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« Les sanctuaires pour animaux ne sont guère plus qu’une distraction »

Traduction d’un article publié sur le média Mongabay par la Pride Lion Conservation Alliance fondée par six femmes oeuvrant sur le terrain à la protection des lions sauvages[1]. Durant mes près de six années passées à travailler bénévolement en tant que rédacteur de contenus pour une ONG environnementale intervenant sur le terrain en Afrique, j’ai fait les mêmes observations et je suis arrivé au même constat que les autrices de cette tribune concernant l’influence néfaste des célébrités, des médias et du mouvement animaliste/antispéciste sur la conservation de la biodiversité, d’où cette traduction.

Grâce au mouvement animaliste/antispéciste, les sanctuaires ont de plus en plus la cote auprès du public. Orphelinats et centres de soins pour animaux siphonnent toujours davantage de fonds qui pourraient autrement servir à protéger plus efficacement de vastes territoires indispensables au maintien de populations viables de grands prédateurs (lions, hyènes, guépards, lycaons, etc.) et de grands herbivores (éléphants, zèbres, gnous, etc.), par exemple en finançant une formation digne de ce nom aux éco-gardes pour lutter contre le trafic d’espèces sauvages, rétablir le dialogue avec les locaux en valorisant les savoirs traditionnels, etc. Cet argent serait aussi bien plus utile à dédommager les populations rurales vivant au contact de la faune sauvage et qui peuvent voir leurs troupeaux ou leurs cultures vivrières anéantis par une seule attaque de lions ou d’éléphants. D’un point de vue écologique, pour garantir la diversité biologique et la fonctionnalité des écosystèmes, maintenir les populations d’animaux sauvages devrait être la priorité.

Mais pour abêtir la plèbe, condition préalable au progrès de la civilisation, la société du spectacle a besoin de matière première – des images chocs d’animaux dépecés par de méchants braconniers et/ou des images de soigneurs donnant le biberon à de jeunes éléphants, lions ou rhinocéros. En termes d’efficacité, il est parfaitement stupide de dépenser des sommes folles pour sauver un seul individu plutôt que de dépenser la même somme – voire moins – pour préserver l’habitat et la population sauvage dont cet individu est issu. Comble de la bêtise, comme le rappellent les autrices de la tribune, la plupart des juvéniles récupérés par des orphelinats, et qui auront un contact étroit avec les humains durant des années, ne pourront pas dans l’écrasante majorité des cas être relâchés. Et s’ils le sont, ils auront tendance à se rapprocher trop près des habitations humaines, deviendront des animaux à problème et finiront presque certainement par être abattus.

Largement aidé par les médias de masse, le mouvement animaliste/antispéciste œuvre non seulement à l’abrutissement général en surfant sur des contenus à forte charge émotionnelle, mais il menace également la vie sauvage en priorisant l’individu par rapport à la communauté animale, en créant une diversion par rapport à l’origine sociale, systémique du désastre écologique. On reconnaît là les processus à l’œuvre au sein du capitalisme agissant comme une sorte de machine à divertir les individus de l’essentiel et à les cloisonner, les privant de leur autonomie et les isolant les uns des autres. Pourquoi ? Parce que détruire le tissu social et l’autonomie, c’est bon pour le business pardi ! Et le résultat, c’est la destruction de la communauté, qu’elle soit humaine ou non-humaine.

Présentation de la Pride Lion Conservation Alliance par Mongabay :

« Fondée en 2015 par six femmes œuvrant pour défendre la nature sur le terrain – Amy Dickman, Colleen Begg, Shivani Bhalla, Alayne Cotterill, Stephanie Dolrenry et Leela Hazzah – la Pride Lion Conservation Alliance associe la science à la conservation communautaire pour lutter contre les plus grandes menaces qui pèsent sur les lions et améliorer la vie des populations locales. Les membres fondateurs dirigent des projets de conservation des carnivores dans quatre pays clés de l’aire de répartition des lions, menant des recherches et protégeant plus de 20 % de la population actuelle de lions sauvages en Afrique. Ensemble, les fondateurs de Pride ont plus de 100 ans d’expérience. »


Maintenir les animaux sauvages doit être priorisé par rapport à leur « sécurité »

Les animaux sauvages, en particulier les grands félins, captivent l’intérêt des humains depuis que nous existons. Le tout premier art figuratif, laborieusement sculpté dans l’ivoire de mammouth laineux il y a plus de 40 000 ans, montrait la tête d’un lion sur un corps humain. Les anciennes peintures rupestres d’Europe, datant d’il y a plus de 30 000 ans, révèlent des représentations minutieuses et précises de lions en grand nombre. L’attrait pour les grands félins est resté immensément fort au fil des millénaires, et ils sont encore représentés sur tout, du heurtoir de la porte du 10 Downing Street aux vêtements de sport et aux produits de luxe.

Alors pourquoi avons-nous une attirance aussi puissante et tenace pour ces créatures incroyables ? Il est évident qu’elles sont belles, mais cela n’explique pas la profondeur de leur attrait : une étude menée à Oxford a révélé que les gens trouvaient les grands félins bien plus attirants que ce que l’on pourrait attendre de leurs seules caractéristiques physiques.

C’est particulièrement vrai pour les lions : bien qu’ils n’aient pas la coloration frappante d’un tigre, le potentiel séducteur du panda roux ou l’immense présence physique d’un rhinocéros, c’est un animal sauvage prédominant dans la psyché humaine, devenant l’animal « national » le plus choisi au monde. Toutes celles qui écrivent ces lignes ont personnellement ressenti cette attraction : nous dirigeons toutes des organisations de conservation où les lions sont l’espèce phare, où c’est le sort de ces animaux, plus que tout autre, qui attire l’attention du monde entier.

Selon nous, la vraie raison expliquant le magnétisme intense des grands félins réside dans le fait qu’ils sont de véritables icônes de ce que signifie être sauvage. Pour survivre, les grands félins sauvages ont besoin de paysages vastes et fonctionnels, avec toute la diversité de plantes, d’insectes, d’oiseaux, de reptiles et de petits mammifères nécessaires au maintien des habitats et des proies dont ils dépendent. Il est presque impossible de saisir l’immensité des territoires abritant de grandes populations de lions sauvages, même si vous passez des heures ou des jours à les traverser en voiture. Elle ne devient évidente que depuis les airs, car on peut survoler pendant des heures les vastes espaces sauvages. Pour nous, il est profondément satisfaisant que ces endroits existent encore. Ils sont fragmentés, ils subissent une pression énorme, mais pour l’instant, il nous reste encore quelques-uns de ces paysages spectaculaires, et la présence de lions sauvages en est le reflet.

Contrairement à ce que beaucoup pensent, la nature sauvage ne doit pas nécessairement exclure les humains : dans de nombreux endroits, les droits, les cultures et les vies des populations locales sont exactement ce qui maintient la vie sauvage dans ces vastes zones. La présence humaine n’annule pas le sens du mot « sauvage » : des espèces comme les lions prospèrent et continuent d’être véritablement sauvages aux côtés des humains, s’ils disposent de suffisamment d’espace, de tolérance, de sécurité et de valeur.

En fait, il est probable que notre histoire commune avec les lions ait contribué à les rendre si emblématiques. En Afrique, l’évolution même de nos ancêtres a été façonnée par la cohabitation avec ce prédateur immensément puissant. Aujourd’hui encore, se promener dans les zones sauvages d’Afrique nous transporte dans le temps, nous rend humbles face à la puissance de la nature et nous rappelle que nous, les humains, ne sommes qu’une petite forme de vie parmi d’autres au sein de ces vastes écosystèmes.

Se tenir debout et regarder profondément dans les yeux ambrés d’un lion sauvage, même pour quelques instants, efface des millénaires d’artifices et d’arrogance humaine. Sa capacité redoutable à tuer d’un seul coup de patte, ses muscles à la puissance phénoménale, et son regard inébranlable nous rappellent que les humains ont longtemps été – et dans certains endroits sont encore – la proie des lions. Il nous rappelle instantanément que lorsque tout nous est retiré, nous sommes tellement moins puissants qu’eux.

Cette puissance et ce magnétisme viennent du fait qu’il est complètement sauvage. Un lion en captivité est toujours aussi beau, mais c’est un animal très différent. La puissance et la beauté d’un lion vraiment sauvage, comme de tout animal sauvage, proviennent en partie d’une lutte intense. Ils se battent pour la nourriture et la suprématie : les lions sont gravement blessés et tués dans des combats entre eux et contre leurs proies.

Nous avons tous été témoins de blessures graves : des lions avec des mâchoires arrachées ou la peau du crâne scalpée après des combats contre des buffles, des blessures effroyables après des combats fratricides sanglants, et l’horreur particulière de voir de jeunes lionceaux massacrés par les mâles qui rejoignent une troupe après leur prise de pouvoir sur celle-ci. Il est bien sûr profondément humain de vouloir intervenir : soigner les lions blessés, peut-être même ramasser les lionceaux pour essayer de les garder en sécurité. Mais si nous faisions cela, nous irions à l’encontre de tout ce qui nous est cher : l’essence de la nature sauvage incarnée par ces incroyables animaux.

La vie à l’état sauvage est un cercle brutal et sanglant : les jeunes gnous doivent courir quelques minutes après leur naissance pour tenter d’échapper aux prédateurs embusqués pour les tuer ; les proies faibles ou blessées sont souvent dévorées par des carnivores, parfois encore vivantes. Ces événements sont horribles à regarder et semblent terriblement cruels, mais ils font partie de l’essence même de la nature. C’est à travers ces événements que l’on voit la véritable résilience et la puissance des animaux sauvages. Nous avons également vu de nombreux animaux survivre à d’horribles blessures grâce à leur force innée, parfois aidés par leur fierté ou leurs compagnons de meute, et ces animaux incroyablement résistants se sont reproduits, poursuivant la sélection naturelle conduisant à tout ce qui nous inspire chez eux.

Des pressions pour aseptiser la nature

Cependant, au cours de nos carrières, nous avons de plus en plus constaté une tendance l’interventionnisme pour gérer les animaux sauvages et les terres sauvages. Il s’agit probablement d’un autre symptôme de la fascination mondiale pour les grands félins, car les gens du monde entier – souvent depuis le confort de leur foyer, à des milliers de kilomètres de là – se font de plus en plus entendre sur la manière dont ces espèces et ces zones devraient être gérées, souvent sans réelle compréhension de la complexité en jeu.

Nous en voyons les conséquences tous les jours. Si des animaux sauvages sont blessés ou souffrent de causes naturelles – même dans des zones supposées sauvages comme les parcs nationaux – on a de plus en plus tendance à se précipiter pour les soigner, sans doute pour éviter de contrarier les touristes ou de risquer une condamnation sur les médias sociaux.

Des animaux jeunes ou blessés peuvent être « sauvés » par des personnes, des actes de bonté pouvant les condamner à une vie (souvent misérable) en captivité. Cela n’a pas seulement un impact sur ces animaux, mais aussi sur l’écosystème et la sélection naturelle.

Il est alarmant de constater que les centres de « sauvetage » sont de plus en plus perçus par le public comme jouant un rôle important dans la conservation : cette idée est amplifiée par les médias, où de belles images d’humains prenant soin des animaux sauvages suggèrent que cela contribue à la sauvegarde des espèces. Cependant, ces lieux nécessitent des fonds importants de la part des donateurs et peuvent amplifier les conflits, car les populations locales voient le bien-être des animaux sauvages passer avant leurs besoins.

Il existe également un risque de voir les « orphelinats » et autres établissements de ce type devenir des entreprises viables. Des animaux sauvages pourraient alors être accueillis sans raison valable, ce qui porterait atteinte à la vie sauvage. Et si les « sanctuaires » peuvent jouer un rôle dans le bien-être des animaux, il est rare (et souvent peu judicieux) que des espèces comme les lions soient relâchées dans la nature après avoir été en captivité, particulièrement en raison du risque de conflit homme-animal avec des animaux habitués à un contact rapproché avec les humains. En fin de compte, ces lieux ne sont guère plus qu’une distraction : si nous voulons sauver les espèces sauvages de grands félins, nous devons nous concentrer sur la conservation des animaux sauvages et des lieux sauvages avec les personnes qui partagent leurs paysages.

Prioriser les coûts visibles risque de causer des dégâts invisibles importants

Cette pression croissante pour « gérer » la faune sauvage, éviter que le public ne prenne conscience de la souffrance et de la mort peut avoir des conséquences néfastes. Lors d’événements terribles tels que des attaques de lions sur des humains ou d’autres animaux clairement « à problème », la pression des médias et du public peut être si intense que les autorités se sentent incapables d’abattre l’animal concerné, même si c’est légitimement la meilleure solution.

Au lieu de cela, on s’oriente de plus en plus vers la capture de l’animal et son placement en captivité, ce qui a des répercussions majeures sur le bien-être de l’animal sauvage et entraîne des coûts importants pour des gouvernements déjà sous l’eau financièrement. On s’oriente également de plus en plus vers la translocation : une approche médiatique, mais qui pose de nombreux problèmes. Elle est coûteuse, stressante pour l’animal concerné, il est difficile de trouver des sites de relâchement appropriés sans animaux concurrents ni menaces importantes. Et lorsqu’elle implique des animaux sources de conflits, elle peut créer des problèmes dans les communautés locales autour des sites de relâchement.

La translocation nécessite un suivi des animaux relâchés et un plan clair de ce qui doit se passer en cas d’échec, mais cela est très rarement fait. Les animaux sont souvent simplement déplacés ailleurs, risquant une mort horrible, mais surtout une mort survenant en dehors du regard impitoyable du public et des médias.

Ce sont ces actions bien intentionnées – réduisant les coûts visibles et publics, mais qui risquent de causer des dommages importants et cachés – qui nous préoccupent le plus. Il ne s’agit pas seulement de la translocation : toute intervention ou tout changement de politique visant à « sauver » la vie sauvage doit être examiné très attentivement afin d’éviter des conséquences imprévues, telles que la perte d’habitat ou la mort « dissimulée » d’animaux sauvages, par exemple à la suite de conflits ou de la pose de collets. Il est alarmant de constater que ces décès – dont nous avons été personnellement témoins et dont nous savons qu’ils ont des conséquences effroyables tant pour le bien-être des animaux sauvages que pour leur conservation – semblent être considérés comme moins importants, ou comme des échecs. Ils se prêtent moins à des campagnes faciles ou à la « réussite » photogénique des sauvetages.

Maintenir les animaux sauvages doit être privilégié par rapport à leur sécurité

Nous ne prônons pas non plus une approche de la conservation sans aucune intervention. Les zones et les espèces sauvages devront souvent être utilisées et gérées pour générer des revenus, et dans certains cas, une intervention est inévitable et justifiée – par exemple, le traitement des animaux blessés par l’impact de l’humain, comme les pièges ou le poison. Cependant, la priorité doit toujours être de maintenir les populations et les zones sauvages avant de protéger les animaux pris individuellement. En outre, une partie de notre rôle, en tant que scientifiques et organisations de conservation, devrait être de nous engager auprès de l’opinion publique et de l’informer, plutôt que de craindre la pression du public.

En fin de compte, nous considérons cette volonté de gérer des zones et des animaux sous la pression du public, de manière aseptisée et médiatique, comme préjudiciable aux efforts et à l’impact réels de la conservation, tout en étant éthiquement discutable. Elle crée un mythe de la conservation très éloigné de la réalité concrète de l’équilibre entre le bien-être humain et la conservation de la biodiversité. Elle est fondée sur des pressions extérieures, plutôt que sur les droits, les opinions et les besoins des populations locales. Elle n’est pas non plus fondée sur les besoins des animaux sauvages et leur conservation.

Nous craignons que cela ne conduise pas à la conservation de la nature sauvage, mais plutôt à la préservation de petites zones clôturées où des animaux qui n’ont de « sauvage » que le nom sont gérés ad vitam æternam. Nous craignons que ces zones et ces animaux soient de plus en plus protégés par des gardes armés contre les communautés locales qui devraient au contraire être impliquées et responsabilisées par leur conservation. Le fossé et le ressentiment ainsi créés seront de plus en plus difficiles à combler.

Il est difficile d’imaginer comment nous, en tant que défenseurs de la nature travaillant sur le terrain – sans parler des communautés locales et des autres personnes avec lesquelles nous travaillons –, pouvons avoir une influence réelle face à la pression du public et des médias, face à ce mastodonte au pouvoir démesuré.

Il est probable que nous ne pouvons pas avoir d’impact sur lui : mais peu importe la portée de nos voix, nous appelons à des discussions plus réfléchies et informées sur ces questions, à une acceptation de la complexité et de la nuance, plutôt qu’à une soumission craintive à une pression sociale ignorante, renforcée par des célébrités sur les médias sociaux. Seulement à ce moment-là, nous pourrons ensemble protéger la nature sauvage et l’essence des animaux sauvages, dans toute leur réalité indomptée, et veiller à ce qu’ils puissent rester une source d’inspiration pour l’humanité dans les millénaires à venir.


[1] https://news.mongabay.com/2021/05/keeping-animals-wild-vs-safe-should-be-prioritized-lion-biologists-argue-commentary/

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