont en contact. Le problème du procédé de Darby, c’est qu’il produit une sorte de fonte brute qui, contrairement à celle produite avec du bois, ne peut pas être transformée en fer forgé (la forme de fer la plus demandée à l’époque). En 1784, Henry Cort invente le procédé de puddlage, au cours duquel la fonte brute (même celle provenant d’un haut fourneau) est refondue et manipulée dans un four à réverbère alimenté au charbon pour produire du fer forgé. Jusqu’à l’invention de Cort, la fabrication du fer reste largement tributaire du charbon de bois. Ainsi, bien que la production de fer en Angleterre augmente plusieurs fois entre 1540 et 1620 environ, cette croissance est stoppée par la pénurie de bois pour la fabrication du charbon de bois dans les années 1620. Mais à partir de cette décennie, une augmentation des importations de fer, notamment en provenance de Suède, permet une croissance lente et continue de la production de produits finis en fer fabriqué à l’aide de procédés utilisant un combustible minéral.

Samuel Eliot Morison remarque à propos des innovations dans la construction navale et la navigation qu’il y a toujours « une inertie entre l’invention d’un dispositif et le moment où les propriétaires décident de s’équiper et les marins de l’utiliser. » On peut dire la même chose de la diffusion des inventions liées à l’introduction du charbon en Grande-Bretagne après 1550. Une longue période d’expérimentation est nécessaire pour rendre efficaces les nouvelles techniques basées sur le charbon. Par exemple, dans la fabrication des briques (ainsi que dans la cuisson des pipes à tabac en terre cuite), les pertes dues à la casse sont nombreuses à l’arrivée des fours à charbon. Mais avant la fin du XVIIe siècle, grâce aux améliorations techniques, le taux de casse au cours de la cuisson au charbon a beaucoup diminué.

Lorsqu’il devient évident que le charbon peut permettre une production plus efficace et moins chère, de plus en plus d’industries commencent à utiliser ce combustible. Avant la fin du XVIIe siècle, dans l’industrie textile britannique en pleine expansion, où des procédés tels que la vapeur et la teinture nécessitent de grandes quantités de combustible, les manufactures font le choix du charbon. Avant 1700, l’expansion de la production de sel, d’alun, de cuivre (vitriol ou sulfate ferreux), de salpêtre, de poudre à canon, d’amidon et de bougies dépend du charbon. On utilise aussi le charbon en grande quantité pour la préparation des conserves, du vinaigre et du whisky écossais, ainsi que pour la production de bière, de savon et le raffinage du sucre. Un visiteur français étudiant la technologie anglaise dans les Midlands en 1738-39 rapporte que les nouveaux fours à charbon (faits de briques cuites au charbon) produisent un engrais calcaire si supérieur que le rendement des terres arables a triplé. Il considère le charbon comme « l’âme des manufactures anglaises. »

Débutée à l’époque élisabéthaine, la diffusion du charbon dans les foyers britanniques poursuit son cours tout au long du XVIIe siècle. Ce n’est pas le seul changement résidentiel provoqué par la conversion de la Grande-Bretagne au combustible minéral. Le royaume est refaçonné en profondeur sous la reine Elizabeth et ses successeurs Stuart. Les structures en brique et en pierre (dont le mortier est fabriqué à partir de calcaire brûlé au charbon) remplacent celles en bois. Des fenêtres en verre (produites dans les fours à charbon) sont installées dans les bâtiments pour retenir la chaleur des nouveaux foyers à charbon (équipés de grilles en fer et de cheminées en briques fabriquées avec du charbon). En dépit de sa saleté et de sa puanteur, le charbon apporte un nouveau confort au climat humide et froid de la Grande-Bretagne. Déjà en 1651, l’auteur de News from Newcastle observe que les sacs de charbon accentuent les joies de l’intimité !

Le charbon est si bien intégré à la technologie et à l’économie britanniques qu’au cours des quatre dernières décennies du XVIIe siècle, les prix du bois cessent d’augmenter. Il y a quelques années, je me suis risqué à une estimation approximative de trois millions de tonnes pour la production annuelle de charbon de la Grande-Bretagne dans les années 1690. Selon Harris, ce chiffre « pourrait finalement s’avérer conservateur plutôt qu’excessif. » Il semble qu’à cette époque, on chauffe au moins quatre fois plus avec du charbon qu’avec du bois. Jamais auparavant un grand pays n’en est venu à dépendre des ressources souterraines pour la majeure partie de son combustible.

Bien que l’exploitation du charbon ait largement contribué à solutionner le manque de combustible avant 1700, la pénurie de bois persiste car la demande de bois d’autres secteurs a augmenté. En 1618, un voyageur londonien décrit son époque comme un « âge de cliquetis, de roulements, de grondements » et remarque que « le monde tourne grâce au mouvement des roues [en bois]. » De grandes quantités de bois sont nécessaires pour la construction du nombre croissant de navires et de véhicules à chevaux utilisés pour le transport des personnes et des marchandises sur l’eau et sur terre. En outre, bien qu’il y ait un certain reboisement au cours du XVIIe siècle, de plus en plus de forêts sont défrichées pour développer fermes et pâturages. À cela s’ajoutent des zones plus petites défrichées à la faveur des industries métallurgiques en pleine croissance et pour l’expansion de l’extraction minière, en particulier le charbon. Les forêts britanniques ne peuvent tout simplement pas répondre à la demande de bois sur l’île.

« La crise du bois du XVIe siècle coïncide avec un changement d’attitude à l’égard de l’exploitation minière. Jusqu’au Moyen Âge, l’exploitation minière était largement considérée comme un affront à la nature. Dans De re metallica, publié en 1556, Georgius Agricola exprime cependant une admiration pour l’extraction minière. Cet exposé minutieux de la métallurgie et de l’exploitation minière donne une bonne image de ces industries au moment où il a fallu augmenter la production de charbon. Dans cette illustration tirée du De re metallica, un tunnel D a été percé dans une colline et trois puits creusés depuis le haut de la montagne. Bien que l’exploitation soit facilitée lorsqu’un puits est relié au tunnel, tous les puits n’étaient pas destinés à cet effet. Dans le cas illustré, le puits A était exploité uniquement à partir de la surface ; le puits B rejoignait le tunnel, et celui-ci était bientôt relié au puits C. Les matériaux étaient extraits verticalement à l’aide d’un treuil généralement recouvert d’un abri pour empêcher la pluie de pénétrer dans le puits. Agricola fait remarquer qu’il est souhaitable de construire un bâtiment séparé pour servir d’habitation car “il arrive que des garçons et d’autres êtres vivants tombent dans les puits.” »

Les Britanniques sont contraints de compléter leur approvisionnement national par des importations, principalement en provenance des colonies américaines et de la région balte. (Dans son ouvrage La Richesse des nations publié en 1776, Adam Smith fait remarquer que dans sa ville natale d’Édimbourg, « il n’y avait peut-être pas un seul bâton fait de bois écossais »). Les importations de bois sont financées en partie par les exportations croissantes de charbon et probablement dans une plus large mesure par les exportations croissantes de textiles fabriqués à des degrés divers avec du charbon. Ce commerce extérieur, et plus encore le commerce côtier en pleine expansion le long du littoral britannique, entraîne déjà au XVIIe siècle le développement d’une importante marine marchande. Les nouveaux colliers (ou navires charbonniers) sont conçus pour transporter plus de charbon avec un équipage réduit, et le commerce côtier du charbon est considéré comme le principal lieu de formation des marins, un facteur majeur dans l’émergence de la Grande-Bretagne en tant que puissance maritime.

Cependant, dans certains cas, le charbon permet à la Grande-Bretagne de devenir moins dépendante des produits importés, par exemple le sel. Comme l’explique Robert Multhauf dans son livre à paraître Neptune’s Gift : A History of Common Salt, cette denrée est essentielle en Europe aux XVIe et XVIIe siècles. En Grande-Bretagne, où les produits de la mer occupent une place de plus en plus importante au sein d’une alimentation à l’abondance croissante, le sel est indispensable pour conserver le poisson. Dans le sud et l’ouest de la France, on extrait le sel en laissant le soleil faire évaporer l’eau de mer dans des marmites peu profondes ou des bassins. Mais cette méthode n’est pas adaptée au climat de la Grande-Bretagne. Au début du XVIe siècle, les deux tiers du sel consommé en Angleterre doivent être importés principalement de France. La conversion presque totale de la Grande-Bretagne au charbon change la donne. À la fin du XVIIe siècle, quelque 300 000 tonnes, soit près de 10 % du charbon extrait annuellement en Grande-Bretagne, sont brûlées pour faire évaporer l’eau et extraire le sel en Angleterre comme en Écosse. En conséquence, le pays est devenu pratiquement autosuffisant pour sa consommation en sel.

La conversion à un nouveau type de combustible aurait pu produire moins d’effets sur l’économie britannique si la Grande-Bretagne avait été peu ou même modérément dotée en charbon. Mais vers la fin du XVIIe siècle, il est devenu évident que la Grande-Bretagne possède d’énormes réserves de charbon. À ce sujet, un élément de la technologie inspirée du charbon permet de fournir des informations nouvelles et rassurantes. Appelé tige de forage, cet appareil est introduit au début du XVIIe siècle. Les premiers relevés effectués à l’aide de ces tiges de forage sont imprécis, mais avant la fin du XVIIe siècle, les experts miniers sont en mesure de déterminer l’épaisseur et la qualité des filons de charbon sans avoir à creuser un puits. Les tiges de forage deviennent des outils fiables qui mettent en évidence une nouvelle source d’abondance dans le sous-sol et jusqu’au sous les mers environnantes. Il s’avère finalement que le sous-sol d’une grande partie de l’île regorge de charbon. Cette abondance de ressources énergétiques commence à stimuler la production qui atteint en termes quantitatifs des niveaux sans précédent historique.

Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle, après une accélération sans précédent du taux de croissance de la production, et après la publication en 1865 de The Coal Question de William Stanley Jevons, que certains acteurs de l’époque prennent conscience que les gisements de charbon sont épuisables. À cette époque, des ressources en pétrole et en gaz naturel sont connues en dehors de la Grande-Bretagne, bien que ni l’un ni l’autre ne soient exploités avant la fin du XIXe siècle. Ce n’est que dans les années 1920 que quelques personnes commencent à réaliser que les réserves de combustibles fossiles sont limitées.

« LE FOUR À RÉVERBÈRE a permis l’utilisation du charbon malgré la fumée et les flammes dégagées par le combustible. Le toit arqué d’un four à réverbère réfléchit la chaleur de la combustion sur le matériau à chauffer. Lorsqu’on utilise du charbon comme combustible, le dispositif empêche la contamination du produit par les substances contenues dans les fumées de charbon. Cette vue d’un four à réverbère est tirée du chapitre sur la fabrication des pièces de monnaie de l’Encyclopédie de Diderot. Les flans, tels que ceux que l’on voit dans le four, devaient être recuits avant que les pièces puissent être frappées. »

Le passage aux combustibles fossiles du XVIIe siècle conduit après 1785 à l’exploitation agressive des vastes réserves mondiales de minerai de fer. Sans l’avènement de la première économie fondée sur la combustion du charbon, l’ère du fer et de l’acier n’aurait peut-être jamais vu le jour. La conversion au charbon qui commence dans l’Angleterre élisabéthaine a eu d’autres conséquences ; elle a donné naissance à la mécanisation, trait distinctif de l’ère moderne. L’utilisation de la vapeur et le transport ferroviaire ont également été essentiels à l’essor de la modernité. En Grande-Bretagne, les tentatives pour construire des machines à vapeur et des voies ferrées pour des chariots tractés par cheval remontent au moins au règne de Jacques Ier. Mais ce n’est qu’en 1712 que Thomas Newcomen installe dans une mine de charbon du Staffordshire une machine à vapeur qui fonctionne efficacement. Dans une large mesure, ce sont les besoins en extraction et en transport du charbon qui ont encouragé le développement de la machine à vapeur et du chemin de fer. En raison du climat humide de la Grande-Bretagne, les dégâts causés par l’eau dans les mines de charbon en plein essor posent un sérieux problème. L’énergie fournie par les chevaux (qui consomment un fourrage coûteux) et par l’eau courante (qui nécessite du capital pour les barrages et les roues à aubes) fait pression à la baisse sur les bénéfices de l’extraction du charbon tout au long du XVIIe siècle. À cette époque, le besoin impérieux de systèmes de drainage plus efficaces dans les mines de charbon britanniques joue un rôle important dans le développement du moteur Newcomen. Une fois ces « moteurs à feu » inventés, comme l’ont montré John S. Allen et Alan Smith, ils se sont rapidement répandus dans toute la Grande-Bretagne entre 1712 et 1730 à peu près.

Il convient de mentionner que la Chine des Sung, aux Xe et XIe siècles, semble avoir utilisé du charbon dans de nombreuses applications industrielles. Cet épisode a été largement oublié. Il n’a manifestement pas conduit, comme ce fut le cas en Europe bien plus tard, à une révolution industrielle.

Des études réalisées au cours des 50 dernières années, depuis que j’ai publié mes deux volumes sur le charbon, ont montré que la période de la crise énergétique en Grande-Bretagne – la fin du XVIe et le XVIIe siècle – a également été la période de ce que l’on a appelé la révolution scientifique. La révolution de la pensée qui a donné naissance à la science moderne a été un facteur encore plus important que le charbon dans l’établissement de l’âge mécanisé. Dans les années 1620 et 1630, les Européens ont pris conscience de l’immense croissance de la production promise par le développement du nouveau combustible. C’est au cours de ces deux décennies que Francis Bacon écrit The New Atlantis (1627) et René Descartes son Discours de la méthode (1637). Située au-delà des mers, l’île imaginaire de Bacon est dotée d’une grande institution de recherche scientifique présidant à la destinée de l’humanité. Il est persuadé qu’une nouvelle abondance, rendue possible par la croissance des connaissances scientifiques, résoudrait les problèmes intellectuels et moraux ainsi que les problèmes économiques. Dans son Discours, Descartes est au moins aussi confiant en l’avenir. Plus précisément encore que Bacon, il anticipe un rendement plus élevé, un travail moins éprouvant et une vie plus longue pour tous les êtres humains. À cette époque déjà, on parle de dirigeables, de sous-marins, d’explosifs dévastateurs et de voyages sur la lune. C’est la révolution scientifique de la fin du XVIe et du XVIIe siècle, ainsi que les transformations économiques provoquées par l’introduction du charbon, qui ont donné naissance au monde industriel dans lequel nous vivons.

En Grande-Bretagne, la période d’apparition et de résolution de la crise énergétique (1550-1700) est caractérisée par une hausse du rendement du travail dans tous les secteurs de la production. L’homme d’État et historien britannique Lord Clarendon (1609-1674) fait référence à cette prospérité lorsqu’il écrit, durant la période précédant les années 1640, que les Anglais « jouissaient […] de la plus grande mesure de félicité dont aucun peuple n’avait jamais pu bénéficier auparavant, surprenant toutes les régions de la Chrétienté et suscitant leur convoitise. » Clarendon ne base pas son récit sur que l’on considère aujourd’hui comme des statistiques fiables, et il n’est d’ailleurs pas possible de fournir de telles statistiques. Pourtant, les nouvelles données sur la croissance économique anglaise contenues dans mes écrits et les récents travaux d’Eric Kerridge confirment l’affirmation de Clarendon. À la traîne du reste de l’Europe dans de nombreux domaines économiques à la fin du Moyen Âge, en 1700 la Grande-Bretagne est probablement en avance sur les autres pays européens en termes de production agricole et industrielle par habitant.

On pensait que la transformation de l’agriculture britannique datait du XVIIIe et du début du XIXe siècle, mais Kerridge a montré qu’elle avait en réalité eu lieu entre la fin du Moyen Âge et la fin du XVIIe siècle. Durant cette période, écrit-il, « l’amélioration des rendements [de l’agriculture] a dû être énorme. Les rendements en maïs [c’est-à-dire en céréales] et en herbe ont été multipliés par quatre, et les rendements des jachères [les terres qui n’avaient pas été labourées auparavant] ont augmenté de façon spectaculaire. Au total, il est difficile de ne pas conclure que les rendements ont été multipliés par dix et cinq en moyenne. »

« CARTE DES COMTÉS DE DURHAM ET NORTHUMBERLAND en Angleterre montrant les emplacements approximatifs des mines de charbon en 1635. Il y avait probablement plus de mines que celles indiquées sur la carte. L’illustration est adaptée de la carte de l’ouvrage de l’auteur dans The Rise of the British Coal Industry. »

Dans les années 1920 et 1930, la plupart des étudiants qui travaillaient sur l’avènement de l’industrialisation (moi y compris) acceptaient les explications de Karl Marx, Sir William Ashley, Max Weber, Henri Hauser et d’autres. Les travaux de ces chercheurs suggèrent que l’avènement du capitalisme et de « l’esprit capitaliste » constitue le principal facteur à l’origine de l’augmentation considérable de la production de biens et de services au XIXe siècle. Je pense maintenant qu’un facteur encore plus important est la foi croissante dans un progrès quantitatif, dans l’accroissement de la production.

Vers la fin du XVIe siècle, on accorde une attention nouvelle aux concepts quantitatifs. Les effets de cette nouvelle préoccupation sont visibles dans les mesures plus exactes utilisées par les sciences naturelles en plein développement, ainsi que dans le remplacement du calendrier julien par le bien plus précis calendrier grégorien. Ces effets se traduisent également par une série d’inventions destinées à accélérer les calculs numériques, l’une réalisée par Galilée (1564-1642), une autre par le mathématicien néerlandais Simon Stevin (1548-1 620) et deux autres par le propriétaire terrien écossais John Napier (1550-1617), l’initiateur des logarithmes. Des mathématiques sophistiquées – le calcul infinitésimal – sont développées d’abord en France après 1620 et perfectionnées plus tard au cours du XVIIe siècle par Newton et Leibniz. L’idée des taux de croissance introduite à l’époque élisabéthaine apporte une précision nouvelle aux études économiques. Ce nouveau point de vue met l’accent sur la valeur probable d’objectifs quantitatifs pour l’humanité. La transformation des objectifs industriels a représenté une avancée majeure vers un monde industrialisé.

En 1697, un Anglais du nom de James Puckle écrivait : « Nos artisans [sont] universellement reconnus comme les meilleurs sur Terre pour les Améliorations. » C’est certainement vrai dans le domaine des productions exigeant efficacité et quantité. Pourtant, il convient d’évaluer différemment l’état des arts et de l’artisanat de luxe en Grande-Bretagne après la conversion au charbon. À la jonction des XVIIe et XVIIIe siècles, l’Europe souhaite apprendre des Britanniques des méthodes de production plus efficaces, mais les Britanniques sont tout aussi désireux d’apprendre des Italiens, des Français et des Hollandais les techniques permettant de confectionner des biens et des lieux magnifiques. (Nulle part dans l’Europe du XVIIe siècle la quête de beauté et d’harmonie dans les bâtiments et le mobilier n’a été aussi remarquable que dans les Pays-Bas de Rembrandt et de Vermeer). Harris montre qu’au XVIIIe siècle, les Britanniques, malgré leurs aspirations à la haute couture, peinent à copier les méthodes de fabrication de verre de haute qualité employées par les Français à Saint-Gobain. En Grande-Bretagne, l’essor de l’industrie du charbon a engendré un affaiblissement de la position de l’artisanat et de l’art qui, ailleurs encore, forment le cœur et l’âme de la production.

De plus, l’essor de l’extraction du combustible noir projette une ombre sur les travailleurs du charbon. Les mineurs et les transporteurs de charbon, souillés par le minerai noir, sont souvent considérés comme des parias. Ils reçoivent le même traitement que les hommes noirs. Au XVIIe siècle, alors que de véritables hommes noirs dotés d’un statut d’esclave sont expédiés d’Afrique en Amérique, les ouvriers du charbon sont soumis à une nouvelle forme d’esclavage dans les houillères écossaises et les salines à charbon.

Lorsque le charbon se diffuse de la Grande-Bretagne au reste de l’Europe à la fin du XVIIIe siècle et ultérieurement, l’importance accordée au beau lors de la fabrication de produits manufacturés et dans la conception de l’environnement humain s’est affaiblie. Tout au long de l’histoire, ce type d’attachement à la beauté était important pour fixer des limites raisonnables à la croissance économique. L’avènement du charbon semble avoir érodé cet attachement. L’exploitation des ressources terrestre a souvent outrepassé les limites du bon goût. Pour tirer le meilleur parti de ces ressources, il faut non seulement faire preuve d’ingéniosité, mais aussi de retenue. La dépendance de l’homme à l’égard des combustibles fossiles est aujourd’hui aussi problématique que sa dépendance à l’égard du bois l’était il y a quelque 400 ans. Le meilleur espoir d’une exploitation fructueuse des ressources en combustibles réside peut-être dans le renouvellement et l’élargissement des standards de la beauté. Si l’humanité veut progresser, l’écriture de l’histoire doit devenir un art, c’est-à-dire une quête de beauté.

John U. Nef

Traduction et commentaire : Philippe Oberlé


  1. https://www.scientificamerican.com/article/an-early-energy-crisis-and-its-cons/

  2. http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/enclosure

  3. https://www.connaissancedesenergies.org/questions-et-reponses-energies/quest-ce-que-le-coke

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